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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

PENSER LA SPIRITUALITÉ DE LA CIVILISATION DE LA VALLÉE DE L'INDUS

PENSER LA SPIRITUALITÉ DE LA CIVILISATION DE LA VALLÉE DE L'INDUS

Seulement découverte au début du XXe siècle, alors que les civilisations égyptiennes et mésopotamiennes étaient déjà étudiées depuis respectivement plusieurs siècles et plusieurs décennies, la civilisation de l'Indus, dite de Harappa, du nom d'une de ses deux plus grandes cités, demeure encore de nos jours très mystérieuse, même aux yeux des plus grands historiens et archéologues.

Malheureusement, nous ne savons avec certitude que très peu de choses sur elle, qui ne possède pas la vaste documentation archéologique et littéraire des civilisations chinoises, égyptiennes, mésopotamiennes ou gréco-romaines, et dans une moindre mesure, des civilisations amérindiennes ou celto-germaniques.

Son écriture glyptique n'a pas encore été déchiffrée et les études d'envergure bénéficiant de gros moyens scientifiques et financiers demeurent très rares ; les principaux sites se situant au Pakistan, un pays qui ne considère pas avec grand intérêt son passé préislamique. Quant aux sites situés en République indienne, en particulier dans la vallée du Gange et sur la côte gujarati, ils ne sont pas aussi impressionnants ni ne possèdent le même intérêt touristique ou archéologique que les immenses cités indusiennes de Harappa ou Mohenjo-daro.

Notre étude tentera pourtant de lever le voile sur l'un des aspects les plus mystérieux de cette civilisation : sa spiritualité.

 

Mohenjo-Daro, University of Minnesota.

 

Très souvent envahi, militairement ou culturellement, mais toujours résiliant, le sous-contient indien présente une Histoire religieuse complexe et originale, bien différente de celle que l'on observe, par exemple, en Europe.

En Europe, si ce n'est le folklore basque ou la culture lapone et inuite, on ne trouve plus aucune trace « vivante » d'un passé culturel prédatant l'arrivée des Indo-européens. Vers -2000 à -1000, lorsque les Proto-Celto-Germains s'installent en Europe, la glorieuse et mystérieuse civilisation des monolithes n'existe plus depuis longtemps et les peuples indo-européens balayèrent son souvenir en important des mythologies complexes, d'origine steppique asiatique. Plus tard, la christianisation du continent européen entraînera l’éradication lente mais certaine des paganismes celtes, slaves, baltes et germaniques. De fait, du paysage religieux préhistorique européen, il ne reste de nos jours que des ruines, au sens propre ; chaque nouvelle « mode » culturelle ayant remplacé la précédente jusqu'à la faire disparaître.

Le sous-continent indien propose une tout autre histoire : à chaque nouvel envahisseur, de nouveaux mythes, de nouvelles croyances, de nouveaux rituels furent ajoutés à la mythologie locale mais à aucun moment les traditions supplantées ne disparurent tout à fait. Il y eut des syncrétismes, les doctrines se confrontèrent, alors que les peuples s'acculturaient, des doctrines ancestrales se codifièrent, d'autres s'oublièrent un temps, pour mieux se réformer ensuite. Mais ni l'invasion aryenne du début du premier millénaire avant notre ère et l'imposition du sanskrit dans tous les domaines de la théologie, ni l'islamisation du sous-continent ; rien n'eut raison d'une tradition locale définie par l'ascétisme, la non-violence, l’introspection, l'importance du yoga et des lignées de gourous (maîtres spirituels).

Harappa, par Chris Sloan

Harappa, par Chris Sloan

PENSER LA SPIRITUALITÉ DE LA CIVILISATION DE LA VALLÉE DE L'INDUS
Harappa

Harappa

Les sadhus - saints sauvages

La tradition indépendante des ascètes nus et fanatiques remonte potentiellement à l'âge préhistorique. Identifiable au Yémen, en Anatolie, en Scandinavie (seidr), en Asie du sud-est, elle est marquée par la nudité, l'usage des enthéogènes et une mystique radicale.

L'ascétisme rigoureux et total, tel que présenté par les sadhus, se retrouve dans certaines petites îles à travers le monde, comme s'il s'agissait du vestige d'un âge préhistorique dont la tradition aurait trouvé son dernier refuge sur des îlots reculés et isolés. Mentionnons ainsi les Canaries (les Animeros guanches « bénie de Dieu »), l'île de Sein au large de la Vendée (où officiaient des druidesses qui y vivaient en totale autarcie), Socotra au large du Yémen (où, comme aux Canaries les ascètes vivaient dans des grottes à l’écart de toute société) et la presqu'île d'Athos en Grèce (encore de nos jours interdite aux femmes qui troubleraient la quiétude des moines qui y résident).

 

Kumb Mela 2007
Pélerinage de Muktinath, Mustang, Himalaya, Népal
Menaka séduit Vishvamitra, par Raja Ravi Varma

Sans aucun doute, peut-on avancer que la tradition ascétique des sadhus est une culture prévédique. Les Indo-européens possèdent une tradition de brahmanes, de druides, de prêtres, mais pas de saints nus et renonçants. Pour un brahmane ou un druide, il y aurait même quelque chose de choquant à constater qu'un individu rejette sa condition pour s'en aller nu et fuir ainsi son devoir et son rôle dans l'existence (Dharma). Il existe bien sûr le célèbre hymne aux chevelus, « l'ascète », présent dans le Rig-Véda, mais cet hymne est trop détonant pour être représentatif du corpus védique, et il correspond plus à un hommage aryen à une pratique aborigène, qu'à une réelle pratique mystique indo-iranienne. Dans la littérature védique plus tardive, comme les brahmanas ou les épopées, les brahmanes vivent dans des cabanes forestières, ils sont détenteurs de vaches et sont mariés. Leur vie est dédiée au Dharma, ils ne sont pas nus et n'ont prononcé aucun vœu. Si les brahmanes s'imposent des supplices pour adresser leur requête à Brahma, ils ne sont pas des moines errants fumant le chilom et plantant la tente à la croisée des chemins.

Une vie entière dédiée à la vie errante et au renoncement n'est véritablement pas une valeur aryenne. Si le Livre de Manu, qui est une sorte de code aryen, considère l'ascétisme comme une pratique louable et même enviable, il la réserve cependant aux brahmanes arrivés en fin de vie et ne la propose pas comme universelle, souhaitable ou même possible à n'importe quel moment de la vie.

En outre, si les sadhus sont abondamment décrits par les voyageurs et les historiens gréco-romains, ils ne sont pas associés à la culture aryenne urbaine, mais plutôt à celle des forêts et des campagnes. C'est dans la jungle que vivent les légendaires Garmanes nudistes ascétiques et ithyphalliques, de même que les Gangines adaptent du jeûne, se nourrissent de parfum et vivent dans la montagne où se trouve la source du Gange.

La vision classique du sadhu, nu, saint et dont la vie n'est que renoncement à l'ego, nous la trouvons mentionnée avec complexité pour la première fois dans le corpus agamique tamoul (donc extra-védique). Les Vies légendaires des Nayanars (les serviteurs de Shiva), compilées par Sekkizhar (v. 1 150), présentent des saints conscients de leurs vies passées et vivant leur vie présente dans l'instant, sans accorder aucune importance à ce qui peut bien leur arriver. Ce nihilisme n'est pas celui des brahmanes, mais celui des ascètes du shivaïsme.

Buste de Harappa

Buste de Harappa

PENSER LA SPIRITUALITÉ DE LA CIVILISATION DE LA VALLÉE DE L'INDUS

La civilisation de l'Indus

Les Proto-Dravidiens, venus du nord dès la plus haute antiquité, depuis le haut plateau iranien, parlent une langue agglutinante mais nostratique, qui présente de perceptibles similitudes avec le sumérien et l'élamite, mais aussi avec le turc.

Ce peuple régna sur l'Indus antique, y développant l’urbanisation et l’agriculture. Leurs croyances, leur mythologie, leurs technologies, leurs cités, leur artisanat, leur suprématie commerciale et maritime, s'imposent alors à des populations indigènes peu développées démographiquement et technologiquement.

L'archéologie nous apprend que cette civilisation, nommée d'après le fleuve qui la traverse en son axe, se développe à partir d'un foyer néolithique situé à l'ouest de l'Indus, au Baloutchistan, possiblement dès -7000 ou peu après.

C'est de cette période pré-harappéenne que date la naissance et l'âge d'or de la cité de Mehrgarh, première à adopter le style architectural des maisons rectangulaires et l'agriculture, deux phénomènes importés du Moyen-Orient. La vallée de l'Indus à proprement parler, commence seulement à se peupler de groupes d'agriculteurs et d'éleveurs sédentaires vers -4000 ans. De -4000 à -2600 ans, c'est la période harappéenne ancienne, marquée par différentes cultures régionales. Les périodes suivantes seront d'abord marquées par l'exode urbain et le repeuplement rural, puis la chute démographique et la migration des populations vers le sud de la péninsule indienne et la vallée du Gange, vers -1000 à la suite des invasions aryennes.

Ce qui fait le plus cruellement défaut à la civilisation de l'Indus, c'est son absence de traces écrites interprétables. Des glyphes et même une forme d'écriture, furent effectivement repérés dans les décombres des villes indusiennes, mais à ce jour (2025), ces traces n'ont pas encore été décodés ou traduites. L'alphabet indusien ne semblerait cependant pas composé de lettres, ni de hiéroglyphes, mais de signes, que l'on nommerait runes ou tamga en d'autres lieux. On relève en effet des signes qui évoquent la rune du piège à loup (wolfsangel), le svastika, ainsi que la roue solaire ; trois des symboles indo-européens les plus utilisés, par ailleurs présents en Égypte, et en Mésopotamie et même en Amérique du Nord.

Savoir à quelle famille de langues ces inscriptions appartiennent, nous aurait beaucoup appris sur les peuples qui les parlaient et surtout sur leur origine ethnique. Si la langue d'Harappa, puis celle de Mohenjo-daro, ressemblent plutôt aux langues dravidiennes, nous serions en droit d'imaginer la civilisation de l'Indus comme une prémisse de ce qui deviendra plus tard la culture tamoule agamique ; laquelle n'est pas marquée par une mythologie particulièrement foisonnante mais plutôt par l'adoration d'un être cosmique accompagné d'une famille nucléaire (un concept théologique qui donna naissance à la Trinité shivaïte composée de Shiva, de Parvati et de leur fils Murugan-Skanda, ou Ganesh).

 

 

Après les fondations de ses capitales Harappa et Mohenjo-daro (v.-3000), la civilisation de l'Indus est très florissante. Elle se concentre d'abord sur la partie moyenne et supérieure de l'Indus, puis s'étend vers son embouchure (Gujarat, Sindh, littoral baloutche). De même que les rives de l'Indus, les rivages de la mer d'Arabie s'urbanisent.

Le désert du Thar n'existant pas encore, le Rajasthan est une province fertile, qui partage les mêmes écosystèmes et climats que la Mésopotamie et l’Égypte. Le niveau de la mer est alors plus bas qu’aujourd’hui, et le rivage qui relie Oman au Gujarat est par conséquent moins long, ce qui favorise les échanges et le passage entre les deux aires.

Des villes dont les constructions sont planifiées, sortent alors du néant, comme en d'autres lieux et d'autres temps Pétra en Jordanie, Maïkop dans le Caucase, Cuzco au Pérou ou Mexico. Harappa et Mohenjo-daro peuvent alors accueillir de 30 000 à 60 000 personnes, tandis qu'un très vaste maillage de villages s’étale le long de l'Indus et de ses tributaires. En comparaison, la ville de Ur, capitale ancestrale de la Mésopotamie comprenait 65 000 habitants pour ses estimations les plus hautes.

Construites pour des peuples nomades souhaitant se sédentariser et commencer une activité agricole, commerciale ou artisanale, les villes indusiennes bénéficient très probablement du concours d'architectes mésopotamiens qui élaborent des cités aérées, possédant de vastes remparts et de larges avenues perpendiculaires et parallèles. En Inde comme en Mésopotamie, la brique cuite est d'ailleurs emblématique de ces constructions. Par ailleurs, les villes du Caucase, de Bactriane et de Margiane, suivent le même modèle architectural, ce qui indique une aire d'influence urbaine non seulement mésopotamienne mais aussi eurasienne.

Cependant, si le Levant et la Mésopotamie apportent à Mehrgarh puis à la vallée de l'Indus l'agriculture, ce n'est pas à travers une migration humaine mais à la suite d'une influence culturelle, car la signature génétique des habitants de la vallée de l'Indus resta en très grande majorité indigène (haplogroupes Y-H, Y-L, Y-R2, Y-K), tandis que les haplogroupes Y-E et Y-J, marqueurs génétiques des populations du Levant, demeureront très marginaux dans la région.

Selon l'indianiste Jacques Dupuis (1912-1997), qui reprend le consensus universitaire, « il est exclu qu'il y eût en Inde des colonies de marchands sumériens ou en Mésopotamie des colonies de marchands harappéens ; probablement des agents de marchands indiens stationnaient en Mésopotamie et des agents de marchands mésopotamiens dans la région de l'Indus » (Histoire de l'Inde, des origines à la fin du XXe siècle, Éd. Kailash, 2005). Cette connexion Orient-Occident, même lâche, suffit pourtant à établir une zone commerciale propice à la diffusion des mythes, sans pour autant influencer ou transmettre de manière intercontinentale les doctrines et religions.

Des relations existaient effectivement entre l'Inde et la Mésopotamie antiques ; les deux aires civilisationnelles ne s'ignoraient pas. Comme en témoignent légendes, chroniques et voyageurs, l'Inde, sous le nom de Meluhha, est connue des Mésopotamiens comme une riche contrée. La civilisation de l'Indus est en effet traversée par un vaste réseau d'échanges qui relie l'Europe à l'Himalaya.

Meluhha est invoqué dans l'Épopée de Gilgamesh (épisode du voyage de Gilgamesh vers le bout de la terre et le monde infernal), dans les récits cosmogoniques (mythe de la tournée de bénédiction d'Enki à travers le monde) mais aussi par le roi assyrien Sargon (v. -2334 à -2277), qui se vantait de faire venir les navires de Meluhha « jusqu'aux quais d'Akkad », sa capitale.

Mentionnons les gisements de silex des collines de Rohri (Sindh), les minerais des régions montagneuses entourant la plaine de l’Indus, le cuivre, le plomb et le zinc des gisements (Rajasthan), l’étain (Haryana, Afghanistan), la stéatite (nord du Penjab pakistanais), le lapis-lazuli (Afghanistan, Baloutchistan) et la cornaline (Gujarat). Ces deux derniers produits se retrouvent dans les tombes royales mésopotamiennes et égyptiennes, dès le début du troisième millénaire avant notre ère.

Les principaux ports qui desservent la vallée de l'Indus sont naturellement au Gujarat (Lothal), au Makran (Sutkagan Dor) et plus tardivement à Dwarka (ville dont Krishna aurait été le seigneur). Ces ports florissants envoient des bateaux à fonds plats chargés de produits manufacturés vers la Basse-Mésopotamie, pour ensuite remonter ses fleuves (Euphrate, Tigre) vers l'Assyrie et Akkad. Les produits importés depuis l'Inde sont généralement du bois, des figurines, des meubles, mais aussi des navires (ce qui indique la suprématie des artisans et des marins gujaratis).

Dans le sens inverse, depuis le rivage de la Méditerranée, les villes de Byblos, Jéricho, et plus tard Ougarit, reçoivent les richesses d’Égypte, mais aussi de Purushkhanda, une des capitales hittites. Des caravanes en partent pour rejoindre Ninive et l'Assyrie puis la Mésopotamie, puis redescendent le Tigre ou l'Euphrate vers le golfe persique. Là, depuis l'une des cités portuaires suméro-babyloniennes, en quelques jours seulement, d'autres bateaux plus robustes rejoignent la presqu'île de Dilmun (Bahreïn ou Koweït). D'autres embarcations, si ce ne sont les mêmes, longent ensuite les rivages élamites et persiques, qui sont les dernières étapes avant l'océan Indien et l'embouchure de l'Indus.

La présence de matériel laitier harappéen sur les côtes arabiques accrédite l'hypothèse d'un vaste réseau de commerce maritime, diffus à travers le nord de l’Océan Indien et la mer Arabique. Dilmun (Bahreïn) envoie des objets vers l'aire indusienne et Lothal notamment, où furent retrouvés des sceaux de Dilmun. Plus à l'est, en provenance des Molluques (Indonésie orientale), le clou de girofle est importé jusqu'en Mésopotamie (Terqa), à travers ce qui deviendra la future Route des épices.

Des sceaux indusiens furent retrouvés dans les ruines de Ur, Kish et Babylone. Des objets de l'Indus furent aussi mis au jour sur les sites d'Oman, aux Émirats arabes unis et à Bahreïn (Saar). La poterie harappéenne est présente à travers toute la Mésopotamie et jusqu'en Arabie. Des sceaux, des perles et des bijoux en ivoire, manufacturés dans l'Indus parviennent à Suse, en Élam et des sites du sud iranien livrèrent aux archéologues quelques objets harappéens (Tepe Yahya). On retrouve autour de l'Oxus (Sogdiane) des produits indusiens, en particulier des sceaux et des perles de cornaline. Dans le sud de la péninsule indienne, les objets harappéens se diffusent jusque dans le Maharashtra et la proto écriture de l'Indus est présente jusqu'au Tamil Nadu. Enfin, il très probable que l'or du Karnataka ait été importé jusque dans l'Indus.

Un autre réseau de communication remontait l'Indus sur plus de 2000 km pour rejoindre ses sources dans l'Himalaya, puis dépasser les cols de l'Hindu Kush qui culminent à plus de 5000 m d'altitude et enfin rejoindre la colonie de Shortugai (Afghanistan actuel). Shortugai était le comptoir le plus septentrional de la civilisation de l'Indus. Les pierres de lapis-lazuli, si prisées pour l'ornement des palais égyptiens comme mésopotamiens et plus tard babyloniens, étaient extraites dans les mines des montagnes environnantes (Pamir, Kunlun, Himalaya).

Malgré ces réseaux bien établis, les échanges interrégionaux demeuraient limités, se faisant surtout par voies maritimes, un relief escarpé et plein de danger séparant l'Inde de la Perse et du Moyen-Orient. Nombreuses sont les mentions dans les chroniques mésopotamiennes de la cruauté des montagnards ainsi que leur sévère mainmise sur les cols dont ils rendaient le passage très périlleux.

Dans sa phase mature, de -2600 à -1900 environ, la civilisation de l'Indus couvre un territoire bien plus grand que les civilisations contemporaines de Mésopotamie et d’Égypte. Outre la plaine de l'Indus, elle s'étend du Baloutchistan à l'ouest, jusqu'aux prémices de la vallée gangétique à l'est et au Gujarat vers le sud.

Après cette date, les cités sont détruites, des charniers jonchent les rues, sans que l'on en explique la cause. Les conséquences sont immenses : la civilisation est détruite. L'espace indusien et gangétique est laissé sans défense. Cet exode causa dans un premier temps la fin de l'âge d'or indusien urbain, puis la disparition complète de cette civilisation quelques siècles seulement avant l'arrivée des Aryens en Inde du nord. Qu'a-t-il donc bien pu se passer ?

Une hypothèse semble la plus convaincante : de -2500 à -2000, en amont de l'Indus, dans une région voisine de la plaine gangétique, entre l'Himalaya et le golfe du Gujarat, ce que l'on pense être le légendaire fleuve Sarasvati s'assèche à la suite d'un tremblement de terre, et donne naissance au désert du Thar. Cette catastrophe, dont on trouve la trace dans le corpus védique, déstabilise, puis détruit la civilisation de l'Indus (abandonnée par sa propre population). Les tribus aryennes qui peuplent les montagnes du Cachemire et du Pamir depuis le début du second millénaire s'installent alors en Inde, qui n'est défendue par aucun état urbain ni aucun empire, libre de toute autorité.

Entre -1500 à -1000, sous la pression des migrations aryennes venues du nord du Karakoram et sans armée pour les protéger, les communautés artisanes et commerçantes du Cachemire et des contreforts occidentaux de l'Himalaya émigrent donc massivement vers le sud du sous-continent.

Les premiers Aryens entrés en Inde n'iront pas aussi loin et pour quelques siècles encore, les émigrés maintiennent leurs traditions. Pour la première fois, une vague migratoire dravidienne colonise le sud de l'Inde.

Dans le jaïnisme (qui est une spiritualité indienne prévédique), ce moment est marqué par le glissement du centre névralgique de la mythologie depuis le nord-ouest du sous-continent vers le sud-est. Si le premier tirthankaras (Rishabhanatha, aussi nommé Adi Nath, le « Père des Sags ») trouva l'éveil et finit ses jours au sommet du mont Kailash, sur le plateau tibétain, c'est sur le mont Shikharji, dans les collines du Bihar, que la plupart des autres jinas finiront leur vie. Par ailleurs, dans les hagiographies des derniers tirthankaras, apparaissent des lieux qui correspondent sensiblement à l'aire d'expansion indusienne tardive (principalement le Gujarat et le Bihar).

Partageant les valeurs communes qui avaient permis de constituer une société stable et cohérente, la religion indusienne était métaphysiquement assez riche pour ne pas être séduite par le culte aryen. Cette doctrine ne disparut pas car elle était ancestrale, populaire, ancrée dans le territoire. Elle perdure jusqu'à nos jours dans l'hindouisme shivaïte ou vishnouïte ainsi que dans les traditions ascétiques sadhuïques et jaïnes.

On retrouve aussi des brides de la mythologie et de la doctrine de l'Indus dans les littératures jaïnes, puraniques, agamiques, tantriques, ainsi que dans les contes et légendes populaires. Si l'on souhaite se rapprocher au plus près de la théologie de la religion typiquement indusienne, il faut considérer le Sangam tamoul et en particulier les ouvrages agamiques des Alvars (vishnouisme) et des Nayanars (shivaïsme). Pour se faire une idée du paysage culturel séculier indien prévédique, il faut consulter le Pancha-Tantra, recueil indigène de contes, souvent animaliers. Un grand nombre, sinon la plupart de ces fables étaient déjà connues à l'époque indusienne.

 

Le 23e Tirthankara Parsvanath

 

Le jaïnisme, reliquat de la spiritualité de l'Indus

Lorsque les Aryens entrèrent en Inde, le jaïnisme était déjà une spiritualité mature et donc probablement très ancienne, comme elle le prétend elle-même. Signe de leur importance, les gourous jaïns sont cités dans le corpus védique : Neminatha-Aristanemi, le 22e tirthankara, est cité quatre fois dans le Rig-Veda et le Sama-Veda. Dans l'Yajur-Véda, trois autres Tirthankaras sont cités dont une nouvelle fois Neminatha, mais aussi Rishabhanatha (le premier tirthankara) et Ajitnath (le second).

Le jaïnisme, dont la généalogie remonte à la civilisation de l'Indus (voir les travaux de Vilas Adinath Sangave, Le Jaïnisme, Philosophie et religion de l'Inde, G.Trédaniel, 1999), ne présente aucun signe de l'influence védique ou aryenne. L'opposition jaïne au polythéisme védique est de nature doctrinale, et de très nombreux points essentiels de la doctrine jaïne ne trouvent pas leur correspondance dans le védisme, comme la réincarnation, l'ascétisme, le refus de la sexualité, la non-violence envers le vivant ou encore le régime alimentaire à base de végétarisme ou le jeûne...

Plus encore : quand on se penche sur les influences entre l'hindouisme et le jaïnisme, on observe que si le védisme, le brahmanisme et l'hindouisme n'ont pas influencé la doctrine jaïne, à l'inverse le jaïnisme n'a cessé d'influencer avec puissance ces courants religieux. Par exemple, Rama et Krishna sont des personnages mythologiques empruntés tardivement par les vishnouïtes à la mythologie et à la généalogie royale des jaïns.

À l'inverse de l'hindouisme, le jaïnisme n'est pas créationniste et n'admet pas de déluge. Deux phases du temps cyclique, l'une ascendante, l'autre descendante, s’enchaînent à jamais, sans commencement ni rupture (tandis que les hindous acceptent quatre âges entrecoupés de ruptures franches). Les dieux, s'ils sont présents dans la doctrine jaïne, n'ont aucun pouvoir pour infléchir le cycle du temps, ni pour sauver les hommes de leur destin. Ils ne sont donc pas priés et à peine honorés. Seule l'application de la doctrine du non-attachement prônée par les jinas (tirthankaras) permet de trouver le salut.

Les jaïns croient à la réincarnation et pensent que s'ils enchaînent plusieurs vies vertueuses (sur terre comme dans d'autres dimensions), ils connaîtront la libération du cycle de la vie et de la mort (Samsara), sinon la purification de l'âme. Idéalement, les cinq piliers du jaïnisme sont la chasteté, la non-violence, le refus des possessions et des acquisitions et l’interdiction du mensonge. Pour connaître l'éveil, il convient aux jaïns de respecter les « trois joyaux », que sont la foi juste, la connaissance véritable et la conduite correcte.

La doctrine jaïne repose essentiellement sur la non-violence à l'égard du vivant (ahimsa). Selon cette notion, chaque existence se vaut et toutes doivent coopérer pour vivre en harmonie. Les dieux sont des gestionnaires de l'Univers, mais ils ne possèdent pas le pouvoir de l'influencer. En revanche, chaque existence possède en elle-même les moyens de sa propre libération.

Le jaïnisme est un enseignement transcendantal et rigoureusement ascétique. Libre de sa destinée, l'homme doit vivre affranchi des divinités pour n'observer que sa propre élévation morale et spirituelle. Les idoles, les divinités, mais aussi les castes, sont alors considérées comme des obstacles à la juste compréhension du vivant. Un paradoxe pourtant, si le respect du système des castes est observé par les jaïns, le dépassement de la condition humaine, quelle qu'elle soit, demeure un objectif mystique essentiel.

Notre hypothèse est donc la suivante : le jaïnisme est un reliquat, si ce n'est l'authentique doctrine de la spiritualité de la civilisation de la vallée de l'Indus. Ainsi, en étudiant dans l'hindouisme ce qui relève du védisme, de ce qui est typique du jaïnisme, nous pourrions retrouver des brides de la doctrine sacrée indusienne.

Par exemple, les recueils puraniques et les épopées classiques de l'hindouisme sont des versions aryennes de mythes et de légendes indigènes, absentes du corpus védique originel, mais bien présentes dans le corpus jaïne. Le Chakravartin, le « roi des rois », le roi du monde, le « tourneur de roue », mais aussi le Vasudeva, le protecteur de l'Univers armé d'une massue, ou encore le Tirthankar, le saint illuminé, sont autant de figures mythologiques et théologiques inspirées du jaïnisme et présentes dans toute la littérature épique indienne. Ainsi, Rama et Krishna doivent être envisagés comme des personnages empruntés tardivement par les vishnouïtes à la mythologie jaïne (qui comprend aussi Manu, Vasudeva le père de Krishna, Balarama son frère, Ravana le roi de Lanka ennemi de Rama). Ces personnalités semi-mythologiques furent probablement inspirées par des princes indusiens, gujaratis ou gangétiques prévédiques.

Un autre mythe en commun est celui du serpent protecteur, gardien de la sagesse et des sages : Parshvanatha, vingt-troisième tirthankara aurait sauvé deux serpents du feu, qui seraient ensuite devenus ses serviteurs. L'animal symbolique de Parshvanatha est donc un cobra. Les icônes hindoues représenteront à leur tour, Shiva invariablement accompagné du cobra Vasuki, enroulé autour de son cou. L'iconographie et le mythe du serpent protecteur seront repris dans le bouddhisme, dont un mythe raconte comment Bouddha échappa à une tempête apocalyptique grâce à la protection d'un cobra géant. La statuaire bouddhique représente donc Siddhartha Shakyamuni protégé par un cobra qui déploie sa collerette au dessus de sa tête. Le serpent protecteur est aussi omniprésent dans l'iconographie liée à Vishnou-Vasudeva et à Vishnou-Narayana, deux formes cosmiques présentant Vishnou allongé sur un serpent géant ou protégé par un groupe de cobras formant une capuche au-dessus de sa tête.

Les indices et les concordances laissant à penser que le jaïnisme peut raisonnablement être associé à la spiritualité de l'Indus sont nombreux. Citons encore :

- Le culte des gourous pseudo-chamanes, que la statuaire représente assis en tailleur (comme le Pashupati des sceaux de l'Indus ou les tirthankaras).

- l'athéisme-anicônisme doctrinal, qui expliquerait le manque d'idole et de totem (pilier) dans les décombres des cités de l'Indus.

Ce refus du polythéisme, typique de la doctrine jaïne, expliquerait l'absence de références typiquement religieuses dans les cités de l'Indus ; si ce n'est les sceaux de Pashupatinath et les statuettes assimilées au grammadevatas, peu d'indices laissent à penser que leurs habitants adoraient de nombreux dieux et que leur religion ait été de type polythéiste ou panthéiste.

- L’apologie de l'ascétisme ;

La tradition des sadhus tout comme la tradition ascétique jaïne prédatent l'arrivée des Aryens en Inde, de sorte que l'on puisse associer ces deux traditions. Les sadhus révèrent particulièrement Shiva, nommé Adi Nath « le père des ascètes de la tradition nath ». Le courant nath est une tradition ancestrale renouvelée par Gorakhnath vers 1000-1300 apr. J.-C. Gorakhnath est un yogi et un maître spirituel hindou de la tradition des sadhus. Il est considéré comme celui qui donna de l'envergure à la tradition ascétique des Naths. Sous sa guidance, elle connut un certain succès, en particulier dans les campagnes. Un temple lui est consacré à Gorakhpur, ville nommée en son hommage.

De même, dans la mythologie jaïne, le premier des tirthankaras est Rishabanatha, nommé lui aussi Adi Nath. Cette double tradition jaïne-nath était à l'origine un seul et même courant ascétique hétérogène : celui de la civilisation de l'Indus.

- L’importance de la pureté, de la nudité et la prépondérance de l'eau dans les rituels.

- La pratique du jeûne.

- La non-violence absolue envers le vivant (Ahimsa). Le végétarisme et le respect de la vache sacrée en découlent.

Il s'agit de coutumes typiquement jaïnes mais adoptées tardivement par les Aryens. En effet, l’interdiction de manger la chair bovine n'est pas exprimée dans le Rig-Véda, composé avant l'entrée des Aryens en Inde, tandis qu'elle l'est clairement dans les védas plus tardifs, qui furent composés après l'arrivée des Aryens et donc après qu'ils ont furent soumis à l'influence jaïne et indusienne. C'est donc sans surprise que l'on constate que si les védas font l'impasse sur la consommation de la viande bovine, elle est par contre très sévèrement condamnée dans les agamas tamouls et la littérature jaïne. De nos jours, selon les sondages effectués sur l'ensemble de la population et des communautés indiennes, ce sont les jaïnes qui respectent le plus l'interdiction de la consommation de la viande bovine et qui pratique le plus le végétarisme.

 

 

Le Pashupatinath de l'Indus

Intéressons-nous plus particulièrement à Shiva, dont la forme la plus ancestrale demeure celle du fameux « Pashupatinath » de l'Indus. Cette silhouette, représentée sur de très nombreux sceaux indusiens, est elle aussi ithyphallique.

Pashupatinath signifie en sanskrit « le père, maître de la nature ». C'est un qualificatif que l'on retrouve parfois accolé dans les védas au nom de Rudra, la divinité védique de la colère et de la violence des éléments climatiques. Cette dénomination est associée par les chercheurs à la figure ithyphallique retrouvée dans les vestiges de la civilisation de l'Indus, mais nul ne sait quel était alors son véritable nom, ni même s'il s'agit bien d'une divinité.

Dans les ruines de Mohenjo-daro et de Harappa, nous avons en effet retrouvé de nombreux sceaux en terre cuite, représentant un personnage à trois têtes, au sexe en érection, entouré d'animaux, et assis en tailleur dans la position yogique du lotus.

La fonction exacte de ce sceau demeure inconnue ; il pourrait s'agir d'un signe distinctif pour marquer les écuries, les hangars à bestiaux ou les champs à cultiver lors des prochaines saisons. Le sceau servait alors comme d'un tampon, afin d'imprimer un motif religieux, administratif ou décoratif, sur une surface de terre cuite (les briques sont le principal élément d'architecture des cités de l'Indus).

Cependant, cette silhouette n'est pas qu'un sceau, qu'un symbole vénal ou administratif, c'est aussi et surtout une figure mythologique que nous connaissons bien : cette divinité semble la plus ancienne et la plus commune à tous les peuples de l'Eurasie, elle est identifiée à Rudra-Shiva-Pashupati en Inde, à Cernunnos en Celtie, ou encore à Dionysos-Bacchus dans le monde gréco-romain. Souvent cornu, ou doté de bois de cerf, c'est une divinité ambivalente, sage mais colérique. Maître de la nature, il fait croître les plantes qui jaillissent de son corps et les animaux lui obéissent. Il est aussi le maître des hommes, à qui il offre le bétail et les fruits de la terre. Capable de se transformer à sa guise, il rappelle aux sociétés civilisées leur origine chamanique et nomade.

Le Pashupatinath de l'Indus est assis en tailleur sur un matelas ou une litière, visiblement maigre et nu, il porte sur sa tête un couvre-chef dont on ne saurait dire s'il s'agit d'une chapka de chamane ou plutôt de trois têtes dont chacune regarderait dans une direction différente. De ce chapeau sortent deux longues cornes de buffle d'eau. Cette silhouette est entourée d'autres motifs, représentant des arbres et des animaux, en particulier le serpent, le buffle ou le daim. Les mêmes animaux symboliques entourent le Shiva de l'hindouisme classique, dont l'animal totem est un taureau et qui porte en collier Vasuki, le serpent qui règne sur les mondes inférieurs. Le dieu celte Cernunnos, le « Cornu », est coiffé de bois de cerfs et tient dans une main un serpent.

Ces icônes en terre cuite découvertes dans les décombres de Mohenjo-daro ressemblent effectivement à la représentation canonique de Shiva en position de méditation : nu, couvert seulement d'une peau de léopard, il est assis en tailleur comme le suggère la tradition ancestrale du yoga, et repose sur un coussin ou un trône, toujours selon la règle du yoga. Enfin, le Pashupatinath de l'Indus est tricéphale, tout comme les représentations les plus anciennes de Shiva et datant du milieu du premier millénaire avant notre ère. Si Brahma, divinité védique tardive, demeure le plus célèbre tricéphale de la mythologie indienne, c'est bien Shiva qui fut d'abord pourvu des trois têtes, signe d’omniscience, car l'une regarde le passé, la seconde le présent et la troisième le futur.

Nous pouvons donc avancer que le Pashupatinath de l'Indus représente une divinité maîtresse de la nature et des passions humaines, qui possède le pouvoir d'agir sur la nature grâce à la méditation. Il est le gardien des animaux et de la vie sauvage. Divinité lunatique et ascétique, il personnifie la virilité, la violence créatrice tout autant que la généreuse sagesse.

Le « Maître des animaux », « Maître de la nature », père et gardien des animaux, garant de l'abondance des troupeaux et plus tard de la fertilité des champs, est une figure paléolithique puis néolithique, liée d'abord au chamanisme et plus tard à la fertilité des champs. Impassible, c'est le maître et créateur de l'Univers, dont les divinités sumériennes Enki, indusienne Pashupatinath, et indienne Shiva seront les héritières. Il maintient le monde en méditant, les yeux clos, en position du lotus. Dans l'iconographie proto-historique, cette divinité, dont l'avatar est un roi légendaire, sépare les fauves, dompte les animaux dangereux et vit entouré d'animaux sauvages.

 

À gauche : Sceau cylindre de Mesannepada, roi de Kish, Ur, -2600, Mésopotamie, 

Musée archéologique et anthropologique de l'Université de Pennsylvanie.

En haut : Maître des animaux élamite, Iran.

En bas : Manche de poignard de Gobel el Arak, Nagada 2, Haute-Égypte, v. -3250, Musée du Louvre.

À droite : Seau cylindre indusien, Harappa, Pakistan.

 

Les gramadevatas, statuettes féminines sacrées

Le culte des statuettes féminines d'argile et de terre cuite (gramadevatas) est une des croyances les plus anciennes du sous-continent indien, mais qui est encore largement pratiquée de nos jours dans les zones rurales.

Les gramadevatas sont littéralement les déesses (devatas) des villages (grama). Il s'agit de petites figurines, souvent en terre cuite, symbolisant la déesse mère et associées à un village en particulier. Associées aux plantes et à leur croissance, à la fertilité, elles sont vénérées à travers le culte des arbres vies et du verger céleste. Outre des figurines, l'idole de la gramadevatas peut être une coupe, une pierre, une icône d'argile, une statue, ... Qu'elle que soit leur forme, sont disposées autour des gramadevatas des figurines d'animaux (éléphants, chevaux).

Une gramadevatas ne possède en général pas de temple, mais seulement un autel, situé dans un espace vaste et aéré, en général à l'entrée des villages. Les gramadevatas sont célébrées particulièrement au début de l'année agricole, afin de bénir les champs et prémunir le bétail des maladies. Gardienne d'un village, la gramadevata le protège des sortilèges, des maladies, des mauvaises récoltes et du mauvais climat. Elle est bien sûr invoquée lors des cérémonies de mariage et de naissance.

Prédatant l'arrivée des Aryens en Inde, les premières traces du culte des gramadevatas se trouvent sur le site archéologique de Mehrgarh (v.-7000 à -4000) et plus tard dans les ruines de Harappa (3e au 2e millénaire), en plus grande quantité, ce qui permet d'imaginer une forte expansion de ce culte durant l'âge d'or indusien. Influencée par le culte indigène des gramadevatas et par le culte préhistorique des vénus, la tradition indusienne vénérait donc très probablement des divinités féminines liées à la fertilité des femmes, du bétail et des champs. Les statuettes féminines serpentines retrouvées à Mehrgarh et datant de l'époque néolithique, sont similaires à celles que l'on trouve au Moyen-Orient à la même époque : leur hanche et leur taille sont larges et leurs seins lourds.

De toute évidence, le culte indigène des gramadevatas influença le mythe allogène indo-européen des matrikas (mères protectrices), les gramadevatas étant souvent interprétées comme des versions locales de la grande déesse Dévi-Parvati-Kali.

À la suite du développement des traditions védiques, vishnouites et shivaïtes, les gramadevatas ne furent plus strictement féminines, mais prirent parfois la forme d'un avatar de Shiva ou de Vishnou. Et de même qu'en Europe le christianisme diabolisa les figures du paganisme, en Inde les cultes prépondérants shivaïtes et vishnouites déprécièrent les gramadevatas. De déesses-mères ou fées protectrices, elles devinrent des démones dont la présence sur terre était causée par une faute originelle. La mythologie shivaïte les présente en effet comme des créatures qui vivaient jadis au ciel, mais qui étaient dotées d'un caractère fier et vaniteux. Shiva les aurait punies en les envoyant vivre sur terre afin de défendre les villages contre les esprits malfaisants, et œuvrer ainsi à la purification de leur karma.

L'arbre-monde et l'arbre à souhaits

Les gramadevatas retrouvées à Harappa sont présentées sous deux formes récurrentes : celle d'une femme qui accouche d'un arbre, ou d'une femme placée dans un arbre. C'est Kapilavriksha aussi nommé Kadampa (ou Kapanga) par les Tamouls. C'est l'arbre-monde, l'arbre de la connaissance, associé au verger du paradis (l'île de Sveta-Dvipa, l’île du « repos de Shakti »). Aussi appelé « l'arbre à souhait », cet arbre est le pourvoyeur de tout ce que l'humanité peut désirer : richesse, amour, sagesse. C'est sous un tel arbre que la princesse Sita attendit d'être délivrée de Ravana. Et c'est en méditant sous l'arbre de la sagesse ultime (Mahabodhi), que Bouddha repoussa les assauts de l'Illusion (Maya), ce qui lui permit d'accéder à la sagesse ultime (Para-nirvana).

Les traditions indiennes considèrent l'arbre de la connaissance d'une tout autre manière que les traditions abrahamiques. Les spiritualités indiennes poussent leurs adeptes à goûter de ce fruit, qu'ils identifient aux védas et à la pratique du yoga. Plus encore, la jouissance et le bonheur sur terre sont clairement reconnus par les doctrines indiennes comme faisant entièrement partie de l'expérience de l'incarnation terrestre. L'arbre de vie des Indiens est donc un arbre de la connaissance, tout autant qu'un arbre du désir, mais il n'est ni interdit, ni tabou.

L'arbre cosmogonique des Indo-Européens est différent, c'est un arbre-monde, pilier de l'Univers. Il fait le lien entre les mondes souterrains, maritimes et célestes. C'est aussi un arbre de la connaissance, mais d'une tout autre nature que celui des Indiens.

 

La déesse au lion

La spiritualité indusienne demeure un mystère, mais le peu que nous en savons évoque des ressemblances avec d'autres spiritualités antiques classiques.

En Inde puranique, Durga monte un lion, plus rarement un tigre. Kali, incarnation ultime de Durga, se bat comme une lionne, n'hésitant pas à mordre son ennemi à pleines dents et à boire son sang.

En Asie mineure, chez les Hourrites, Shaushka la « Grande Reine du ciel » est représentée avec un lion à ses pieds. Réputée généreuse avec ses dévots, c'est sa statue que Pharaon fit venir depuis Mitanni afin de favoriser les récoltes égyptiennes.

En Mésopotamie, Inana (Sumer) et Ishtar (Assyrie) sont représentées tenant des fauves en laisse.

 

La furie - déesse ambivalente

Shaushka (Anatolie, Levant), Ishtar (Sémites), Alat (Ougarit), Inana (Sumer), Lilith (Hébreux), Sekhmet (Égypte), Durga (Sogdiane), Kali (Inde), Athéna (Grèce), Artémis (Scythie), Anahita (Perse), Bellone (Gaule), Xiwangmu (Chine), Atahensic (Iroquois) : innombrables sont les déesses sanguinaires et ambivalentes : à la fois protectrices de leur peuple et de leurs adorateurs, elles sont impitoyables envers les démons qu'elles se donnent pour ennemis. Comme le veut la tradition hindoue : « Kali est effrayante aux yeux des démons, et généreuse aux yeux des justes. »

Ambivalentes, ces divinités ont donc deux visages. En Égypte, dans le cycle mythologique de Rê, la déesse chatte Bastet et la déesse vache Hathor sont les incarnations paisibles de la déesse lionne Sekhmet. En Inde, Kali connaît un pendant plus lumineux avec une version antagoniste d'elle-même : c'est l'éclatante Durga.

Un mythe présent en Inde comme en Égypte raconte un récit similaire : durant leurs combats contre les démons, qui fut aussi une transe, les déesses s’enivrèrent. Dans la version indienne, Kali but le sang de ses victimes, tandis que dans la version égyptienne Sekhmet but du vin. Ivres de colères, les divinités furibondes engendrèrent malheureusement un déluge. C'est alors à Shiva (parèdre de Kali) ou à Rê (père de Sekhmet) de régler le problème en pacifiant les déesses.

« Hathor, avide de goûter encore et encore sur ses lèvres ce sang épais et chaud, ne pouvait s'arrêter : devenue Sekhmet, la Puissante, elle échappait désormais au contrôle du grand Rê. Il plaida, implora, voulut lui offrir des présents, mais rien n'y fit. Le sang coulait à flots, détrempait la terre, et le sable se teintait de rouge. Les hommes se faisaient rares. Il ne resterait bientôt personne. Enfin, après avoir cherché longtemps, Rê imagina un subterfuge pour la faire cesser et sauver les hommes qui étaient encore en vie : il concocta une boisson de bière colorée en rouge avec de l'hématite nubienne afin d'imiter la couleur du sang, et offrit ce mélange à Sekhmet. Buvant jusqu'à satiété ce breuvage au dosage savant qu'elle prenait pour du sang, elle s'enivra, se radoucit, en oublia les massacres et s'endormit. C'est ainsi que Rê, après les avoir punis, sauva les hommes. Et c'est ainsi que, depuis lors, on plante pour Hathor, la Charmante, des vignobles à Imaou, dans le Delta, et qu'on célèbre pour elle une fête au cours de laquelle tous s'enivrent, en souvenir de ce jour. » (Guilhou, Peyré, La mythologie égyptienne.)

Dans le Devi Mahatmya (« La Gloire des déesses », Markandeya Purana), le récit du combat de Kali est similaire :

Du front de Durga naquit Kali, dotée d'un corps noir comme une nuit sans lune, avec un visage effrayant, des sourcils froncés, des yeux révulsés, des cheveux emmêlés. La nouvelle déesse était nue, elle avait l'air d'une folle et dansait frénétiquement, en transe, semblable à un volcan en éruption. Armée d'une simple épée et d'un lasso qu'elle brandissait au dessus de son visage grimaçant, elle laissait s'échapper des hurlements plaintifs et stridents, tandis que ses yeux étaient d'un rouge flamboyant et que sur l'univers s’étendaient les hurlements infernaux que dégageait chacun de ses mouvements. Tout autour d'elle, disparurent alors les autres déesses, dont l'éclat avait faibli face à la noirceur de la terrifiante Kali, qui ne portait autour de sa taille qu'un collier de crânes et un pagne de bras décharnés, dont les os étaient percés d'une liane qui maintenait cette macabre jupe à ses hanches. […] À chacun de ses pas de danse, son corps se penchait pour recevoir dans sa bouche les démons qu'elle attrapait avec son lasso puis qu'elle avalait. Quant à ceux qu'elle tranchait de son épée, avant qu'ils ne touchassent le sol, Kali léchait chaque goutte de leur sang, de sa longue langue frénétique, lavant ainsi chaque parcelle du cosmos de la moindre trace du liquide infernal.

2Suite du récit : « Bientôt les troupes asuras durent se considérer comme défaits et Raktabija lui-même fut dévoré par Kali qui, de sa langue rouge et chaude et de ses mains griffues, se barbouilla le visage de son sang en pratiquant sur son cadavre la danse de la mort, laquelle consiste à danser sur la victime, puis à manger son cœur pour en récupérer ses qualités et sa puissance. Cependant, dans la bataille, Durga avait été blessée d'avoir été tenue en obstacle et d'avoir laissé entrevoir sa toute puissance destructrice. Sous les traits de Kali, sa frénésie ne retombait pas. Ainsi, ce qu'il restait de l'univers qui n'avait pas été ravagé par le combat contre l'asura , fut foulé du pied par Kali qui ne cessait pas de danser, détruisant les galaxies et se roulant sur les montagnes. Les dévas apeurés se rapprochèrent de Shiva, l'être cosmique dont jamais rien, si ce n'est sa compagne Parvati, ne troublait la méditation. «Grand Dieu! lui dirent-ils, après avoir si vaillamment mis à mort notre ennemi, voici que Kali détruit cette vie pour laquelle elle a tant combattu ! Toi qui est son compagnon, interviens ! Raisonne celle pour qui plus rien ne semble compter à présent. » Leurs prières eurent du mal à rejoindre les oreilles de Shiva, car l'univers tout entier raisonnait des rires atroces de Kali la démente. Pourtant, Shiva ne semblait pas dérangée par la situation. « Laissez-la savourer sa victoire! » dit-il aussitôt aux rishis et aux dévas qui avaient demandé sa clémence, puis il se replongea dans les intenses méditations qu'il menait au sommet du mont Kailash. La danse macabre de Kali continua donc, sans que rien dans l'univers ne pût jamais être un obstacle pour elle. Après avoir ravagé la Terre et les enfers, Kali s'approcha du mont Kailash qu'elle ne reconnut pas comme sa demeure, tant sa furie était totale et la rendait aveugle à sa propre nature. Comme un ouragan, elle passa près de la couche d'herbes odoriférantes sur laquelle Shiva méditait assis en tailleur. La bourrasque engendrée par le passage de Kali dérangea Shiva qui fut jeté de sa couche et roula en bas des pentes du Kailash. Shiva résolut alors de mettre un terme à sa méditation et ouvrit enfin les yeux. Ce qu'il avait devant lui le désola : les forêts du Kailash étaient en feu et la Terre était balayée d'un vent fétide. Il constata avec une immense tristesse que les hommes ainsi que les dévas étaient devenus moins nombreux que les rats. Il était impossible à Shiva de lever la main sur sa femme, néanmoins il était obligé d'agir au plus vite pour la calmer et lui faire reprendre ses esprits. Alors, afin que cessât sa folie destructrice, Shiva plongea sous les pieds de Kali. Quelques instants encore, celle-ci dansa frénétiquement sur le corps de Shiva puis, saisie de stupeur, elle réalisa enfin qu'elle était entrain de piétiner son mari. Elle cessa aussitôt toute violence et honteuse, elle s'arracha la langue, puis redevint en un instant Durga, puis Parvati, et enfin Sati, la première femme qui jamais ne fut aimée de Shiva. Ainsi, grâce à la fertilité de leur amour, la vie s'établit à nouveau sur Terre et les dieux furent à nouveaux les maîtres du mont Mérou ainsi que de l'univers tout entier. » Récit inspiré du Devi Mahatmya (Markandeya Purana).

Si aucune statue ou totem religieux d'envergure n'ont été découverts dans les ruines des cités de l'Indus, cela laisse à penser que le culte urbain n'était pas de nature idolâtre ou panthéiste, mais cela ne veut en aucun cas dire que la population indigène de l'Indus ne possédait pas une mythologie complexe. Étant donné que la tradition néolithique des statuettes obèses ou reptiliennes est comparable en Inde et au Moyen-Orient, et que les déesses de l'hindouisme classique sont elles aussi comparables avec leurs homologues égyptiennes, anatoliennes ou moyen-orientales, nous pouvons légitimement concevoir que le panthéon de la civilisation de l'Indus, ou tout du moins sa mythologie populaire, devait aussi connaître une déesse créatrice et faste, mais représentée sous la forme d'une furie.

Une civilisation pacifique

La civilisation de l'Indus ne ressemble pas à celle des peuples aryens védiques (-1800 à -500) qui peuplèrent l'Inde après avoir vécu des millénaires dans les steppes d'Asie Centrale (cultures de Yamna, Andronovo et Sintashta). La zone indusienne ne présente aucune trace d'un culte guerrier lié au char, au cheval, au sacrifice animalier ou au soleil. Si ce n'est des destructions et des charniers tardifs, liés à l'effondrement de cette civilisation, l’archéologie ne présente aucune trace de destruction périodique, comme il s'en trouve en revanche au Moyen-Orient, avec les successives destructions des premières cités, puis leur reconstruction. En Indus, les bâtiments ne furent pas détruits, mais désertés, et l'on ne trouve pas la trace de mouvement militaire ou de lutte hégémonique entre les principales puissances de l'Indus.

En plus de 2000 ans de civilisation indusienne, on ne retrouve pas non plus de trace de confrontation avec les empires voisins élamites mésopotamiens ou caucasiens, ni aucune invasion en Inde du Sud. Plutôt que par un vaste mouvement indusien militaire et colonial vers le sud de la péninsule, la geste de Rama, le récit composite du Ramayana, pourrait avoir été inspiré par un roi saint indusien historique, mais aussi par une incursion aryenne tardive et sans envergure vers le sud des monts Vindhya.

On peut donc avancer que la civilisation de l'Indus était d'une nature profondément pacifique. La prospérité de cette civilisation reposait en grande partie sur un très vaste réseau commercial, à l'intérieur duquel la paix n'avait rien d'évident : les cités indiennes devaient nécessairement se livrer à une concurrence féroce et leur quête d'hégémonie devait être aussi grande qu'en Mésopotamie ou en Grèce... Cette tendance au mercantilisme devait nécessairement être jugulée par une doctrine universelle, communément admise et majoritairement suivie par l'ensemble des peuples du sous-continent.

 

Une doctrine étatique et minimaliste

On distinguera deux courants religieux en Inde antique prévédique. Le premier courant est une religion indusienne étatique, royale et monolâtre, de type ascétique et aniconique. Le second est une spiritualité populaire, locale, rurale, zoomorphe, animiste et chamanique.

Pourquoi envisager un culte étatique ? Parce qu’on ne retrouve ni idole, ni trace de polythéisme sur des millions de kilomètres carrés de fouille, ce qui ne peut être que la résultante d'une doctrine aniconique organisée, non nécessairement imposée mais très séduisante, tout du moins envers les élites locales (afin que les autres classes sociales urbaines comme rurales imitent leurs opinions, rituels et croyances). C'est précisément sur ce dogme d'état, basé sur l'ascétisme et l'aniconisme, que reposait la Pax indica.

La civilisation de l’Indus était essentiellement agricole mais aussi très commerçante. On trouve des traces de son commerce jusqu'en Asie centrale, en Mésopotamie et sur les côtes arabes. Mais aucun temple ni aucun palais ne semblent indiquer nulle part la présence d'une religion idolâtre, ou même la présence d'un clergé puissant.

Le tabou de la représentation divine est prépondérant en Indus : si ce n'est le Pashupatinath et quelques silhouettes féminines ou androgynes, on n'a retrouvé aucune figure ni aucun artefact évoquant des divinités ou des croyances envers elles. Il n'y a pas de temple, ni de totem, ni de statue dans les ruines d'Harappa et de Mohenjo-daro, alors qu'elles abondent à la même époque en Égypte et en Mésopotamie. En Inde proto-historique, les bas-reliefs manquent, les signes sont abstraits. L'absence de références religieuses ou de temples n'est donc pas un manque ou un retard, mais un choix politique et civilisationnel.

La religion des habitants de la vallée de l'Indus devait donc être un culte minimaliste, sans référence guerrière ni intention prédatrice. Le sacrifice ne s'y pratiquait que peu et les offrandes étaient végétales, comme en témoignent l'absence de temples ou de statues zoomorphes ou totémiques, et l'absence de charnier animalier. Plutôt qu'un panthéon de dieux, les Indusiens révéraient un Grand Esprit ou un gourou divinisé, sur le modèle des tirthankara jaïns ou de Shiva.

L'ascétisme aurait été érigé en valeur idéale, comme garde-fou à un commerce dont la paix de la civilisation de Indus dépendait. La nudité était pratiquée, comme signe de pureté, de sagesse et de renoncement ascétique. Le culte vulgaire et populaire du phallus répondait alors à cette nudité aristocratique. Cet ascétisme était lié à un culte introspectif fondé sur le yoga (contrôle de soi), et mis en pratique selon l’enseignement de maîtres spirituels. Si ces derniers étaient vénérés, on ne les prenait cependant pas pour des dieux.

Les sages de l’Indus, comme leurs confrères jaïns ou bouddhistes, ne croyaient pas que les créatures célestes puissent avoir le pouvoir de changer quoi que ce soit dans l'Univers. Il ne considérait donc pas pertinent de leur adresser des prières.

Leurs pensées, leurs rituels, leurs croyances et leurs philosophies, forment le terreau intellectuel de ce qui deviendra le jaïnisme réformé de Mahavira et le bouddhisme, deux doctrines qui ne sont pas nées ex-nihilo mais qui poursuivent, dans les grandes lignes, l'essentiel d'une doctrine bien plus ancestrale et qui a pour base la non-violence envers le vivant (Ahimsa), la croyance au cycle des réincarnations, l'influence des actions (Karma) et enfin le devoir de détachement envers le monde et ses illusions (ascétisme). De telles croyances incluent en fin de vie une préparation à la mort, à travers la recherche de l'illumination par le détachement absolu. On retrouve un reliquat de cette religion indusienne dans le jaïnisme et le culte des gourous (les tirthankaras ou jinas successifs). Il s'agit d'une thèse largement diffusée en Inde, bien qu'encore peu soutenue en Europe. Le lecteur est invité à se référer à Vilas Adinath Sangave : Le Jaïnisme, Philosophie et religion de l'Inde (Guy Trédaniel Éditeur, 1999), qui est une des rares introductions en français à cette religion ancestrale. L'ouvrage contient un argumentaire présentant le jaïnisme comme étant la religion de l'Indus. Pour avoir une vision globale et très didactique du jaïnisme, se reporter à Armand Guérinot, Essai de bibliographie jaïna (Annales du Musée Guimet, volumes 22-23, Ernest Leroux, 1906). Ce texte est disponible gratuitement sur Wikisource.

On peut donc se représenter les rois de l'Indus comme des incarnations des grands gourous semi-légendaires, sur le modèle des lignées de jinas jaïns. Propres à chaque cité, des rois « trouvés » dans le peuple dès leur naissance, en fonction de signes physiques et oniriques, à la manière des lamas tibétains, auraient été les garants d'un culte simple et ascétique, qui condamnait l’abus ou la trop grande emprise du commerce. Il s'agissait d'une autorité à la fois politique et militaire le temps de son règne, puis religieuse et morale à la fin de sa vie, une fois retiré de l'exercice du pouvoir pour vivre une vie d’anachorète.

Un tel phénomène se trouve en Égypte. Dans la mythologie du delta du Nil, les deux premiers rois du monde Rê et Chou renoncent au pouvoir pour se retirer avant le terme de leur vie. On retrouve ces coutumes royales ascétiques en Inde, dans les vies des légendaires rois jaïnes. Ils imitaient Rishabhanatha le premier jina, en délaissant leur trône pour se préparer à mourir au sommet d'une montagne (souvent l'Himalaya et le mont Kailash).

Dans la doctrine jaïne, une fois atteint un âge avancé, un homme cède ses biens à sa famille et à sa communauté, puis se retire du monde en prenant la route et en vivant nu jusqu'à sa mort. C'est ainsi qu'il faut imaginer les derniers jours des notables de Harappa : les moines errants sont des entrepreneurs, propriétaires terriens, riches artisans, princes, rois, qui délaissèrent l'exercice de leur métier pour passer leurs derniers jours à se préparer à mourir. Dans le védisme, les rois qui se retirent du pouvoir pour vivre en anachorètes sont nombreux : citons Vishnvamithra de la dynastie lunaire et Trishankou de la dynastie solaire.

Si les puissants de l'Indus, mais aussi des contreforts de l'Himalaya, des cotes gujaratis et des vallées du Gange et de la Yamuna, cédaient leur trône et leur fortune une fois avancés en âge, il va de soi qu'ils devaient continuer à jouir des avantages de la position qu'ils avaient occupée.

La tradition jaïne rapporte que lorsqu’un roi quittait le trône et montait dans la montagne pour finir sa vie, imitant ainsi l'exemple des tirthankaras, il était suivi de sa cour, qui se mettait à observer les pratiques ascétiques de leur maître. La mythologie bouddhiste mentionne des coutumes similaires : voulant intégrer l'ordre du Bouddha, et ainsi consacrer sa vie à la méditation, la princesse Maha-Prajapati se rendit auprès de lui accompagnée de sa cour de femmes, qui toutes campèrent ensemble et prononcèrent les vœux en même temps.

En outre, comme nous l'apprennent les contes védiques et jaïns, un roi en exil pouvait choisir de se remarier avec une femme qui serait pour lui une domestique et dernière compagne lors de ses ultimes instants. Ce fut le cas pour chacun des vingt-quatre tirthankaras, qui se savant proche de leur terme, déménagèrent avec une de leurs reines dans la montagne, pour y camper jusqu'à leurs derniers instants. Le couple divin composé par Shiva et Parvati, résidents au sommet du mont Kailash, est la représentation la plus commune de ce couple de saints renonçants.

Il ne faut donc pas imaginer les moines errants de l'Indus dénués de tout support. Les puissants devaient financer des ashrams, sachant qu'ils finiraient leur vie dedans. Ces ashrams devaient former un réseau d'auberge proposant des repas ainsi que des paillasses. En marge de la vie urbaine indusienne, des ascètes fanatiques et renonçants peuplaient donc les forêts et les alpages. L'Himalaya et le mont Kailash en particulier étaient des lieux de retraite privilégiés. Des gardes devaient être associés à ces lieux de villégiature et une chaîne de distribution reliée à des villes et villages prospères devait permettre aux renonçants de ne manquer d'aucun des produits dont ils auraient eu besoin lors de leur ultime retraite (enthéogènes, parfums, encens, bois rares et consacré à la crémation, et bien sûr nourriture.)

 

Le végétarisme

L'ascétisme repose en grande partie sur le végétarisme, pratiqué durant l'Antiquité en Europe, en Scythie et en Anatolie. En Inde, d'abord absent des védas, il est adopté par les brahmanes puis par les bouddhistes, ce qui prouve sa popularité dans le sous-continent depuis une époque ancienne. Ce végétarisme repose sur la notion d'Ahimsa (non-violence envers le vivant).

L'Ahimsa, c'est reconnaître que chaque être vivant, y compris les plantes, a une âme. L'ahimsa est un héritage du chamanisme ancestral qui considère chaque être vivant comme doté d'un esprit, et d'une vie parallèle dans le monde des esprits. En provoquant leur mort, les hommes engendrent un déséquilibre dans le monde physique comme dans celui des esprits, dont ils se repentissent par une ablution ou une offrande.

 

Le panthéisme indusien

Cette tendance ascétique n'était pas la seule à s'épanouir en Inde prévédique. Une seconde croyance, plus hétérogène, comprend une mythologie foisonnante (déesses fées, animaux zoomorphes) et un caractère plus idolâtre (statuettes féminines). Aucun clergé ne le structure, mais de nombreux chamanes en pratiquent la magie et la mystique. Ajoutons à cette croyance populaire d'inspiration rurale la croyance aux divinités du foyer et de la maison, souvent féminines (gramadevatas), ainsi que celle envers des divinités ancestrales, tribales, villageoises et tutélaires, plutôt masculines (Ayanar au sud de l'Inde et les initiateurs de gotra au nord). En outre, les génies (yakshas), les fées (daikinis) et les démons peuplent les forêts et les montagnes.

Selon toute vraisemblance, comme toutes les autres civilisations qui font la jonction entre la Protohistoire et l'Histoire, la civilisation de l'Indus était panthéiste, c'est-à-dire que chaque élément de la nature était potentiellement doué d'une âme et représentait donc une aubaine ou un danger. La superstition religieuse s'exprimait surtout dans la recherche permanente des signes pour agir, afin d'appréhender à travers eux, la volonté supérieure d'un ou plusieurs génies ou esprits. La recherche et la lecture des signes, des auspices, y compris l'astrologie, devaient avoir été autant prisés sur les bords de l'Indus que sur ceux du Tibre et de l'Euphrate.

 

Le culte des héros

Le culte des héros, présent dès la plus haute Antiquité en Mésopotamie, le fut très probablement en Inde indusienne. Les principaux rois et héros prévédiques nous sont connus sous les noms de Manu, Raghu, Rama, Harishchandra, Bharata, Karna, Yudishtura, Bhishma, Vashishte, Vishvamitra, Vasudeva et Krishna. Ce sont des rois saints, des fondateurs de cités, des guerriers et des prêtres. Ils deviendront les protagonistes des épopées hindous et des mythes aryens leur seront attribués.

Pourtant, aucun de ces personnages semi-légendaires n'est d'origine aryenne centre-asiatique, leurs noms n'apparaissant nulle part ailleurs qu'en Inde. Ce sont des personnages purement indiens, tout à fait indigènes, dont la mythologie de base est prévédique. Absents du Rig-Véda, ce n'est qu'à la suite de l'influence aryenne et de la composition orale puis écrite des épopées, que ces héros se sont vus attribués des mythes aryens. Ces légendes s'ajoutèrent, en se superposant, à la première couche mythologique indigène.

 

Vishnou, Rama et Krishna

Si Manu, Rama, Krishna et Vasudeva sont absents du corpus védique originel, cela veut dire qu'ils sont inconnus des rédacteurs centre-asiatiques du Rig-Véda. En revanche, ces personnages sont présents dans le corpus jaïn, dont ils composent la couche mythologique la plus ancienne. Or, les versions jaines des héros que nous avons mentionnés, ne sont pas des adaptations jaïnes de personnages védiques, composées en réaction et en critique au brahmanisme, mais plutôt les versions originales de mythes tardivement repris par les Aryens. Krishna ou Rama ne sont donc pas des héros aryens divinisés, que les populations rurales et dravidiennes auraient adoptés, mais plutôt des rois saints et ascètes, glorifiés durant la période indusienne, puis entrés dans la mythologie védique en vertu de leur prépondérance.

En l'occurrence, les textes hindous sont clairs : Valmiki et Krishna ont la peau noire, ce qui ne correspond pas à l'apparence physique aryenne typique. Valmiki, l'auteur du Ramayana, et Vyasa, l'auteur présumé du Mahabharata, sont deux personnalités dont l’origine indigène ne fait elle aussi aucun doute pour les savants : Vyasa était un fils de pêcheur à la peau noire et Valmiki était un homme des bois, décrit comme un indigène. Valmiki et Vyasa ne sont pas des brahmanes aryens et urbains.

Dans les littératures védiques et puraniques, Manu est un roi présenté comme dravidien, noir de peau et seigneur d'une contrée méridionale. Il devient pourtant roi du monde, sauvé du déluge par Vishnou lui-même. Il est le légendaire héritier et gardien des védas que lui enseigna le rishis céleste Brighu, après que son embarcation se fut échouée au sommet du plus haut pic de l’Himalaya.

Quant à Rama, sa légende raconte qu'il aurait régné sur un royaume gangétique à une époque lointaine, or l'archéologie est formelle : les Aryens ne sont pas entrés dans le bassin bas du Gange avant -1000, sans s'y installer avant plusieurs autres siècles. Ayodhya, la capitale de Rama et de la dynastie du soleil, célébrée de si nombreuses fois dans les épopées et les puranas, est une cité sainte située à la confluence du Gange et de son tributaire la Yamuna. Selon les légendes hindoues, elle serait la première cité de l'humanité, fondée par le roi saint Manu une fois le Déluge apaisé. Or, comme nous l'avons déjà remarqué, la zone du Gange demeure inconnue des Aryens avant la fin de l'Antiquité. Les contextes liés à ces mythes ne sont donc pas aryens, mais indigènes.

Enfin, nombre d'exégètes hindous proposent des datations qui reposent sur l'astrologie appliquée à la lecture des livres sacrés (particulièrement le corpus des quatre védas, les épopées du Ramayana et du Mahabharata, ainsi que le Bhagavata Purana / Shrimad Bhagavatam) mais aussi sur l'astronomie : Rama aurait vécu vers -5100 et Krishna vers -3228. Ces estimations sont intéressantes : à la lecture du Ramayana, il apparait que Rama est un héro appartenant au monde pré-agraire, tandis qu'à la lecture du Mahabharata, il apparait que Krishna est un héro typique de l'âge de fer.

Le vin, nectar sacré

Un des principaux apport indusien à la mystique védique, est l'usage, et même l'amour du vin.

Le Rig-Véda ne mentionne d'ailleurs pas le vin, mais l'eau-de-vie, et si l'identité exacte du fameux Soma, le nectar des dieux des anciens Aryens, demeure inconnue, les hypothèses concernant sa recette mentionnent l'éphédra, le psilocybe, l'amanite tue-mouche et même le harmal, mais jamais le vin. Ce dernier était pourtant commun dans le bassin méditerranéen, où les Grecs et surtout les Étrusques et les Égyptiens lui vouaient un immense respect (boisson de Pharaon) et même un culte (Bacchus).

Pourtant, dans le Ramayana (rédigé par Valmiki vers -300, donc tardivement) le vin est célébré comme la « boisson des Aryens » tandis que les barbares et les rakshasas (démons) boivent l'alcool de palme, dont le goût est moins raffiné et l'effet plus violent. Si le vin est absent du Rig-Véda et présent dans les épopées, c'est donc que les Aryens ont adopté sa consommation et l'ont fortement appréciée.

La culture du raisin pour en faire du vin aurait commencé dans le Caucase, au plus tôt vers -6000 ans. On retrouve des traces de sa consommation récréative mais aussi mystique en Égypte, en Mésopotamie, en Europe, en Bactriane et dans le Tarim. En Égypte, on consommait occasionnellement le vin avec une macération narcotique à base de lotus bleu. Les chroniqueurs antiques gréco-romains dont Strabon, mentionnent effectivement l'Inde comme une terre fertile, propice à la culture de la vigne et dont les nombreux vins sont excellents. En outre, les récits du mythe de la campagne indienne de Dionysos s'accompagnent invariablement de louanges au vin des contreforts du Caucase et de l’Himalaya. Ajoutons à cela que les climats et la géographie ensoleillée et semi-montagneuse voire semi-désertique des vallées indiennes se prêtent volontiers à la culture de la vigne ; en témoigne encore de nos jours la forte production de vin dans la région de Bombay.

 

Le lotus cosmogonique et psychédélique

L'entrée d'un mythème dans le corpus védique nous indique l'indubitable présence d'un mythe indusien cosmogonique. C'est le cas du lotus primordial.

Le lotus est un enthéogène ; le breuvage qui contient ses pétales mélangés à du vin est narcotique et sédatif. Ses effets pourraient être rapprochés de ceux du pavot (opium), avec lequel il est associé dans les recettes enthéogéniques égyptiennes et sumériennes. Avec la mandragore, la jusquiame, le cannabis et le pavot, le lotus figure parmi les plantes les plus utilisées par les prêtres égyptiens, qui le faisaient peindre sur les parois des tombes. Lié à ses doux effets hypnotiques, mais aussi à son lieu de culture aquatique, le lotus est la plante des démiurges, que ce soit Brahma ou Ptah (nés tous les deux d'un lotus croissant d'un océan primordial).

Proche du nénuphar, mais bien plus élégant, le lotus croît à la surface des étendues d'eau stagnante. Du marais, lieu dangereux et pathogène, domaine des serpents et associé à l'océan primordial, naît donc une plante qui se passe de terre et qui offre une fleur aux pétales complexes et à la beauté inégalée. Pour toutes ces raisons, le lotus est un symbole universel de sagesse et surtout, de pureté.

Le dieu né d'un lotus (en l’occurrence Brahma en Inde) est un mythe présent dans la littérature védique moyenne (brahmanique) et tardive ainsi que dans les puranas, mais il ne s'agit pas d'un mythe védique, ni aryen. On ne le trouve ni dans l'Avesta, ni dans le Rig-Véda, le plus ancien des quatre védas, ni dans aucune des mythologies indo-européennes. En outre, le lotus ne pousse pas à des températures trop basses, comme c'est le cas au nord de l'Eurasie et en Sibérie (qui sont les aires d'origine à partie desquelles les tribus proto indo-européennes ont commencé leurs successives et nombreuses migrations vers le sud).

Si le mythe du lotus cosmogonique est omniprésent d’Égypte jusqu'en Inde brahmanique, vishnouite ou dravidienne, mais qu'il est absent du corpus indo-européen eurasiatique, et comme aucun rapport direct entre l'Inde et l’Égypte n'est envisageable, il convient donc de penser que le mythe du lotus cosmogonique était diffus durant la Protohistoire, à travers un vaste espace correspondant à un écosystème propice, chaud et humide, entre l’Égypte et l'Indochine.

La mythologie indo-égyptienne présente le lotus comme le siège et l'ombilic du démiurge ; en Égypte, Horus enfant naît d'un lotus, avant de créer le monde par la parole. Ptah et Horus-enfant (Harpocrate) sont dépeints émergeant d'un lotus premier, lui-même issu d'un tertre primordial. En Inde, Brahma naît d'un lotus jaillit du nombril de Vishnou. De son verbe naquit l'Univers.

Le mythème du lotus se retrouve aussi en Inde non aryenne, comme chez les Adivasis Maria Birhors du Jharkhand (Nord-est de l'Inde). Il paraît cependant peu vraisemblable que le mythe du lotus, repris dans l'hindouisme brahmanique, ait été importé depuis une culture forestière, nomade et soumise au statut de shoudras (caste manuelle et laborieuse) ; les Aryens ont renforcé le système des castes pour se prémunir du contact avec les peuples barbares, indigènes des montagnes et des forêts, ce qui ne témoigne que les cultures de type préhistoriques pré-agraires des indigènes aborigènes, munda, ruraux ou forestiers, ne représentèrent jamais aucun attrait pour la culture védique.

En revanche, comme en témoignent largement la littérature théologique et l'étymologie du sanskrit, les Aryens ont beaucoup été influencés par la culture et la langue dravidiennes ainsi que par le jaïnisme et son ascétisme nihiliste.

En somme, si le mythème du lotus primordial est entré dans la mythologie védique, ce n'est pas en raison d'une influence directe des indigènes Birhors ou des anciens Égyptiens, mais plutôt parce que ce mythème cosmogonique était déjà populaire parmi les élites indusiennes et qu'il faisait partie du corpus mythologique de la vallée de l'Indus. C'est cette tradition, même décadente, qui véhiculait encore à l'époque védique une doctrine ascétique et métaphysique inédite et séduisante.

 

L’importance de l'élément aquatique

Au centre des villes et villages indusiens, on remarque la présence systématique d'un bassin de rétention d'eau, entouré de marches afin que l'on puisse s'y baigner et y faire sans difficulté des ablutions, des rituels mais aussi y laver le linge. La présence de ces bassins nous indique l'importance que les habitants de l'Indus portaient à leur hygiène ainsi que le rôle fédérateur, mystique et politique de l’élément aquatique.

L'eau est encore aujourd'hui le produit indispensable aux rituels de purification d'un hindou. Dans la plupart des villages du sous-continent, se trouve en effet en leur centre une sorte de piscine carrée, profonde et large de plusieurs mètres, qui doit être considérée comme le lien le plus tenace entre la société néolithique de l'Indus et celle de l'Inde moderne.

Ces bassins devaient jadis servir à la culture du lotus sacré et narcotique, ou encore à figurer les décors de scènes mythologiques fondatrices et cosmogoniques, liés par exemple à la mer primordiale ou au mythe du sage protégé par un serpent lors du Déluge (une scène présente dans la statuaire jaïne mais aussi au milieu du lac artificiel du temple Mahabodhi de Bodhgaya, ainsi que dans de nombreux jardins sacrés du bouddhisme).

L'eau a toujours été au centre de la vie mystique des Indiens ; aux temps les plus reculés du védisme, les dieux principaux que furent Apam Napat, puis Varuna, étaient consacrés dieux des eaux et des espaces infinis de l'océan, alors même que les autres panthéons indo-européens ne connaissent souvent pas de dieux de la mer. Dans l'hindouisme classique, Vishnou est nommé Narayana, ce qui signifie littéralement « le gardien et le protecteur des eaux », le « Seigneur des eaux » ; Il est représenté flottant au-dessus des eaux primordiales.

Vishnou

Vishnou

Vishnou Narayana

Vishnou Narayana

Vénération du fleuve Indus

En raison du caractère de l'élément aquatique et du développement agraire de la civilisation de l'Indus, son fleuve éponyme était très certainement vénéré, à la manière du Nil, du Danube, du Don, du Rhin ou de la Seine en d'autres lieux mais en des époques contemporaines. Preuve du caractère prépondérant de l'Indus, dans le corpus védique, ce fleuve est cité parmi les plus sacrés du sous-continent indien (avec par exemple le Gange, la Yamuna, ou le Brahmapoutre).

Dans les récits alexandrins racontant en syrien ou en grec l'avancée du Macédonien en Inde, tout comme dans les récits de la campagne de Dionysos (Dionysiaques de Nonnos), l'Indus est divinisé sous les traits d'un farouche dieu de la guerre. C'est, avec la Bellone indienne, l'une des rares divinités autochtones précisément identifiées.

 

Lors du déluge, Vishnou sous la forme d'un poisson, sauve Manu le roi des hommes, ainsi que les sept rishis célestes

 

Le Déluge

Le mythe du déluge, un des plus anciens de l'humanité, trouve son origine dans l'établissement des premières populations préhistoriques le long des côtes, des littoraux et des principaux fleuves afro-asiatiques. Ce mythe persista pour être encore populaire parmi les populations urbaines néolithiques, qui craignaient les crues ravageuses. Un continuum mythologique autour de ce mythe réunit même l'Europe, l'Afrique du nord, la Mésopotamie, l'Inde pré et post-védique, et enfin la Chine.

Comme sur les bords du Nil ou de l'Euphrate, la fin du monde était sur les bords de l'Indus, de la Sarasvati, de la Yamuna et du Gange, la fin d'un cycle et le début d'un nouveau, sur le modèle du passage annuel des saisons. Ce cataclysme était marqué par une inondation plutôt que par un feu ravageur (comme c'est plutôt le cas dans la tradition indo-européenne) et par le sauvetage d'un couple comprenant un roi ou un saint.

Insistons sur l'origine extra-védique du mythe du déluge. Si le mythe du déluge et du miraculé sauvés des eaux dans une « boîte » fut repris par les Aryens pour en faire un ancêtre ethnique (Manu) et lui attribuer un livre de bonne conduite (Lois de Manu, v. -200), il n'en demeure pas moins un mythe local. Le mythe de Manu, sous ses grandes lignes, se retrouve effectivement dans les mythologies des ethnies indigènes pré-aryennes, tels que les Marias (Dravidiens, Chhattisgarh), les Konds (Dravidiens) et les Saora (Mundas, Orissa) :

Un premier monde créé a été détruit par une pluie diluvienne. Un frère et une sœur sont épargnés par le désastre, car ils ont trouvé refuge dans une calebasse. Lorsque les eaux se retirent, ils en sortent.

P. Grimal, Mythologies classiques (d'après W. Grigson, The Maria Gonds of Bastar).

Le tertre primordial

Ur (Chaldée), Eridu (Sumer) et Héliopolis (Delta du Nil)1 sont des cités primordiales que leur mythe de fondation présente comme sortie du néant, sur une colline primordiale. En Perse, Nippur est le lieu de rencontre du ciel et de la terre. De la même manière, selon un conte shivaïte gangétique, Varanasi (Bénarès) fut érigé sur le lieu à partir duquel Vishnou, sous la forme du faucon Garuda et Brahma, sous la forme du sanglier Varaha, se sont chacun dirigés respectivement vers le sommet du ciel et vers le centre de la terre  (Shiva plaça la ville au centre des deux trajets). Des mythes similaires devaient concerner les mythes de fondations des cités de l'Indus.

On sait que de nombreuses villes antiques furent construites ex nihilo, parfois même sur des marécages : ce fut le cas de Mexico, de Pétra, de Persépolis, d'Alexandrie, des cités du Caucase, ... Le mythe de l'émergence correspond donc assez bien à l'érection raisonnée et organisée des premières cités, et il est vraisemblable qu'il était aussi présent sur les rives de l'Indus, dont on sait que les cités immenses de Harappa et Mohenjo-daro furent planifiées. Quant à Mehrgarh, fondée vers -7000, on sait qu'elle connut un réaménagement quelques siècles après sa fondation, avec l'érection d'une sorte de « Nouvelle-Mehrgarh » à quelques dizaines de mètres du premier site.

Ce qu'il faut retenir de ces arguments, c'est que les villes néolithiques sont des créations urbaines ex nihilo et que leur mythe de fondation en est forcément influencé.

 

La tortue cosmique

Une tortue gigantesque porte le monde sur sa carapace. Ce mythe, d'origine munda et extrême-oriental, est populaire dans les campagnes et la région gangétique. Si ce n'est une tortue, ce sont des éléphants qui portent le monde (puranas). Ce dernier mythe est aussi présent en Extrême-Orient (Chine), en Eurasie paléolithique (grotte de Rouffignac) ainsi que dans les mythologies arctiques sibériennes et amérindiennes ; il peut alors s'agir de mammouths et non d'éléphants.

 

***

 

La réflexion que nous avons entreprise n'est bien sûr pas terminée. Notre ambition n'était pas de faire le portrait complet de la spiritualité indusienne, mais plutôt de montrer qu'une telle peinture était possible.

Surtout, l'intérêt de cet article est garanti par son caractère inédit dans notre langue. Depuis la bataille du Plassey, perdue en 1757 contre les Britanniques, la France ne s'intéressa jamais vraiment à l'Inde. Nous avons bien sûr compté parmi la nation des grands orientalistes, indianistes et sanskritistes, mais d'une manière générale, l'Inde demeure sous nos latitudes un continent mal connu, caché derrière une épaisse brume de clichés persistants.

L'internet indien, anglophone, hindiphone comme dravidophone, regorge cependant d'informations, parfois contradictoires, mais foisonnantes, concernant la plus ancienne antiquité indienne. Mal traduites en anglais, mal interprétées en français, parfois menées sans la rigueur scientifique nécessaire, ces travaux érudits se perdent souvent dans de fumeuses théories racialistes ou suprémacistes, quand ce n'est pas du côté de la science-fiction, de l'ésotérisme ou de la plus pure fantasmagorie que débouchent ces exégèses.

Il fallait donc proposer au lecteur francophone un cadre de réflexion qui n'en appelle ni à l'Atlantide (qui se nomme Kumari Kandam en tamoul) ni à la théorie désuète d'un foyer indo-européen situé en Inde.

Espérons que notre étude apporte quelques débuts de réponses, quelques pistes de réflexion, quelques hypothèses plausibles dont la considération fera avancer encore un peu plus la compréhension du continent indien, et en particulier de sa préhistoire.

 

Hare Ôm.

PENSER LA SPIRITUALITÉ DE LA CIVILISATION DE LA VALLÉE DE L'INDUS
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