24 Janvier 2022
S'il existe une divinité qui semble la plus ancienne et la plus commune à tous les peuples de l'Eurasie, c'est bien celle de Rudra-Shiva en Inde, Cernunnos en Celtie, ou encore Dionysos-Bacchus dans le monde gréco-romain. Dieu ambivalent, sage mais colérique, il est le maître de la nature, des plantes, des animaux et donc des hommes. Capable de se transformer à sa guise, il est celui qui rappelle aux sociétés civilisées leur origine chamanique et nomade.
Un indice rattache directement la civilisation de l'Indus à ce qui deviendra la culture hindoue : il s'agit du sceau de Pashupati. « Pashupati » signifie en sanskrit « le maître de la nature ». C'est un qualificatif que l'on retrouve accolé au nom de Rudra, la divinité védique de la colère et de la violence des éléments climatiques.
Nous ne savons avec certitude que très peu de choses sur la civilisation de l'Indus. Elle fut découverte que récemment, au début du 20e siècle, et ne possède pas la vaste documentation archéologique et littéraire des civilisations égyptienne, mésopotamienne ou gréco-romaine.
Dans les ruines et vestiges de Mohenjo-daro et de Harappa, les capitales de l'Indus, nous avons cependant retrouvé de nombreux sceaux en terre cuite, représentant un personnage à trois têtes, au sexe en érection, entouré d'animaux, et assis en tailleur dans la position yogique du lotus. La fonction exacte de ce sceau nous demeure inconnue ; il pourrait s'agir d'un signe distinctif pour marquer les écuries, les hangars à bestiaux ou les champs à cultiver lors des prochaines saisons. Le sceau servait alors comme d'un tampon, afin d'imprimer un motif religieux, administratif ou décoratif, sur une surface de terre cuite (les briques sont le principal élément d'architecture des cités de l'Indus).
Assis en tailleur sur un matelas ou une litière, visiblement maigre et nue, cette divinité de l'Indus porte sur sa tête un couvre-chef dont on ne saurait dire s'il s'agit d'une chapka de chamane ou plutôt de trois têtes dont chacune regarderait dans une direction différente. De ce chapeau sortent deux longues cornes de buffle d'eau. Cette silhouette est entourée d'autres motifs, représentant des arbres et des animaux, en particulier le serpent, le buffle ou le daim. Les mêmes animaux symboliques entourent Shiva (qui porte en collier Vasuki, le serpent qui règne sur les mondes inférieurs et dont l'animal totem est un taureau), ou le dieu celte Cernunnos (cornu de bois de cerfs et tenant dans ses mains un serpent).
Ce motif fut nommé le « sceau de Pashupati », en raison de sa ressemblance avec les représentations plus tardives de Shiva-Pashupatinath. En effet, ces icônes en terre cuite découvertes dans les décombres de Mohenjo-daro ressemblent en tout point à la représentation canonique de Shiva en position de méditation : nu, couvert seulement d'une peau de léopard, il est assis en tailleur comme le suggère la tradition ancestrale du yoga, et repose sur un coussin ou un trône, toujours selon la règle du yoga. Enfin, le Pashupati de l'Indus est tricéphale, tout comme les représentations les plus anciennes de Shiva, datant du premier millénaire avant notre ère.
Nous pouvons donc avancer que le Pashupati de l'Indus représente une divinité maîtresse de la nature, des passions, qui possède le pouvoir d'agir sur la nature grâce à la méditation. Il est le gardien des animaux et de la vie sauvage. Divinité lunatique et ascétique, il personnifie la virilité, la violence créatrice tout autant que la généreuse sagesse. Comme Rudra-Shiva, représenté lui aussi le sexe en érection et tricéphale, le Pashupati de l'Indus est le maître de la création, mais aussi « du passé, du présent et du futur ».
Dans une des représentations les plus communes du Pashupati de l'Indus, le sexe de la silhouette est stylisé sous la forme d'une flèche.
La flèche est un symbole sans équivoque du chamanisme, elle représente ce qui va prendre la vie d'un animal, mais symbolise aussi le mouvement spatial qui mènera le chamane du monde incarné des vivants au monde des esprits.
La flèche est aussi un des symboles de la tradition hyperboréenne. Attribut d’Apollon, elle est un objet magique et initiatique. Une légende raconte que Pythagore aurait volé la flèche du mage scythe Abaris, qui s'en servait lui-même pour se déplacer en tout point de la Terre. On « a prétendu qu’Abaris était porté sur sa flèche au travers de l’air, comme sur un cheval Pégase ; et qu’ainsi les rivières, les mers et les lieux inaccessibles aux autres hommes ne lui causaient nul retardement. Cette flèche avait appartenu à Apollon ; et c’était apparemment avec celle-là qu’il avait tué les Cyclopes » (P. Bayle, Dictionnaire historique et critique)
Je veux chanter des choses qui n'ont encore jamais été dites. Inspiré par Dionysos et par Apollon-Hélios [Soleil], je veux chanter les flèches qui blessent les mortels, chanter les remèdes qui les soignent et aussi les secrets découverts par les initiés.
Le chamanisme fut le premier stade social, prédatant même la civilisation et bien sûr l'écriture. Au gré de la sédentarisation des peuples, cette tradition évolua, se transforma, donnant naissance à d'innombrables traditions initiatiques de type transcendantal. Succédant à l'ancestrale culture chamanique proto-indo-européenne, se déploya de véritables panthéons et d’innombrables systèmes théologiques qui remplacèrent l'expérience psychédélique et la transe, par la pratique des sacrifices et des offrandes. On remplaça le sorcier par le prêtre.
La dichotomie entre monde vivant mais impermanent, voué à la mort, opposée au monde immatériel et immortel, ainsi que la juste balance à respecter d’entre les deux mondes complémentaires et interdépendants, est le lègue le plus important des cultes premiers et primitifs (animismes, chamanisme) aux religions polythéistes indo-européennes. En somme, on peut avancer que le chamanisme fut le premier stade de l'évolution religieuse indo-européenne.
Le Brahman, ou le Brahmaloka, l'Indraloka, ces notions typiquement indiennes, évoquant les univers sans commencement ni fin du divin absolu, se comprennent comme des versions actualisées du monde des esprits, accessibles seulement aux plus sages des brahmanes tout comme les mondes des esprits l'étaient pour les plus capables des sorciers.
La figure du chamane se retrouve donc derrière celle du druide, comme en témoignent ces quelques lignes de George Dottin extraites de La Religion des Celtes :
Les druides d’Irlande nous apparaissent surtout comme des magiciens, et des prophètes. Ils prédisent l’avenir, ils interprètent les volontés secrètes des fées, ils jettent des sorts. À l’aide de formules et d’incantations, ils peuvent trouver l’endroit où se cache une personne, accabler un ennemi de toute sorte de maux, faire lever entre deux armées un brouillard épais, faire tomber de la neige, changer le jour, en nuit, rendre grosse une femme stérile. Ils connaissent les breuvages qui font oublier. Ils ont le pouvoir d’imposer des obligations, geis, dont il est impossible de s’écarter et rendre tabous certains objets
De même :
« la connaissance de la volonté des dieux et de leurs intentions à l'égard de l'homme, était un souci permanent des Germains. Aucun peuple, dit Tacite, n'attache autant d'importance aux présages et aux sorts. Ils étudient le vol et les cris des oiseaux, les hennissements des chevaux. L'homme peut aussi essayer d'entrer plus directement en contact avec les forces qui régissent son sort, en choisissant un endroit où ils se manifestent volontiers, par exemple un carrefour. Les Germains méridionaux aussi bien que ceux du Nord pratiquaient ce qu'on appelait utiseta en norois : le consultant s'asseyait de nuit sur un carrefour, enveloppé dans une peau de bœuf, et attendait là que les esprits viennent lui apprendre ce qu'il désirait savoir. Souvent aussi cette consultation, qui fait penser un peu à l'incubation des Anciens, avait lieu près d'une tombe : le savoir des morts dépassait de loin celui des vivants. La divination pratiquée par la volva Thorbiorg appartient au type connu sous le nom de seid. Elle a de nombreux traits communs avec le chamanisme des peuples arctiques et subarctiques. Pendant qu'il est étendu en transe, le chaman entreprend de lointains voyages : ainsi il va guérir l'âme égarée d'un malade. Lui aussi rencontre des esprits qui peuvent l'éclairer, l'assister. [...] Odin lui-même avait pratiqué le seid » R. Derolez, Les Germains.
Cette vision du sorcier germain en quête d'un signe des divinités évoque celle du moine errant. Dans l'iconographie indienne, les sadhus sont notamment représentés revêtus d'une peau de bête, arpentant un cimetière ou un désert, et tenant un crâne à la main, afin d'y recevoir les offrandes et d'y recueillir l'eau que Dieu leur accorde.
Encore de nos jours, les sadhus errants s'installent à l'orée des villages, aux carrefours des routes les plus empruntées. Ils indiquent ainsi leur présence, mais aussi la direction vers laquelle les mènera leur prochaine étape. Autour d'eux se regroupent les villageois, afin d'expérimenter, sous leur égide, une séance de chilom, cette pipe en terre destinée à fumer du cannabis (la consommation de psychotropes est typique du chamanisme mais aussi du shivaïsme).
Mentionnons enfin les personnalités apparues dans le monde hellénique en étant porteuses d'une tradition étrangère, qu'elle soit scythe, hyperboréenne (Abaris, Aristéas), thrace (Zamoxis, Orphée) égyptienne ou indo-perse. Ces maîtres spirituels étaient nomades, se déplaçaient en fonction de leur formation théologique et mystique, et en fonction des communautés de disciples qui les accueillaient.
En somme, la vie des « chamanes et sages hellènes » comme celle des « sorciers-chamanes germaniques » et autres druides ne différaient pas de celle des sadhus et autres sanyassims d'outre-Himalaya, ni de celle des druides celtes. Chacun d'eux se déplaçait d’un village à l'autre afin de compléter leur formation.
Le BESTIAIRE PRÉHISTORIQUE - Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières
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