23 Décembre 2021
Extrait du Dialogue de deux sages
Le récit suivant, originellement intitulé Immacallam in da thuarad fut compilé vers 1160 apr. J.-C. par l'abbé irlandais Aed Ua Crimthainn pour le Livre de Leinster. Le Dialogue des Deux Sages fut traduit de l'anglais par Erik Stohellou en 1998, en ayant pour source The Colloquy of the two sages, de Whitley Stokes. La version qui suit est inspirée de cette traduction.
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J'ai, en effet, de terribles nouvelles dit Ferchertne. Mauvaise est l'époque qui vient, car les chefs seront trop nombreux et les honneurs trop rares, que ceux qui la vivent voient trop rapidement se briser leur bonne conscience. Le bétail qu'est l'humanité est stérile, car les hommes repoussent la modestie... Les défenseurs des seigneurs se font rares, ne restent que des gens mauvais, et si les rois légitimes se font rares, les usurpateurs quant à eux sont nombreux ! Le déshonneur est partout ! Les vices sont légion, et il n'existe pas un homme qui ne possède une tare ! Tout s’effondre, même les chars se brisent dans leurs courses, tandis que nos ennemis consument notre Irlande et que nos veilleurs sont abattus auprès de nos églises... La vérité ne garantit plus l'abondance et à elle, tout mensonge est préféré. Quant aux arts, tous ne sont que bouffonnerie... Sans aucune considération pour la place qu'ils sont censés occuper, chacun sort de sa caste, avec fierté et arrogance, si bien que rang, âge, honneur, dignité, art ou instruction ne sont plus respectés.
Tout homme compétent est brisé, tout roi est un pauvre, tout noble est méprisé, tout vilain est élevé, si bien que ni Dieu ni homme ne sont plus honorés. Les princes légitimes périssent devant les usurpateurs par l'oppression de ceux qui portent cagoules à pointes noires. La croyance est détruite. Les offrandes seront détournées. Les planchers s'effondrent. Les églises sont brûlées. Les hospices des nécessiteux sont ravagés. L'inhospitalité détruit les fleurs. Les fruits tombent à cause des mauvais jugements. Les chiens mordent nos corps, si bien que chacun semble rongé par la rage de l'ignorance, de l'avarice et de la ladrerie.
Ô disciple, si tu ne le sais pas encore, je te l'apprends donc à présent. À la fin des temps, il y existera un refuge pour la pauvreté, la mesquinerie et l'avarice. Mais cette époque sera terrible pour les artistes, car de nombreuses controverses les frapperont. Pour autant, chacun achètera un satiriste qui satirisera pour son compte. De même, chacun imposera sa limite à l'autre et la trahison veillera sur chaque colline, si bien que ni lit ni serment ne protégeront plus personne. Chacun blessera son voisin si bien que chaque frère trahira l'autre. Chacun tuera aussi son compagnon de boisson ou de table, si bien qu'il n'y aura plus là ni vérité, ni honneur, ni âme.
Trop nombreux, les ladres s'écraseront les uns les autres, de même que les usurpateurs se satiriseront les uns les autres en s'agitant dans des tempêtes d'ignorance. Les grades seront chamboulés, le savoir des clercs sera oublié, et les sages seront méprisés. La musique sera devenue vulgaire... Le guerrier deviendra moine et clerc. La sagesse deviendra un mauvais jugement. Le droit des princes passera celui de l’Église. Le Mal passera par les crosses des évêques. Tout acte sexuel deviendra adultère. Les fils des vilains et des rustres afficheront leur fierté et leur volonté. Une grande avarice, une grande inhospitalité et une grande pénurie se feront sentir chez les tenanciers...
Le grand art de la broderie passera aux fous et aux prostituées, si bien qu'on ne vêtira plus que des vêtements sans couleur. Les rois et les seigneurs ne rendront plus la justice et en conséquence, l'ingratitude et la colère naîtront dans chaque esprit, si bien que ni esclaves ni servantes ne serviront plus leurs maîtres ; si bien que ni roi ni seigneur n'entendront plus les prières de leur peuple, ni leurs opinions ; si bien que les intendants n'écouteront plus les moines ni leur communauté ; si bien que les vassaux ne supporteront plus de payer leur tribut à leur seigneur pour ce qui lui est dû ; si bien que le moine ne servira plus son église et son abbé ; si bien que la femme ne supportera plus la parole de son mari ; si bien que les fils et les filles ne serviront plus leurs pères ou leurs mères ; si bien que les jeunes gens ne se lèveront plus devant leurs professeurs. Chacun tournera son art en mauvais enseignement et en fausse intelligence pour essayer de surpasser son maître ; si bien que le plus jeune aimera à être assis tandis que son aîné se tiendra debout à ses côtés ; si bien qu'il n'y aura pas de honte pour un roi ni pour un seigneur à aller boire et manger avec le compagnon qui le sert ; si bien qu'il n'y aura pas de honte pour un fermier à manger après avoir fermé sa maison au nez de l'artiste qui vend son honneur et son âme pour un manteau et de la nourriture ; si bien que chacun détournera son visage de son compagnon en mangeant et en buvant ; si bien que l'avidité remplira chaque homme ; si bien que l'homme fier vendra son honneur et son âme pour le prix d'un scrupule.
La modestie sera rejetée ; le peuple sera bafoué ; les seigneurs seront détruits, les grades seront méprisés ; le dimanche sera déshonoré ; les lettres seront oubliées ; on n'ira plus trouver les poètes. La droiture sera abolie ; de faux jugements seront faits par les usurpateurs du dernier monde ; les fruits seront brûlés après leur apparition par un flot d'étrangers et la canaille.
Les contrées seront trop peuplées, donc elles s'étendront dans la montagne, où chaque forêt deviendra une grande plaine et chaque grande plaine deviendra une forêt.
Tous deviendront esclaves, accompagnés de toute leur famille. Après cela il viendra de nombreuses maladies cruelles, des tempêtes subites et effroyables. La foudre tombera. Les arbres pleureront. L'hiver sera feuillu, l'été obscur, l'automne sans moissons et le printemps sans fleurs. La famine apportera la mort. Les maladies affligeront les troupeaux, qui souffriront de la peste, des mauvais sorts, de tumeurs et de diverses fièvres.
Les trouvailles seront alors sans profit, les cachettes sans trésor, et si le bien existe toujours, il n'y aura plus d'homme pour le faire. Ce sera l'extinction des champions, la pénurie dans les champs de blé.
Les parjures, les jugements dus à la colère, tout cela emplira le cœur et l'esprit des hommes. Les deux tiers de l'humanité mourront alors trois jours et trois nuits. Un tiers des bêtes des mers et des bois souffriront aussi de ces blessures. Après cela, viendront sept années de lamentation. Les fleurs périront.
Depuis chaque maison s'entendront des plaintes. Des étrangers détruiront la plaine d’Irlande. Des hommes entretiendront d'autres hommes. Les filles enfanteront pour leurs pères. La désolation atteindra même les hauteurs de l’île aux Prairies éternelles, le Paradis.
La mer envahira alors chaque terre. L'Irlande sera abandonnée sept ans avant le Jugement, alors qu'y régnera la mélancolie après les massacres.
Après cela viendront les signes de la naissance de l'Antéchrist. Dans chaque tribu des monstres seront engendrés. Les eaux mortes se tourneront contre les eaux vives. Le crottin de cheval aura l'apparence de l'or. L'eau aura le goût du vin. Les montagnes deviendront des pays sans défaut. Les tourbières se couvriront de trèfle fleuri. Les essaims d'abeilles seront brûlés dans les montagnes. Les flots de la mer sur la plage seront retardés d'un jour à l'autre.
Il viendra ensuite sept années sombres, qui cacheront le soleil à la terre. Ce sera alors le Jugement, mon fils. Grandes nouvelles, effroyables nouvelles, ce sera une époque funeste !