25 Janvier 2022
Alexandrie
De toutes les villes bâties après le passage d'Alexandre, la plus célèbre et la plus prospère demeure Alexandrie d’Égypte. Cette cité peut d'ailleurs être considérée comme une seconde Athènes. Elle fut le foyer de tant de doctrines et de tant de philosophes, qu'il convient de faire un peu plus que simplement la mentionner. Lieu de rencontre entre l'Orient et l'Occident, entre les rives nord et sud de la Méditerranée, « Alexandrie fut dans les derniers siècles antiques une ville immense. Fondée par une décision d'Alexandre à l'une des embouchures du Nil, sur l'emplacement d'un village de pêcheurs et de bergers, mais au carrefour des routes navales, fluviales et terrestres de trois continents, elle devint promptement l'entrepôt de l'univers, la plus grande ville de commerce du monde et du même coup, pour trois siècles au moins, la capitale culturelle de l'hellénisme » (A. Bonnard, Civilisation grecque).
La création d'Alexandrie évoque la naissance des villes du nouveau-monde, mais aussi celles de la Chine ou de l'Arabie du 21e siècle. La fondation d'Alexandrie se donnait en effet plusieurs raisons d'être :
- Un objectif démographique : loger les colons qui collecteraient les richesses d'un pays nouvellement conquis.
- Un objectif commercial : attirer les navires marchands des trois continents.
- Proposer la vitrine religieuse, culturelle, technologique et universitaire d'une puissance d'occupation gréco-macédonienne en quête de légitimité.
La conception d'Alexandrie par Dinocrate de Rhodes (v. -331) rappelle celle de Chandigarh par l'architecte suisse Le Corbusier (1887 - 1965) :
La ville fut divisée par lui en quatre quartiers par deux artères ; l'une nord-sud, l'autre est-ouest, qui se coupaient en son centre. Chacun de ces quartiers portait le nom de l'une des quatre premières lettres de l'alphabet. L'artère principale (est-ouest) avait en ligne droite de sept mille cinq cents mètres, elle était large d'une trentaine de mètres et bordée de trottoirs. L'artère nord-sud se dédoublait en deux larges allées, séparées par une rangée d'arbres.
Dans son Histoire universelle, Carl Grimberg ajoute que :
Le plan de la ville étonne par sa régularité et son ampleur. Les urbanistes d'aujourd'hui n'y trouveraient pas grand-chose à redire. Les rues, larges de six à dix mètres, selon leur importance, se coupaient perpendiculairement. Dans chaque quartier, une place publique de grande dimension et d'accès facile, s'entourait des portiques où l'on venait flâner à l'ombre. Les maisons, pourvues d'eau par un système d'aqueducs et de canalisations, étaient confortables et souvent luxueuses. Les bâtiments officiels et les frondaisons des parcs donnaient, à la fois, une impression de grandeur et d'humanité.
Creusé quelques décennies plus tôt par l'empereur Perse Darius 1er (-550 à -486), mais ré-ensablé depuis, le canal qui reliait le Nil à la mer Rouge fut remis en usage par les Gréco-Macédoniens. Dès lors, Alexandrie n’était plus seulement une cité moderne, qui consacrait tout le savoir-faire des architectes et urbanistes grecs, elle devint aussi un modèle quant à la modernisation du réseau de communication facilitant le commerce et la navigation intercontinentale. Le port d'Alexandrie accueillait d'ailleurs l'une des sept merveilles du monde antique :
Une des jetées réunissait le port à l'île de Pharos où se dressait une gigantesque tour de marbre de 120 mètres, due à l'architecte Sostrate. À son sommet, des esclaves entretenaient, durant la nuit, un feu qui se voyait de plus de cinquante kilomètres en mer et servait de point de repère aux vaisseaux qui pouvaient atteindre le port même la nuit.
Héritière d'Athènes et annonçant Rome et plus tard Paris et Londres, Alexandrie fut une des premières villes universitaires et cosmopolites.
Tous les peuples de la terre se côtoyaient à Alexandrie. On y rencontrait même des Indiens. Certaines caractéristiques de l'artisanat d'art de la ville semblent même indiquer que des Chinois y sont venus.
C'est d'ailleurs à Alexandrie que le philosophe Plotin put consulter des papyrus qui traitaient des sagesses indiennes (en particulier le jaïnisme et le brahmanisme) dont les notoriétés rayonnaient alors de Babylone jusqu'à Athènes (où ces doctrines étaient connues sous le nom de gymnosophisme). La colossale bibliothèque d'Alexandrie devait d'ailleurs probablement conserver non pas des traductions de la Bhagavad Gita et des Upanishads, mais plutôt des ouvrages d'introduction et de commentaires de ces mêmes ouvrages indiens.
Plotin
Plotin (205 – 270), philosophe de langue latine, est né en Haute-Égypte, étudia à Alexandrie, puis suivit les armées impériales romaines en Anatolie, avant de fonder son école à Rome. C'est Porphyre de Tyr (v. 234 - v. 310), son disciple, qui rédigea son œuvre et sa biographie :
« On le présenta aux maîtres qui avaient alors le plus de réputation dans Alexandrie, mais il revenait toujours de leurs leçons, triste et découragé. Il fit connaître la cause de son chagrin à un de ses amis : celui-ci, comprenant ce qu'il souhaitait, le conduisit auprès d'Ammonius, que Plotin ne connaissait pas. Dès qu'il eut entendu ce philosophe, il dit à son ami : « Voilà celui que je cherchai » ; et depuis ce jour il resta assidûment près d'Ammonius. […] Il prit un si grand goût pour la philosophie qu'il se proposa d'étudier celle qui était enseignée chez les Perses et celle qui prévalait chez les Indiens. Lorsque l'empereur Gordien se prépara à faire son expédition contre les Perses, Plotin, alors âgé de trente-neuf ans, se mit à la suite de l'armée. Il avait passé dix à onze années entières près d'Ammonius. Gordien ayant été tué en Mésopotamie, Plotin eut assez de peine à se sauver à Antioche. Il vint à Rome à quarante ans, lorsque Philippe était empereur. » Porphyre, Vie de Plotin.
L’helléniste Maurice Croiset (La Civilisation hellénique), résume ainsi la pensée de Plotin :
« Comme Platon, Plotin affirmait la préexistence de l'âme. Il pensait qu'émanée de la sphère suprasensible, elle venait, par la naissance, s'unir à un corps et que, de cette union, résultait pour elle une dualité en quelque sorte congénitale. Une partie de l'âme, d'après lui, tendait instinctivement vers la région supérieure, lieu de son origine, tandis que l'autre inclinait vers le monde des sens, dans lequel elle se trouvait captive, sans que d'ailleurs sa volonté cessât de demeurer libre. De cette liberté, il estimait qu'elle devait faire usage pour préparer sa destinée future ; car l'immortalité n'était pas moins certaine pour lui que pour Platon, dont il reprenait à son compte les arguments. S'attacher trop étroitement au corps, c'était se condamner à subir dans une série de vies successives l'union avec d'autres corps ; et cette captivité, sans cesse renouvelée, risquait d'être d'autant plus lourde, d'autant plus humiliante, pour cette âme venue du ciel, qu'elle se serait enchaînée davantage à la matière. Elle se voyait alors menacée de passer dans des corps d'animaux, ou même réduite temporairement à la condition purement végétative de la plante. Au contraire, celle qui aurait su se mieux garder, pouvait avoir l'espoir de revêtir des formes humaines supérieures, ou même de se dégager de plus en plus du contact dégradant de la matière. À ces âmes libérées était promise une vie de bonheur et de lumière dans les astres, et aux plus pures, le retour définitif à la source de l'être, l'union à Dieu dans la félicité absolue. Un ascétisme profondément spiritualiste était la conséquence nécessaire de ces conceptions. Tout l'effort de la morale se trouvait orienté vers le renoncement, vers le détachement absolu. La matière étant le mal, tout devait être donné à l'esprit. L'action ne pouvait qu'être sacrifiée systématiquement à la méditation ; et celle-ci devait avoir pour règle de s'élever vers l'invisible. »
Le mouvement néoplatoniste qui émergea à Alexandrie avec Ammonius Saccas (175 - 242) et se développa à Rome avec Plotin, s'inspirait non seulement de Platon, de l'orphisme et du pythagorisme, mais aussi, et c'est une évidence, du mazdéisme et de la gymnosophie.
Dans son Histoire de l’École d’Alexandrie, le philosophe Émile Saisset (1814 - 1863) exprime la mystique néoplatonicienne en des termes que comprendront peut-être mieux les orientalistes que les partisans de la philosophie classique :
« Dieu est la pensée absolue, l’être absolu. Or, qu’est-ce que la pensée ? quel en est le type ? C’est la pensée humaine, la pensée liée à la personnalité. Qu’est-ce que l’être ? L’être de cette fragile créature que nous sommes. Mais quoi ! l’être de Dieu sera-t-il comparable au nôtre ? la pensée de Dieu sera-t-elle analogue à celle des hommes ? Penser, c’est connaître un objet extérieur dont on se distingue. Rien n’est extérieur à Dieu. Penser, c’est avoir conscience de soi, c’est se distinguer, se déterminer par rapport à autre chose. Or, il ne peut y avoir en Dieu ni distinction, ni détermination, ni relation. Ce n’est donc pas encore considérer Dieu en soi, mais relativement à nous, que de se le représenter comme la pensée, comme l’Être. Dieu est au-dessus de la pensée et de l’être ; par conséquent, il est en soi indivisible et inconcevable. C’est l’Un, c’est le Bien, saisi par l’extase ; c’est la première hypostase de la Trinité alexandrine. »
Comme nous pouvons le constater, les idées de Plotin trouvent un écho particulier en Inde, mais s'agit-il pour autant d'une véritable influence indienne en Europe ? Qu'en est-il de la connaissance de l'Inde au temps de Plotin ?
C'est l'indianiste et philosophe Olivier Lacombe, dans sa Note sur Plotin et la pensée indienne, qui nous aide à répondre :
Il apparaît de plus en plus, en effet, que [les] relations ne se sont pas limitées, dans le sens Inde-Occident, au colportage de contes ou de lieux communs vagues concernant la sagesse indienne. Les lignes de communications nombreuses et fréquentées qui par mer ou par terre assuraient des échanges commerciaux importants et constants, ont aussi servi au cheminement d'informations authentiques et assez précises sur certains aspects de la pensée brahmanique.
Lacombe mentionne alors un auteur contemporain de Plotin, dont la connaissance de l'Inde est tout à fait précise :
« Dans sa Réfutation de toutes les hérésies, composée vers 230, saint Hippolyte de Rome témoigne d'une connaissance exacte de points importants des doctrines indiennes [...]. La source immédiate ou médiate du rapport d'Hippolyte est manifestement le Vedanta des Upanishad, particulièrement de la Maitryupanishad (qui fait partie du corpus de commentaire du Yajur-Veda et dont la composition remonte au milieu du premier millénaire avant notre ère.) L'écrivain chrétien reprend sans doute des thèmes traditionnels depuis l'époque d'Alexandre chez les auteurs helléniques qui se sont intéressés à l'Inde, mais il ne s'en tient pas là et fait état de renseignements certainement récents portant sur une communauté brahmanique dont il prend la peine de nous dire le lieu de résidence : les bords de la Tungabena ou Tungabhadra, en plein cœur du Deccan. Localisation d'autant plus remarquable qu'elle nous reporte loin des régions de l'Inde habituellement atteintes par les voyageurs venus des pays méditerranéens. »
Après avoir présenté de tels arguments, Lacombe ne peut que conclure :
Si tel était à Rome, en la première moitié du 3e siècle, le degré d'exactitude des connaissances sur la pensée indienne, on n'en pouvait savoir moins à Alexandrie à ce même moment, qui est celui où Ammonius Saccas devenait le maître de Plotin. L'intérêt porté par ce dernier à la philosophie de l'Inde n'a donc rien pour surprendre.
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