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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

La SPIRITUALITÉ CELTIQUE

La SPIRITUALITÉ CELTIQUE

Par Henri-Georges Dottin

 

On distingue dans la mythologie celte deux univers chronologiques successifs. Il y a d'abord une mythologie polythéiste. Chacune des tribus celtes adorait un dieu tutélaire qui, tout en présentant des variations certaines, désignait toujours la même divinité de la fertilité ou de la foudre. Cette période théologique nous est seulement connue par des statues, des artefacts mystérieux et des récits gréco-romains. La seconde couche mythologique concerne les épopées celtiques rédigées par les moines chrétiens qui en firent les chroniques. De même que les épopées hindoues s'inspiraient largement de la culture jaïne locale, les épopées celtes s’inspireront largement de la symbologie et des mythes chrétiens, lesquels furent importés par la colonisation romaine. Ainsi, dans le cycle du roi Arthur ou le Mabinogion (v. 1100 à 1500), le célèbre corpus d'épopées irlandaises, nous retrouvons à parts égales le celtisme initial et le décorum abrahamique (Graal, Christ, …)

 

Pratiques et croyances religieuses

Les écrivains de l’antiquité s’accordent à reconnaître la religiosité des Gaulois. Au témoignage bien connu de César qui dit que les Gaulois sont un peuple très adonné aux pratiques religieuses, il faut ajouter ceux de Tite Live et de Denys d’Halicarnasse. Les Celtes étaient les plus habiles des peuples en science augurale, et le Galate Déjotarus passait pour un augure remarquable. La divination s’exerçait par divers oiseaux, le corbeau, l’aigle ; même, chez les Bretons, par la course d’un quadrupède, le lièvre. Des oiseaux indiquent à des armées la direction qu’elles doivent suivre ; averti par le vol d’un aigle Déjotarus revient sur ses pas. Il reste encore à l’époque la plus ancienne des souvenirs du culte que l’on rendait à certains animaux. Chez les Bretons, l’oie, la poule et le lièvre sont tabous. Les Galates de Pessinonte ne mangent pas de porc. Nous avons cité plus haut le surnom de Mercurius : Moccus qui signifie cochon. On sait que le cochon sauvage, le sanglier, était l’insigne guerrier des Celtes, et qu’il figure comme tel sur l’arc de triomphe d’Orange. Nennius nous parle d’un animal merveilleux, porcus troit poursuivi par le roi Arthur dans une chasse fantastique ; c’est le twrch trwyth du roman gallois intitulé Kulhwch et Olwen, et ce porc ou ce sanglier fameux est sans doute dans la légende celtique un souvenir du temps où le porc était le symbole et le totem d’une tribu gauloise. Sur le fronton de l’autel de Reims est sculpté un rat ; le petit autel tricéphale trouvé dans la même ville est surmonté d’une tête de bélier. Nous avons déjà parlé du taureau aux trois grues, du serpent à tête de bélier et des dieux à cornes de bélier et de cerf qui ne rappellent plus que par un détail le culte primitif des animaux sacrés.

Comme les Romains, les Celtes cherchent à connaître l’avenir par les entrailles des victimes ; ils ajoutent foi aux indications données par les songes.

Nous n’avons point trouvé de monument figuré qui nous attestât le culte des arbres, à moins qu’on ne regarde comme tels les deux faces de l’autel de Paris et l’autel de Trèves où sont figurés soit un arbre, soit des feuillages. Mais nous savons par Pline que le chêne rouvre est chez les Gaulois l’arbre des bois sacrés et qu’on n’accomplit aucune cérémonie sans son feuillage. Maxime de Tyr nous apprend qu’un chêne élevé est la représentation (ἄγαλμα) celtique de Zeus. Nous trouvons dans un passage de Pline que le lycopodium selago était en Gaule un préservatif contre les accidents et que le gui, que l’on appelait d’un nom qui signifie remède universel, était un remède contre les poisons et qu’il donnait la fécondité à tout animal stérile. Le gui venant sur le rouvre est extrêmement rare ; aussi le regardait-on comme envoyé du ciel. La cueillette du gui, nous dit Pline, se fait le sixième jour de la lune. Après avoir préparé selon les rites, sous l’arbre, des sacrifices et un repas, on fait approcher deux taureaux de couleur blanche dont les cornes sont attachées alors pour la première fois. Un prêtre, vêtu de blanc, monte sur l’arbre et coupe le gui avec une serpe d’or ; on le reçoit sur une saie blanche ; puis on immole les victimes en priant que le dieu rende le don qu’il a fait, propice à ceux auxquels il l’accorde. À ces plantes à vertus merveilleuses il faut encore ajouter le Samolus Valerandi remède contre la maladie des bœufs et des porcs dont la cueillette donne lieu à des procédés magiques ; il faut que celui qui le cueille soit à jeun, l’arrache de la main gauche, ne le regarde pas et ne le mette pas ailleurs que dans l’auge où on le broie. Des pratiques superstitieuses identiques ou analogues sont encore en usage dans certaines de nos campagnes.

Les bois sacrés des Gaulois dont, au temps de Pline, le chêne rouvre était le principal élément, sont mentionnés par les auteurs de l’antiquité. Les Galates d’Asie Mineure avaient un sénat qui se réunissait pour juger les causes de meurtre dans un endroit appelé Δρυνέμετον ; or, le second terme de ce mot signifie en gaulois bois sacré. Ces bois sacrés tenaient-ils lieu de temples aux Gaulois transalpins ? On serait tenté de le croire, car César ne parle que de l’endroit consacré, in loco consecrato, où sur le territoire des Carnutes les druides s’assemblaient chaque année à époque fixe pour rendre la justice. Il n’y a rien à conclure pour l’ancienne religion gauloise de l’existence de nombreux temples en Gaule à l’époque gallo-romaine. Tout au plus, peut-on remarquer qu’un grand nombre de ces temples sont consacrés à Mercure, quelques uns seulement à Apollon, et qu’il y a là une confirmation intéressante du texte de César : Deum maximum Mercurium colunt. Mais chez les Gaulois cisalpins, il n’est pas douteux qu’il y ait eu des temples. Tite-Live nous rapporte qu’en 216 avant J.-C, les dépouilles et la tête du consul désigné Postumius furent portées par les Boïens dans le temple le plus respecté de leur nation. Il y avait chez les Insubres un temple d’Athéna.

Les temples étaient-ils ornés, comme chez les Romains, de statues de dieux auxquels on rendait un culte ? Sur ce point, les témoignages des anciens sont contradictoires. Les Galates, au dire de Strabon, avaient dans la ville de Tavium une statue colossale de Jupiter. D’autre part, Diodore nous rapporte que Brennos rit beaucoup de l’idée qu’avaient les Grecs de faire des dieux de bois et de pierre. Les mots employés pour désigner des représentations des divinités sont souvent très vagues. Polybe parle de χρυσᾶς σημαίας τὰς ἀϰινήτους λεγομένας « des images d’or dites immeubles ». Lucain décrit dans un bois sacré des troncs d’arbre grossièrement sculptés pour représenter les dieux : simulacra maesta deorum. Enfin César nous fait connaître qu’il y a en Gaule d’assez nombreuses représentations de Mercure : cujus sunt plura simulacra. Or, comme l’a fait remarquer M. Salomon Reinach, il n’est guère probable que simulacra signifie statues ; simulacra a le sens vague d’image, d’indication symbolique. S’il y avait eu des statues de dieux gaulois antérieurement à la conquête romaine, il serait inadmissible qu’on n’en eût pas découvert quelques-unes à Bibracte ou à Alésia. Or, on n’a point trouvé de représentations figurées appartenant à la période qui s’étend entre l’époque du renne et l’époque romaine. Les simulacra de César étaient-ils, comme le suggère M. S. Reinach, les accumulations de pierres, menhirs, galgals que l’on a trouvés sur tous les points du territoire de l’ancienne Gaule ? Cela est possible, sans qu’on puisse le démontrer. À l’époque gallo-romaine, les identifications de divinités gréco-romaines avec les divinités celtiques peuvent tenir, pour une bonne part, à ce qu’on acceptait comme représentation d’une divinité celtique un des types de statues romaines que l’on trouvait le plus facilement dans le commerce. [...]

Dans les temples et les enceintes sacrées, ἐν τοῖς ἱεροῖς καὶ τεμένεσιν, les Celtes entassent une grande quantité d’or qu’ils offrent aux dieux, et quoique tous les Celtes aiment l’argent, pas un d’eux n’ose y toucher. Les Arvernes avaient suspendu à un temple, πρὸς ἱερῷ, l’épée que César avait laissée entre leurs mains et le conquérant des Gaules qui la revit plus tard à cette place refusa de la reprendre, disant qu’il fallait respecter un objet consacré aux dieux. Les dépouilles des ennemis devaient pour une grande partie constituer les trésors des temples.

Le culte comportait des prières, peut-être des danses, des libations et des sacrifices. La reine bretonne Boudicca invoque Adrastê en levant une main vers le ciel. Les druides de l’île de Mona prient en levant les bras au ciel et en lançant contre les ennemis d’affreuses imprécations, sans doute même des incantations. Dans l’adoration, les Gaulois se tournaient de la gauche vers la droite. Chez les Irlandais du Moyen Age, le tour à droite assurait une heureuse chance.

C’est par des danses que pendant la nuit, à la pleine lune, les Celtibères célébraient le culte d’un dieu dont nous ignorons le nom. Les Boïens de la Gaule cisalpine se servirent du crâne du consul Postumius, orné d’un cercle d’or, comme d’un vase sacré pour offrir des libations dans les fêtes.

Les sacrifices étaient souvent des sacrifices humains. Cicéron en l’an 75 avant J.-C., parle de la coutume atroce et barbare qu’ont les Gaulois de sacrifier des hommes. Les Gaulois, nous dit César, croient que la vie d’un homme est nécessaire pour racheter la vie d’un autre homme, et qu’on ne peut apaiser autrement les dieux immortels. Chez certains peuples les sacrifices de ce genre font même partie des institutions de l’État. D’autres ont d’immenses mannequins (simulacra) aux membres d’osier tressé qu’ils remplissent d’hommes vivants ; ils y mettent le feu et ces hommes périssent enveloppés par les flammes. Ils croient que le supplice de ceux qui sont convaincus de vol, de brigandage ou de quelque autre crime est celui qui plaît le plus aux dieux immortels ; mais quand ces sortes de victimes ne sont point assez nombreuses, ils y suppléent en sacrifiant des innocents. Avant et après César, il est aussi question de sacrifices humains, surtout à la guerre. Dans la première moitié du troisième siècle avant J.-C, Sopatros de Paplios cité par Athénée accuse les Gaulois de tuer les prisonniers de guerre. Dion Cassius nous rapporte que les Bretons de Boudicca massacrèrent avec des raffinements de cruauté les femmes captives, en l’honneur de la déesse Adrasté. Justin nous apprend que les Gallo-Grecs font des sacrifices avant de livrer bataille et que si les présages sont funestes, ils égorgent même leurs femmes et leurs enfants pour apaiser la colère divine. Le géographe Strabon rapporte qu’en Gaule on prédisait l’avenir au moyen de victimes humaines et Tacite nous parle de l’horrible superstition des habitants de Mona qui regardaient comme un acte religieux d’arroser les autels du sang des victimes et de consulter les dieux dans les entrailles humaines. |...]

Parmi les croyances religieuses, une de celles qui ont le plus étonné les anciens est la croyance à l’immortalité de l’âme. « Je traiterais les Celtes d’insensés » écrit Valère Maxime « si l’opinion de ces gens à braies n’était celle de Pythagore vêtu du pallium ». Pour d’autres écrivains, cette doctrine était venue aux Celtes par les druides. Toujours est-il qu’elle était très répandue et très populaire. De là l’usage de se prêter entre eux des sommes remboursables dans l’autre monde, de fixer les enfers comme lieu de règlement de leurs affaires commerciales, de brûler et d’enterrer avec les morts ce qui sert aux vivants. On a même vu, dit Pomponius Méla, des parents se jeter volontairement dans le bûcher de leurs proches dans l’espoir d’aller vivre avec eux. Les Celtes prétendent ne craindre ni les tremblements de terre ni les inondations ; ils s’avancent tout armés au devant des flots. C’est que la foi en une autre vie est éminemment propre à exalter le courage ; elle était sans doute aussi la cause de ces suicides d’un caractère religieux que l’on a signalés chez les Celtes ; elle peut de même dans certains cas rendre compte des sacrifices humains, dont nous venons de parler. [...]

La situation de cet autre monde varie suivant la position géographique des divers peuples celtiques. Comme l’a fait remarquer A. Le Braz, les gens du continent le plaçaient volontiers dans les îles. Une tradition fixée par écrit au VIe siècle par Procope rapporte que les habitants du pays situé en face de la Grande-Bretagne avaient pour charge de conduire les âmes des morts du continent dans l’île. Au milieu de la nuit, ils entendent frapper à leur porte, et une voix les appelle tout bas. Alors ils se rendent au rivage sans savoir quelle force les y entraîne. Ils y trouvent des barques qui semblent vides, mais qui sont tellement chargées des âmes des morts que leur bordage s’élève à peine au-dessus des flots. En moins d’une heure, ils sont arrivés au terme de leur voyage alors que d’ordinaire il leur faut une journée pour s’y rendre. Là, dans l’île des Bretons, ils ne voient personne, mais ils entendent une voix qui dénombre les passagers en les appelant chacun par leur nom.

Ce n’est que d’après la littérature épique de l’Irlande que l’on peut se faire une idée de l’Élysée rêvé par les Celtes, pays merveilleux que l’on atteignait en s’embarquant sur une barque de verre ; au-delà de la mer, on apercevait une grande tour transparente aux contours indécis ; dans les ouvertures des créneaux apparaissaient des formes qui ressemblaient à des hommes. Quiconque essayait d’aborder au pied de la tour était emporté par les flots de la mer. Au delà de la tour s’étendaient des plaines fertiles plantées d’arbres étranges. Quelques-uns avaient des branches d’argent auxquelles pendaient des pommes d’or. Quand on heurtait ces pommes les unes contre les autres, elles produisaient un son si harmonieux qu’on ne pouvait l’entendre sans oublier tous ses maux. Au pied des arbres coulaient des ruisseaux de vin et d’hydromel. La pluie qui rafraîchissait la terre était de bière. Les porcs qui paissaient dans la plaine renaissaient, une fois mangés, pour de nouveaux festins. Partout une agréable musique flattait l’oreille et ravissait l’âme par ses douces mélodies. C’était bien la vie que le Celte avait pu rêver ici-bas. Toujours jeune, toujours beau, couronné de fleurs, il passait ses jours dans de longs festins où la bière ne cessait de couler et où la viande de porc ne manquait pas. Jamais il ne s’élevait de contestations pour savoir à qui devait revenir le meilleur morceau. Les combats étaient au nombre des plaisirs du peuple des morts ; les guerriers étaient armés d’armes éclatantes ; ils brillaient de l’éclat de la jeunesse ; les batailles étaient plus acharnées et plus terribles que chez les vivants et des fleuves de sang coulaient dans la Grande Plaine. Ainsi le Celte retrouvait dans l’autre vie tout ce qu’il avait aimé sur la terre, la musique, la bonne chère et la guerre.

 

Le panthéon celtique

Le texte le plus explicite que nous ayons sur les dieux gaulois se trouve chez César. Il semble bien que César rapporte non le résultat de ses observations personnelles, mais l’opinion d’écrivains antérieurs à lui. S’il eût étudié lui-même la religion gauloise, il est probable qu’il aurait été à la fois moins précis et plus exact. D’après César, le dieu que les Gaulois honorent le plus est Mercure ; ils le regardent comme l’inventeur de tous les arts, comme le guide des voyageurs et comme présidant à toute sorte de gains et de commerce. Après lui, ils adorent Apollon, Mars, Jupiter et Minerve ; ils ont de ces divinités à peu près la même idée que les autres nations. Apollon guérit les maladies ; Minerve enseigne les éléments de l’industrie et des arts ; Jupiter tient l’empire du ciel ; Mars celui de la guerre ; c’est à lui, lorsqu’ils ont résolu de combattre, qu’ils font vœu d’ordinaire de consacrer les dépouilles de l’ennemi.

Ce passage ne laisse pas de prêter à la critique. Est-il possible que toutes les tribus gauloises que César nous représente comme différant entre elles par la langue, les mœurs et les lois, aient eu les mêmes cinq divinités ? Quels étaient les noms de ces dieux et de cette déesse dans la langue des Celtes ? Une assimilation aussi complète entre ces cinq divinités et cinq divinités romaines est-elle vraisemblable ? On est tenté de rappeler l’opinion d’Asinius Pollion qui pensait que les Commentaires de César étaient composés avec peu de soin et d’exactitude ; César aurait étourdiment ajouté foi la plupart du temps à ce qu’on lui racontait des actions des autres et quant à ce qu’il avait fait lui-même, il l’avait mal rapporté, soit à dessein, soit faute de mémoire. Mais César lui-même prend soin de nous avertir que ces assimilations ne sont que des à peu près : de his eandem fere quam reliquæ gentes habent opinionem ; et il assimile les attributs des dieux celtiques non pas tant à ceux des dieux romains qu’à ceux des dieux des autres nations.

Quoiqu’il en soit, César ne nous donne des dieux gaulois qu’une physionomie incomplète, sinon inexacte. La plupart des auteurs de l’antiquité ne font pas preuve d’un sens critique plus affiné. Au temps des migrations des Gaulois, leur plus grand dieu semble Arès-Mars. Chez les Insubres, il y a un temple d’Athéna où l’on abrite les enseignes de guerre. En 223, des Celtes vouent à Vulcain les armes romaines. Il faudrait donc ajouter au panthéon celtique restitué par César, un sixième dieu qui pourrait être assimilé au Vulcain romain.

Peut-être aussi faut il compter au nombre des dieux Gaulois le Dispater dont les Gaulois se prétendaient tous issus ; l’usage de compter le temps par nuits et non par jours se rattachait à cette croyance.

Si des écrivains nous passons aux inscriptions gallo-romaines, nous y retrouvons les noms des cinq grandes divinités romaines, avec des épithètes variées. [...] Un grand nombre de ces épithètes s’expliquent dans les langues celtiques. […] L’étude des inscriptions gallo-romaines complète donc et rectifie le texte de César. Les dieux romains auxquels les dieux gaulois ont été assimilés sont bien Mercure, Mars, Apollon, Jupiter et Minerve. Il faudrait y ajouter peut-être Hercule et Silvain.

A côté des dieux qui ne nous sont connus que sous des noms latins accompagnés ou non d’épithètes celtiques, on trouve, tant chez les écrivains que dans les inscriptions, les noms celtiques de quelques divinités. C’est d’abord chez Lucain les vers célèbres où il énumère trois divinités celtiques : Taranis dont l’autel n’est pas plus doux que celui de la Diane scythique, le cruel Teutatès que l’on apaise par un sang affreux, et l’horrible Hésus aux sauvages autels. Taranis est à comparer au Deo Taranucno « fils de Taranus » d’une inscription et s’explique sans doute par le gallois taran « tonnerre ». Nous avons déjà trouvé, comme épithète de Mars, Toutates qui est une variante de Teutatès. Nous parlerons plus loin de l’Esus de l’autel de Paris dont le nom forme le premier terme des noms d’hommes gaulois Esu-genus, Esu-nertus. Peut-être Lucain nous donne-t-il ainsi les noms celtiques des dieux assimilés aux grands dieux des Romains. Taranis serait un Jupiter ; Teutatès un Mars ; cependant les scholiastes de Lucain identifient Teutatès à Mercure. D’autre part, le culte d’Esus, Taranis, et Teutatès semble être localisé chez quelques peuplades gauloises.

Lucien nous apprend que les Celtes donnent à Héraclès le nom d’Ogmios :

« Ils le représentent sous la forme d’un vieillard très âgé, chauve sur le sommet de la tête ; le peu de cheveux qui lui restent sont entièrement blancs. Il a peau ridée et brûlée par le soleil au point d’être noire. Il est revêtu de la peau de lion ; il tient la massue dans sa main droite ; de la gauche il présente un arc tendu ; un carquois est suspendu à son épaule. Cet Héraclès vieillard attire à lui une multitude considérable qu’il tient attachée par les oreilles ; les liens dont il se sert sont de petites chaînes d’or et d’ambre, d’un travail délicat et semblables à des colliers de la plus grande beauté. Malgré la faiblesse de leurs chaînes, ces captifs ne cherchent point à prendre la fuite, quoiqu’ils le puissent aisément, et loin de faire aucune résistance, de roidir les pieds, de se renverser en arrière, ils suivent avec joie celui qui les guide ; ils le comblent d’éloges ; ils s’empressent de l’atteindre ; ils voudraient même le devancer et par cette ardeur ils relâchent leur chaîne ; on dirait qu’ils seraient fâchés de recouvrer leur liberté. Ce qu’il y a de plus bizarre dans cette peinture, c’est que l’artiste, ne sachant où attacher le bout des chaînes, car la main droite du héros tient rune massue, la gauche un arc, a imaginé de percer l’extrémité de la langue du dieu et de faire attirer par elle tous ces hommes qui le suivent. Héraclès, le visage tourné vers eux, les conduit avec un gracieux sourire. »

Nous retrouvons le dieu Ogmios dans la littérature épique de l’Irlande, en la personne d’Ogmé, un des champions des Tuatha Dê Danann, dont l’épithète ordinaire est grian-ainech, « à la face du soleil » l’inventeur de l’écriture oghamique. [...]

Dion Cassius signale le culte chez les Bretons de Boudicca d’une déesse de la Victoire, Andatê ou Andrastê à laquelle on offrait des sacrifices humains. Le nom de cette déesse semble une mauvaise leçon du nom grec Ἀδράστη, « l’Inévitable », traduction ou défiguration d’un nom celtique.

Les inscriptions nous font connaître encore les noms d’autres divinités celtiques qui n’ont point été assimilées à des divinités romaines. Nous [parlons] de Borvo, Grannus, Belenus, quelquefois assimilés à Apollon ; de Camulus, Belatucadrus, Nodons, Segomo, quelquefois assimilés à Mars ; de Belisama, Sulis, quelquefois assimilées à Minerve. Deux inscriptions des Pyrénées nous font connaître le nom d’un dieu Abellio, au datif Abellioni ; ce nom peut être d’origine celtique. Une dédicace votive porte le nom d’une déesse auquel manque la lettre initiale : athuboduæ ; on a restitué un c et comparé Cathuboduæ à Bodb héroïne de l’épopée mythique irlandaise. Les déesses-mères, Matres ou Matronæ, auxquelles sont adressées en Gaule de nombreuses dédicaces semblent être des divinités spéciales aux Celtes et aux Germains. Elles sont souvent groupées par trois.

Les inscriptions les plus intéressantes sont celles qui sont jointes à des monuments figurés. Parmi ces monuments les plus curieux sont les autels trouvés à Paris en 1710, et conservés au musée de Cluny. Une des faces de ces autels représente un dieu à tête humaine ornée de deux cornes de bélier ; le nom gravé au-dessus de la sculpture est Cernunnos. Une autre face représente un bûcheron abattant un arbre et porte le nom d’Esus. Une troisième face est ornée d’un taureau sur lequel sont perchés trois oiseaux ressemblant à des grues, deux sur le dos, un sur la tête du taureau ; le fond du bas-relief est constitué par des feuillages ; l’inscription porte tarvos trigaranus qui s’explique facilement par l’irlandais tarbh, le breton tarv taureau ; l’irlandais et le breton tri trois ; le breton et gallois garan grue, et signifie le « Taureau aux trois grues. » Sur une quatrième face est figuré un homme barbu armé d’une massue dont il menace un serpent. On y lit le nom gaulois Smertullos. Les autres faces des autels portent Jupiter, Castor, Pollux et Volcanus.

On a rapproché les diverses figures de ce monument des représentations analogues. L’autel de Reims nous offre un dieu assis, les jambes croisées, pressant de la main droite un sac d’où s’échappent des graines que mangent un cerf et un taureau figurés à la partie inférieure du bas-relief, ce dieu a sur la tête des bois de cerf ; à sa droite est un Apollon ; à sa gauche un Mercure. Ce dieu à caractère semi-humain semi-bestial se retrouve sur le chaudron de Gundestrup conservé au musée de Copenhague. On peut y comparer le dragon à tête de bélier qui orne des autels ; tricéphales, la face latérale de la niche d’un Hermès et le chaudron de Gundestrup ; et peut-être, dans l’histoire mythique de l’Irlande, les Fomoré, antagonistes des Tuatha Dê Danann et peuple envahisseur, qui portent l’épithète de goborchind « à tête de chèvre ».

Sur l’autel de Trèves est figuré un bûcheron abattant un arbre. Sur les branches de cet arbre sont perchées trois grues et on aperçoit dans le feuillage une tête de taureau. C’est évidemment une représentation abrégée du mythe représenté sur deux faces de l’autel de Paris. M. S. Reinach a comparé les deux autels et démontré que Tarvos Trigaranus et Esus appartenaient à la même scène. L’interprétation de cette scène présente de grandes difficultés. M. d’Arbois de Jubainville a eu l’ingénieuse idée d’en chercher la survivance dans deux épisodes de la principale épopée du cycle d’Ulster, l’Enlèvement des vaches de Cualngé. Dans l’un de ces épisodes, Cûchulainn, le champion d’Ulster, abat des arbres pour retarder la marche de l’armée ennemie. Dans un autre épisode, la fée Morrigu, sous la forme d’un oiseau, conseille la fuite au taureau Donn. Il y aurait là la mise en action d’une ancienne tradition celtique dont l’écho serait venu jusqu’en Irlande. Le nom d’homme gaulois Donnotaurus qui semble bien signifier « taureau Donn » est encore une preuve de la communauté des légendes entre les Gaulois et les Irlandais. Mais la légende irlandaise ne saurait nous renseigner sur la signification primitive du mythe du bûcheron et du taureau aux trois grues.

L’autel de Sarrebourg étudié récemment par M. Salomon Reinach représente un personnage debout, tenant de la main gauche un maillet à longue hampe et de la main droite un vase. A sa droite est une femme de même grandeur, complètement drapée, tenant de la main gauche levée une longue hampe surmontée d’une espèce d’édicule et abaissant la main droite, qui tient une patère, vers un autel. Une inscription placée au-dessus du bas-relief nous apprend que le dieu s’appelle Sucellos et sa parèdre Nantosuelta. Si le second nom est assez obscur, quoiqu’on puisse rapprocher Nanto de l’Irlandais Nêt guerrier de l’épopée irlandaise, Sucellos est évidemment celtique ; le premier terme se retrouve dans les noms gaulois Su-carus, Su-essiones, et le sens du mot semble être « qui frappe bien » ou « qui a un bon marteau ». Le dieu au maillet est une divinité dont l’on a trouvé d’autres représentations qui le plus souvent ne diffèrent guère du Sucellos de Sarrebourg. La plus singulière représente un dieu barbu revêtu d’une peau de lion, s’appuyant de la main gauche sur une hampe et tenant de la main droite un vase ; derrière lui se dresse au-dessus de sa tête un énorme maillet dans lequel sont fichés cinq maillets plus petits rangés en demi-cercle. M. de Barthélemy pense que le dieu au maillet est le Dispater légendaire des Gaulois. Quant au dieu figuré avec une roue sur l’épaule ou à ses pieds, M. H. Gaidoz le regarde comme le dieu gaulois du Soleil ; mais les représentations qu’on en a conservées n’ont point d’inscriptions et il nous est impossible de savoir si cette divinité portait un nom celtique ou non. L’origine celtique ne peut pas non plus être démontrée pour les divinités tricéphales de Reims, de Dennevy, de Beaune et la singulière statuette d’Autun

La déesse romaine Epona représentée souvent sous la forme d’une femme assise sur un cheval est sans doute une divinité d’origine celtique ; son nom s’explique par le breton ebeul poulain ; cf. le mot gaulois epo-redias « conducteurs de chevaux », que Pline l’Ancien nous fait connaître.

Nous avons quelques représentations des divinités des eaux ; un fragment d’une statue de la déesse Sequana ; un buste d’une divinité appelée Dirona (par un d barré, spirante dentale souvent représentée par s de l’alphabet latin). Mais parmi toutes les nymphes des eaux auxquelles des ex-voto ont été offerts en Gaule : Acionna, Aventia, Carpunda, Clutonda, Divona, Ura, il en est peu dont les noms soient celtiques. Les fleuves divinisés Icaunis, Matrona, portent des noms qui peuvent être antérieurs à l’occupation de la Gaule par les Celtes, et qui en tout cas ne s’expliquent pas facilement par les langues celtiques.

Le Rhin dont Virdomarus se vantait d’être issu a-t-il été dénommé par les Celtes, et le culte dont il était l’objet a-t-il été inauguré ou continué par les Celtes ? Nous ne pouvons répondre ci cette question.

Faut-il regarder comme celtiques les noms des divinités des montagnes : Vosegus dieu des Vosges, Arduinna déesse des Ardennes ?

Deux inscriptions témoignent du culte rendu à une ville divinisée : Bibracte, la métropole des Eduens. D’après M. H. d’Arbois de Jubainville, le nom de Lyon, Lugudunum, dont le second terme est le nom celtique bien connu dunos, en irlandais dun forteresse, avait pour premier terme le nom d’un dieu gaulois Lugus. On a trouvé dans deux inscriptions le nom de génies Lugoves, qui est le pluriel en celtique de Lugus. Dans l’épopée irlandaise, Lug, le bon ouvrier capable d’exécuter tout ouvrage qu’on lui confie, a gardé sans doute quelques traits de son ancêtre gaulois Lugus, sans qu’il soit possible de restituer avec quelque précision la physionomie de celui-ci.

Les divinités celtiques sont souvent, dans les dédicaces, groupées deux à deux, un dieu et une déesse. Nous avons déjà cité Sucellos et Nantosuelta. On trouve de plus dans les inscriptions gallo-romaines Mercure associé à Rosmerta, déesse dont le nom est certainement celtique, cf. Smertullos ; Borvo, le dieu de Bourbonne-les-bains, de Bourbon-Lancy et d’Aix-les-Bains, associé à Damona ; Apollon associé à Sirona, la nymphe des eaux ; Mars associé à Nemetona, dont le nom rappelle celui de Nemon, fée guerrière de l’épopée irlandaise.

Ce dualisme n’a rien de particulier aux Celtes. On le trouve fréquemment ailleurs. Le groupement des divinités en triades a plutôt un caractère celtique. Nous avons parlé plus haut de l’autel de Reims, où un dieu cornu figure avec Apollon et Mercure ; on peut citer encore l’autel de Beaune et l’autel de Dennevy : dans chacun de ces autels figurent trois personnages dont un tricéphale. Le dieu tricéphale lui-même semble une représentation réduite de la triade. On a souvent fait remarquer que Teutatès, Esus et Taranis, les trois divinités sanguinaires citées par Lucain, pouvaient constituer une triade. Ce qui fait que l’on est tenté de regarder la triade comme une conception celtique, c’est que la triade est dans la littérature des Bretons du Pays de Galles un genre de composition qui a eu un grand succès et qui a été appliqué au droit, à la littérature, à l’histoire. Mais la plus ancienne triade galloise provient d’un manuscrit du XIIe siècle et chez les Irlandais la triade n’a point eu la fortune prodigieuse qu’elle eut chez les Gallois. Saurons-nous jamais si quelque lien relie la triade religieuse des Gallo-Romains au genre littéraire si en honneur chez les Bretons d’Outre-Manche ? [...]

Il est possible que les Celtes aient anciennement attaché une idée religieuse au swastika ou croix gammée ainsi appelée parce qu’elle est formée de quatre gammas grecs dont la barre horizontale est tournée dans le même sens ; ce signe est souvent associé à la roue ou rouelle formée d’un cercle et d’un nombre variable de rayons, que l’on trouve aussi employée seule. On trouve la croix gammée sur des médailles et des monnaies gauloises, quelquefois associée à une tête d’Apollon ; et aussi sur des cippes sans inscriptions de la région pyrénéenne, et des stèles irlandaises du VIIe siècle. On sait que la croix gammée se trouve sur les vêtements de plusieurs personnages représentés sur des peintures des catacombes, où elle semble bien n’avoir qu’une valeur ornementale. Quant aux rouelles, on les trouve figurées avec la croix gammée sur les cippes pyrénéens dont nous venons de parler ; dans de nombreuses enceintes gauloises, on a trouvé en abondance des rouelles en or, en argent, en bronze, en plomb qui servaient sans doute d’amulettes et étaient peut-être, comme l’a pensé M. H. Gaidoz, un symbole du culte du Soleil. Rien ne nous prouve que les Celtes l’aient ainsi interprété.

Ainsi donc, divinités à noms et à attributs romains, divinités gallo-romaines à noms celtiques, triade de Lucain, Ogmios de Lucien, symboles dont nous ne pouvons pénétrer que par conjecture la signification, voilà les éléments dont se compose le panthéon celtique. Si nous essayons de restituer la physionomie de ces divinités mystérieuses, il faut nous les figurer, non pas semblables aux mythiques habitants de l’Olympe grec dont chacun représente une idée distincte, force de la nature, ou conception de l’esprit, mais plutôt apparentés aux dieux rustiques et guerriers du Latium, dont les aspects sont multiples et les pouvoirs variés. À l’époque des grandes invasions, les dieux des diverses tribus gauloises étaient sans doute presque exclusivement des dieux guerriers. Lorsque les Celtes s’établirent à demeure dans les pays qu’ils avaient conquis, ces mêmes dieux eurent à protéger les villes fortes et les maisons de culture répandues sur le territoire, à distribuer la pluie et le soleil aux champs fertiles ; ainsi qu’aux forêts immenses et impénétrables ; dans la Cisalpine et dans la province romaine, de bonne heure ils présidèrent aux transactions et aux échanges que faisaient les Gaulois avec les marchands romains et les négociants grecs de Marseille ; enfin, de temps à autre leur vertu guerrière se réveillait lorsqu’il fallait défendre l’indépendance du pays, ou essayer de secouer le joug des vainqueurs. Et l’on conçoit que les Romains, étonnés de la multiplicité des attributs de ces divinités complexes, ne surent s’ils devaient les appeler Mars ou Mercure, ou Jupiter ou Apollon ou Minerve, et essayèrent de rattacher au nom d’un dieu ou d’une déesse du panthéon hellénique et romain chaque aspect différent des divinités celtiques.

 

Extrait de Georges Dottin, La Religion des Celtes, Librairie Bloud et Cie, 1904.

La SPIRITUALITÉ CELTIQUE
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