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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

Le VIN et les EXCITANTS mystiques (coutumes indo-européennes)

Lénaios et le vin

Un autre avatar de Dionysos est Lénaios (ou Lénéus) : « le dieu » ou « le maître du pressoir ». Homère utilise l'adjectif « délirant » pour qualifier ce dieu civilisateur. Diodore de Sicile le nomme aussi Catapogon, c’est-à-dire « le barbu ». Il est le dieu des forêts, le dieu sauvage et lunatique, celui qui incarne l'ivresse gaie et inspirante, ou bien l'ivresse mauvaise et violente.

Qualifié d'Indien, ce Lénaios serait vraisemblablement originaire du Caucase, que les Anciens associaient à l'Himalaya et où furent retrouvées les premières traces de vinification (6000 à 8000 ans av. J.-C.) Lénaios rappelle aussi par certains côtés Sucellos, le dieu celte tenant dans ses mains un gobelet et un marteau. Dionysos a un thyrse, Sucellos un marteau, mais les deux divinités sont présentées barbues, chevelues, arpentant seuls un monde dans lequel ils n'ont qu'une fonction, mais essentielle : celle de distribuer le nectar d'ivresse. C’est-à-dire qu'ils enseignent aux hommes le travail de la vigne, donc de la terre.

Loin de se limiter à la culture de la vigne, Lénéus est en fait le premier des agriculteurs, le maître de la nature, celui qui ne se limite plus à la dominer, mais qui la dompte et la façonne. Lénaios, c'est l’origine du mythe du vin en tant que nectar scellant l'union sacrée entre l'homme et la divinité. Si Dieu crée la vigne, c'est l'homme qui la cultive, et si Dieu fait croître la branche, germer le bourgeon et mûrir le raisin, c'est l'homme qui transforme le nectar, qui le distille et qui s’enivre avant de rejoindre son créateur dans une transe sensorielle : l'ivresse. C'est ainsi que Lénaios est aussi connu comme « Lyaios », celui « qui délivre des soucis ».

On retrouve ces thèmes dans le christianisme et le manichéisme. Durant la Cène, Jésus fait boire à ses disciples le sang de dieu, qu'il présente comme le sien. Pour les religions qui se revendiquent du Christ, le vin est donc un élément essentiel du culte ; le vin de messe se substituant au haoma des prêtres de Zoroastre.

Composé en Égypte vers 297, soit 20 ans après la mort de Mani, le Psautier manichéen copte présente le même vocabulaire, les mêmes références et les mêmes symboles que le mythe dionysien du vin. Tout comme Dionysos Protogonos, Jésus est aussi surnommé « le premier né », et tout comme le sauvage hurleur Bromios domine et ordonne le chaos, le nom du Galiléen calme la tempête.

Jésus, mon veilleur véritable, puisses-tu veiller sur moi.
Premier-né du Père des Lumières, puisses-tu veiller sur moi.
Tu es le vin vivant, le fils de la vraie vigne.
Donne-nous à boire un vin vivant de ta vigne.
Au milieu de la mer, Jésus, sois mon pilote.
Ne te détourne pas de nous, que les flots ne nous enlèvent.
Que je gémisse ton nom sur la mer, elle calme ses flots.
Qui ne se réjouit de voir le soleil se lever sur lui ?
Tu es un jour achevé, semblable à ton Père dans les cieux. [...]
Tu nous as appelés, tu as ouvert pour nous un vin nouveau.
Ils boivent ton vin : leur cœur se réjouit en lui.
Ils sont ivres de ton amour : la joie se répand...

Extrait du Psaume à Jésus (trad. Tardieu)

Une fable d'Ésope rappelle aussi le caractère sacré du vin, qui permet de mener à bien les sacrifices et les rituels :

Au temps où la vigne jette ses pousses, un bouc en broutait les bourgeons. La vigne lui dit : « Pourquoi m’endommages-tu ? N’y a-t-il plus d’herbe verte ? Je n’en fournirai pas moins tout le vin nécessaire, lorsqu’on te sacrifiera. » Cette fable confond les gens ingrats et qui veulent voler leurs amis.

Le bouc et la vigne

Au retour de sa campagne en Inde, Nonnos raconte la rencontre entre Dionysos, Botrys et sa mère Méthé. Ces derniers souffrant de l'atroce chagrin d'avoir perdu un père et un mari, le dieu leur offre du vin afin de les soulager :

« Le dieu en a pitié ; il verse dans une coupe ce vin qui fait évanouir les soucis, et tend le bienfaisant breuvage au fils et à la mère affligée. Ils burent tous deux le jus mielleux et enchanteur de la vendange. Méthé apaisa ses soupirs, et Botrys son chagrin. Elle dit alors au dieu qui charme l'esprit : « Cher Bacchus, vous venez à moi comme· une précieuse lumière. Plus de tristesse ; votre vin consolateur a séché mes larmes. Je ne gémis plus sur la destinée d'un père, d'un époux. Je pourrai même, si vous l'exigez, me séparer de Botrys ; Bacchus me tient lieu d'époux, de fils et de père. Si vous y consentez, je vous suivrai dans votre demeure aux yeux de tous ; j'y serai la compagne des bacchantes ; je porterai votre thyrse ou votre fruit délicieux. J'approcherai mes lèvres de la flûte qui vous est consacrée. Mais ne m'abandonnez pas dans mon veuvage ; n'ajoutez pas, à mes regrets de la mort de Staphyle, mes regrets de votre départ. Botrys devient votre serviteur. Qu'il s'exerce à vos danses, à vos thyrses, à vos cérémonies, et même à votre guerre des Indes, si vous le souhaitez ; que je le voie sourire auprès du pressoir généreux, et fouler sous ses pieds votre féconde vendange ! Souvenez-vous aussi du vieux Pithos ; qu'il ne reste pas étranger à votre culte, et privé de votre douce boisson. »

[Bacchus rassure Méthé et répond à la nymphe :]

« Ô femme, dont les bienfaits égalent ceux de la charmante Vénus, ô vous dispensatrice de la joie, mère éternelle des amours, soyez à jamais la compagne des festins de Bacchus. Vos fleurs et vos feuillages embaumés lui donneront, comme à Vénus, ses couronnes. Les guirlandes de vos cheveux rivaliseront avec les palmes de la victoire. Vous verserez le vin, comme Hébé à la chevelure dorée ; vous serez l'étoile satellite du dieu de la vigne, vous ne le quitterez pas, et vous préparerez sa coupe. On donnera votre nom à cette satiété du vin qui fait la joie des hommes. J'appellerai Botrys ce fruit de ma vendange qui fait oublier le chagrin, la grappe qui le produit prendra le nom de Staphyle, et se gonflera du jus de mon arbuste chéri. Point de banquets pour moi sans Méthé ; sans Méthé pour moi point de joie. Venez, [faisons la fête et organisons des concours de poésie.] J'offrirai au vainqueur ce taureau engraissé, et au vaincu, ce bouc à la robe épaisse. » Nonnos, Dionysiaques, 19.

Le tragédien Euripide reprend le thème du vin qui délivre du malheur :

Il y a deux divinités, ô jeune homme, qui tiennent le premier rang chez les hommes. L'une est la déesse Déméter, ou la Terre, donne-lui le nom que tu voudras ; c'est elle qui d'aliments solides nourrit les mortels. L'autre s'est placée de pair avec elle : c'est le fils de Sémélé ; il a trouvé un breuvage, le jus de la grappe, et l'a introduit parmi les mortels pour délivrer les malheureux hommes de leurs chagrins en les abreuvant de la liqueur de la vigne.

Euripide, Les Bacchantes.

Dans le registre lyrique, Anacréon (-550 à – 464) compose des vers en l'honneur de la reine des boissons :

 

« Quand ce fils de Jupiter,

Ce riant Bacchus qui délivre les soucis,

Vient s’emparer de mon âme,

Sa douce liqueur m’enseigne à danser. »

Sur Bacchus,

trad. Falconnet

« Quand j’ai bu ta liqueur aux vertus souveraines,
Beau Lyæus, je vois le chagrin s’endormir.
À quoi bon les soucis, les labeurs et les peines ?
Pourquoi tenter la vie aux routes incertaines ?
Que je veuille ou non, il me faudra mourir !
Buvons donc, oublions la mort inévitable !
Loin de nous son ombre obscurcis !
Dans la coupe au flot délectable,
Amis, noyons les noirs soucis ! »

Sur le Vin, trad. Lacaussade

« Les flèches du jour dispersent la nuit ;
Où paraît Bacchus le chagrin s’enfuit.
Dès qu’il verse en moi ses jeunes ivresses,
Soucis et regrets, tout s’évanouit :
De Crésus je crois tenir les richesses,

Je crois d’Apollon posséder la voix.
Mollement couché, le front ceint de lierre,
Je ris en mon cœur du sceptre des rois,
Je foule à mes pieds leur tristesse altière.
Libre et radieux, je chante et je bois,
Et des noirs soucis s’éloigne la troupe.
Volez aux combats, je vole à ma coupe !
Enfant, remplis-la de vin jusqu’au bord.
Il vaut mieux cent fois être ivre que mort ! »

Les effets du vin, trad. Lacaussade

Outre en Grèce, à Sumer ou dans le Caucase, où le vin était essentiel dans les rituels religieux et les échanges sociaux, le vin est aussi un objet culturel dans l'Himalaya. Le Kafiristan, pays des Kalashas polythéistes, fut de tout temps réputé pour sa production de vin et malgré les interdits de l'islam, différentes variétés de vignes y sont encore cultivées. Diodore relie donc sans difficulté le mythe de Bacchus, le thème du vin et l’Inde :

« [Ceux qui] prétendent qu'il y a eu trois Bacchus ayant vécu à des époques différentes, et qui attribuent à chacun d'eux des actions particulières, assurent que le plus ancien était Indien de nation, que son pays produisant spontanément la vigne, il s'avisa le premier d'écraser des grappes de raisin et d'inventer ainsi l'usage du vin. Il eut également soin de cultiver les figuiers et d'autres arbres à fruits ; enfin il fut l'inventeur de tout ce qui concerne la récolte. C'est pourquoi il fut appelé Lénaios, « le maître des pressoirs ». On lui donne aussi le nom de Catapogon [« à la longue barbe »], parce que les Indiens ont la coutume de laisser croître leur barbe jusqu'à la fin de leur vie. Ce même Bacchus parcourut toute la terre à la tête d'une armée, et enseigna l'art de planter la vigne et de presser le raisin, ce qui lui fit donner le nom de Lénéus. Enfin, après avoir communiqué aux hommes plusieurs autres découvertes, il fut mis, après sa mort, au rang des immortels par ceux qu'il avait comblés de ses bienfaits. Les Indiens montrent encore aujourd'hui l'endroit de sa naissance, et ils ont plusieurs villes qui portent dans leur langue le nom de ce dieu. Il nous reste encore beaucoup d'autres monuments remarquables qui attestent que Bacchus est né chez les Indiens : mais il serait trop long de nous y arrêter. » Bibliothèque, 3, 63.

L'ivresse causée par le vin est une thématique commune. Hercule célèbre ainsi sa victoire contre Cacus :

Soyez donc, ô Troyens, de cette fête d’Hercule ; et, pour redire avec nous les hauts faits du héros, couronnez vos têtes de feuillage, prenez la coupe en main, invoquez ce dieu, notre dieu tutélaire et le vôtre, et faites couler le vin à flots.

Virgile, Enéide, 8

Rostam, le héros perse, se repose ainsi après la guerre :

Buvons donc du vin jusqu'à minuit, célébrons la mémoire des braves, rendons grâce au Maître du monde, au Maître de la victoire, de qui viennent la bravoure, le bonheur et les hauts faits ; et n'attachons pas, au milieu des soucis et des peines, notre cœur à ce séjour passager. Les grands le bénirent, disant : Puissent le diadème et le sceau n'être jamais privés de toi !

Le Livre des rois, 3, 2

À propos de la Scythie, Hérodote rapporte :

Chaque gouverneur donne tous les ans un festin dans sa contrée, où l'on sert du vin mêlé avec de l'eau dans un cratère. Tous ceux qui ont tué des ennemis boivent de ce vin : ceux qui n'ont rien fait de semblable n'en goûtent point ; ils sont honteusement assis à part, et c'est pour eux une grande ignominie. Tous ceux qui ont tué un grand nombre d'ennemis boivent, en même temps, dans deux coupes jointes ensemble.

Histoires, 4, 77 à 7, 80.

Des Gaulois inspirés ont composé d'innombrables chansons en l'honneur du vin. Les Bretons avaient jadis coutumes de ne pas cultiver la vigne, mais de voler directement le vin aux Gallo-Romains, comme en témoigne cette chanson (répertoriée et traduite par Théodore Hersart de La Villemarqué, dans Barzaz Breiz) :

Mieux vaut vin blanc de raisin que de mûre ;
Mieux vaut vin blanc de raisin. [...]
Mieux vaut vin nouveau que bière ; mieux vaut vin nouveau.
Mieux vaut vin brillant qu’hydromel ; mieux vaut vin brillant.
Mieux vaut vin de Gaulois que de pomme ; mieux vaut vin de Gaulois. [...]
Vin et sang mêlés coulent ; vin et sang coulent.
Vin blanc et sang rouge, et sang gras ; vin blanc et sang rouge.
Sang rouge et vin blanc, une rivière ! sang rouge et vin blanc.
C’est le sang des Gaulois qui roule : le sang des Gaulois.
J’ai bu sang et vin dans la mêlée terrible ; j’ai bu sang et vin.
Vin et sang nourrissent qui en boit ; vin et sang nourrissent.

Le vin des Gaulois

Nous retrouvons dans l'Edda la mention du « festin d'immortalité » :

« Le paradis des héros est le Valhala : on y arrive par cinq cents portes, et quatre cent trente-deux mille guerriers y sont réunis. Leur joie est de renouveler, dans l’espace éthéré, les combats qu’ils ont soutenus dans ce monde. Ils se revêtent de leur armure, et s’élancent l’un contre l’autre avec ardeur. Mais ceux qui sont blessés dans ces joutes célestes ne souffrent pas, et ceux qui tombent morts sous le poids des glaives se relèvent aussitôt. Quand la bataille est finie, on dresse les tables du festin, les élus s’assoient, sur des sièges d’honneur, à côté des dieux. On leur verse dans de grandes coupes le lait de la chèvre Heidrun et la bière la plus pure : on leur sert chaque jour les membres fumants d’un sanglier qui, chaque soir, se retrouve intact. Odin est au milieu d’eux, mais il ne fait que boire et ne mange pas : il donne les mets qu’on lui présente à deux loups qui le suivent fidèlement, et porte sur l’épaule deux corbeaux qui lui disent à l’oreille les nouvelles du monde. » X. Marmier. Lettres sur l’Islande.

« Le repas abondant et les libations non moins abondantes créaient un état d'euphorie physique et spirituelle qui élevait l'homme au-dessus des limitations de son existence journalière. Si l'organisateur du sacrifice n'avait pas prévu assez à manger et à boire, il commettait par-là une faute très grave tant envers les dieux qu'envers la communauté. Ce sacrifice était en quelque sorte la contrepartie du « festin d'immortalité » des dieux ; la boisson consommée bière ou hydromel — n'était que le symbole de cette boisson mythique qu'Odin lui-même avait conquise sur les géants. Tout comme les dieux devaient leur force à l'hydromel cosmique, l'homme se fortifiait spirituellement à ce banquet auquel assistaient les dieux eux-mêmes. L'organisation de ces repas sacramentels se faisait par district et communauté, la direction étant aux mains d'un fermier riche ou d'un chef puissant. Quant au choix des animaux, il était sans doute déterminé par le caractère spécial de la divinité à qui le sacrifice était destiné. Si le sanglier ou le verrat est l'attribut de Frey, il va de soi que c'est cet animal qui lui sera sacrifié en premier lieu. C'est d'ailleurs en rapportant ce détail que Snorri ajoute : « Pendant le sacrifice les hommes présents posaient la main sur l'animal et prononçaient des vœux. » Dans leur état d'euphorie ces hommes se sentaient capables de prouesses et d'actes de bravoure qu'ils n'auraient peut-être pas entrepris sans cela. Il y a en tout cas des histoires où le participant à un sacrifice regrette après coup la promesse faite dans la salle de banquet. » R. Derolez, Les Germains.

Tacite nous renseigne sur le type d'alcool que buvaient les Germains :

La boisson des Germains est une liqueur faite d’orge ou de froment, à laquelle la fermentation donne quelque ressemblance avec le vin. Les plus voisins du fleuve ont aussi du vin, que leur procure le commerce. [...] Si vous encouragez l’ivresse en leur fournissant tout ce qu’ils voudront boire, leurs vices les vaincront aussi facilement que vos armes.

Les Germains, 23.

Si les Aryens boivent de l'alcool de palme, comme tous les résidants des tropiques, et si les Méditérranéens boivent du vin, ou plutôt de la mélasse de raisin fermentée, les Celtes et les Germains sont friands de cervoise. La passion de la bière lie d'ailleurs encore les Belges, les Flamands, les Allemands, les Anglais et les Irlandais à cette boisson que l'on peut boire sans soif et sans risquer d'ivresse trop violente.

C'est donc fort à propos que Havamal, le poème sacré composé des aphorismes d'Odin, condamne l'ivresse tout autant que l'alcoolisme :

Il n'est fardeau meilleur à porter sur sa route que n'est grande sagacité. Mais il n'est pire viatique à transporter par la plaine qu'un trop grand appétit de bière.

Habamal, 11

Et :

N'est pas si bonne la bière, pour les fils des hommes. Car plus il boit, moins l'homme garde le contrôle de ses esprits.

Havamal, 12

Les soldats gaulois, trouvant, après de longues privations, un pays rempli de vin et de vivres, dans la joie de leur succès et de cette abondance nouvelle, avaient quitté leurs étendards : épars dans la campagne, ils se répandaient partout en vainqueurs. Les Delphiens gagnèrent ainsi du temps. A la nouvelle de l'arrivée des Gaulois, l'oracle avait, dit-on, défendu aux paysans d'enlever de leurs fermes les vins et les récoltes ; on comprit enfin la sagesse de cet ordre, quand on vit les Gaulois, arrêtés par le vin et l'abondance de toutes choses, laisser aux peuples voisins le temps d'accourir à Delphes. Les habitants, aidés de leurs alliés, mirent la ville en état de défense, avant que les Gaulois, retenus par le vin, comme par une riche proie eussent rejoint leurs étendards.

Histoire universelle, 24, 7.

Ernest Renan, breton lui-même, observe cependant que :

Les Bretons cherchaient dans l’hydromel ce qu’Owenn, saint Brandan et Pérédur poursuivaient à leur manière, la vision du monde invisible.

La Poésie des races celtiques.

L'amour de la bière ne se limite pas au nord de l'Europe. Les Égyptiens la préparaient, de même que Strabon rapporte la consommation par les Ligures d'une boisson à base d'orge. Enfin, fabriquée avec de l'alcool de riz, une boisson fermentée et pétillante est consommée en Assam et à travers l'Indochine et les îles indonésiennes : il s'agit du célèbre arak. Si le terme désigne en Arabie et en Indonésie une boisson claire et forte semblable à l'eau-de-vie, l'arak assamais se rapproche totalement de la bière, tant dans le goût que dans l'apparence (il est servi dans des grosses jarres recouvertes d'un linge, qui évoquent les chopes bavaroises à couvercle).

Enfin, mentionnons les Slaves qui ne sont pas en reste, comme en témoigne ce qu'aurait répondu le héros Vladimir à ceux qui voulaient le convertir à l'islam :

Boire est le plus grand plaisir des Russes, et nous rejetons toute religion qui voudrait nous enlever ce plaisir.

Par ailleurs, si la documentation est abondante en Occident concernant les boissons alcoolisées, c'est en partie grâce à la place de choix que lui conserva la théologie chrétienne. À l'inverse, l'alcool est interdit dans le monde musulman, tandis qu'il est tabou en Inde. Il ne faut cependant pas en conclure trop vite que cela fut toujours le cas. Comme nous le rappelle Strabon (15,1) :

Quels pays trouve-t-on par-delà l'Euphrate ? Une bonne partie de l'Arménie, la Mésopotamie tout entière, voire, à la suite de la Mésopotamie, la Médie jusqu'aux confins de la Perse et de la Carmanie ; or tout le monde sait que chacun de ces pays est à peu près partout couvert de vignes, et de vignes excellentes donnant les meilleurs vins

Et Photius :

Les Indiens ont aussi des vins exquis et des fromages excellents.

Le vin serait même loué par les saintes écritures hindoues. Selon Alain Daniélou, le Ramayana appelle Asuras ceux qui s'abstiennent de boire du vin, un préjugé commun parmi les populations pré-aryennes :

Ceux qui burent le vin (sura) sont appelés des Dieux (Suras) tandis que les fils de Diti qui refusèrent de boire sont des Anti-dieux (A-sura-s).

Ramayana, 1, 45, cité par Daniélou, dans Mythes et Dieux de l'Inde.

Les excitants mystiques

Avant que ne soit découvert le processus de fermentation de l'alcool, l'entité Shiva-Dionysos devait se voir attribuer d'autres excitants favorisant la transe mystique, comme le datura, le cactus, le champignon, le kava, l'éphédra ou le cannabis.

« Il n'est pas aventureux d'affirmer que loin de suractiver la zone supraconsciente du psychisme, c'est le dynamisme obscur de l'infra-conscient que libère l'usage de la drogue. Ce dynamisme obscur, remarquons-le, est loin de se présenter comme un inéluctable appauvrissement. Il est riche d'images et de langages symboliques ou mythiques, et de mémorisations très profondes qui feront figure de connaissances « reçues ». Leur affleurement au seuil de la conscience peut se présenter (illusoirement) comme une triomphale extension du moi vers des palais et des mondes enchantés. C'est ainsi que naïvement l'usage de la drogue deviendra une aide pour réaliser l'état de « transe » en des cas de « mystique » assez primitive, où sont recherchés avant tout soit des « pouvoirs » physiques ou mentaux, soit une abolition du moi comme sujet. » L. Gardet, La Mystique.

Les excitants qui servirent à l'initiation des premiers peuples, peuvent être divisés en plusieurs catégories.

Mentionnons tout d'abord les fermentations : alcool de miel, hydromel, bière et vin. Les effets recherchés sont la désinhibition, la danse et la joie. Dans l'hindouisme puranique, la déesse du vin, c’est-à-dire de l'Ivresse, est apparue lors du barattage de la mer de lait, et fut offerte au dieu-magicien Varuna par Vishnou. Femme de Varuna, le Grand Illusionniste, Varuni est parfois présentée comme sa fille. Dans le culte dionysiaque, Silène est le satyre qui incarne l'initiation par la transe alcoolique :

Entends-moi, ô vénérable nourricier de Bacchus, excellent Silène, honoré de tous les Dieux et des hommes mortels pendant les fêtes triennales, chaste et vénérable, prince des mystères sacrés, ami des veilles, vêtu de peaux de boucs, conducteur des bacchantes couronnées de lierre ! Viens au divin sacrifice avec tous les Satyres aux corps de bêtes sauvages, chantant le roi Bacchus, et avec les bacchantes aussi, et sois présent aux divins sacrifices pendant les Orgies nocturnes, et chante, toi qui portes un thyrse, et présides aux Thyades.

Parfum du satyre Silène, Hymnes orphiques, 61

Cependant, si les Aryens semblent avoir connu le vin, les Dravidiens sont culturellement plus portés sur l'alcool de palme ou de riz, comme en témoigne Strabon (15, 1) :

On sait que les Indiens ne boivent jamais de vin, si ce n'est pendant leurs sacrifices, et le vin qu'ils boivent alors n'est pas même fait avec de l'orge, c'est du vin de riz. 

Outre Varuni, divinité plus que mineure, le vin est en effet peu présent dans la mythologie indienne, qui lui préfère le cannabis. De même que le vin est l'attribut de Dionysos, le chanvre indien (« cannabis indica ») est l'attribut de Shiva, que l'on surnomme alors « Seigneur du Bhang » (le bhang étant la fleur de cannabis séchée). En outre, l'Atharva-Veda considère le cannabis comme « une des 5 plantes sacrées du monde ».

Pour shivaratri, l'anniversaire de Shiva, un des événements majeurs du calendrier hindou moderne, le bang est largement consommé par les pèlerins indiens qui se déplacent dans les villes saintes pour l'occasion. Ces festivals rassemblent alors des masses intoxiquées qui espèrent une modification de leurs perceptions. La shivaratri est la fête de ceux qui souhaitent s'intoxiquer au nom de Shiva. Une telle attitude n'est pas sans rappeler les dérives des bacchanales mais aussi les accusations d'orgies dont les cultes mithriaques et dionysiaques furent la cible.

Les villes saintes (Varanasi, Haridwar, Jaisalmer, etc.), sont aussi des sanctuaires, dans lesquels l'État lui-même organise la production, la collecte et la revente d'opium et de bhang, afin que les pèlerins ne soient pas les victimes du commerce sous-terrain. Inversement, dans ces lieux saints, c'est alors la vente d'alcool qui est réglementée et sa consommation publique qui est sévèrement réprimée... Car si l'alcool n'est pas formellement interdit dans l'hindouisme, sa consommation est considérée comme incompatible avec l'exercice du culte (la thèse est la suivante : le vin attise l'ego, tandis que le cannabis l'apaise et le calme. En somme, la consommation d'alcool éloigne du divin et rapproche de la terre, tandis que la consommation de cannabis élèverait l'âme).

En Inde moderne, le commerce et le statut du cannabis sont pour le moins équivoques. Le pays ayant signé des traités internationaux de lutte contre la drogue, officiellement, et sous toutes ses formes, le cannabis est criminalisé. La justice indienne préconise même une année de prison pour un gramme de substance retrouvé dans les poches du consommateur. Cependant, officieusement, la lutte contre les drogues, sous toutes leurs formes, de l’héroïne au cannabis, est loin d'être une priorité nationale.

Ceci dit, le bhang est utilisé dans les cérémonies religieuses du sous-continent, afin d'honorer Shiva et Ganga. Le bhang est le plus souvent bu ou mangé, plus rarement fumé dans un chilom (pipe en terre ou en pierre). Les sadhus ont le droit tacite d'en consommer et d'en faire consommer à leurs disciples, lors de leurs étapes quotidiennes dans les villes et les villages.

Quant à l'opium, la tradition rajpoute en fait un adjuvant du culte, un plaisir réservé aux guerriers et aux patriarches. Dans les montagnes de l'Himalaya, les mères en donnent à leur bébé pour calmer leurs coliques, et c'est avec cette substance qu'on guérit le plus souvent la diarrhée.

Enfin, en considération de la taille du pays, la production indienne de cannabis reste très limitée, devancée même par l'Espagne au classement de l'Institut canadien d’information sur la santé (I.C.I.S). L'Inde, malgré son approche culturelle de cette substance, n’apparaît même pas dans le top 8 des plus gros producteurs mondiaux d'opium.

 

L'attrait des drogues naturelles ne se limite pas à l'Inde, ni à l'époque moderne.

Utilisé depuis des millénaires en Chine comme médicament, [...] nourriture pharaonique sous Aménophis Ier [r. -1551 à -1524], le chanvre est connu en Europe depuis l'Antiquité [...] On considère que le népenthès, ce philtre qui endort le chagrin au quatrième chant de l'Odyssée, en serait également […] La première Bible de Gutenberg est imprimée sur du chanvre, qui compose également les voiles et cordages des bateaux de Christophe Colomb, et plus tard le premier drapeau des États-Unis. La Canebière à Marseille, qui mène aux portes de l'Afrique, tire vraisemblablement son nom du cannabis.

D. Panerai, présentation de l'anthologie Librio Le haschich

Qualifié par les Sumériens de « plante de la joie », l'opium était largement utilisé sur les rives de la Méditerranéen mais aussi à travers toute l'Eurasie (et ce jusqu'au début du 20e siècle). Strabon observe chez les Massagètes de Scythie ce qui semblerait être une prise quotidienne d'opium, une pratique que l'on retrouvera au Rajasthan et dans l'Himalaya :

Leur boisson habituelle consiste en une espèce de liqueur qu'ils expriment des fruits des arbres en les écrasant.

Géographie, 11, 8, 6 et 11, 8, 7.

Hérodote témoigne quant à lui de l'usage rituel et collectif du cannabis.

« Il croît en Scythie du chanvre ; il ressemble fort au lin, excepté qu'il est plus gros et plus grand. Il lui est en cela de beaucoup supérieur. Cette plante vient d'elle-même et de graine. Les Thraces s'en font des vêtements qui ressemblent tellement à ceux de lin, qu'il faut être connaisseur pour les distinguer, et quelqu'un qui n’aurait jamais vu de chanvre les prendrait pour des étoffes de lin. Les Scythes prennent de la graine de chanvre, et, s'étant glissés sous ces tentes de laine foulée, ils mettent de cette graine sur des pierres rougies au feu. Lorsqu'elle commence à brûler, elle répand une si grande vapeur, qu'il n'y a point en Grèce d'étuve qui ait plus de force. Les Scythes, étourdis par cette vapeur, jettent des cris confus. Elle leur tient lieu de bain ; car jamais ils ne se baignent. Quant à leurs femmes, elles broient sur une pierre raboteuse du bois de cyprès, de cèdre, et de l'arbre qui porte l'encens ; et, lorsque le tout est bien broyé, elles y mêlent un peu d'eau, et en font une pâte dont elles se frottent tout le corps et le visage. Cette pâte leur donne une odeur agréable ; et le lendemain, quand elles l'ont enlevée, elles sont propres, et leur beauté en a plus d'éclat. » Histoire, 4, 84 et 85.

Vladimir Kouznetsov et Iaroslav Lebedynsky, dans Les Alains, cavaliers des steppes, seigneurs du Caucase, mentionnent eux aussi des plantes enthéogènes chez les peuples des steppes :

Un morceau de haschisch a été trouvé à Klin-lar dans la tombe, datée de la première moitié du 6e siècle, d'une femme au crâne déformé. Cette découverte, qui n'est pas unique, évoque des usages rituels de produits psychotropes, signalés de l'Antiquité au 19e siècle chez différents peuples « scythiques ». [...] J. von Klaproth mentionne l'usage par les Ossètes, comme stupéfiant, du rhododendron caucasien. Les rêves qu'il provoquait étaient considérés comme des présages.

Dans le même ouvrage, Kouznetsov et Lebedynsky évoquent un objet probablement lié à la consommation du haschisch : la pipe en pierre. Nommé « chilom » en Inde, cet objet est encore largement utilisé de nos jours, car il permet de consommer le cannabis sans déperdition et sans avoir besoin de le cuisiner.

« La fonction religieuse de ces brûle-parfums, connus chez les Sarmates depuis le 3e siècle av. J.-C., ne fait guère de doute, même si leur mode d'emploi précis n'est pas connu. Il n'est pas impossible qu'ils aient été associés à des fumigations de haschisch ou d'autres vapeurs psychotropes, dans le cadre de rites analogues à ceux d'autres peuples antiques de la steppe (tribus de l'Altaï à l'époque scythe ; Scythes d'Europe, Massagètes et leurs voisins d'après Hérodote). Au Caucase du Nord, sur des sites associés spécifiquement aux Alains, des objets de ce genre ont été découverts in situ dans des dispositifs identifiés comme des sanctuaires. À loutsk sur la Kouma, huit cylindres en argile, installés en cercle autour d'un exemplaire de plus grande taille, contenaient du charbon et de la cendre, et les abords étaient parsemés d'os d'animaux et de cendre. Cinq ensembles analogues ont été fouillés à Alkhan-Kala en Tchétchénie. Le plus important comportait 76 cylindres disposés à côté d'un autel en terre battue et du squelette d'un cheval. Les autres étaient conçus de façon similaire, avec des restes d'ovins. Une femme et un adolescent étaient inhumés entre deux des sanctuaires. Le centre de tout le dispositif était occupé par un immense bûcher, d'un diamètre de plus de 40 m, dont la couche de cendre atteignait 1,50 m. L'un des cylindres contenait des grains de chanvre. L'ensemble a été identifié comme un important sanctuaire tribal voué au culte du feu - on pourrait dire plus prudemment : à un culte par le feu. »

Dans le Livre d'Arda Viraf, un des derniers écrits saints de la tradition mazdéenne, composé oralement durant l'époque sassanide (224 à 651 apr. J.-C.) et rédigé définitivement vers l'an 1000, il est fait mention d'une boisson psychopompe à base de vin et de cannabis mélangés. C'est en buvant un tel breuvage que l'envoyé des hommes, le très sage Arda Viraf, va rejoindre le ciel pour y rencontrer Ahura-Mazda, avant de commencer sa visite des enfers.

« Viraf joignit ses mains à sa poitrine devant les mazdéens et leur dit ceci : « C'est la coutume que j'honore les ancêtres, que je mange de la nourriture et que je fasse un souhait. Ensuite, vous me donnerez le narcotique. » Ce à quoi les prêtres répondirent : « Il en sera fait ainsi. » [...] Viraf se lava la tête et le corps, revêtit des vêtements neufs et s'entoura de la fumée de l'encens, puis plaça un tapis neuf et propre sous lui et en fit une couche. Il consacra les offrandes de nourriture, se souvint des ancêtres, et mangea. Puis les prêtres remplirent ses trois coupes en or avec du vin et du bhang [poussière de chanvre et lait]. Ils tendirent la première coupe à Viraf en lui disant « voici la juste pensée », puis la seconde en disant « voici la juste parole », puis ils remplirent la troisième coupe en disant : « voici l'acte juste. » Alors, Viraf but le breuvage de vin et de narcotique. Encore conscient, il chanta quelques instants les grâces, puis s'endormit sur sa paillasse. »

Les champignons sont une autre catégorie d'excitants mystiques. Leur principe actif est la psilocybine, l'effet recherché est un puissant voyage psychédélique. Des steppes eurasiennes jusqu’en Sibérie, le champignon hallucinogène est l'enthéogène de choix du Paléolithique et du Néolithique, mais il semble avoir disparu des temps historiques1. Souvent représenté sur les fresques pariétales primitives et sur les premiers artefacts de l’humanité, le champignon de type psilocybe disparut des pratiques rituelles et religieuses pour ne plus subsister que dans de très rares communautés sibériennes ou centraméricaines.

Dans la région d'Udupi, au sud de la péninsule indienne, le psilocybe est encore consommé en lien avec le culte initiatique et saisonnier de Shiva.

Cannabis, opium, alcool, champignon, sont les principales drogues utilisées par nos ancêtres, mais elles ne sont pas les seules. La pharmacopée psychédélique comprenait aussi des produits aujourd’hui tombés en désuétude, comme la valériane, la sauge divinatoire ou encore les différentes variétés de plantes contenant un alcaloïde puissant et hallucinatoire associé à la datura (une plante qui pousse particulièrement bien en Europe et en Inde). Par ailleurs, les plantes pouvaient être utilisées de manière combinée, afin d'en décupler les effets.

Si ce n'est dans un contexte mystique, ces puissants psychotropes pouvaient aussi être utilisés lors d'opérations chirurgicales durant laquelle, à cause de la douleur, une « déconnexion » complète du patient était nécessaire.

Mentionnons à propos l'usage religieux de la jusquiame. Connue en tant qu'herbe de Sainte Apolline, il s'agit d'une plante dont les effets et les alcaloïdes l'associent à la datura. Dans un site religieux philistin (le site archéologique de Tel Yavneh en Israel), ont été retrouvées de très nombreuses traces de décoctions de jusquiame. Une plante dont la graine sert par ailleurs à calmer les rages de dents. Dans l'Odyssée, c'est un philtre à base de jusquiame qui transforme les compagnons d'Ulysse en cochons. La jusquiame provoque en effet un sentiment de métamorphose animale (que l'on retrouve en Amérique du sud avec l'usage de l'ayawaska).

Citons enfin l'usage de la belladone par les druides et druidesses.

 

1« La religion du champignon à psilocybine, née en même temps que la cognition, dans les savanes africaines, pourrait bien être la religion générique de l'être humain. Toutes les ébauches religieuses du Proche-Orient ancien peuvent être reliées à un culte de la Déesse et du bétail ; culte dont les racines Archaïques s'enfoncent jusqu'à l'ancien rite de l'ingestion de champignons à psilocybine, dans un but d'extase, de dissolution des frontières de l'ego et de réunification des fidèles avec la matrice végétale de la vie planétaire (personnifiée par la Grande Déesse). » T. McKenna, La Nourriture des dieux. Trad. de l'américain par J. Falquet et O. Valenti (Terra Magna, Georg éditeur, 1999).

« Viraf joignit ses mains à sa poitrine devant les mazdéens et leur dit ceci : « C'est la coutume que j'honore les ancêtres, que je mange de la nourriture et que je fasse un souhait. Ensuite, vous me donnerez le narcotique. » Ce à quoi les prêtres répondirent : « Il en sera fait ainsi. » [...] Viraf se lava la tête et le corps, revêtit des vêtements neufs et s'entoura de la fumée de l'encens, puis plaça un tapis neuf et propre sous lui et en fit une couche. Il consacra les offrandes de nourriture, se souvint des ancêtres, et mangea. Puis les prêtres remplirent ses trois coupes en or avec du vin et du bhang [poussière de chanvre et lait]. Ils tendirent la première coupe à Viraf en lui disant « voici la juste pensée », puis la seconde en disant « voici la juste parole », puis ils remplirent la troisième coupe en disant : « voici l'acte juste. » Alors, Viraf but le breuvage de vin et de narcotique. Encore conscient, il chanta quelques instants les grâces, puis s'endormit sur sa paillasse. »

Les champignons sont une autre catégorie d'excitants mystiques. Leur principe actif est la psilocybine, l'effet recherché est un puissant voyage psychédélique. Des steppes eurasiennes jusqu’en Sibérie, le champignon hallucinogène est l'enthéogène de choix du Paléolithique et du Néolithique, mais il semble avoir disparu des temps historiques.

La religion du champignon à psilocybine, née en même temps que la cognition, dans les savanes africaines, pourrait bien être la religion générique de l'être humain. Toutes les ébauches religieuses du Proche-Orient ancien peuvent être reliées à un culte de la Déesse et du bétail ; culte dont les racines Archaïques s'enfoncent jusqu'à l'ancien rite de l'ingestion de champignons à psilocybine, dans un but d'extase, de dissolution des frontières de l'ego et de réunification des fidèles avec la matrice végétale de la vie planétaire (personnifiée par la Grande Déesse).

T. McKenna, La Nourriture des dieux. Trad. de l'américain par J. Falquet et O. Valenti (Terra Magna, Georg éditeur, 1999)

Souvent représenté sur les fresques pariétales primitives et sur les premiers artefacts de l’humanité, le champignon de type psilocybe disparut des pratiques rituelles et religieuses pour ne plus subsister que dans de très rares communautés sibériennes ou centraméricaines.

Dans la région d'Udupi, au sud de la péninsule indienne, le psilocybe est encore consommé en lien avec le culte initiatique et saisonnier de Shiva.

Cannabis, opium, alcool, champignon, sont les principales drogues utilisées par nos ancêtres, mais elles ne sont pas les seules. La pharmacopée psychédélique comprenait aussi des produits aujourd’hui tombés en désuétude, comme la valériane, la sauge divinatoire ou encore les différentes variétés de plantes contenant un alcaloïde puissant et hallucinatoire associé à la datura (une plante qui pousse particulièrement bien en Europe et en Inde). Par ailleurs, les plantes pouvaient être utilisées de manière combinée, afin d'en décupler les effets.

Si ce n'est dans un contexte mystique, ces puissants psychotropes pouvaient aussi être utilisés lors d'opérations chirurgicales durant laquelle, à cause de la douleur, une « déconnexion » complète du patient était nécessaire.

Mentionnons à propos l'usage religieux de la jusquiame. Connue en tant qu'herbe de Sainte Apolline, il s'agit d'une plante dont les effets et les alcaloïdes l'associent à la datura. Dans un site religieux philistin (le site archéologique de Tel Yavneh en Israel), ont été retrouvées de très nombreuses traces de décoctions de jusquiame. Une plante dont la graine sert par ailleurs à calmer les rages de dents. Dans l'Odyssée, c'est un philtre à base de jusquiame qui transforme les compagnons d'Ulysse en cochons. La jusquiame provoque en effet un sentiment de métamorphose animale (que l'on retrouve en Amérique du sud avec l'usage de l'ayawaska).

Citons enfin l'usage de la belladone par les druides et druidesses.

 

Divinités de l'ivresse

védique

Varuni – Rudra - Soma

hindoue

Shiva

sogdienne

Veshparkar (Shiva Mahadeva)

kalasha

Bulimain, Indr (vigne)

mycénienne

Dionysos mycénien

grecque

Dionysos (Shiva), Silène

romaine

Liber Pater - Bacchus (Dionysos)

folklore français

Gargantua

germanique

Mandragore, Alrune

scandinave

Beyla

lituanienne

Rugutis (fermentation)

 

Procession bacchique
Dionysos
La Boisson des Dieux

védique

Soma (haoma)

hindoue

Amrita

perse

Haoma (soma)

kailasha

Sauma - vin

scythe

Haoma (soma)

grecque

Ambroisie (nectar)

romaine

Nectar

philistine

Une boisson à base de jusquiame

vandale

Bière

scandinave

Hydromel

slave

Suriana (boisson à base de miel)

 

Le nectar d'immortalité

Une boisson nécessaire au culte, aux rituels, mais aussi à la motivation des hommes et aux offrandes des dieux est omniprésente dans le Livre de Vélès, sous le nom de suriana1, ainsi que dans les Vedas, sous le nom de Soma :

« Nos offrandes consistent en du miel et en la « boisson du soleil », la suriana, dans laquelle neuf fois sont décantées des herbes, qui fermentent trois jours durant sous le soleil. Cette herbe verte est une bénédiction, nous la mettons dans nos pots, afin que le soleil se repose dans nos foyers et afin que nous puissions boire au nom des dieux, qui vivent dans le ciel bleu. Ensuite, ce nectar est filtré à travers un tissu en laine, puis nous buvons la « boisson du Soleil » en signe de bénédiction et d’unité avec les dieux, qui résident dans le Svarog. Nous buvons ainsi pour notre bonheur. Chantons pour la gloire du soleil, et pour le divin cheval solaire qui galope à travers le ciel. Pour notre gloire, nous buvons la boisson du Soleil cinq fois par jour. Pour cela, nous allumons les feux de chênaie, nous l’alimentons avec des gerbes, et effectuons des prières pour eux… Car nous sommes les petits-enfants du Soleil, et nous ne devons pas négliger nos prières et nos offrandes… » Le Livre de Vélès.

Le soma, l’enivrante boisson qui garantit aux dieux l'immortalité, doit toujours remplir ton corps, comme une mer toujours gonflée d’eau, comme une langue toujours humectée de salive. Ces boissons enivrantes, ces holocaustes qui augmentent ta force, ces libations offertes pour la mort de Vritra, ô maître de la vertu, t'ont toujours flatté et l’on t’a vu, facilement vainqueur, détourner des milliers de malheurs loin de l’homme qui t’offre un digne sacrifice et jette pour toi des poignées d'herbes kusha dans le feu sacrificiel. 

Rig-Véda, 1, 4, 5.

Dans La Nourriture des dieux (1992), le philosophe spécialiste des enthéogènes, Terence McKenna, propose une étonnante généalogie du soma védique :

« Dans leur patrie d'origine, au nord de la mer Noire, les Indo-Européens auraient bien pu pratiquer une religion chamanique très similaire à celle des Koryaks, des Tchoutchs et des Kamchadals du nord-est de la Sibérie, qui utilisent l'amanite. À cette époque, les Indo-Européens étaient entourés au nord et à l'est par des peuples finno-ougriens pour lesquels l'usage de l'amanite est supposé très ancien. Au 4e millénaire avant J.-C., des populations d'agriculteurs sédentaires peuplaient l'Europe depuis déjà plus de deux mille ans et certaines civilisations urbaines étaient déjà anciennes dans les vallées fertiles du Proche-Orient et dans la plaine anatolienne. Durant ce millénaire débuta la première colonisation massive des zones désertiques et des steppes d'Asie par les Indo-Européens. Dans les steppes d'Eurasie du nord de la mer Noire, dans le Caucase, le Taurus et les monts Zagros, le cheval fut un élément clef. Si la domestication du bétail en Afrique posa les fondations des sociétés partenariales, adorant la Déesse et utilisant le champignon, la domestication du cheval par les Indo-Européens renforça chez eux la mobilité, la domination masculine, ainsi qu'une économie sociale fondée sur le pillage et le viol. Les véhicules à roues, inventés d'abord sur les franges du Caucase, là où la steppe rencontre la forêt, se répandirent bientôt parmi les tribus indo-européennes. Avec le cheval et le chariot, ils entreprirent des déplacements vers l'ouest, dans des zones occupées par des groupes d'agriculteurs sédentaires, vers l'est en Asie centrale et vers le sud, en direction du lac Van, où ils rencontrèrent les cultures urbaines de l'Anatolie et du plateau iranien. Ces cultures occupaient ces territoires depuis longtemps et leur passé remontait tant au sud qu'à l'ouest, vers le berceau de la conscience que sont les prairies tempérées d'Afrique. L'usage de la psilocybine y était une pratique traditionnelle aussi vieille que ces cultures elles-mêmes. […] Comme les conditions climatiques changeaient, et que les Indo-Européens migraient de plus en plus loin vers l'est, il est probable que les conditions tempérées et les pâturages favorables au Stropharia cubensis disparurent. D'autres champignons ont peut-être servi de substitut pour la préparation du soma, et parmi ceux-ci l'Amanita muscaria a pu être préféré, du fait de son abondance dans les climats plus froids, de son aspect frappant et de ses propriétés psychoactives (controversées). »

C'est le Haoma de l'Avesta :

« Le soma fut particulièrement important dans la religion prézoroastrienne de l'Iran, où on le nommait « Haoma ». « Soma » et « Haoma » sont deux formes différentes d'un même mot dérivant d'une racine, signifiant « exprimer un liquide » : « su » en Sanskrit et « hu » en Avestan. Aucun éloge ne semble avoir été trop fort pour être appliqué à ce breuvage magique. On pensait que le soma avait été apporté des cieux les plus hauts par un aigle, ou qu'il provenait des montagnes où l'avait placé Varuna, un membre du panthéon hindou primitif. […] Du fait du pouvoir inspirateur de cette boisson, on en vint même dans la période Indo-iranienne à personnifier cette sève en un dieu Soma, auquel on donna presque tous les attributs des autres dieux, car les forces des dieux eux-mêmes sont augmentées par ce breuvage. Comme Agni, le soma voit son rayonnement briller chaleureusement dans les eaux ; comme Vayu, il mène ses coursiers ; comme les Ashvins, il se hâte de secourir ceux qui l'invoquent ; comme Pushan, il inspire le respect, surveille les troupeaux, et mène par le plus court chemin au succès. Comme Indra, le précieux allié, il surmonte tout ennemi, de près comme de loin, il libère des mauvaises intentions des envieux, du danger et du besoin ; il apporte des cieux, de la terre et de l'air de riches présents. C'est aussi le soma qui fait lever le soleil dans les cieux, restaure ce qui était perdu, détient mille façons d'aider, peut tout guérir, l'aveugle et le boiteux ; met en déroute la peau noire (les aborigènes), et place toute chose en possession des pieux aryens. » McKenna, op. cit.

Nous honorons la plante sacrée du homa, qui écarte la mort et possède des reflets dorés et de larges branches. Poussant en altitude, elle fait prospérer les mondes.

Avesta, yasna 41.

La boisson des dieux est un mythe commun aux Indo-Européens. Grâce à elle, les dieux sont immortels. Les hommes ont la stricte interdiction d'en consommer et ce breuvage d'immortalité inspirera le « sang du christ », la quête du Graal et l’élixir de jeunesse des alchimistes.

Associé à la déesse Koridgwen, les anciens bardes mentionnaient le nain Gwion. Racontée par Th. H. de La Villemarqué dans Barzaz Breiz, la légende bretonne dit à son propos que :

Trois gouttes bouillantes lui étant tombées sur la main, il la porta à sa bouche, et soudain l’avenir et tous les mystères de la science se dévoilèrent à lui. » La Villemarqué ajoute que : « L’eau merveilleuse du vase magique est nommée par les bardes l’eau de Gwion. L’île d’Alwion, ou de Gwion, dont on a fait Albion, et qu’un ancien poète gallois appelle le pays de Mercure, paraît lui devoir son nom.

Les recettes exactes de ces breuvages magiques, connus d'Irlande jusqu'en Perse et en Inde, nous demeurent inconnues. Il s'agissait probablement d'une boisson fermentée à base d'orge et de miel, à laquelle des variations locales ajoutaient de l'opium, du cannabis, du datura ou des champignons gorgés de psilocybine. La présence du miel dans les boissons divines s'explique par le fait que le miel conserve, mais aussi qu'on en extrait les huiles essentielles et autres résines psychotropes.

L'auteur russe Jury Mirolyubov, spécialiste des croyances et des coutumes ancestrales slaves, a proposé une version de la recette détaillée du mystérieux soma, en s'inspirant des données perses, indiennes et slaves dont il disposait. Nous retranscrivons ici sa recette :

« Pour composer cette boisson, prenez quelques centaines de grammes de son, dont les graines auront été cuites dans de l'eau, puis extraites, bouillies, et passées à travers un tamis. Ensuite, faites cuire tout autant d'herbe verte, qui servira de passoire en se déposant au fond de la mixture. Ajoutez ensuite une bonne lampée de miel, des pommes et de la farine. Laissez ensuite tout reposer pendant trois jours, puis ajoutez les raisins, la levure, tout en veillant à chauffer la levure séparément. Mélangez ensuite la mixture dans une cuve en bois. Tous les trois ou quatre jours, touillez-la. Une fois le processus de fermentation commencé, ajoutez une tasse de lait et versez du beurre clarifié. Après deux semaines de fermentation, ajoutez plus de miel (ou de sucre) et ajoutez également une petite quantité de houblon à la crème obtenue. Une fois la seconde étape de fermentation effectuée, fermez-le couvercle du fût et laissez reposer ainsi un mois complet. Ensuite, mélangez le fond, puis laissez-le mélange encore fermenter, puis versez-le dans un baril propre, en bois de chêne, et de préférence fabriqué d'une écorce encore verte. »

Le VIN et les EXCITANTS mystiques (coutumes indo-européennes)
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