27 Janvier 2022
Pan
Les équivalents européens des ganas pourraient être les satyres, dont Pan est le chef et le père. Tout comme Rudra, Pan (ou Faunus en latin), est un être hors cadre qui interrompt les cérémonies et trouble les autres divinités par sa présence. Punissant les vanités par son insolence, c'est un empêcheur de tourner en rond, qui ne respecte ni les règles de bienséance, ni la politesse. C'est un voyeur, un violeur, un musicien qui charme et ensorcelle. En pleine décadence médiévale, Pan inspirera la figure du nain et du bouffon de cour.
« Pan était général de l'armée de Bacchus. [...] Pan fut aussi le premier qui s'avisa d'inspirer de la terreur aux ennemis par artifice. Bacchus était campé dans un lieu reculé et ombrageux, et ses batteurs d'estrade lui avaient annoncé que l'ennemi était campé au-delà, avec des forces supérieures aux siennes. Bacchus eut peur : mais Pan ne se laissa point étonner par ces nouvelles. Il ordonna à l'armée de Bacchus de pousser de grands cris la nuit. Il fut obéi par les troupes, et le bruit qu'elles firent retentissant dans les hauteurs et des gorges voisines, par des échos redoublés, fit juger aux ennemis que les troupes de Bacchus étaient beaucoup plus nombreuses qu'ils ne s’étaient imaginés. La frayeur les saisit, ils prirent la fuite. C'est pour faire honneur à cette ruse de Pan, qu'on a imaginé ses amours avec la nymphe Écho ; et d'ailleurs cette rencontre a été la cause qu'on a nommé Paniques les terreurs nocturnes et sans sujet connu, qui surviennent dans les armées. » Polyen. Ruses de guerre, 2.
Pan est aussi un messager, un protecteur des chemins, maîtrisant la médecine et la magie. Son rôle fut important dans les pratiques ésotériques méditerranéennes, étant souvent associé avec le dieu égyptien Thot ou Hermès, deux psychopompes. Sans surprise, l'Hermès grec possède comme animal emblème le bélier. Il en va de même en Inde avec le rishi Daksha, père de milliers de filles et qui vit sa tête remplacée par celle d'un bélier à la suite de sa décapitation par Rudra. Symbole de fertilité chez les Indo-Européens, le bélier deviendra plus tard un des attributs de Belzébuth, le diable cornu du catholicisme.
Concordance intéressante, Pan est le fils bâtard de Dionysos, mi-homme mi-chèvre, tout comme Ganesh est le fils adoptif de Shiva, mi-homme mi-éléphant. La comparaison continue : Pan est le général en chef des armées de Dionysos, de même que Ganesh est le Ganapati, le chef des légions. Tout comme Pan, Ganesh est une divinité irrévérencieuse, équivoque, tendancieuse, roublarde.
Mais encore, Skanda est un éternel enfant, tandis que Priape est un monstre handicapé dont on se moque. Comme si le maître de la nature à l’énergie débordante, qu'il soit Shiva ou Dionysos, ne pouvait donner naissance qu'à des êtres hors norme et à des monstres.
Les satyres
Tout comme Sylvain est accompagné des Sylvains, Pan est le père des Satyres, ces êtres qui lui ressemblent et qui perpétuent sa dévotion au service de Dionysos (l'ancêtre des satyres, le père putatif de Pan). Ils forment l'avant-garde de l'armée dionysiaque qui fit campagne en Inde. Tout comme le roi Rama en exil est aidé par le peuple des singes dont le général est Hanuman, Dionysos reçoit l'appui décisif des nombreux satyres.
Nonnos en répertorie quelques-uns, qu'il nous présente comme des demi-frères vivant ensemble au sommet des montagnes. Au passage de Dionysos, ils suivent immédiatement le dieu.
L'instabilité du satyre et son insaisissable désir de plaisir, se traduisait artistiquement sur le mode burlesque, irrévérencieux et tendancieux. Ce personnage dépareillait alors que s'imposait en Europe le modèle de référence judéo-chrétien. Ce dernier encourageant beaucoup moins la jouissance que le modèle polythéiste qui le précédait.
« Le satyre, comme le berger de l'idylle moderne, est né de la nostalgie de la vie primitive et naturelle ; mais quelle fermeté intrépide dans la façon dont le Grec s'emparait de son homme des bois, que de timidité et de mollesse dans la façon dont l'homme moderne joue avec l'image flatteuse d'un tendre et frêle pasteur soufflant dans ses pipeaux ! La nature encore vierge de connaissance, et qui n'a pas encore poussé les verrous de la porte qui mène à la civilisation, voilà ce que le Grec apercevait chez le satyre, qu'il ne confondait toutefois pas avec un singe. [...] Le satyre était un être sublime et divin ; c'est ainsi du moins qu'il apparaissait surtout au regard révulsé et douloureux de l'homme dionysien. L'image du berger minaudant et paré l'eût offusqué ; son regard reposait avec une sublime satisfaction sur les grands caractères nus et sans fard inscrits au livre de la nature ; ici l'image primitive de l'homme était dépouillée de l'illusion dont l'enveloppe la civilisation, l'homme vrai se dévoilait dans l'image du satyre barbu exultant en présence de son dieu. Devant cette image, l'homme civilisé se réduisait à une caricature mensongère. » F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie.
Le prude christianisme diabolisa le satyre, utilisant son apparence caprine comme représentation du diable cornu et lubrique. Le satyre était en effet un des motifs picturaux les plus repris de Rome et à Athènes, tout comme l'était son cousin Priape en Gaule et dans l'Hellespont. En diabolisant le satyre, l’Église se trouvait un repoussoir contre le paganisme, tout comme elle changeait l'univers culturel des peuples nouvellement convertis, en faisant de leur attachement millénaire à l'homme-animal une honte et un rejet.
Le même phénomène affecta Cernunnos. La divinité celte cornue si populaire au début du premier millénaire de notre ère, fut assimilée par l’Église au diable sémite : Belzébuth, « le Seigneur des Mouches ». Une célèbre représentation de Baphomet par le célèbre occultiste Éliphas Lévy, parue dans le second volume de Dogme et Rituel de la Haute Magie (1854), représente d'ailleurs le diable dans une position yogique qui évoque celle du dieu indo-européen.
Ce Baphomet est une caricature de Cernunnos : il n'a pas seulement des cornes, mais sa tête tout entière est celle d'un bouc et il est entouré des symboles classiques de la divinité indo-européenne de la fertilité ; la lune, le serpent (qui n'entoure plus le bout des mains, mais le phallus) ou encore l'androgynie.
À gauche : Autel de Cernunnos (Musée Saint Remi de Reims. Au centre : « Satyre », de Jean-Baptiste Coriolan (Université d'Oklahoma). À droite : Illustration extraite de E. Lévy, Dogme et Rituel de la Haute Magie
Sylvain
La littérature mythologique romaine abonde sur le thème de Sylvain (Sylvanus). Les Romains faisaient de Sylvain l'un des petits-fils de Faune, le Pan latin. Or, Pan est un des fils d'Aphrodite et Dionysos, ce qui fait de Sylvain un descendant direct de Dionysos. Un de ses mythes le décrit comme homosexuel, attiré par Cyprès, un jeune homme qui meurt sans que Sylvain ne puisse l'aimer à sa guise. C'est pourquoi le cyprès est aussi associé à Sylvain et parfois remplace le pin en tant que couronne.
L'arbre fétiche de Sylvain est en effet le pin, le même arbre que Priape et Pan. Le pin, le plus grand et le plus majestueux des arbres à feuille permanente, est l'arbre de la virilité, l'arbre dressé et fier. Arbre résineux qui passe l’hiver, il est le symbole de la permanence, puis de la résurrection.
C'est sous un pin que va mourir Roland. C'est ainsi qu'il s'en remet à Dieu :
Roland sent que la mort le saisi, que de la tête sur le cœur elle lui descend / Dessous un pin il est allé courant, sur l'herbe verte s'est couché face contre terre...
En Gaule romaine et dans la péninsule italienne, Sucellos est assimilé à Sylvain. Maître des arbres, il est représenté lui-même comme une sorte d'homme-arbre. Caton l'Ancien (234 - 149), dans son traité sur l'agriculture, mentionne un « Mars Sylvain » auquel on fait honneur au milieu des forêts (Mars, le dieu de la guerre, étant lui aussi assimilé à Sucellos). Son apparence est la suivante : il peut posséder des cornes, en particulier des bois de cerf, des membres de son corps peuvent être zoomorphes, à la manière du Pan et des satyres, sa silhouette est recouverte de végétation, de vigne ou de lierre, dans une posture toute dionysiaque rappelant Silène, la personnification de l'ivresse, compagnon fidèle de Bacchus dans ses déplacements. Sa tête est ainsi entourée de lierre, de la même manière que Dionysos porte une couronne de vigne.
Sylvain, l'homme-arbre, le souverain des forêts denses et inhabitées, est une de ces figures universelles qui semble de tout temps avoir peuplé l'imaginaire collectif des êtres humains. Serpe en main, premier des ermites, premier des druides, Sylvain est une variation sur le thème du sage qui s'est retiré dans les bois et qui est littéralement devenu ces bois. Il est celui qui a tant médité, qu'il est devenu lui-même la Terre. Les arbres l’ont recouvert, il ne mange ni ne boit plus, il ne se nourrit plus que de soleil.
De même qu'autour de Pan existe toute une mythologie de satyres, Sylvain est le modèle du peuple des Sylvains. Les sylvains sont le pendant gallo-romain aux elfes nordiques et aux yakshas indiens. Ce sont de petits êtres forestiers espiègles, aux pouvoirs magiques. Comme les muses celtes, les Sylvains sont les gardiens des fermes, protégeant le bétail contre les bêtes sauvages.
L'homme des bois
Le roman de la table ronde mentionne une créature masculine des forêts. Si on désire la rencontrer, afin d'obtenir d'elle un oracle, on doit l'honorer d'offrandes comme une divinité païenne.
Cet homme des bois est relié au cerf, l'animal qui symbolise le retour du printemps et dont la présence est diffuse dans les mythes celtes (tel qu'au chapitre 12 de l'Histoire de Merlin).
Probablement Merlin métamorphosé, cette créature n'est pas dangereuse mais elle est espiègle et dotée du pouvoir de voyance. Dans la tradition folklorique française, on nomme ce personnage Satyre. Il incarne souvent le démon qui cherche à perturber les œuvres des curés, comme dans la fable de la construction du pont de Saint Cado (Morbihan).
Dans le conte lituanien La Mégère, le génie des bois, le potier et la princesse envoûtée (disponible dans l'anthologie Les plus beaux contes du pays des fées, de M. Maly), un génie apparaît lorsque les femmes s'aventurent trop profondément dans la forêt. En quête de champignons ou de baies, les cueilleuses font alors la rencontre d'une créature « qui sort de la terre ». Semblable à un lutin, celui-ci porte « un pantalon moussu et un manteau de lichen ». Il est coiffé « d'un chapeau de fougère orné d'une plume de geai ». Sa moustache est « aussi longue que celle d'un poisson-chat et sa barbe lui arrive à la taille ». La nuit, « il effraie les villageois en huant comme un hibou ».
En Russie, le satyre ou le sylvain, se nomme Leshi. Il est parfois présenté avec des cornes et peut se métamorphoser à sa guise. Il forme un couple avec Leshachikha. Proche de l'ogre, il enlève les enfants qui se perdent dans les bois. Le leshi ressemble à son homologue lituanien, tout en évoquant les silhouettes de Merlin et de Pan.
Elizabeth Warner, spécialiste du folklore russe et responsable du département d'études russes de l'Université de Hull (Royaume-Uni) nous en donne une brillante description :
La forêt a toujours inspiré beaucoup de crainte au paysan russe et, la nuit, même l'homme le plus désinvolte ne s'y aventurait pas volontiers et n'en outrepassait pas la lisière. La vaste forêt sauvage avec ses rares chemins recelait maints dangers naturels. Un voyageur solitaire pouvait facilement s'y perdre la nuit, tomber dans un ravin ou dans un étang, mourir de faim ou être dévoré par des animaux sauvages. Il risquait également de se trouver nez à nez avec les génies de la forêt, les leshis.
Le leshi avait l'apparence d'un vieil homme, très parcheminé, peu soigné, avec les cheveux tout emmêlés, une longue barbe et une peau aussi rêche que l'écorce des arbres. Il avait des yeux étranges, clairs et proéminents, et, de la tête aux pieds, il était recouvert de poils hirsutes. On le représentait parfois avec des cornes et des pieds fourchus.
Le leshi peut être qualifié de génie ou de magicien. C'est une créature protéiforme, dotée de pouvoirs magiques :
Le leshi apparaissait et disparaissait soudainement et il pouvait modifier sa taille et son apparence à son gré. Parfois, il se faisait si petit qu'un brin d'herbe suffisait à le dissimuler aux regards. D'autres fois, il s'élevait au-dessus de la cime des arbres, tel un géant. Il pouvait aussi revêtir la forme de n'importe quel animal ou oiseau de la forêt, surtout l'ours et le loup, qu'il protégeait tout spécialement.
Comme les fées associées aux lacs et cours d'eau, les hommes des bois, qu'ils soient Merlin, leshis ou génies, doivent être honorés d'un culte, sous peine de s'attirer leurs courroux. La forêt est en effet leur domaine, ils en sont les suzerains auxquels ceux qui veulent l'exploiter doivent la vassalité.
Les leshis régnaient sur la forêt et contrôlaient tout ce qui s'y passait, et c'est ainsi que ceux qui dépendaient d'elle pour leur subsistance essayaient de se concilier leurs faveurs en leur faisant des offrandes d'œufs ou de galettes. On prétendait même que certains vachers concluaient des pactes avec eux pour qu'ils empêchent leurs bêtes de se perdre.
L'homme vert
Dans le film de Robin Hardy, The Weaker Man (1974), dont le sujet est un culte païen, l'homme vert apparaît dès les premières minutes, sur l'enseigne du pub local, pour ensuite ne pas cesser d'apparaître tout au long du film, sous une forme ou une autre. L'homme vert, « The Green Man » est en effet un motif que l'on retrouve fréquemment au fronton des pubs britanniques ainsi que dans les églises européennes. L'homme vert est une figure à la fois effrayante et rassurante. Homme-végétal, son corps et son visage ne sont pas humains mais monstrueux. Seuls ses yeux semblent identifiables quand tout le reste de sa silhouette n'est que feuilles, branches, végétation baroque.
L'homme-vert représente le printemps, le renouveau de la nature. Il rappelle le cycle de la vie, qui sans arrêt va de l’hiver à l'été, en passant par le printemps et l’automne. Ce cycle divisé en quatre parties, signifie les quatre âges de la vie. Occasionnellement, l'homme vert est accompagné d'une femme verte.
L'homme vert ne se trouve pas seulement dans les îles britanniques, où il est encore un motif commun de décoration, mais on le retrouve absolument partout dans le monde. Il s'agit d'un thème universel par excellence, souvent repris dans les églises médiévales, malgré son évidente nature païenne.
L'Homme Vert signifie l'irrésistible vie… Il est une image issue des profondeurs de la préhistoire ; il apparaît et semble mourir puis, après un long temps d'oubli, il revint à plusieurs reprises au cours de ces derniers deux mille ans. De par ses origines, il est bien plus ancien que notre ère chrétienne. Sous toutes ses formes, il est une image de renouveau et de renaissance.
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