En étudiant les coutumes d'un peuple germain résidant sur le pourtour scandinave, Tacite remarque qu’« une partie des Suèves sacrifie aussi à Isis. » Le romain avoue alors sa surprise, « je ne trouve ni la cause ni l’origine de ce culte étranger, écrit-il. Seulement la figure d’un vaisseau, qui en est le symbole, annonce qu’il leur est venu d’outre-mer » (Les Germains, 9).
Tacite ne se trompe pas, Isis était bien adorée au nord des Alpes, comme en témoignent la toponymie : Issenheim près de Colmar ou l'Isenberg, une montagne suisse. Sur le pourtour méditerranéen et jusqu'à Lutèce (Paris) et Mayence (où se trouvait la garnison romaine de Rhénanie-Palatinat), la déesse égyptienne Isis était en effet l'une des principales divinités des rites initiatiques, des oracles et des autres cultes à mystères. Elle est même devenue la plus populaire des déesses importées d’Orient à la suite de l’expansion de l’Empire romain vers l’Égypte (annexée en 30 av. J.-C.), la Palestine et l'Anatolie. Sur plus de 2000 ans d'Histoire, de Germanie à Méroé, 4080 km plus au sud, des temples, des cryptes et des autels furent érigés pour elle. Rome hébergera d'ailleurs de nombreux sanctuaires en son honneur et un grand temple sur le champ de Mars. Celui-ci était alors voisin de ceux de Jupiter, Mars ou Junon.
Apulée, philosophe et homme de lettres de langue latine d'origine nord-africaine, était un fervent adepte du culte d'Isis. Il associait son identité à celui de Cybèle, Cérès, Déméter et à toutes les déesses d'importance dont la fertilité était l'attribut principal. Dans un poème de L'Âne d’or, il fait parler Isis :
J’ai entendu tes prières, moi, la Nature, mère des choses, la maîtresse de tous les éléments, née au commencement des siècles, la somme de tous les Dieux, la reine des Mânes, la première des vertus célestes, la face uniforme des dieux et des déesses. J’équilibre par mes mouvements les hauteurs lumineuses du ciel, les souffles salutaires de la mer, le silence lugubre des enfers ; divinité unique, qu’adore l’univers entier sous des aspects multiples, par des rites variés, sous des noms divers. Les Phrygiens premiers-nés m’appellent la Mère de Pessinonte, les autochtones de l’Attique, Athéna Cécropienne, les Chypriotes entourés par les flots, Aphrodite de Paphos, les Crétois armés de flèches, Artémis Dictynne, les Siciliens aux trois langages, Perséphone Stygienne, les Éleusiniens, la nourrice Déméter. Les uns me nomment Héra, les autres Enyo, ceux-ci Hécate, ceux-là Rhamnusia. Mais chez les Éthiopiens qu’éclairaient les premiers rayons du dieu Soleil, chez les Aryas, chez les Égyptiens, instruits des sciences antiques, on m’honore par les rites qui me sont propres et on me donne mon vrai nom : la reine Isis.
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De fait, si Isis est aussi Déméter et Cybèle, pourquoi ne serait-elle pas la Nerthus des germains, ou la Frigg des Scandinaves ? Il ne faut pas imaginer l'Isis nord-européenne être semblable à celle d'Égypte, loin de là. Pour saisir toutes les nuances de la mythologie comparée et de la généalogie d'Isis en Europe, il convient d'être méticuleux et de ne pas faire de raccourci. En Germanie, en parallèle au culte d'Isis des soldats romains, qui est minoritaire et même anecdotique, il faut distinguer le culte germanique de la déesse-mère, lequel peut présenter de nombreuses similitudes avec l'adoration d'Isis (elle-même déesse-mère), mais ne peut lui être assimilé. Isis est la femme d'Osiris, Nerthus celle d'Odin. Isis navigue sur une barque, Nerthus sur un navire, etc.
Afin de poursuivre cette réflexion essentielle, nous devons lire Auguste Geffroy, spécialiste de la civilisation germanique. Dans Les Origines du germanisme, excellent article paru dans la Revue des Deux Mondes au fil de l'année 1871, A. Geffroy résume en quelques paragraphes tout ce que l'on peut savoir sur la fameuse présence d'Isis en Germanie :
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À côté de Mercure, d’Hercule et de Mars, Tacite croit distinguer chez les Germains la déesse Isis. [...] Il est clair que l’historien romain pense reconnaître ici la déesse égyptienne dont le culte avait pénétré dans Rome au temps de Sylla. Le symbole du navire se rencontre, à la vérité, de part et d’autre. Apulée, dans un passage infiniment curieux de son Ane d’or, nous a raconté comment, dans l’antiquité classique, à l’époque du lever des Pléiades, c’est-à-dire au début du mois de mars, au moment où la végétation se ranime et où la mer redevient navigable, les prêtres offraient en grande cérémonie à la déesse Isis un vaisseau de fabrication nouvelle, qu’on lançait pour la première fois dans les flots en son honneur. La journée du 5 mars prenait de là dans le calendrier romain le nom de « Vaisseau d’Isis, » Navigium Isidis. Isis n’était cependant pas la seule divinité dans le culte de laquelle apparût l’attribut du navire. Aux grandes fêtes de Minerve, dans l’ancienne Athènes, la péplos de la déesse était solennellement porté, du Céramique au sommet de l’Acropole, suspendu aux mâts d’un vaisseau qu’un mécanisme faisait mouvoir. Jacques Grimm a recueilli les indices de coutumes analogues jusqu’au milieu du moyen âge allemand. Encore dans le premier tiers du 12e siècle, les chroniques décrivent une fête évidemment païenne d’origine, célébrée malgré les malédictions du clergé dans la région rhénane, et qui consiste à suivre en grande foule, avec des danses et des chants d’allégresse, un navire muni de voile et mâture, auquel des roues sont adaptées, et qui porte, nous dit le chroniqueur, « on ne sait quel malin génie. » À la fin du jour, quand la lune s’élève à l’horizon, les femmes se précipitent demi-vêtues, les cheveux épars, sur le chemin que parcourt le dieu, et, pareilles aux bacchantes, elles multiplient les danses avec une frénétique ardeur jusqu’au milieu de la nuit. Grimm rappelle aussi à ce propos certaines fêtes longtemps subsistantes pendant lesquelles c’est une charrue qui est conduite en grande pompe et suivie d’une nombreuse procession. En Saxe, aux environs de Leipzig, on se souvient encore d’une pareille coutume, avec cette circonstance particulière que les femmes non mariées étaient obligées de traîner la charrue. Dans tous ces exemples, Grimm voit la trace d’un culte fort ancien en l’honneur de quelque divinité d’où devait dépendre soit l’heureux succès de la navigation, soit la fécondité de la terre, soit l’heureux succès des mariages. Il compare ces épisodes à ce que raconte Tacite lui-même, dans la Germanie, d’une déesse barbare adorée de certaines tribus du nord. Les Germains croient, dit-il, qu’elle intervient dans les affaires des hommes, et qu’elle les visite à des époques solennelles. « Dans une île de l’Océan est un bois consacré, et, dans ce bois, un char couvert, destiné à la déesse. Le prêtre seul a le droit d’y toucher : il connaît le moment où elle est présente dans le sanctuaire ; elle part traînée par des génisses, il la suit avec une vénération profonde. Ce sont alors des jours d’allégresse ; c’est une fête pour tous les lieux qu’elle daigne honorer de sa présence. Les guerres sont suspendues, toute arme est soigneusement écartée. C’est le seul temps pendant lequel ces barbares acceptent le repos et la paix, et cela dure jusqu’à ce que, la déesse étant rassasiée du commerce des mortels, le même prêtre la rende à son temple. [...] Déjà, bien avant Tacite, Lucrèce avait décrit avec quelques détails analogues les promenades de la déesse Terre, mère des dieux et des hommes, sur son char traîné par des lions. Le calendrier romain désignait le sixième jour des calendes d’avril par ces mots : lavatio matris deûm ; Ovide en effet, dans le passage de ses Fastes où il décrit un des prodiges accomplis par Cybèle, représente le prêtre qui, vêtu d’une robe de pourpre, lave dans les eaux de l’Almon et la déesse et les objets sacrés.
Que penser de ces divers rapprochemens, dont la série pourrait aisément s’accroître ? En conclura-t-on que le culte de l’égyptienne Isis avait pénétré non-seulement à Rome, mais encore au fond même de la Germanie, que c’est elle qu’on peut reconnaître à ces divers symboles du vaisseau, de la charrue, du char traîné par des génisses, et qu’elle figurait ainsi dans le monde barbare aussi bien que dans le monde classique comme protectrice de la navigation, du commerce, de l’agriculture, du mariage, de la concorde générale et de la paix ? Il est vrai qu’un syncrétisme dont on trouverait déjà des traces dans Hérodote avait accumulé sur l’Isis égyptienne les attributs de beaucoup d’autres divinités ; [...] n’était-ce pas en réalité la Nature, mère de toutes choses, que les anciens adoraient sous ces différens noms ? Ce que les Romains avaient rencontré en Germanie, n’était-ce pas un culte s’adressant à la même universelle puissance ?
Or quelle divinité germanique d’un pareil sens Tacite aura-t-il cru pouvoir identifier avec Isis ? Au milieu de tant de difficiles problèmes, celui-ci peut-être a provoqué les solutions les plus singulières et les plus diverses. Grimm a le premier mis un terme aux divagations plus ou moins érudites, en montrant qu’il fallait joindre en effet ce que l’historien nous dit de la prétendue Isis, et ce qu’il nous apprend du culte de la Terre-Mère. Il est particulièrement précieux pour nous que Tacite nous ait transmis le nom barbare de cette dernière divinité, Nerthus. Suivant P.-A. Munch, le laborieux et habile historien de la Norvège, nous pouvons reconnaître ici la divinité des Germains du nord, appelée Niördr dans la langue norrène : la forme gothique de ce nom, presque identique à celle que rapporte Tacite, serait Nairlhus, forme indifféremment masculine ou féminine. Niördr, dispensateur des richesses, passe, dans la mythologie Scandinave, pour avoir engendré Frey et Freya, et celle-ci devient la déesse de la fécondité, de l’abondance, de la joie, de la paix. D’autre part, l’on retrouve aussi dans l’Edda une déesse Terre, Jörd ou Jaurd, laquelle, comme épouse et femme d’Odin, et naturellement aussi comme source de toute vie, se confond avec Freya. P.-A. Munch a remarqué que la visite de la déesse sur un char voilé paraît avoir été une cérémonie spéciale au culte de Freya et de Nerthus. On en trouve des traces jusqu’aux derniers jours du paganisme en Séeland. Cette île danoise a longtemps conservé une ville de Leire, ancien sanctuaire national, et dont le nom reproduit le mot gothique « hleilhra », qui traduit dans Ulphilas le grec « skénè », tente ou char couvert. Séeland aurait été cette île de l’océan, désignée par Tacite, foyer du culte pour les nombreuses tribus des Goths. Ajoutons qu’un des poèmes de l’Edda de Saemund, le chant de Sôl, représente l’épouse d’Odin, Freya, embarquée « à la recherche ardente de la volupté sur le navire de Jörd, » preuve curieuse que la mythologie norrène attribuait à la Terre-Mère ce symbole du navire, rappelant soit l’ouverture de la navigation, soit la visite souhaitée, promesse de fécondité et de richesse, que Tacite semble réserver à Isis. Toute divergence et toute confusion disparaissent si la Terre-Mère et Isis peuvent être considérées comme une seule et même divinité, connue en Germanie sous différens aspects et différentes désignations, parmi lesquelles celles de Freya et particulièrement celle de Nerthus, chez les tribus gothiques, auraient été les principales. Nous avons vu trois noms, parmi ceux des jours de la semaine, reproduire les noms de trois divinités germaniques : Odin, Thor, et Tyr ou Zio ; le vendredi à son tour a été désigné comme le jour de Vénus par les Romains, comme le jour de Freya par les barbares : nouvel indice de l’identité entre Freya et Vénus, considérées toutes deux comme déesses de la fécondité, de la génération, et se confondant ainsi avec Isis et Nerthus ou la Terre-Mère.
Le couple de divinités MÈRE-FILS - Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières
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