27 Janvier 2022
LES PRÊTRES ET LES SAINTS
Les prêtres
Comme les peuples hébreu, égyptien, maya ainsi que comme la plupart des civilisations premières, les sociétés indo-européennes sont dominées par une caste de prêtres.
Afin de se livrer entièrement à l'exercice des rituels, la caste des prêtres est théoriquement exempte de travail physique. L'article 50 du Code des Nesilim (Code hittite) mentionne des dispositions afin d'assurer la subsistance aux prêtres hittites en échange de leurs services.
Pour le prêtre qui officie dans les villes saintes et les sanctuaires de Nerik, Arinna, Ziplanta, ou dans n'importe quelle autre ville, sa maison est exempte de service civique et militaire (Luzzi). À Arinna, la maison devant les portes de laquelle on aura érigé un arbre-eyan [un pin ?] durant le onzième mois de l'année, en sera-t-elle aussi exempte.
De même, dans l'introduction du Pancha Tantra, Vishnu Sharma (v. -200) prévient :
L'homme marié doit soutenir les trois classes qui se consacrent à la vertu : les savants voués au célibat, les pénitents et les religieux. Il doit pourvoir à leurs besoins pour qu'ils puissent poursuivre leur vocation.
Pour chaque rite, les prêtres doivent être rémunérés, que ce soit en nourriture, en vache ou en argent. Les offrandes font alors office de salaire. Les aliments sont d'abord présentés à la divinité, c’est-à-dire déposés devant son idole. Ils sont ensuite partagés puis consommés entre résidents du temple et officiants. La prêtrise peut s'avérer être une bonne situation, en particulier dans les lieux de pèlerinage. Pour éviter tout détournement, la prêtrise est alors héréditaire.
Chez les Perses :
« Le sacerdoce, dans la religion zoroastrienne, est le privilège héréditaire d’une caste. Le prêtre, nommé anciennement Athravan ou Magu [mage], aujourd’hui Mobed, tient son pouvoir, non pas de la consécration d’une autorité religieuse qui lui confère le don sacré, comme dans l’Église catholique ; ni de l’investiture de l’État, comme dans le culte grec et romain ; ni de l’investiture des fidèles, comme chez les Réformés et les Musulmans ; mais exclusivement de la naissance, comme dans le Brahmanisme et dans le Judaïsme sacerdotal. On naît prêtre, on ne le devient pas. […] Un Mobed, en règle stricte, ne doit se marier que dans une famille de Mobeds : il n’épousera pas la fille d’un laïque, d’un Beh-dìn, et la fille d’un Mobed n’épousera pas le fils d’un laïque.
La littérature indienne regorge de légendes mettant en scène des démons qui s'approprient le ministère des cultes au détriment des brahmanes.
Cette caste de prêtres, qu'elle soit incarnée par les druides en Gaule, par les Aryens en Perse ou par les brahmanes en Inde, n'est pas strictement religieuse, mais peut aussi s'occuper de tâches administratives, politiques et bien sûr artistiques et culturelles. Ainsi, les druides et les brahmanes étaient chargés de l'éducation des jeunes de la tribu, tandis que certains d'entre eux, poussés par la pauvreté, étaient souvent obligés de travailler comme agriculteurs.
De même en Perse : « la caste sacerdotale est trop nombreuse pour vivre tout entière de l’autel. En fait l’immense majorité des Mobeds vit de professions laïques, principalement de commerce » (Darmesteter, op. cit.)
Druides, bardes et scaldes
Dans sa Géographie (4, 4), Strabon mentionne plusieurs classes de druides, tout comme il existe en Inde des castes de brahmanes spécialisés dans l'astrologie, la prosodie ou le chant des Védas.
Cette classe sociale se veut exemplaire et se distingue par ses règles morales strictes, comme en témoigne cette triade druidique citée par Diogène Laërce : « Honorer les dieux, ne pas faire le mal, pratiquer la bravoure » (Vie des philosophes, 6).
« Chez tous les peuples gaulois sans exception se retrouvent trois classes d'hommes qui sont l'objet d'honneurs extraordinaires, à savoir les Bardes (les chantres sacrés), les Vatès (les devins qui président aux sacrifices et interrogent la nature) et les Druides, qui, indépendamment de la physiologie ou philosophie naturelle, professent l'éthique ou philosophie morale. Ces derniers sont réputés les plus justes des hommes, et, à ce titre, c'est à eux que l'on confie l'arbitrage des contestations soit privées soit publiques : anciennement, les causes des guerres elles-mêmes étaient soumises à leur examen et on les a vus quelquefois arrêter les parties belligérantes comme elles étaient sur le point d'en venir aux mains. Mais ce qui leur appartient spécialement c'est le jugement des crimes de meurtre, et il est à noter que, quand abondent les condamnations pour ce genre de crime, ils y voient un signe d'abondance et de fertilité pour le pays. » Strabon, Géographie, 4, 4.
Les druides se distinguent aussi par leur code vestimentaire. En Europe comme en Inde, les prêtres portent la toge blanche, qui est la couleur du deuil en Orient et de la paix en Occident. Jules César, dans La Guerre des Gaules (6, 14), liste les prérogatives des druides. Elles sont en tout point les mêmes que celles des Brahmanes.
« Les druides, ministres des choses divines, sont chargés des sacrifices publics et particuliers, et sont les interprètes des doctrines religieuses. Le désir de l'instruction attire auprès d'eux un grand nombre de jeunes gens qui les ont en grand honneur. Les Druides connaissent presque toutes les contestations publiques et privées. Si quelque crime a été commis, si un meurtre a eu lieu, s'il s'élève un débat sur un héritage ou sur des limites, ce sont eux qui statuent ; ils dispensent les récompenses et les peines. Si un particulier ou un homme public ne défère point à leur décision, ils lui interdisent les sacrifices ; c'est chez eux la punition la plus grave. Ceux qui encourent cette interdiction sont mis au rang des impies et des criminels, tout le monde s'éloigne d'eux, fuit leur abord et leur entretien, et craint la contagion du mal dont ils sont frappés ; tout accès en justice leur est refusé ; et ils n'ont part à aucun honneur. Tous ces druides n'ont qu'un seul chef dont l'autorité est sans bornes. À sa mort, le plus éminent en dignité lui succède ; ou, si plusieurs ont des titres égaux, l'élection a lieu par le suffrage des druides, et la place est quelquefois disputée par les armes. À une certaine époque de l'année, ils s'assemblent dans un lieu consacré sur la frontière du pays des Carnutes, qui passe pour le point central de toute la Gaule. Là se rendent de toutes parts ceux qui ont des différends, et ils obéissent aux jugements et aux décisions des druides. On croit que leur doctrine a pris naissance en [Grande-] Bretagne, et qu'elle fut de là transportée dans la Gaule ; et aujourd'hui ceux qui veulent en avoir une connaissance plus approfondie vont ordinairement dans cette île pour s'y instruire. Les druides ne vont point à la guerre et ne paient aucun des tributs imposés aux autres Gaulois ; ils sont exempts du service militaire et de toute espèce de charges. Séduits par de si grands privilèges, beaucoup de Gaulois viennent auprès d'eux de leur propre mouvement, ou y sont envoyés par leurs parents et leurs proches. »
Pomponius Mela complète César :
« Les Gaulois ont une certaine érudition et des maîtres de sagesse, les druides. Ces maîtres font profession de connaître la grandeur et la forme de la terre et du monde, les révolutions du ciel et des astres, et la volonté des dieux. Ils communiquent une foule de connaissances aux plus distingués de la nation, qu’ils instruisent secrètement et pendant vingt années au fond des cavernes ou des bois les plus retirés. Le seul dogme qu’ils enseignent publiquement, c’est l’immortalité de l’âme et l’existence d’une autre vie : sans doute, afin de rendre le peuple plus propre à la guerre. De là vient que les Gaulois brûlent et enterrent avec les morts tout ce qui est à l’usage des vivants, et qu’autrefois ils ajournaient jusque dans l’autre monde l’exécution des contrats ou le remboursement des prêts. » 3, 2.
Strabon (7, 3) mentionne une caste semblable chez les Thraces, dont les membres sont appelés « ctistes » : ils « se vouent au célibat et qui, revêtus par là comme qui dirait d'un caractère sacré, sont honorés des populations et protégés contre toute insulte ».
La formation et l'initiation des bardes gallois, éclairent les propos des auteurs précédents :
« Le barde qui avait ses grades, dont la science avait été reconnue officiellement, devait prendre avec lui trois disciples ou mabinogion ou mebinogion : avant de pouvoir se présenter aux concours poétiques qui leur donnaient, après trois victoires, le titre de barde à chaire, ils avaient à passer par trois degrés dont les noms nous sont connus et pour chacun desquels il fallait.des connaissances spéciales. Les études du mabinog comprenaient : l'étude approfondie de la langue galloise : orthographe, syntaxe, formation et dérivation ; la connaissance des mètres gallois : allitération, consonance, pieds, strophes, avec des compositions originales ; l'étude des généalogies, des droits, des coutumes et de l'histoire des Gallois. Après avoir gagné le prix de poésie dans trois concours publics, le mabinog devenait barde à chaire et pouvait enseigner à son tour et prendre avec lui des mabinogion. » J. Loth, introduction au Mabinogion.
Bardes comme druides se recrutaient à l'intérieur d'une même caste sacerdotale, ce qui rend ces deux activités relativement similaires.
Puisons à présent dans le Barzaz Breiz de Théodore Hersart de La Villemarqué, afin de saisir la différence, ou plutôt la complémentarité, entre druides et bardes :
Les anciens bardes passaient pour originaires de la Grande-Bretagne. Initiés comme les augures à la science divinatoire, ils partageaient avec les druides la puissance sacerdotale, et formaient, dans la société, une des classes les plus honorées. […] Au caractère religieux, les bardes joignaient un caractère national et civil, qu’il n’est pas moins important de remarquer. Dans la guerre, ils animaient de leurs prophétiques accents le courage de leurs compatriotes, en leur prédisant la victoire ; dans la paix, tout à la fois juges des mœurs et historiens, ils célébraient les nobles actions des uns, et dévouaient au blâme les actions coupables des autres.
Le philologue breton continue son exposé en citant les Lois de Moelmud, un Code nommé d'après Dunvallo Molmutius, roi légendaire de l’île de Bretagne (dont la biographie légendaire est proposée par Geoffroy de Monmouth dans son Historia regum Britanniae, v. 1135).
« Selon ces lois, le devoir des bardes est de répandre et de maintenir toutes les connaissances de nature à étendre l’amour de la vertu et de la sagesse. Ils doivent tenir un registre de chaque action mémorable, soit de l’individu, soit de la tribu ; de tous les événements du temps, de tous les phénomènes de la nature, de toutes les guerres, de toutes les victoires ; ils sont chargés de l’éducation de la jeunesse ; ils ont des franchises particulières ; ils sont mis de niveau avec le chef et l’agriculteur, et regardés comme un des trois piliers de l’existence sociale. […] On sait aussi qu’il était défendu aux bardes, par leurs propres lois, de s’introduire dans les maisons sans en avoir préalablement obtenu la permission, et qu’ils la demandaient en chantant à la porte. […] Enfin, comme les anciens bardes domestiques chez les Gallois, ils sont l’ornement de toutes les fêtes populaires, ils s’assoient et chantent à la table des fermiers, ils figurent dans les mariages du peuple, ils fiancent les futurs époux en vertu de leur art, selon d’antiques et invariables rites, même avant que la cérémonie religieuse ait eu lieu. Ils ont leur part dans les présents de noces. Ils jouissent d’une liberté illimitée de parole, d’une certaine autorité morale, d’une certaine emprise sur les esprits ; ils sont aimés, recherchés, honorés [...]. »
Ainsi, chez les Celtes comme chez les Indiens, non seulement la caste de prêtres était responsable de la liturgie, des sacrifices et de la magie, mais aussi de l'art, de la musique et de la perpétuation des contes et traditions.
En Scandinavie, les homologues des bardes sont les scaldes.
« Les premiers historiens des peuples du nord, ce sont les scaldes. C’est dans les sagas qu’il faut chercher l’histoire des guerres, et les hauts faits des héros scandinaves. Le Dieu de la Scandinavie, Odin, le Dieu suprême, ne parlait qu’en vers. Les scaldes étaient les favoris des rois, chaque chef de tribu, chaque Jarl d’Islande ou de Norvège, en avait toujours plusieurs à sa cour. On leur assignait une place distincte dans les batailles, afin qu’ils pussent suivre le mouvement des troupes, et chanter les exploits des guerriers. […] Les bardes ont été pour les peuples celtiques ce que les scaldes étaient pour les Scandinaves, des poètes populaires, des chroniqueurs. [...] Après les scaldes, après les bardes, vient toute cette foule de poètes, dont les vers se répandent à travers le monde ; jongleurs et ménestrels, troubadours et minnesinger. Le chant d’amour résonne aux bords de la Tamise, comme sous le ciel de la Catalogne. Le lai s’en va du pays de l’Armorique au pays de Souabe, des plaines de la Normandie aux côtes de la Provence. Le fidler ambulant porte la fiction poétique de village en village ; le châtelain se la fait redire dans une de ses grandes salles, et le bourgeois l’apprend dans une de ses veillées. Nulle poésie n’a cueilli plus de fleurs le long de sa route. Elle a une lyre, où vibrent toutes les passions, où toutes les idées d’amour et de guerre, de liberté et de foi, ont leur corde d’argent ou leur corde d’airain. Les fées l’ont prise à son berceau, les sylphes l’ont entourée de leurs prestiges. Toute jeune elle a été recevoir le don des Péris [fées]. Elle s’est épanouie comme une belle plante au soleil d’Orient ; elle a connu le palais moresque avec ses soupirs d’amour, et les jardins de Grenade avec leurs parfums d’oranger. Toute jeune aussi, elle a rêvé ses plus beaux rêves chevaleresques ; Arthur et la table ronde ; Lancelot du Lac, avec sa belle Guenièvre ; Charlemagne et le preux Roland ; le Saint-Graal et ses pieux mystères. » X. Marmier, Chants populaires de la Suisse.
Tout comme les brahmanes indiens, les bardes et les scaldes étudiaient avant tout la prosodie et considéraient l'étymologie comme une science des plus essentielles. Il est d'ailleurs intéressant de constater qu'en Inde, les livres les plus anciens que nous ayons retrouvés ne sont pas des transcriptions des hymnes ou des spéculations védiques, mais des dictionnaires étymologiques. L'étude du sens des mots (le langage des oiseaux des hermétiques) était une initiation aussi importante que celle qui enseignait la maîtrise du chant et des rituels. Qu'il s'agisse des Védas, de l'Iliade ou des contes du Mabinogion, c'est toujours du chant sacré dont il est question. En Grèce, ce rôle de chanteur et poète des dieux sera joué par le coryphée, durant le Moyen Âge européen, il sera interprété par les troubadours.
Brahma, Brahman, brahmanes
La caste des brahmanes est sûrement la plus complexe. Il convient donc de faire un point sémantique sur ce terme.
« Brahma » est un dieu cosmogonique, il a créé le monde de lui-même et le regarde évoluer sans le déranger.
Le « Brahman » est quant à lui un concept philosophique et mystique. Il est l'origine de toute existence, c'est une énergie sans forme qui dicte à la réalité son incarnation. Le Brahman concorde avec l’« Atman », qui est la conscience individuelle propre à chaque individu. Être pleinement conscient de sa double incarnation, tant dans le Brahman que dans l'Atman, est l'objectif d'un hindou. Les sanyassims font même de la connaissance du Brahman le sens de leur vie et y consacrent toute leur énergie.
L'illumination du Bouddha ne fut rien d'autre qu'une prise de conscience complète et absolue du Brahman. À l'intérieur du Brahman, qui est l'essence de toute chose, est compris le « samsara », le cycle des renaissances. Ainsi, pour un moine hindou, s'échapper du cycle du samsara, c'est aussi dépasser le Brahman pour rejoindre la « moksha », c’est-à-dire la désincarnation complète d'une existence individuelle.
Les « brahmanes », sont les dépositaires du Brahman dans notre réalité. Ils sont la caste la plus respectée et la plus considérée. Leur devoir est d'assurer correctement le culte. Cependant, il ne s'agit pas d'un clergé, car un brahmane possède une vie de famille, ne répond d'aucune autorité, sauf de sa jati. Il peut donc être simple citoyen en semaine et revêtir la robe blanche des prêtres le week-end, et officier ainsi à mi-temps, ou quart-temps. Contrairement à l'islam, le brahmane n'est pas un imam et il ne possède aucune autorité juridique ou politique, ces activités étant réservées à la caste des kshatriyas. Si un brahmane ne veut pas ou ne peut pas assurer l'office du culte, rien ne l'y oblige. Les « brahmines » sont les femmes des brahmanes.
Les valeurs intrinsèques des varnas des brahmanes interdisent les activités trop rémunératrices et l'enrichissement personnel. Les brahmanes ne sont donc pas en Inde l'équivalent de la haute bourgeoisie occidentale. Bien souvent, leurs conditions de vie égalent celles des autres nobles varnas, mais ne leur sont pas supérieures. Leur statut social ne reposant donc pas sur la richesse mais sur leur exemplarité, les brahmanes se doivent donc d'observer des règles de pureté empreintes d'une foultitude de superstitions, censées les protéger de la pollution entraînée par leur promiscuité avec les castes inférieures.
Si l'on veut comprendre le brahmanisme, il ne faut pas l'envisager comme une caste usurpatrice et tyrannique, mais plutôt comme un sévère art de vivre qui a pour objectif de perpétuer la voie juste du dharma. Comme l'essentiel des règles brahmaniques figure dans les Védas, l'apprentissage du sanskrit est la règle chez les jeunes brahmanes. L'éducation, la science, la culture générale, la connaissance des divinités, sont des valeurs absolument essentielles de leur formation.
Autre terme homonymique, l’« époque brahmanique » correspond au premier millénaire avant notre ère, alors que les brahmanes régnaient sur l'Inde comme une caste théocratique. À la manière du clergé égyptien, des druides celtes et des prêtres israélites du premier siècle, ils vivaient sans effort du labeur d'un peuple qui leur était dévoué et soumis. Ce moment de l'Histoire de l'Inde est appelé le Brahmanisme. Il prit fin alors que le culte des dieux élémentaires des Védas cédait sa place aux idoles de la Trimurti, marquant ainsi la fin du védisme et la naissance de ce qui sera appelé par l'Occident l'hindouisme (c'est-à-dire le syncrétisme de toutes les croyances autochtones du sous-continent indien). De plus, la pratique du bouddhisme se diffusant à travers toute l'Asie, la gestion du culte se démocratisa, se partagea, et les brahmanes perdirent leur hégémonie.
Partout où l'hindouisme s'est installé, comme au Cambodge, en Thaïlande ou en Indonésie, des castes de brahmanes locales se constituèrent afin de veiller, avec respect et rigueur, à la perpétuation des traditions védiques. Ces castes, bien que peu nombreuses, existent encore de nos jours, en particulier à Bali ou au Cambodge.
Enfin, dans la littérature européenne classique, particulièrement présent dans les contes philosophiques voltairiens, un « brahme » est un sage indien, pendant du philosophe grec, qui consacre sa vie à la connaissance de l'Univers.
Les brahmanes
Dans son ouvrage sur l'Inde, en bon Grec, c'est-à-dire en esprit sceptique et critique, Arrien ne peut manquer de se moquer de la toute-puissance et du prestige des brahmanes qu'il pense prétentieux.
L'ensemble des Indiens est réparti en sept classes. L'une de ces classes est celle des sophistes, moins nombreux que les autres, mais plus renommés et plus honorés. Ne leur est pas imposé de travailler ni de fournir au trésor public une part de leur gain. Ils ne sont soumis qu'à une seule obligation : celle de célébrer les sacrifices aux dieux pour la communauté. Si quelqu'un fait un sacrifice privé, un, de ces sophistes lui est adjoint pour le guider : on pense qu'autrement la cérémonie ne pourrait être agréable aux dieux. [...] Ces sophistes vivent nus, l'hiver exposés au soleil, l'été quand le soleil est brûlant, dans les prés et les lieux humides sous de grands arbres […] ; une foule peut s'abriter sous un seul d'entre eux : tellement ils sont grands.
D'ailleurs, il ne les appelle ni philosophes, ni gymnosophistes, ni même prêtres, mais simplement sophistes, c'est-à-dire démagogues. Arrien, qui n'a pas voyagé plus loin que la mer Noire, semble cependant mélanger brahmanes en charge de l'administration et des rituels et sannyasins, vivant nus et reculés du monde.
La caste des brahmanes est en charge des rituels, des pèlerinages et de la célébration des cultes et des mariages. En Inde, les mariages se célèbrent à une heure précise d'une date précise, décidée par la conjonction astrologique des deux fiancés. Des brahmanes sont ainsi spécialisés dans l'astrologie, afin de pouvoir justifier par l'emplacement des planètes un avis sur une union envisagée et le potentiel de réussite d'un mariage. La coopération d'un brahmane astrologue est donc essentielle au bon déroulement d'une cérémonie, quelle qu'elle soit.
Le rôle des druides était semblable.
Le mouvement des astres, l'immensité de l'univers, la grandeur de la terre, la nature des choses, la force et le pouvoir des dieux immortels, tels sont en outre les sujets de leurs discussions : ils les transmettent à la jeunesse.
La tradition hindoue consacre les brahmanes comme seuls lecteurs publics des Védas, car ils en sont, par leur éducation rigoureuse, les seuls capables de les lire et de les interpréter sans erreur. Les autres varnas peuvent lire les Védas, mais ils devront, pour parfaire leur enseignement, obligatoirement les écouter ou les apprendre de la bouche même d'un brahmane.
Des castes de brahmanes sont spécialisées dans chacun des domaines du culte. La caste des Jangid, au Rajasthan, est celle des peintres et des sculpteurs de figurines religieuses. Dans le Karnataka, les Gudigars sont la caste d'architectes de temples et de sculpteurs d'idoles. Au Kerala, les Marars sont spécialisés dans la musique sacrée, celle que l'on joue avec sitar, vina et tabla et qui accompagne le chant des mantras. Quant à la caste des Ambalavasis, toujours dans le Kérala, dont font partie les danseurs du katakali, en plus des attractions musicales et théâtrales, ils ont aussi en charge la gestion des offrandes des temples dont ils assurent le gardiennage et l'entretien. Enfin, la caste responsable des décisions politiques et des orientations culturelles de la région sont les brahmanes Nambuduri.
Par ailleurs, le « charas », le haschisch indien récolté à mains nues lorsque la fleur de cannabis n'est pas encore sèche, qui est utilisé par les sadhus pour se rapprocher du dieu Shiva, est récolté dans la vallée de Mélana, dans l'Himalaya, par une caste de brahmanes qui refuse tout contact avec le monde extérieur et qui considère comme une pollution tout ce qui est étranger à leur village.
En Inde, là où l'hindouisme n'est pas majoritaire, des traditions de brahmanes perdurent en dépit de l'acculturation aux autres religions. Dans le Cachemire musulman, malgré leur persécution, ce sont les Pandits qui sont en charge de la perpétuation des cultes hindous. Dans le Manipur et les régions tribales catholiques du nord-est, ce sont les Manipuris brahmanes et les Goswamis brahmanes qui assurent cette charge. En Afghanistan et au Pakistan, malheureusement, l'intolérance des islamistes aura eu raison de la population brahmane, massacrée ou émigrée depuis.
Représentant une certaine idée de la pureté à la fois tribale et raciale, les brahmanes vivent entre eux, au centre des villes et villages, et leur caste est rigoureusement fermée à toutes les autres. Il est jugé comme déshonorant et salissant pour un brahmane de recevoir dans sa maison une caste qui lui est inférieure.
Les brahmines et la manière dont elles sont traitées, sont exemplaires de ce que la caste exige d'elle-même. Ainsi, une brahmine ne doit pas travailler, mais doit garder le foyer, tandis qu'une servante se souille à sa place pour les tâches domestiques, car une brahmine doit se concentrer exclusivement sur ses devoirs maternels. À l'inverse, dans les castes les plus basses de la société, il est commun de voir les femmes travailler, souvent comme ouvrières journalières dans les champs ou sur les chantiers de construction, où elles sont nombreuses à proposer leur main-d’œuvre.
Pour appréhender correctement la caste brahmane, il faut moins imaginer une caste dirigeante qu'une caste exemplaire. Les brahmanes se doivent en effet d'incarner, par leur existence, la vie saine et juste.
Mégasthène ne s'y trompe pas, lui qui ne dépeint pas les brahmanes comme une caste abusive ou dominatrice, mais exemplaire. À ses yeux, et son opinion sera reprise par Strabon et de nombreux auteurs de l'Antiquité, les brahmanes ne sont donc pas des profiteurs ou des abuseurs, mais de respectables philosophes.
« Mégasthène ajoute que les Brahmanes demeurent dans des bois sacrés de médiocre étendue qui partout précèdent les villes, que là ils n'ont pour lits que de simples paillasses recouvertes de peaux de bêtes, qu'ils s'y nourrissent de la façon la plus frugale, s'abstenant de rien manger qui ait eu vie, qu'ils s'abstiennent de même d'avoir aucun commerce charnel et passent tout leur temps à écouter de doctes dissertations sur les matières les plus sérieuses, admettant comme auditeur quiconque en manifeste le désir, à condition seulement qu'on écoutera sans parler, sans tousser, ni cracher, autrement on est puni de son peu d’emprise sur soi-même et chassé de l'assemblée pour le reste du jour. […] Le sujet habituel de leurs entretiens est la mort. Ils croient que la vie d'ici-bas est quelque chose comme l'état du fœtus dans les premiers moments qui suivent la conception, et que la mort au contraire est, pour les purs esprits initiés à la philosophie, la naissance à la vie réelle, à la vie heureuse. Aussi s'exercent-ils, se préparent-ils de toute manière à la mort. Ils croient encore que rien de ce qui arrive à l'homme n'est absolument bon ni mauvais, qu'autrement on ne verrait pas les hommes, au gré de leurs opinions, aussi flottantes que les trompeuses images des rêves, tantôt s'affliger, tantôt se réjouir d'un même événement, ni surtout un même homme passer brusquement d'un état à un autre et se réjouir de l’événement qui naguère encore l'affligeait. » Strabon, 15, 1.
Détenteurs du savoir, de l'autorité et du pouvoir intemporel, les brahmanes sont le type d'être vivant le plus valorisé.
Les Lois de Manu font des brahmanes des parcelles de Brahma incarnés sur terre.
Parmi les êtres, on considère comme supérieurs ceux qui sont animés, parmi les êtres animés, ceux qui subsistent par l'intelligence, parmi les intelligents les hommes, parmi les hommes les Brahmanes, parmi les Brahmanes ceux qui sont instruits dans le Véda, parmi ceux qui sont instruits, ceux qui connaissent leur devoir, parmi ceux qui connaissent leur devoir, ceux qui l'accomplissent, parmi ceux qui l'accomplissent, ceux qui annoncent la Sainte-Écriture.
La naissance même du Brahmane est une éternelle incarnation de la Loi sacrée : car il est né pour l'accomplissement de la Loi sacrée [Dharma] et il est destiné à l'absorption dans le Brahman. Car un Brahmane en naissant naît au premier rang sur cette terre, seigneur de toutes les créatures, préposé à la garde du trésor de la Loi sacrée. Tout ce qui existe dans le monde est la propriété du Brahmane : en effet par l'excellence de son origine il a droit à tout. C'est de son propre bien que le Brahmane se nourrit, s'habille et fait l'aumône : c'est par la générosité du Brahmane que les autres hommes subsistent.
En conséquence de telles notions, le régime alimentaire des brahmanes est drastique. La viande, mais aussi les œufs et tout ce qui a pu être produit en exploitant ou en tuant un animal leur est interdit. Certains condiments ou produits leur sont aussi interdits, comme l'ail, qui provoque une mauvaise haleine et une digestion difficile. La consommation d'alcool et de drogue leur est interdite, car ils sont persuadés que le fait de fumer, de manger ou de chiquer un excitant souille leur corps. De plus, les hindous considérant la nourriture comme la première source d'influence du caractère, il leur convient donc de refuser la gourmandise, le tabac et la viande, rouge comme blanche, car tous ces produits sont, selon l'ayurvéda, des sources d'échauffement de l'esprit et de nuisibles excitations.
Un brahmane, théoriquement, ne doit pas non plus manger une nourriture qui n'aurait pas été préparée par un autre brahmane, car le régime alimentaire des brahmanes est si particulier, qu'une réelle initiation est nécessaire pour le maîtriser tout à fait. Ainsi, l'appellation « veg only » ou « 100 % pur veg » est appliquée sur les enseignes des restaurants et des cantines dont les cuisiniers respectent les règles brahmaniques. Ces derniers pouvant alors s'y restaurer sans crainte de se souiller par une nourriture non adaptée. « 100 % veg » veut alors dire que la cuisine est assurée par des brahmanes, connaissant les règles d'hygiène et le régime marqué par L’Ahimsa, la non-violence envers le vivant.
Un brahmane devrait faire ses ablutions quotidiennes dans de l'eau courante, ce qui lui interdit tout voyage en bateau de plusieurs mois, ainsi que les activités liées au voyage et au commerce en général.
Au 19e siècle, de nombreux maharajas vinrent en Occident visiter la reine d'Angleterre, qui était alors la maîtresse de l'empire auquel ils appartenaient. Nombre d'entre eux s'arrêtaient dans les stations thermales européennes en défrayant la chronique. Car avec eux, ils emportaient des tonnes de riz, et des centaines de milliers de gallons d'eau du Gange, afin que le raja et sa cour puissent faire leurs ablutions dans de l'eau sacrée chaque matin qu'ils passeraient loin de leur patrie.
Si un brahmane enfreint l'une des nombreuses règles de vie inhérentes à sa caste, il peut alors mener des rituels de purification, qu'il pourra recommencer chaque jour en cas de besoin.
Ses obligations ne sont pas seulement d'ordre individuel, il doit aussi être en mesure d'enseigner les Védas, c'est-à-dire la voie juste, à qui en ferait la demande : tels les amis, les membres de la famille, ou même n'importe qui en manifesterait une véritable envie. En échange de son enseignement, ou de son activité rituelle, un brahmane doit être payé, mais juste assez pour se nourrir et vivre décemment. Lorsqu'il assure le déroulement des rituels, le brahmane est habillé de blanc et il effectue les pujas près d'un foyer incandescent, qui est pour les hindous ce qu'est l'autel pour les chrétiens.
À travers son existence, un brahmane devra veiller à ne pas perturber ni agresser le vivant, il devra donc adopter une attitude non-violente envers autrui et considérer son corps comme faisant partie intégrante d'un corps céleste à respecter. Le contentement et l'honnêteté sont des valeurs essentielles au mode de vie brahmanique, car le brahmane ne doit rechercher aucune gloire, aucune richesse mais seulement le bonheur, c'est-à-dire le contentement d'être à sa place.
Les activités traditionnelles qui conviennent particulièrement aux brahmanes sont au nombre de six. Dans un ordre décroissant de valorisation, il s'agit des activités liées à l'enseignement, à la pratique des rituels, à la gestion des offrandes, suivies d'activités moins valorisantes comme le don ou l'acceptation des dons. Ces activités traditionnelles des brahmanes expliquent donc leur surreprésentation dans le monde scolaire et universitaire mais aussi la pratique du « cadeau » qui gangrène l'administration indienne.
La pratique du cadeau consiste à donner un « cadeau », à chacun de ses supérieurs hiérarchiques afin de voir un projet se réaliser. Confondue souvent avec de la simple corruption, la pratique du cadeau est aussi l'assurance pour les preneurs de décisions d'être respectés et pris en compte dans la réalisation d'un projet qui, s'il était contraire à leur propre intérêt, n'obtiendrait pas leur accord.
Les brahmanes sont ainsi les garants du conservatisme indien et de la tradition hindoue, dont les fondements remontent aux âges ancestraux des anciens Aryens védiques. Leurs activités peuvent cependant revêtir des caractères bien plus séculaires, comme l'agriculture, le commerce, ou le prêt bancaire. Cependant, les Védas interdisent strictement aux brahmanes de pratiquer une activité qui les mette physiquement en danger, de même qu'ils doivent laisser les efforts physiques aux animaux et aux castes laborieuses. Les activités d'un brahmane ne doivent ni le salir, ni le fatiguer. Théoriquement, le travail des champs lui est donc interdit, particulièrement s'il laboure le sol, car cette activité peut entraîner la mort du vivant, comme les vers de terre et les insectes.
Il est par contre tout à fait possible pour un brahmane de posséder une ferme et de faire travailler des shudras à son entretien. Dans la pratique, 80 % des fermes céréalières sont aujourd'hui détenues par des brahmanes, dont l'immense majorité cultive elle-même sa petite exploitation familiale. Dans les zones rurales, les brahmanes subissent les aléas du climat et des cours de la Bourse comme n’importe quelle autre caste et la crise économique peut les pousser à se comporter comme de simples prolétaires et à proposer dans d'autres fermes leur force de travail.
En période de guerre ou de conflit mettant en péril le modèle culturel hindou, un brahmane peut cependant prendre les armes. Il peut aussi travailler la terre s'il n'a vraiment pas d'autre choix pour vivre décemment et honnêtement. En aucun cas, il ne devra commercer les poisons, les drogues, les armes, ni ne jamais participer à la mise à mort des animaux. Le commerce du cuir, produit de l'écorchage d'un animal, de même que l'esclavage des êtres humains et le commerce des animaux lui sont donc formellement interdits. Bien évidemment, les activités comme la chasse ou la détention d'oiseaux en cage leur sont aussi prohibées, mais aussi la production et la revente de cire d'abeilles ou de parfum à base de musc. Le détournement des objets et offrandes du culte, telle l'huile de sésame est bien évidemment interdite.
Si la possession d'une vache semble être une des caractéristiques des brahmanes vivant dans les zones rurales, la vache devra être traite pour la subsistance de la famille, mais non pour en vendre le lait. Le commerce et le bénéfice tirés de la revente des produits laitiers de la vache sont interdits eux aussi. Une vache ne devra ni être exploitée aux champs ni enfermée dans un hangar, mais laissée libre de ses pas. Même en période de guerre, un brahmane ne devra pas utiliser les produits laitiers de sa vache pour en tirer un bénéfice. Pour travailler la terre, on lui préférera le buffle ou le bœuf à larges cornes, dont la consommation est elle aussi strictement interdite aux castes supérieures.
Tous ces points exposés ne sont que consultatifs, et il n'existe aucune généralité dans le traitement que les brahmanes s'imposent à eux-mêmes que l'on puisse qualifier d'universellement partagée par les brahmanes. Les occupations que nous avons mentionnées sont un creuset théorique qui correspond à une vision idéale du sacerdoce brahmanique, mais à travers l'Histoire, les brahmanes ont pu occuper de nombreuses activités, loin d'être limitées à l'enseignement ou à l'administration. De nombreuses castes de charpentiers et d'architectes sont brahmanes. La profession de barbier, maudite car elle va à l'encontre du vivant en coupant le poil que la vie fait pousser, peut aussi être tenue par des brahmanes, qui alors se spécialiseront uniquement dans la coiffe et le rasage d'autres brahmanes. Nous avons vu qu'il en allait de même pour la restauration.
Durant l'occupation musulmane, les brahmanes contestant l'autorité des Arabes et des Moghols furent traités comme des animaux, tués par millions et leurs femmes réduites en esclavage et vendues dans les harems turco-perses. Ceux qui collaborèrent avec les musulmans servirent à l'occasion de collecteurs de taxes, de conseillers, voire de ministres des sultans.
Durant la colonisation britannique, ils étaient la caste la plus en contact avec la culture occidentale et nombreuse fut la jeunesse brahmane, tel Gandhi, à faire ses études en Angleterre. Parlant anglais, cultivés et éduqués, sensibles aux mœurs occidentales, les brahmanes étaient les interlocuteurs privilégiés de la Couronne et c'est donc eux qui furent choisis pour occuper les postes administratifs subalternes. Après l'Indépendance, les Anglais laissèrent les institutions du pays à la caste des brahmanes, ainsi qu'aux roitelets musulmans.
Les ascètes et les saints
En marge du modèle théorique des varnas, on trouve des groupes sociaux hors caste, comme les sanyassims (saints) ou les sadhus (moines errants), dédiés à la quête de l'éveil spirituel. Ils peuvent être considérés comme une sorte de second clergé, parallèle à celui des brahmanes spécialisés dans la prêtrise. Ces hommes, qui aspirent à la sainteté, ont renoncé à la vie terrestre pour se consacrer à l'adoration des dieux et déesses, et à la pratique du yoga.
Cette différence entre « saints hommes ascètes » (sadhus) et brahmanes affiliés à la pratique des rituels et à l'apprentissage des Védas, Strabon l'a bien remarqué, même s'il mêle de façon incohérente disciple de Shiva, ascètes jaïns et astrologues brahmanes. Si Strabon n'a pas voyagé en Inde, il compile cependant les témoignages de Mégasthène (-350 à -290) et d'Onésicrite (v. -330), ce qui nous indique l’ancienneté des coutumes indiennes pratiquées de nos jours (les sadhus seraient encore cinq millions en Inde).
« Aux brahmanes certains historiens opposent d'autres philosophes appelés Pramnes, grands disputeurs de leur nature, qui, habitués à ergoter sur tout, tournent en ridicule les recherches physiques et astronomiques des brahmanes, et traitent ceux-ci de bavards présomptueux et insensés. Les Pramnes se divisent en trois classes : les montagnards, les gymnètes et les politiques, autrement dits les urbains et les suburbains. Les montagnards sont vêtus de peaux de cerfs et portent des besaces remplies de racines : ils se donnent pour médecins, mais n'usent en réalité que de sorcellerie, de charmes et d'amulettes. Les gymnètes, eux, vont toujours nus, ainsi que leur nom l'indique ; ils ne vivent guère qu'en plein air et s'exercent, nous l'avons déjà dit, pendant trente-sept années consécutives, à la patience, admettant des femmes dans leur société, mais sans avoir avec elles aucun commerce charnel. Aussi inspirent-ils aux populations de l'Inde une admiration incroyable. [...] Onésicrite ajoute que les gymnosophistes se livrent aussi à de grandes recherches sur les phénomènes naturels, sur les signes ou pronostics, sur la pluie, la sécheresse, les maladies ; que, quand ils vont à la ville, ils s'y dispersent dans les places et dans les carrefours, arrêtant tout homme qui passe chargé de figues et de raisin et s'en faisant donner par lui gratis, de même qu'ils se font verser de l'huile sur la tête et oindre tout le corps par le premier marchand d'huile qu'ils rencontrent ; que, comme toutes les maisons des riches jusqu'au seuil du gynécée leur sont ouvertes, ils y entrent librement, s’assoient à la table du maître et prennent part à la conversation. Nous savons encore par lui que la maladie corporelle est aux yeux des gymnosophistes la flétrissure la plus honteuse, et qu'aussitôt qu'ils se sentent atteints de quelque mal ils prennent la résolution de mourir par le feu, élèvent leur bûcher de leurs propres mains, se font frotter d'huile une dernière fois, puis, montant au haut du bûcher, s'y assoient, donnent eux-mêmes l'ordre d'y mettre le feu, et se laissent brûler sans faire un mouvement » Strabon, 15, 1.
Sur la côte occidentale, quelque part entre le Gujarat et le pays dravidien, Onésicrite (cité par Strabon) mentionne la présence d'un peuple au mode de vie étrange mais absolument pacifique. Il s'agit probablement d'une communauté de moines ascètes, dont les règles de vie monastique rappellent à l'auteur la société spartiate2.
« Onésicrite s'étend longuement et avec complaisance sur le territoire de Musican, mais beaucoup des traits qu'il relève dans cette espèce de panégyrique sont communs aussi, paraît-il, à d'autres parties de l'Inde : la longévité par exemple, car, il est arrivé que des Musicaniens soient morts ayant atteint l'âge de 130 ans [...]. Ce qui, en revanche, semble appartenir en propre aux Musicaniens, c'est cet usage des syssities ou repas publics analogues à ceux de Sparte et alimentés par la mise en commun des produits de la chasse, cet autre usage de se passer absolument d'or et d'argent malgré la présence de mines dans le pays, l'usage aussi de n'avoir pour esclaves que de jeunes garçons à la fleur de l'âge rappelant les Aphamiotes de Crète et les Hilotes de Sparte, l'indifférence absolue pour toutes les sciences, la médecine exceptée, sous prétexte que l'homme fait mal en s'appliquant trop à certains arts, à l'art militaire par exemple et à d'autres semblables, l'ignorance enfin des procès, si ce n'est pour meurtre et pour violence, nul n'étant maître soi-disant de se préserver du meurtre et de la violence, tandis que, dans les contrats et marchés, où chacun peut veiller sur soi, on doit supporter sans mot dire les manquements de foi dont on a été victime, mais faire bien attention à qui se fier désormais pour éviter de remplir la ville de querelles et de procès. » Strabon, 15, 1.
Strabon rapporte par ailleurs des coutumes étonnantes, de la part d'un peuple qui ne semble pas tant une nation ou une tribu, qu'une congrégation de sadhus (comme il en existait alors de nombreuses en Inde du sud). Les Garmanes1, peuple que l'on ne peut identifier aujourd'hui avec certitude, sont décrits comme vivant entre le Gujarat actuel et le sud de la péninsule, sur la côte de la mer d'Arabie. Il s'agirait donc d'une communauté subissant l'influence à la fois des Aryas mais aussi des Dravidiens, tout en étant probablement héritière de la spiritualité de la civilisation de la vallée de l'Indus (nudité, ascétisme, rôle de la nature).
Ctésias (v. -350), cité par Photius dans sa Bibliothèque, évoque-lui aussi les pratiques des sadhus :
« Il y a au milieu de l'Inde des hommes noirs, qu'on appelle Pygmées. Ils parlent la même langue que les Indiens, et sont très petits. Les plus grands n'ont que deux coudées ; la plupart n'en ont qu'une et demie. Leur chevelure est très longue ; elle leur descend jusqu'aux genoux et même encore plus bas. Ils ont la barbe plus grande que tous les autres hommes ; quand elle a pris toute sa croissance, ils ne se servent plus de vêtements, leurs cheveux et leur barbe leur en tiennent lieu. Ils laissent descendre leurs cheveux par-derrière beaucoup au-dessous des genoux ; leur barbe leur va aux pieds. Lorsqu'ils ont ainsi tout le corps couvert de poils, ils se le ceignent d'une ceinture, et n'ont pas besoin par conséquent de vêtements. Ils ont le membre viril long et gros ; il leur descend à la cheville des pieds. Ils sont camus et laids. Leurs moutons ne sont pas plus gros que des agneaux ; leurs bœufs et leurs ânes le sont presque autant que des béliers. Leurs chevaux, leurs mulets et toutes les autres bêtes de charge ne le sont pas plus que des béliers. Les pygmées accompagnent le Roi de l'Inde, il en a trois mille à sa suite. Ils sont habiles à tirer de l'arc. Ils sont très justes et se servent des mêmes lois que les Indiens, vont à la chasse du lièvre et du renard. Au lieu de chiens, ils se servent pour cette chasse de corbeaux, de milans, de corneilles et d’aigles. »
Derrière ce qui semble des affabulations, et que Ctésias nous livre sans filtre, se cache en vérité les caractéristiques essentielles des saints hommes errants de l'Inde, à savoir : la pratique de la nudité, de la vie forestière, de la sexualité tantrique et des arts martiaux. Ctésias fait même mention de leur pouvoir de communication avec les oiseaux, un attribut encore revendiqué de nos jours par les sadhus. Quant aux Pygmées mentionnés par Ctésias, il s'agit vraisemblablement de la race négritos ou vedda, qui vivait jadis dans les denses forêts du plateau du Deccan. Cette ethnie ne parle cependant pas un dialecte indo-européen, ni dravidien, de sorte que le témoignage de Ctésias prête à confusion. Reste qu'il décrit, lui aussi, des pratiques encore en activité de nos jours.
Les sannyasins, qu'ils soient astrologues, yogis, devins, médecins ou sans spécialité, sont dans leur immense majorité des hommes, appartenant aux castes nobles, d'un âge avancé et qui ont coupé tout lien avec leur famille, leurs droits et leurs devoirs de citoyen. Une immense partie d'entre eux est issue de la caste des brahmanes et dans une moindre mesure de celle des kshatriyas.
Les sadhus peuvent avoir une origine sociale plus ouverte. nombre d'entre eux sont issus des shudras et parias et ont délaissé leur famille pour ne pas en être un poids ni une bouche à nourrir une fois que la vieillesse les a forcés à l'inactivité.
Il est commun pour un hindou de douter de la sincérité de tels hommes, qui s'autoproclament saints ou gourous. Les sadhus sont même souvent présentés comme des usurpateurs et comparés à des vagabonds. Cependant, si les adeptes sont convaincus de leur bonne foi, ils considéreront les sanyassims comme les représentants du (des) dieu(x) sur Terre.
Selon leur manière d'atteindre la moksha, qui est la libération de l'âme, un sage en Inde est appelé yogi, car il est maître du yoga, qui est la maîtrise de soi, des émotions comme des comportements. Une femme passée maîtresse dans la pratique du yoga sera appelée une yogini.
Un yogi est en général entouré d'une cour de dévots qui s'occupent de ses tâches ménagères, afin qu'il se consacre pleinement à la pratique du yoga. Les yogis sont aussi des conseillers patrimoniaux, des astrologues et des maîtres spirituels. Des chaînes de télévision indiennes leur sont consacrées et les plus célèbres d'entre eux mobilisent des foules à chacune de leurs apparitions publiques.
Les rishis célestes
Cas inédit, le mythe cosmogonique brahmanique ne met pas en scène des dieux, un ancêtre ou un héros, mais un groupe de sages célestes : les rishis prajapatis1.
« Passant aux Garmanes, Mégasthène nous apprend que les plus considérés d'entre eux sont désignés sous le nom d'Hylobii et qu'ils vivent en effet dans les bois, se nourrissant là de feuilles et de fruits sauvages, s'habillant avec l'écorce des arbres, et s'abstenant à la fois des plaisirs de l'amour et de l'usage du vin. Il ajoute qu'ils n'en correspondent pas moins régulièrement avec les Rois, que ceux-ci les consultent par messagers sur les causes des événements, et se servent d'eux comme d'intermédiaires auprès de la divinité, soit pour l'adorer, soit pour la fléchir. [...] Les seuls médicaments qui trouvent grâce à leurs yeux sont les liniments et les cataplasmes, tous les autres leur paraissent plus ou moins entachés de maléfices. Du reste, [ils] pratiquent également la constance ; on les voit les uns et les autres s'exercer à supporter la fatigue et la douleur, et rester par exemple tout un jour dans la même attitude sans bouger. Les Garmanes comptent encore parmi eux des devins, des enchanteurs, des philosophes experts dans les formules et autres rites funéraires, qui s'en vont mendiant de ville en ville, et de village en village, et d'autres philosophes, qui, tout en étant plus éclairés et moins grossiers de manières, ne se font pas faute, au nom de la religion et de la vertu d'encourager cette croyance à l'Enfer si répandue dans le vulgaire. Quelques-uns sont accompagnés de femmes qui prennent part à tous leurs exercices, à tous leurs entretiens philosophiques, et qui, comme eux, ont renoncé aux plaisirs de l'amour. » Strabon, 15,1.
Que les honneurs soient rendus aux vénérables sages des temps passés, qui chassèrent les ténèbres de l’ignorance, et dont la science fut si profonde et les cœurs si généreux, que de leurs lèvres sortirent comme du nectar, les poèmes et légendes dont l'écoute détruit le péché et procure le bonheur.
Ces mahayogis (grand-yogis) sont les sages légendaires inspirés par Brahma qui sont à l'origine des premières dictions des Védas. Leur mythe est raconté dans le Gopatha Brahmanas (Atharva-Véda), l'hymne à Purusha et celui à la Création (Rig-Véda), et dans l'Harivamsa :
Afin de l'aider dans son œuvre créatrice, Brahma créa des êtres célestes dotés d'une parfaite sagesse : les sages Kashyapa, Angiras, Pulastya, Pulaha, Cratou, Vashishte, Atharvan, Bhrigou et Atri.
Ils sont les sages cosmiques, gardiens de la justice et de l'ordre de l'univers. S'ils sont nés de Brahma, ils sont en revanche animés par Vishnou.
Ils sont appelés les Prajapatis, c'est-à-dire les Grands Créateurs. Ce sont eux qui, à force de travail et d’intelligence, parvinrent à marier ce qui était réel avec ce qui était apparent. C'est ainsi que le rishi Kashiapa créa le soleil, parmi d'innombrables êtres stellaires, humains ou magiques.
Notons une nouvelle fois la similitude entre civilisation celte et indienne : si nous ne savons rien de la cosmogonie celte, dans La Religion des Celtes, le philologue Georges Dottin observe cependant qu' « une glose du Senchus Mor, recueil de jurisprudence irlandaise, nous apprend que les druides irlandais disaient que c’étaient eux qui avaient fait le ciel, la terre, la mer, le soleil, la lune, etc. ».
Ces gardiens de l'ordre cosmique résident dans la constellation de la Grande Ourse, ainsi que sur Terre, dans de multiples ashrams dont ils sont les solitaires résidents et dont la plupart se situent le long de la vallée du Gange et dans l'Himalaya.
À la fin d'un cycle, alors que l'univers est noyé sous les eaux, c'est depuis la constellation de la Grande Ours que ces rishis descendent sur Terre pour sauver les Védas ainsi que l'humanité en la personne de Manu, le premier et le dernier des hommes, qui est aussi leur intermédiaire sur Terre. Au début d'un nouveau cycle, ces sages se réincarnent en d'autres sages puis recommencent leur œuvre créatrice et protectrice.
Ces sages célestes, ces parfaits savants, poètes et théologiens, sont nommés rishis car ce sont les êtres les plus intelligents qui puissent exister. Ils sont les seuls à vraiment comprendre les Védas, dont ils sont les ultimes compositeurs, gardiens et passeurs, car chacun d'entre eux est directement inspiré par Brahma, qui est leur père à tous.
Les Prajapatis se mirent donc à produire des êtres, répandant partout l’inépuisable esprit saint et l'énergie du divin.
De ces patriarches, sortirent les grandes familles aryennes, lesquelles, attachées aux exercices de la piété et fécondes en rejetons, ont pour leur propre bonheur donné au monde de nombreux sages, héros et rois, ainsi que les dieux qui peuplèrent bientôt le ciel.
Cependant, deux d'entre eux, Poulaha et Vashishte, refusèrent de participer à la création des univers et des êtres.
Poulaha ne créa pas car il consacra son existence à vénérer Rudra et pour cela, il érigea plusieurs ashrams dans le nord de l'Inde, au long de la vallée du Gange, un fleuve dans lequel il se baignait régulièrement pour se purifier.
Vashishte quant à lui, voyant que la Création n'était qu'une vaste source de tristesse et de souffrance, comprit que les réticences de Rudra à créer étaient justifiées, et voulut se suicider en se jetant dans la rivière Sarasvati, l'incarnation de la déesse de la connaissance. C'est alors que le fleuve se divisa en des milliers de petits torrents puis en quelques flaques d'eau, empêchant ainsi Vashishte de s'y noyer. Le rishi fut dès lors consacré protecteur de l'humanité. Doté du pouvoir d'exaucer n'importe quelle prière, Vashishte est l'ami des hommes ainsi que leur conseiller. »
Jouant un rôle important dans les Védas et les récits épiques, les moines ascétiques qui vivent à l'écart de la civilisation sont les « rishis ». Un rishi est un homme, souvent âgé, qui a pris sa retraite dans une forêt ou au sommet d'une montagne. Il y vit en général seul, ou avec sa femme, et possède parfois quelques animaux et plantations. Pour le rishi, l'humanité est un obstacle fondamental à son développement mystique, c'est pourquoi il préfère vivre seul, loin et nu, pour ne plus faire qu'un avec l'Univers tout entier. Leur pouvoir était jadis redoutable et ils étaient craints des dévas.
En témoigne la légende du rishi Jamadagni, dont la colère terrorisait le Soleil lui-même :
Jamadagni vivait en ascète avec sa famille, reculé du monde. Il avait la réputation d'avoir mauvais caractère et de ne pas supporter être dérangé lors de ses médiations. Un jour de forte chaleur, alors que le Soleil brillait trop fort au-dessus de sa tête, le rishi s'était emporté contre l'astre, l'avait menacé de son arc et même tiré des flèches dans sa direction. Pour calmer le courroux du rishi, l'astre effrayé lui offrit une ombrelle et des sandales, que Jamadagni s'empressa d'offrir à son tour à l'humanité, qui depuis souffre bien moins de la canicule.
Les routes et les télécommunications n’ayant eu de cesse de monter en altitude, de même que les forêts furent rasées ou transformées en parcs nationaux et réserves animalières pour touristes fortunés, et les déserts striés d'autoroutes, il n'existe aujourd'hui plus que très peu de rishis en Inde, leurs territoires ayant disparu.
Si la tradition hindoue fait des ascètes les détenteurs de pouvoirs magiques, il s'agit avant tout d'une allégorie pour parler de leur immense sagesse, plutôt que d'un véritable pouvoir surnaturel lié à la magie blanche ou noire. Selon les agamas shivaïtes, largement inspirés du Véda, leurs pouvoirs sont au nombre de 8. Selon le Tirumantiram, il s'agit de :
- l'attention, qui permet de parvenir à son objectif sans songer à la futilité,
- l'acceptation,
- la tolérance,
- le détachement,
- le choix
- la décision, qui permet de différencier le bien du mal, le vrai du faux, le courage dans l'adversité,
- le retrait qui permet d'accepter l'échec,
- et l'altruisme.
Le pouvoir des rishis est loué par les légendes puraniques et les épopées indiennes. Dans la réalité, les brahmanes, malgré leur réputation, demeuraient les sujets des rajas... Mais dans les contes, légendes et mythes, ce sont les brahmanes qui imposent leur souveraineté aux princes.
Ces rishis sont bien souvent des anciens « rois du monde », héritiers de la dynastie du Soleil ou de la Lune, que la sagesse poussa à abdiquer pour commencer une retraite spirituelle.
Le rishi magicien Vishvamitra, roi retraité de la dynastie de la Lune, est l'un des plus célèbres rishis et aussi l'un des plus puissants. Son antagonisme avec le maharishi Vashishte, gourou de la dynastie solaire, est un des ressorts narratifs des épopées indiennes.
Les gourous
Les gourous sont les chefs spirituels d'un ashram dont ils ont la garde. Le gourou a une place essentielle dans le développement spirituel d'un hindou. Sans gourou, il n'y a aucune transmission de pouvoir, et sans être guidé, le dévot n'ira nulle part sur le chemin qu'il veut emprunter.
Le sage aussi bien que le sot peuvent attendre l'état où disparaissent les désirs, et cela simplement par la connaissance du mystère de l'Atman et grâce à l'aide de leur maître spirituel, quel qu'il soit ! Si tu veux être sage, il ne faut pas considérer l'immature, le crédule, l'idiot, le lent, le dilettante et le déchu comme n'ayant rien de bon en eux. Tous enseignent quelque chose que tu devras apprendre, car ce n'est pas parce qu'un joueur perd à un jeu qu'il doit quitter la partie. Ne dédaigne donc pas ton maître même s'il rate ses leçons. Prends la vérité et ignore le reste. Rappelle-toi qu'un bateau qui a la coque peinte et le pont décoré te transportera de l'autre côté du fleuve aussi bien que s'il était simple et rudimentaire.
C'est Rama, avatar de Vishnou, qui parle à son frère et disciple Lakshman :
Ta routine quotidienne sera composée des prières et rituels préconisés par les Écritures. Tout d'abord, tu dois t'efforcer de mener à bien ce que t'imposent ton destin et tes différentes activités. Ceci effectué, celui qui est mon disciple devra ensuite se tourner vers ton gourou et le vénérer avec une immense dévotion et la certitude qu'il n'est autre que moi-même. Tu devras me vénérer sans vanité ni hypocrisie et devras vivre une vie saine et réglementée telle que ton gourou te l'aura ordonné. Sache, ô Lakshman, fierté de ma race, je serai satisfait que l'on m'honore en décorant Mon image d'offrandes.
Vivekananda (1863 - 1902), dans sa libre traduction du Kurma Purana, donne un ultime conseil à ceux qui voudraient méditer correctement, en ne manquant pas d’évoquer l'importance du gourou afin de vivre dans un univers saint et pacifié, propice au yoga :
Je ne saurais trop recommander, avant de pratiquer la méditation yogique, de rendre d’abord hommage à tous les yogis qui vous ont précédé, à votre propre gourou et à Dieu. Ensuite seulement vous commencerez votre séance de yoga. L'esprit apaisé, vous focaliserez sans attendre votre attention sur l'objet de votre culte.
Le bouddhisme réserve lui aussi une place de choix au gourou. Tout comme dans l'hindouisme, il est le moyen d'atteindre l'illumination. Sans gourou, aucun moyen de comprendre les Védas, ni les sutras du Bouddha. Avatar (« descente » en sanskrit) de Dieu ou du Bouddha sur terre, le gourou est le passage obligatoire que l'on doit emprunter sur le chemin de la sagesse1.
La prière suivante est originaire du Tibet bouddhiste. Il s'agit d'un hommage à Manjushri, un des grands bodhisattvas des mythologies mahayana et vajrayana. Manjushri, dont le nom signifie : « Gloire gracieuse », est la personnification de la sagesse.
« Hommage à l'éminent Seigneur et Maître Manjushri.
Dont la sagesse brille, libre de toute obscurité mentale, aussi glorieuse que le soleil sans nuages,
Qui tient en sa main, appuyé sur son cœur, un volume des Écritures sacrées, indiquant, par ce geste, sa connaissance parfaite de toutes les vérités.
Qui regarde avec tendresse paternelle ceux qui cheminent à tâtons de par le monde, enveloppés dans les ténèbres épaisses de l'ignorance, et torturés par les misères qu'elle suscite, et les appelle de sa voix suave douée des soixante perfections vocales.
La résonance profonde, émouvante et pareille au son du tonnerre de cette voix éveille ceux qui dorment du lourd sommeil de l'ignorance, et les libère des liens tissés par leurs actions passées,
Car tu portes le glaive de la sagesse qui coupe les mauvaises herbes des misères, qui dissipe par la lumière les ténèbres de l'ignorance,
Tu es pur de toute éternité, doué des pouvoirs de ceux qui sont passés au-delà des dix degrés de perfection. Ô toi, chef parmi les royaux conquérants,
Ô toi qui disperses l'obscurité de mon cœur, je me prosterne humblement devant toi : « Aum Arabatsinadiye ».
Puisse la gloire de ta sagesse, ô très bienveillant, écarter la paresse et les ténèbres de mon cœur,
Confère-moi, gracieusement, les dons de courage et d'intelligence, afin que je sois capable de comprendre correctement les Sciences sacrées. » S. Reff et A. Stern, Soleil de prières.
De même, selon la doctrine sikhe, les gourous sont les transmetteurs d'une doctrine qui, sans eux, demeurerait inconnu du grand public.
« Gurudeva [maître-dieu-enseignant] est mère,
Gurudeva est père,
Gurudeva est le Seigneur Suprême,
Gurudeva est l’ami, le destructeur de l’ignorance,
Gurudeva est le parent et le vrai frère ;
Gurudeva est celui qui a donné et enseigné le nom d’Hari [Dieu] ;
Gurudeva a créé le mantra ;
Gurudeva est l’incarnation de la paix, de la vérité et de la lumière ;
Le contact de Gurudeva dépasse celui de la pierre des philosophes.
Gurudeva est le Tirtha [lieu du pèlerinage], le réservoir du nectar d'immortalité,
Il n’y a rien au-dessus de l’immersion dans la science du Gourou.
Gurudeva le créateur, est le destructeur de tout mal.
Gurudeva est le purificateur de tous les déchus.
Gurudeva est primordial avant les âges, à tout âge,
En répétant son mantra nous serons sauvés du samsara
[l’océan des naissances et des morts.]
Ô Seigneur, favorise-nous de la compagnie de Gurudeva,
Afin qu’attachés à lui, nous puissions, pécheurs égarés,
Faire la traversée à la nage.
Gurudeva, le vrai Gourou, est Parabrahma, Seigneur suprême ;
Nanak s’incline devant Gurudeva Hari. » Adi Granth Sahib, 5.
Ou :
« Sans signe, nul ne peut le contrarier, inaccessible et inconnaissable, il n’est point objet pour les sens ; inaltéré par le temps ou l’action ; d’essence sans commencement ; n’étant sorti d’aucun sein, existant par lui-même, inconditionné, sans défaillance, puissé-je être sacrifié à cette Pure Vérité.
Il n’a ni forme, ni couleur, ni contour ; il doit être désigné par la parole de Vérité. Il n’a ni mère, ni père, ni fils, ni parent, ni désir, ni femme, ni clan ; il n’est pas imprégné de Maya [l'illusion] ; il n'est pas dépassé, il est plus haut que le plus haut, Lumière de tout, Brahma caché dans tous les cœurs, sa lumière est tout entière dans chaque véhicule [cœur].
Par l’enseignement du Gourou, le portail de diamant s’est entrouvert, sans crainte, fixe et ferme, le regard s’y est fixé. Ayant créé les êtres, il plaça au-dessus d’eux le temps [la mort] et prit toute organisation sous son contrôle.
En servant le Gourou ils trouvent la véritable fortune ; en agissant selon sa parole ils gagnent la véritable liberté. Dans un réceptacle pur [le cœur], la vérité seule peut vivre ; ils sont rares ceux dont la conduite est pure. Toute essence se fond dans l’essence suprême. Nanak en toi puissé-je trouver un refuge. » Adi Granth Sahib, 1
Swamis, babas, gourous, toutes ces personnes en charge de la mystique ne forment pas un clergé. Ils sont plutôt des émanations personnelles d'une doctrine universelle, et leur parole n'a que la valeur que leur donne leur auditoire. Les gourous les plus célèbres vont de ville en ville tout au long de l'année pour passer du temps avec leurs disciples, qui peuvent appartenir à toutes les castes.
Les séminaires en privé comme en public des gourous sont aussi le lieu de meetings politiques hindous, car la religion n'hésite pas à se mêler de politique quand il s'agit de sauvegarder ses intérêts. D'autres gourous demeurent au contraire dans leur ashram et alors défilent devant leur couche et tout au long de l'année, des pèlerins venus de l'Inde tout entière pour se faire bénir, conseiller ou aider.
Un adepte rétribue habituellement son gourou en passant du temps à le servir, ou tout simplement en lui donnant de l'argent, afin que l'ashram et la congrégation continuent de fonctionner. En échange, dans les ashrams, la nourriture est offerte aux adeptes et aux nécessiteux, sous forme de cantine populaire.
Cependant, le gourou et sa congrégation ne doivent en aucun cas constituer une association à but lucratif, ainsi que le rappelle Ramanuja :
« Quant aux rituels mystiques et sacrés, vous ne les laisserez pas se dérouler en présence de ceux qui ne croient pas, de même que pour qu'ils se déroulent, vous n'accepterez pas les offrandes de ceux qui n'ont pas été initiés aux trois secrets, que sont le Tattva, l'ultime vérité, le Hita, les moyens de l'action et le Purushartha, l'objectif final de l'existence humaine. N'acceptez pas non plus les offrandes de ceux qui ignorent les trois principes essentiels que sont l'Ishvara, le tissu de l'existence, le Cit, le domaine de la conscience, et le Acit, l'univers matériel. Enfin, et sous aucun prétexte, vous ne devez accepter les offrandes de ceux qui ne montrent aucun respect effectif pour l'exercice de la dévotion. De ceux-là, n'acceptez pas même les cadeaux, même si ceux-ci sont offerts volontairement et de bon cœur. » Les vérités scintillantes.
De même chez Ramananda, le roi-philosophe Rama s'exprime ainsi :
Je suis heureux de tout ce que pourront m'offrir avec dévotion et générosité mes fidèles disciples, même s'il ne s'agit que d'un peu d'eau.
Si en Occident le terme de gourou possède une connotation très négative, en Inde, il est perçu comme une marque de respect et un titre honorifique. Contrairement aux sectes occidentales, qui font pression sur leurs adeptes, en Inde, les adeptes sont tout à fait libres de suivre ou non les séminaires et les conseils des gourous.
En Occident, les gourous sont des chefs charismatiques, souvent leaders de groupuscules ésotériques. Ils représentent donc pour leur société une subversion certaine, ce qui les conduit irrémédiablement à se faire diaboliser, ou à, justement, subir les conséquences des lois qu'ils enfreignent. Ainsi, si les gourous d'Occident installent leur communauté loin des regards inquisiteurs, en Inde, les ashrams sont situés pour leur immense majorité au cœur des villes. Un gourou indien ne se place donc pas en opposition avec le reste de sa société, car il sait en faire partie, ayant trouvé sa place en elle, de même qu'un rôle à y jouer.
L'endogamie n'étant pas imposée aux membres d'un ashram, le phénomène indien des sectes et des gourous ne mène donc pas vers la désocialisation, ni nécessairement, comme souvent en Occident, vers des dérives sexuelles, de l'abus d'autorité ou des escroqueries.
Les Indiens entretiennent un rapport avec leur gourou semblable à celui que l'on peut avoir en Occident avec un médecin. Si le praticien fait du bon travail, s'il sait nous soigner et prendre en compte notre souffrance, alors nous retournerons le voir. Au contraire, s'il nous déçoit, nous en changerons. De même, un docteur, tout comme un gourou, possède une clientèle assez large pour ne pas s'inquiéter de la perte d'un patient ou d'un disciple. Autre similitude, un docteur est payé en fin de consultation, de la même façon qu'un gourou est payé lors de sa prestation, qui peut être un conseil, un secret, un enseignement ou un rituel.
Plutôt que des leaders charismatiques, les gourous en Inde sont des prestataires de services. Le marché de la spiritualité est florissant en Inde. En donnant des conseils conjugaux et en vendant des poudres ayurvédiques luttant contre l'impuissance, les gourous occupent simplement leur place dans la société.
Les moines errants et les sadhus
Celui qui se sépare de tous ses biens et part arpenter les routes dans le dénuement le plus total, dans l'espoir de connaître l'Illumination est appelé siddha.
Celui qui ne respecte plus aucune convenance autre que celle que lui indique sa condition d'être libre et qui accepte en partie de redevenir sauvage, est appelé sadhu. Il existe peu de femmes sadhus, elles se nomment les sadhvis.
Celui qui se consacre à la recherche de l'Illumination, à travers la maîtrise du yoga, de la méditation et de la récitation des mantras est nommé bikshu. Les femmes qui s'adonnent à cette pratique sont les bikshunis.
Pour la tradition bouddhiste, le moine qui a renoncé à connaître l'éveil pour se consacrer à aider l'humanité à mieux vivre sa condition est appelé bodhisattva, qui veut dire « sadhu de la connaissance ». Un bodhisattva a renoncé à l'illumination et à la libération de son âme, pour aider l'humanité à atteindre le bonheur, c’est-à-dire qu'il renonce à son propre bonheur, jusqu'à ce que chacun maîtrise la sagesse ultime (la « bodhi », l'intelligence en sanskrit). Dans cette même tradition, celui qui a connu l'éveil, en ayant accès de son vivant au para-nirvana est un « bouddha ».
Les sadhus ne se trouvent pas nécessairement sur les ghats de Varanasi ou dans les ashrams de la vallée du Gange, mais aussi dans l'Himalaya, en direction des pâturages de haute altitude. Ils peuvent aussi porter les cheveux rasés, pour signifier qu'ils ont fait le deuil de leur propre ego. Souvent, ils habitent dans des grottes, parfois creusées sous un rocher, qui sont des lieux justes assez grands pour y dormir à l'abri de la pluie. Ce sont eux qui, avec joie, dispensent aux villageois des environs la juste parole et les précieux conseils inspirés de la tradition védique.
Les sikhs possèdent aussi leur tradition de sadhus, ce sont les udasins. Bien qu'ils suivent globalement l'enseignement de Baba Nanak et de ses héritiers, les udasins trouvent en Shiva une idole leur permettant d'atteindre l'éveil.
Enfin, les prêtres jaïns, qui ont fait vœu d'absolue non-violence et de nudité intégrale et dont la tradition ascétique est des plus sévères, peuvent être considérés comme des sadhus, c'est-à-dire des exemples vivants de la renonciation.
Les sadhus, ou ceux qui vivent comme tels, seraient aujourd'hui 4 à 5 millions en Inde et quelques dizaines de milliers au Népal. Durant l'Antiquité, ils étaient présents sur les territoires de l'Afghanistan et de l'Iran actuels, jusqu'au plateau Anatolien, mais ils en furent éradiqués à la suite de l'islamisation de ces contrées.
Aux yeux du gouvernement indien, ces vieillards sont considérés comme morts. Selon la tradition, il leur est strictement interdit de travailler ou même d'aider aux travaux manuels de manière volontaire. Ils vivent donc de mendicité, et la plupart pratiquent le jeûne ou la sous-nutrition comme moyen d'éveil spirituel.
Certaines traditions indiennes demandent une pratique quotidienne de la méditation pendant douze ans avant de commencer à entreprendre un pèlerinage qui, une fois complété, mènera le sadhu à la pleine ordination.
Une fois ordonné par un gourou, le sadhu peut alors prononcer des vœux. Plus il en prononcera, plus sa vie en sera compliquée mais, en principe, plus son chemin vers l'éveil sera favorisé. Il peut, par exemple, faire la promesse de ne plus jamais s'asseoir, ou de ne plus jamais s'allonger, ou baisser le bras droit, ou le bras gauche, ou les deux bras. Il peut aussi choisir de se castrer ou se couper tout à fait le sexe.
Pour eux, le sexe, l'ego et la morale, sont des obstacles qui doivent être écartés de leur chemin. La condition pour entrer dans l'ordre des sadhus est de jurer ne plus jamais revoir sa famille ou de revenir dans la ville où l'on a passé sa vie. La rupture des vœux entraînerait des conséquences désastreuses et jetterait la malédiction sur celui qui en serait responsable ainsi que sur sa famille.
Leur seul vêtement est un long drap qu'ils enroulent autour de leur maigre silhouette et dont la couleur signifie leur appartenance à une secte ou à un lignage de sadhus. En général, le blanc est la couleur des adeptes dont l'humilité ne les attache à aucune reconnaissance. Le jaune est la couleur des apprentis sadhus, des moines en formation et le rouge est la couleur des sadhus aguerris : c'est la couleur de Shiva, de Shakti et du feu. Quant au noir, c'est le signe des nagas sadhus et des aghoris, deux sectes parmi les plus fanatiques. Outre ces différences de principes, il est très difficile de reconnaître l'appartenance d'un sadhu, car la nudité est pour eux la règle.
La réalité des sadhus au 21e siècle est pour le moins difficile. Un vent grandissant d'incrédulité saisit les classes moyennes indiennes, tandis que le marxisme, le socialisme, le capitalisme, l'islamisme et l'occidentalisation gangrènent les croyances et les coutumes les plus archaïques du sous-continent.
Que pensent donc les Indiens de ces hommes réputés saints ? Il est commun pour un Indien de penser que, pour un sadhu authentique passé maître dans le yoga ou la compréhension holistique de l'Univers, dix autres sont des crapules qui n'ont renoncé qu'à leur dignité et à leur pudeur. De plus, l'héroïne, l'opium ou la consommation forcenée du cannabis, rend débiles bon nombre d'entre eux.
Quant à l'hindouisme, il n'a pas besoin des sadhus pour perdurer, car tant que la caste des brahmanes sera puissante, les Védas continueront à se réciter sans les sadhus.
Chaque année, un peu plus étrangers dans leur propre pays, les sadhus continuent pourtant leur vie incroyable. Ils se réunissent par millions lors des Kumbha Mela, ces rassemblements religieux qui se tiennent tous les six ou douze ans et qui rassemblent des centaines de millions de fidèles. Durant ces festivals, il n'est pas rare que des milliers d'entre eux se noient volontairement dans le Gange. Ce sont les suicidés volontaires d'un monde dans lequel ils savent ne plus avoir leur place.
Pour un étranger qui ne parle pas une des langues vernaculaires du sous-continent, il est très difficile d'entrer en communication avec un sadhu, la plupart ne parlant pas anglais. Quant à ceux qui maîtrisent l'anglais, ils seront souvent plus intéressés par l'argent d'un étranger que par son éveil spirituel.
De même, le manque d'empathie des sadhus, leur dignité presque grotesque, l'absence totale de références culturelles en commun avec l'Occident, sont autant de raisons qui les rendent aussi lointains et aussi étranges, que s'ils étaient venus d'une autre planète ou plutôt, ce qui serait plus correct, d'un autre temps.
Quand ils se regroupent, les sadhus vivent dans des akharas, qui sont des campements (ashrams) où sont enseignés des arts martiaux indiens.
Les Nagas
Parmi les plus fanatiques sectes de sadhus, sont les nagas sadhus, les « hommes-serpents », qui suivent une tradition nihiliste qui les mène à entrer en transe en consommant de massives doses de cannabis, sous forme de chillom ou de bhang lassi. Les nagas possèdent des armes de cérémonie, qu'ils n'hésitent pas à arborer pour montrer leur puissance, ce sont des épées, des poignards, des fouets et des massues. Les nagas sont des êtres rustres, qui ne bénissent personne ni n'enseignent aucune théorie ni aucune pratique yogique. Ce sont, au sens européen, des fous, qui ont troqué leur propre personnalité pour incarner, de leur vivant, le dieu Naga et le dieu Rudra. Pour de tels êtres, leur propre estime est un obstacle à l'éveil.
Les Aghoris
Les Aghoris dépassent la bipolarité pour n'être plus que des êtres vivants dans le pur instant, sans moral, ni culture, ni ressentiment. Leurs rituels comprennent l'anthropophagie, la consommation d'alcool, de cannabis et d'opium. Dans un contexte tantrique, les aghoris peuvent s'accoupler à des femmes aghories, mais leurs ébats ne doivent avoir lieu, comme tout le reste de leurs rituels, qu'autour de bûchers funéraires aux cendres encore rougeoyantes.
Lors de leur ordination, les Aghoris reçoivent un crâne dans lequel ils recueilleront tout le reste de leur vie l'eau et les offrandes. Les cendres symbolisent pour eux la mort, la crémation des corps et la vanité de l'existence. Ils s'en recouvrent le corps comme seul rempart contre les maladies et le froid. Quand ils boivent des boissons, ils en renversent un peu au sol en libation à Shiva et quand ils fument le chilom, ils récitent le mantra « Bom Bolenath, Shiva Shankar ! » Leur vie tout entière n'est que lascivité, accroupissement, endormissement, méditation et observation.
Selon les sources, la secte des aghoris n'est composée que d'à peine une centaine d'individus ou de quelques dizaines de milliers. Leur présence se concentre sur les ghats des villes saintes de Varanasi et d'Haridwar, ainsi que dans les akharas de la vallée du Gange.
L'héritage de la spiritualité indusienne
La tradition des sadhus et de l'ascétisme fanatique prédate l'arrivée des Aryens en Inde. En effet, nulle mention d'une telle pratique dans les Vedas les plus anciens. Dans la littérature védique tardive, comme les brahmanas ou les épopées, les brahmanes vivent dans des cabanes forestières, ils sont détenteurs de vaches et sont mariés. Leur vie est dédiée au Dharma, mais ils ne sont pas nus et n'ont prononcé aucun vœu. Si les brahmanes s'imposent des supplices pour adresser leur requête à Brahma, ils ne sont pas des moines errants fumant le chilom et plantant la tente à la croisée des chemins.
Cette vision classique du sadhu, nous la trouvons mentionnée pour la première fois dans le corpus agamique tamoul. Les vies légendaires des Nayanars (les serviteurs de Shiva), présentent des saints conscients de leurs vies passées et vivant leur vie présente dans l'instant, sans accorder aucune importance à ce qui peut bien leur arriver. Ce nihilisme n'est pas celui des brahmanes, mais celui des ascètes du shivaïsme.
En outre, la statutaire du Pashupati de l'Indus, de Shiva et des tirthankaras, les représentent semblables à des sadhus, dans une position qui est reconnaissable entre toute : ils sont nus, en position de méditation, accroupis, jambes en tailleur, mains jointes sur le bas du ventre.
Enfin, si les sadhus sont abondement décrits par les voyageurs et les historiens gréco-romains, ils ne sont pas associés à la culture aryenne urbaine, mais plutôt à celle des forêts et des campagnes. C'est dans la jungle que vivent les Garmanes, de même que les Gangines, peuple mystérieux qui se nourrit de parfum, vivent dans les montagnes.
La tradition des sadhus n'est donc pas liée la tradition védique, mais plutôt à celle de l'ascétisme indusien. En vogue durant l'âge d'or de la civilisation de l'Indus, la religion de l'ascétisme (proto-jaïne et proto-shivaïte) s'est diffusée dans les jungles et les montagnes du sous-continent, avant d'être forcé de s'y réfugier à la suite des invasions aryennes.
Il est d'ailleurs intéressant de constater que dans les contes indiens les plus anciens, composés vers -700, les rishis sont des anciens rois (Vishvamitra) ou des fils ou petits-fils de dieu (Vashisht). Dans les hymnes védiques, ils n'ont pas d'existence propre, mais dans les brahmanas, composés en Inde, ce sont eux qui décident du sort des combats et que les rois craignent. Leur pouvoir est sans limite (comme en témoigne le conte de Harishchandra).
Plus tard, dans la littérature sanskrite classique, les rishis ne seront plus que des humbles ermites qui vivent dans des forêts reculées. Importunés par les terribles démons rakshasas, ils se réfugient sous la protection du roi Rama ou de l'ascète-guerrier Parashurama. Cette évolution témoigne de la perte d’autorité des ermites en Inde védique.
Avant l'arrivée des Aryens, les moines errants sont des anciens rois, qui ont laissé l'exercice du pouvoir à leur fils et qui décident de passer leurs derniers jours à se préparer à mourir. Dans la doctrine jaïne, une fois atteint un âge avancé, un homme cèdent ses biens à sa famille et à sa communauté, puis se retire du monde en prenant la route et en vivant nus jusqu'à sa mort. Il faut imaginer ainsi les derniers jours des rois de Harappa.
Théoriquement, les puissants de Harappa (la plupart étaient commerçants) cédaient le trône et leur fortune, mais il va de soi qu'ils devaient continuer à jouir des avantages de la position qu'ils avaient occupée.
La tradition jaïne rapporte que lorsqu’un roi quittait le trône et montait dans la montagne, il était suivi de sa cour, qui se mettait à suivre les pratiques ascétiques de leur maître. La mythologie bouddhiste mentionne des coutumes similaires : voulant intégrer l'ordre du Bouddha, et ainsi consacré sa vie à la méditation, la princesse Maha-Prajapati se rendit auprès de lui accompagnée de sa cour de femmes (toutes campèrent ensemble et prononcèrent les vœux en même temps).
Il ne faut donc pas imaginer les moines errant de l'Indus dénués de tout support. Les puissants devaient financer des ashrams, sachant qu'ils finiraient leur vie dedans. Ces ashrams devaient former un réseau d'auberge proposant des repas gratuits ainsi que des paillasses. Des gardes devaient être associés à ces lieux de villégiature et une chaîne de distribution reliée à des villes prospères devait permettre aux renonçants de ne manquer de rien.
Comme nous l'apprennent les anciens contes védiques, un roi en exil pouvait choisir de se remarier avec une femme qui serait pour lui une domestique lors de ses ultimes instants. Ensuite, comme ce fut le cas pour chacun des 24 tirthankaras, celui qui se savait proche de son terme déménageait avec sa femme dans la montagne pour y camper jusqu'à ses derniers instants. Le couple divin composé par Shiva et Parvati, résidents au sommet du mont Kailash, est la représentation la plus commune de ce couple saint.
À la suite des invasions aryennes, les guerriers venus de l'étranger prient le pas sur les rois-saints de l'Indus. La vie en forêt devint moins paisible et seuls les lieux de villégiature du centre de l'Himalaya, ainsi que les collines et les forêts du Vindhya, du Gujarat et du Bihar, demeurèrent propices à la retraite mystique. C'est dans ces régions que sont situés les principaux lieux saints du jaïnisme ; autant de lieux champêtres que le Ramayana décrit peuplé de nombreuses communautés de renonçants.
Les ascètes jaïns
Les prêtres jaïns appartiennent à de nombreuses congrégations indépendantes, dont plus de 80 sont dénombrées aujourd'hui. Les digambaras et les svetambaras sont deux des castes des communautés de prêtres jaïns les plus populaires. Les digambaras ne portent pas de vêtements et balaient devant eux pour ne pas écraser d'insectes, ils vont de villes en villes pour visiter les congrégations impatientes d'écouter leurs conseils. Les svetambaras sont quant à eux habillés d'une large et fine toile blanche et portent un masque devant le visage pour ne pas avaler d'êtres vivants microscopiques. Les moines célibataires du jaïnisme sont les incarnations vivantes du renoncement le plus total.
Le jina Rishisaba fut le premier d'entre eux. Surnommé Adinath, « le Père des ascètes », il est le premier des tirthankaras jaïns. D'abord roi d'Ayodhya, il délaissa l'exercice du pouvoir pour se consacrer à l'ascétisme.
« Après un temps très long, il commença à perdre tout intérêt dans les choses et les activités du monde et à tendre au détachement. Il sentit qu’il devait transférer toutes ses responsabilités à ses fils et s’orienter vers la libération, par des pratiques spirituelles. Il désira aussi atteindre l’omniscience et il montra, en conséquence, la voie de la vie disciplinée et des pratiques spirituelles. Son concept fut que s’adonner aux choses du monde ne donne pas le bonheur mais seulement une illusion de celui-ci. Le véritable bonheur vient de la libération des activités du monde.
Suivant le flot de ses pensées, Rishabhdev divisa le territoire de son royaume entre ses cent fils. Bharat reçut l’état d’Ayodhya et Bahubali celui de Taxila. Libéré des responsabilités de son royaume, Rishabhdev décida de prendre la « diksha » [l’initiation officielle dans la voie ascétique].
Suivant l’exemple de Rishabhdev, beaucoup de ses subordonnés et de gens ordinaires furent inspirés d’adopter la façon de vivre ascétique. Il est mentionné, dans les écritures, qu’avec Rishabhdev quatre mille autres personnes reçurent aussi la « diksha ».
Après être devenu un ascète, Rishabhdev fit le vœu de silence total et commença à errer en compagnie d’autres sadhus.
Lorsque, après sa pénitence, il alla mendier sa nourriture, il n’eut rien à manger. Les gens, à cette époque, ignoraient la pratique de donner de la nourriture en aumône. Ils ne comprenaient même pas le besoin de le faire. Chaque fois que Rishabhdev s’approchait d’eux, ils lui manifestaient leur respect et lui faisaient des offrandes, comme s’il s’agissait d’un roi. Rishabhdev s’en allait alors sans rien accepter. » Up. Shri Amar Muni, Les Vies authentiques des vingt-quatre Tirthankars (jainworld.com).
Les moines jaïns ne mangent qu'une fois par jour et passent leur vie à voyager, d'une communauté jaïne à une autre, vivant en reclus dans les temples, dormant sur une paillasse. Ils célèbrent les mariages et enseignent la doctrine aux adeptes. Traditionnellement, les moines jaïns ne voyagent pas lors des saisons trop clémentes aux insectes, afin de ne pas les déranger durant leurs déplacements.
Ils prononcent cinq vœux au moment de leur ordination : ne pas exercer de violence sur le vivant, ne pas mentir, ne pas voler, ne pas commettre d’impuretés sexuelles et ne pas s'attacher aux biens matériels. À ces vœux principaux s'ajoutent le devoir de méditer, le devoir de s'abstenir de parole et d'acte inutiles et l'importance d'effectuer régulièrement un jeûne.
Les laïcs peuvent aussi suivre ces vœux. Cependant, si ces règles sont strictement observées par les moines jaïns, elles ne s'appliquent pas nécessairement à ses adeptes. Le jaïnisme, bien que fanatiquement ascétique, n'en demeure pas moins relativement facile à vivre, car il permet à chacun de s'adapter à ses règles et de les suivre volontairement. L'obligation la plus importante est le végétarisme, pour le reste, il revient aux adeptes de choisir le degré d'exigence qu'ils veulent s'imposer.
Les bonzes
Dans la tradition bouddhiste, les prêtres sont les bonzes. À la différence du clergé hindou, mais à l'instar du clergé jaïn, les bonzes ont l'obligation du célibat et ont fait vœu de chasteté.
Les ascètes européens
En Europe, on trouvait jadis des moines errants qui répondaient à la description des sannyasins, tels les vagabonds de la tradition orphique.
Celui qui choisit de vivre à la manière orphique, le bios orphikos, se présente d'abord comme un individu et comme un marginal ; c'est un errant, semblable à ces Orphéo-télestes qui vont de cité en cité, proposant aux particuliers leurs recettes de salut et se promenant de par le monde comme les démiurges d'antan. Bien entendu, ces espèces de moines sont non seulement coupés du monde politique de la cité, mais ils s'en sont délibérément évadés. D'autant plus sûrement qu'ils ont pris soin de marquer l'écart, sur le plan des pratiques. Leurs vêtements les singularisent, aux yeux de tous : ils ne portent que des habits de couleur blanche, et ils refusent de se laisser ensevelir dans une pièce d'étoffe de laine, parce que la laine est aussi part entière du vivant
Loin de se limiter à l'Inde, les pratiques ascétiques fanatiques se retrouvent chez les Celtes, qui tenaient en haute considération les hommes des bois (en témoigne l'iconographie autour de Cernunnos et des divinités nues et chevelues).
Par ailleurs, l'ermite est une des arcanes du tarot de Marseille, à l'instar de l'artisan, de l'empereur ou du pape. Tenant une lanterne dans ses mains, l'ermite du tarot s'avance vers la gauche. C'est-à-dire, selon la symbologie, qu'il va à contresens, qu'il recule. Il n'est plus au monde, le soleil ne brille plus pour lui. Revêtu d'un lourd manteau, il s'éclaire en entrant vers la mort. Selon le mot de Socrate : il se prépare à mourir.
La tradition chrétienne célèbre aussi ceux qui pratiquent la « retraite », comme en témoigne la tradition ascétique des moines orthodoxes du Mont Athos (Grèce).
Ces ermites relégués sur le haut du rocher [...] vivent loin des habitations, comme des bêtes fauves. Lorsqu’ils ne trouvent plus à se nourrir sur la montagne, ils descendent à la porte des monastères et échangent contre des légumes, de petits chapelets et des croix sculptées. Malgré l’aversion qu’ils témoignent aux moines, ceux-ci les vénèrent comme des saints. En venant du monastère russe, nous en vîmes un accroupi sur un rocher, véritable homme des bois, qui n’avait pour tout vêtement que sa barbe démesurément longue. Il est vrai que la légèreté de ce costume avait son excuse dans la chaleur de l’atmosphère.
Dans son œuvre gnostique, Clément d'Alexandrie évoque d'ailleurs les ascètes du monde entier avec la même emphase. Qu'importe leur doctrine, ils sont tous des « philosophes ».
« La philosophie, cette science si utile, fleurit autrefois chez les barbares, et brilla au milieu des nations. Plus tard, elle pénétra aussi chez les Grecs. Ceux qui la professèrent furent en Égypte, les prophètes ; en Assyrie, les Chaldéens ; en Gaule, les Druides ; en Bactriane, les Samanæens [sadhus] ; parmi les Celtes, les philosophes ; en Perse, les mages (ces derniers annoncèrent aussi la naissance du Sauveur, avant qu’elle fut connue, et vinrent en Judée, conduits par une étoile) ; dans les Indes, les Gymnosophistes, et d’autres philosophes barbares. Ils sont de deux sortes : les uns se nomment Sarmanes [shramanas, ascètes], les autres Brahmanes. Parmi les Sarmanes, ceux que l’on nomme Allobiens, n’habitent pas les villes, n’ont pas de maisons, se revêtent d’écorce d’arbres, se nourrissent de fruits, et boivent de l’eau qu’ils puisent dans leurs mains ; ils ne connaissent ni le mariage, ni les enfants, de même que les hérétiques de nos jours, auxquels on donne le nom de Continents. Parmi les Indiens, il en est qui suivent les préceptes d’un certain Butta [Bouddha], que sa grande vertu leur fait honorer comme un Dieu. » Stromates, 1, 15.
Durant les premiers âges du christianisme en Europe, nombreux furent les moines chrétiens qui s'installèrent en Islande, en Irlande, dans les épaisses forêts de la Bretagne. Il ne n’agissait pas encore d'évangéliser les peuples, mais seulement de se rapprocher de la nature afin de se dédier à une foi ardente et ascétique. Ces moines, gnostiques pour la plupart, renièrent certains rituels païens, mais conservèrent beaucoup de leurs anciennes croyances. Ainsi naquit le mysticisme celto-chrétien, dont les romans du cycle du Graal seront les plus beaux fleurons.
La pénitence
On trouve les vertus de la pénitence par l'ascétisme et la méthode du vœu, tels que pratiqués par les hindous et les jaïns, clairement exprimés dans une des plus anciennes légendes du Moyen Âge européen : celle de Robert le Diable. Cette épopée, ou roman, met en scène ce qui semblerait être le terrible Robert de Normandie (v. 1000 - 1035), ennemi de Guillaume le conquérant et prétendant déçu du trône d'Angleterre. Après avoir ravagé les contrées qu'il convoitait, il se repentit et de là naquit la légende d'un prince né pour faire le mal, œuvrant à la destruction de tout et de tous, torturant et tuant, mais connaissant finalement la justice grâce à Dieu et à son messager. Alors réfugié dans une forêt, Robert le Diable prononce ses vœux à la manière des prétendants indiens au salut par la pratique continue et sans fin des privations. Le nombre de vœux prononcés équivalait au degré de sagesse que le moine espérait atteindre. Robert prononce trois vœux : se comporter comme un marginal (vivre seul et raillé de tous), s'astreindre au silence et manger dans la gamelle des chiens. Ce dernier vœu s'apparente à une version racoleuse du classique vœu de pénitence, d'humilité, de nudité ou de jeûne.
Le vœu de silence est un des vœux les plus communément prononcés. Pythagore l'aurait exigé de ses disciples durant les longues années que durait leur initiation : « et ce silence de cinq ans que Pythagore imposa à ses nouveaux disciples, fut un exemple de grande patience, car ils ne pouvaient rien demander, mais seulement se taire » (Eznik de Kolb, Réfutation des différentes sectes des païens).
Le Chevalier au barisel est un roman médiéval qui reprend le même thème et le même personnage que Robert le Diable. Les deux « épopées » datent du 13e siècle et reprennent vraisemblablement la même mythologie associée à Robert de Normandie. Tout comme Robert le Diable, le chevalier au barisel va vivre nu et pauvre. Son humiliation n'aura de fin que lorsqu'il aura reçu la grâce de Dieu, car tant que le chevalier n'extirpe pas le mal de son cœur en épousant l’amour de Dieu (donc de la justice), quoiqu'il fasse par ailleurs ne lui apportera aucun salut.
Le barisel signifie la cruche du mendiant. Le chevalier au barisel signifie donc « le chevalier errant », réduit à la condition de pèlerin. De même que le dieu gaulois Sucellos traverse le monde un petit chaudron à la main et de même que dans la tradition indienne le bol est l’attribut des sadhus, le chevalier s'en va sur le chemin de la rédemption, n'emportant avec lui qu'un seau qu'il a promis de remplir, mais qui se vide dès qu'il y verse de l'eau.
Le chevalier est donc condamné à se rendre de sources en fontaines, afin de remplir un seau qui ne se remplit jamais. La pénitence à laquelle il est soumis évoque véritablement une des terribles punitions de Zeus (on pense alors à celles de Sisyphe, Tantale ou encore Prométhée).
La recherche de l'eau pure ancre ce récit dans la tradition purement celtique : tout comme Sucellos, le chevalier s'en va faire le pèlerinage des sources, lieux les plus sacrés pour les Celtes. Méchant, dotée d’une âme corrompue, c'est sur les conseils d'un ermite (un gourou dirait-on en Inde) que le vil chevalier va entreprendre son chemin de rédemption.
La critique du fanatisme
En Occident comme en Orient, les pratiques ascétiques n'ont jamais fait l'unanimité. On trouve même de sévères critiques, particulièrement émises par les brahmanes ou les bouddhistes, pour qui l'ascétisme fanatique est vain et dangereux. Il s'agit alors pour eux d'en démontrer l'impasse.
Outre la fleur de lotus et la position yogique, symboles de sagesse qu'il partage avec Vishnou et Shiva, Bouddha porte le crâne nu des ascètes. Cependant :
« Avant de quitter la ville, afin de faire au monde l'offrande de sa bonne parole, Bouddha rencontra un yogi couvert de cendre qui fut jadis un homme tourmenté par les désirs du cœur, et qui, ne trouvant pas le moyen de se calmer, se coupa un jour avec un couteau, les signes de sa virilité. Bouddha lui dit alors ceci : « Tu t’es émasculé un organe de ton corps, mais tu aurais mieux fait de retrancher le vice de ton esprit. Ne sais-tu pas que c’est lui le chef de ton corps ? Et que si tu le domptes, le cortège qui l’accompagne s'arrêtera de lui-même ? Si tu n'as pas retranché de ton esprit l'égarement, à quoi te sert-il de retrancher de ton corps les parties génitales ? » Sachant que des suites de sa mutilation, cet homme viendrait à mourir, Bouddha dit encore : « Ceux qui, bien nés et bien éduqués, s’obstinent à ne pas accepter la vérité, sont aussi fous que cet homme est sot. » A-F. Hérold, La Vie du Bouddha.
Bouddha pratiqua pourtant lui-même l'ascétisme le plus complet. Il était même sur le point d'en mourir quand des villageoises insistèrent pour qu'il rompe son jeûne. Celui-ci, malgré sa rigueur, n'avait encore donné aucun résultat, même après six ans de pratique. Bouddha décida donc de suivre la voie du milieu ; celle du détachement véritable, qui repose sur la pondération en tout et non pas sur un ascétisme obsessionnel et maladif.
Siddhartha Gotama n'est donc pas seulement un prince qui a tout laissé derrière lui pour errer dans les campagnes, c'est surtout cet ascète fanatique qui, après s'être entêté en vain de si longues années à déprécier sa chair dans le jeûne et l'automutilation, écouta un beau matin, une jeune villageoise qui lui conseillait de rompre son jeûne. C'est ainsi qu'il trouva la paix et le calme, qui lui permirent d'accéder de son vivant au nirvana, c’est-à-dire à la dissolution de l'être dans le néant ; la fin de toutes les souffrances liées à l'existence et au cycle des incarnations.
L'ascétisme fanatique est condamné de semblable manière dans la Baja-Govinda de Shankara.
Ce sermon, dont nous proposons ici un extrait, se serait tenu à Varanasi sur les rives du Gange :
« Dans cette direction, il y en a qui vont les cheveux emmêlés, d’autres avec le crâne rasé de la veille, d’autres encore y vont en rampant et en s’arrachant les cheveux. Qu'ils soient habillés de safran ou d'autres couleurs chatoyantes, ce chemin n'est pour eux qu'un gagne-pain et tu sauras toute la vérité quand ces fous jamais ne la verront. Il existe des hommes, qui chauffent leur dos et leur visage au soleil et qui, la nuit venue, se blottissent contre un feu de camp pour combattre le froid. Ceux-là mangent dans un bol la nourriture qui convient aux mendiants et dorment sous un arbre. Mais aussi sévère soit leur ascétisme, ils n'en demeurent pas moins des poupées aux mains de leurs passions. Ces hommes sont alors bien inspirés d'aller en pèlerinage dans les villes sacrées, de jeûner, de faire la charité, mais malgré tout ils demeurent ignorants de ce qui peut le sauver de cent autres naissances, et ainsi, tous leurs efforts resteront vains. Qu'ils vivent dans un temple ou bien sous un arbre, qu'ils dorment sur une peau de bête ou sur la poussière, qu'ils aient renoncé au confort et lâcher toutes les attaches qui les maintenaient au monde, ceux-là même qui sont pris pour des saints, sont-ils seulement heureux ? Que ceux qui prennent plaisir à pratiquer les rituels soient attachés ou pas à leur existence, cela n'est pas le plus important, car seuls ceux qui ancrent fermement leur esprit dans le Brahman peuvent jouir du bonheur sans commencement, ni fin, ni limite… Pourtant, voyant que leurs forces les quittent, que leur tête devient chauve, que leurs gencives ne portent plus leurs dents, et quand bien même ils ne tiendraient debout qu'à l'aide de béquilles, les hommes s'accrochent encore fermement à leurs désirs dont ils savent eux-mêmes qu'ils ne porteront aucun fruit… Pour ne pas souffrir de la mort et ne pas livrer combat à Yama, qu'un homme qui se voudrait sage lise un peu la Bagavad Gita, qu'il boive un peu d'eau du Gange et enfin, qu'il prie un dieu quelconque. »
Une telle critique de l'ascétisme était aussi en vogue en Europe à la même époque. Héritée du culte de Cernunnos, le dieu des bois, l'ascétisme était largement pratiqué. Des moines s'exilaient en Irlande, en Islande. Des moines gallois traversaient la Manche pour fonder des monastères aux cœurs des forêts armoricaines. L'évangélisme n'était pas toujours la raison de ces mouvements vers plus d'isolement. Il s'agissait avant tout de se rapprocher de Dieu. Pourtant, la papauté s'inquiétait de ces pratiques, qui par définition étaient indépendantes de son autorité, car trop lointaines et trop anarchistes. La doctrine papale était claire : aucun maître spirituel ne devait se comparer à Jésus, ni prôner un évangile autre que le sien. Les ermitages devaient donc être des monastères, c'est-à-dire des lieux clos, et non des églises, et encore moins des écoles (ce dernier terme se traduit par « ashram » en sanskrit).
Les « gourous charismatiques » furent raillés. Ils devinrent des « hommes-des-bois », souvent affiliés aux ogres et aux sorciers.
C'est de ce jugement sévère, dont témoigne la fable racontée par François-Marie Luzel, dans Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne. Ce conte s'appelle l’ermite et le vieux brigand :
« Il y avait une fois un vieil ermite, qui avait son ermitage dans une forêt. Il y avait bien longtemps qu’il était là, n’ayant d’autre société que celle des animaux du bois, qui étaient devenus ses amis et ses serviteurs, et qu’il dirigeait et gouvernait à sa volonté. Il avait la réputation d’être très-savant, et de connaître les vertus de toutes les plantes et de toutes les herbes. On disait même qu’il comprenait le langage des oiseaux. Mais, s’il était savant, il était aussi très orgueilleux. Il promettait à tous ceux qui assisteraient à sa mort qu’ils seraient sauvés et qu’ils iraient tout droit au paradis, comme lui. Il était très-vieux. Il tomba malade, et aussitôt la nouvelle s’en répandit dans le pays, et l’on accourait de tous les côtés à son ermitage pour le voir mourir. Un vieux brigand, qui avait commis tous les crimes possibles, fit comme tout le monde, tant il avait foi dans la parole du vieil ermite. Il avait si grand-peur d’arriver trop tard, et il se pressait tant, qu’il se cassa le cou en passant une barrière. « C’est bien fait ! Que son âme s’en aille au diable ! » disaient ceux qui passaient par là, en se rendant à l’ermitage. Et personne n’avait pitié de lui, ni ne songeait à dire une prière pour son âme. L’ermite mourut, et tout le monde crut qu’il était devenu saint, dans le paradis. Mais voilà que, quelques jours après, il revint et demanda que l’on priât pour lui, car son âme était retenue dans les feux du purgatoire. L’âme du brigand, au contraire, était allée tout droit au paradis, parce que sa foi était vive et son repentir sincère. Ceci prouve, chrétiens, que l’orgueil est un vilain péché, très désagréable à Dieu, et que la foi et le repentir obtiennent toujours grâce auprès de lui. »
Vedic Chanting | Rudri Path by 21 Brahmins
Rudri path by 21 brahmins. From powerful vedic chanting album Moksha.Shiva means supreme consciousness which is all pervasive and eternal. The verses in Rudr...