27 Novembre 2024
Shiva Nataraja, "dansant". En haut, photographies de l'auteur du blog, centre de danse Kathakali, Kuchi (Cochin), Kerala, côte Malabar, Inde.
La danse est un des attributs principaux de divinités comme Dionysos ou Shiva, qui incarnent des archétypes divins (maîtres-pères de la faune et de la flore) remontant bien avant l'Antiquité. Lucien ne s'y trompe pas lorsqu'il avance que : « la danse fit son apparition au début de toute chose et se manifesta en même temps qu'Éros l'ancien, car nous voyons cette première danse apparaître clairement dans le ballet des constellations et dans les mouvements imbriqués des planètes et des étoiles et leurs rapports dans une harmonie ordonnée. » Des traces appuyées de pas (de talons enfoncés dans la terre) retrouvées dans les cavités les plus profondes des grottes de la vallée de la Dordogne suggèrent en effet que la danse rituelle était pratiquée dès l'aube de l'humanité.
Des fresques illustrant des danses rituelles ornent les premiers édifices mystiques des Égyptiens, mais aussi des Indiens (Mohenjo-daro) et des Olmèques du Mexique (Monte Alban). Mentionnons aussi les géoglyphes de Nazca (Pérou), dont la signification demeure mystérieuse mais qui mettent très probablement en scène des danses mystiques.
Au Mali, le démiurge Amma crée en dansant, en tournoyant sur lui-même, dans un mouvement qui rappelle celui du tour de potier. C'est cette danse que reproduit le danseur et porteur de masque dogon.1 Chez les Yorubas du Nigéria, la danse rituelle s'accompagne de sacrifices et met en scène la possession des danseurs par les orishas, qui sont des êtres intermédiaires qui œuvrent à la connexion entre les hommes et Dieu. Les danseurs se font alors chevaucher par les esprits et le dieu qu'ils invoquent. « Possédé par Shango, l'adepte se comporte alors comme un archétype du dieu dont il devient l'avatar terrestre, le temps que dure la possession. »2 Le culte de Shango suivit la diaspora des esclaves pour s'implanter en Amérique et donner ainsi naissance aux cultes vaudous en Haïti, à Cuba et au Brésil. Ainsi, dans le vaudou des Caraïbes, « des sacrifices sanglants et des danses qui aboutissent à la transe servent de moyens de communication avec les dieux [...] »3 Il en va de même pour les Big Drum Dance des îles de Grenade ou pour les Ghost Dance nord-américaines.
En Égypte ancienne, les hymnes aux divinités protectrices sont chantés et dansés lors du festival de Min, alors que Pharaon apporte les offrandes au temple. Il se passe la même chose lors du festival consacré à la chatte Bastet.
En Inde indigène4, dans la mythologie des Gonds, Lingal est un dieu musicien et danseur, par ailleurs présenté comme le frère de Shiva. Il se fait reconnaître des autres dieux en jouant de la musique. Toujours en Inde, mentionnons Shiva en sa qualité de Nataraja, le « danseur cosmique » qui détruit le démon de l'ignorance en utilisant un tambourin (damaru) et des pas de danse magique. Il s'agit d'une des incarnations les plus populaires de Shiva, présente dans d’innombrables temples, sous la forme de statues et statuettes. Ce qu'en dit le grand indianisme musicologue Alain Daniélou (1907-1994) rappelle les mythes yoruba et dogon :
« Shiva comme manifestation de l'énergie rythmique primordiale est le « seigneur de la danse » (Nata-râja). L'univers cosmique est son théâtre. Il est le danseur ithyphallique5 principe de toute vie. Ce qui relie le Créateur au Créé, l'être divin au monde apparent, peut être exprimé en termes de rythme, de mouvement, de danse. Le Créateur danse le monde, et, par analogie, la danse des hommes peut être envisagée comme un rite, comme un des moyens par lesquels nous allons pouvoir remonter vers l'origine des choses, nous rapprocher du divin, nous unir à lui. L'ivresse érotique et la danse extatique sont les moyens les plus directs pour établir un contact avec le surnaturel. »6
À Taïwan, on danse et on bat le tambour durant le festival du Seigneur du Ciel. C'est alors l'occasion pour les médiums d'entrer en transe. De même, chez les Batak de Palawan (Philippines), « le chaman (balian) obtient sa transe en dansant. »7
En Chine, dans la spiritualité du Tao, le « hsien » est un terme archaïque qui désigne une danse saccadée exécutée par des danseurs en état d'ébriété. Pour Arthur Cotterell, encyclopédiste et mythographe (Kingston College, Surrey) : « la tentation est grande d'établir une certaine analogie entre ces antiques cérémonies orgiastiques et la danse tournoyante du chaman sous l'emprise des esprits. »8 Ces danseurs sont les « wu », des magiciens et faiseurs de miracles auxquels on attribue des qualités de guérisseurs mais aussi de médiateurs et de messagers entre les mondes visibles et invisibles. Leurs sortilèges, leurs amulettes et leurs danses, favorisent « l'action des esprits bienveillants » et on les croit capable de « d'entrer en relation avec l'âme des défunts. »9
Au Tibet, ceux qui illustrent la mythologie lamaïste dansent masqués et armés du phurba10 et de la dague rituelle, afin de clouer les forces démoniaques au sol en leur faisant subir le joug de la doctrine. Dans la littérature héroïco-mystique tibétaine, lors du banquet de mariage entre Gesar de Ling et une jeune princesse, les danseurs exécutèrent une danse appelée « Le Relatif et l'Absolu Ne Sont Pas Séparés. » De telles danses cérémoniales, à haute teneur symbolique, théologique et philosophique, se tenaient jadis en Grèce, en particulier à Olympie.
Selon une légende aranda (centre de l'Australie), c'est la danse cérémonielle menée par des esprits féminins qui provoqua des vibrations qui firent trembler la Voie Lactée, ce qui eut pour conséquence de faire tomber le berceau d'une de ces fées sur la Terre. Cette chute provoqua un cratère et la naissance du premier couple d'humain.
En Amérique, évoquons la danse du soleil, qui consiste à pratiquer une danse chamanique afin d'échanger la vitalité humaine contre le renouveau du gibier, censé émerger du domaine primordial et sacré.
« C'est un rite par excellence d'un peuple militaire (...) La danse du Soleil a lieu à la mi-été, et on demande de la célébrer quand le soleil et la lune se montrent dans le même ciel ; le maximum de coïncidence des puissances surhumaines lui donne de l'efficacité [...] La cérémonie commence par la purification dans la cabane à suer. Après cela, candidat mène une vie rituelle sous la direction d'un chamane (prêtre ou medicine man), où il cherche une vision qui lui donnera sa direction. L'apogée de la cérémonie est la danse en l'honneur du Soleil, qu'il faut regarder fixement et sans relâche. Comme préliminaire, le candidat doit faire une offrande de son propre sang, tandis que pendant la danse il souffre des supplices qu'on inflige non pas seulement pour que l'initié verse son sang, mais aussi afin qu'il prouve qu'il est doué de vertus particulières que le Soleil soutient, tels que le courage, la fermeté, la fidélité... Les supplices constituent un drame d'initiation. [...] Le but du participant est de danser jusqu'au moment où le danseur tombe en catalepsie ou se sente en extase. Alors son âme regarde en vision le retour de la mort de ses parents et la marche en avant des grands troupeaux de bisons, tous sortant du passé pour devenir une seconde fois le bétail du Peau-Rouge. »11
De même qu'on pouvait sacrifier au soleil pour qu'il se lève, on pouvait danser pour que les saisons s’enchaînent correctement, c'est-à-dire pour qu'il pleuve assez et que les troupeaux reviennent. À propos des Hurons, des Iroquois et des Algonquins, le folkloriste québécois Arthur Guindon (1864-1923) rapporte la pratique de « rondes pour célébrer le retour des saisons ; invoquer les esprits ; préparer la pêche, la chasse et la guerre ; pour pleurer les défunts et rappeler le souvenir des ancêtres. »12 Chez les Hopis (Arizona), en février, on célèbre Powama, la danse du Haricot. Pour avoir de bonnes récoltes, seize jours durant, des danseurs masqués prient les esprits de la pluie. Chez les Pueblos (Nouveau-Mexique), c'était la danse des bisons qui ouvrait la saison de la chasse. Ces danses sacrées étaient alors accompagnées de rites en tout genre, dont le sacrifice humain, animal ou végétal.
Par ailleurs, la danse peut avoir un rôle politique. C'est en Amérique précolombienne que l'on trouve les témoignages les plus parlant :
« La danse de guerre ne peut être exécutée que par des guerriers. Les femmes et les vieillards se rangent derrière eux, et se contentent de répondre en chœur au chant [...]. Un jeune enfant précède les guerriers, portant les castagnettes ou le chichikoë. C’est l’enfant aux visions. On suppose que les esprits le visitent pendant la nuit, et le rendent le dépositaire des bons ou des mauvais présages. »13
Mentionnons sur le même thème les Ghost Dance14, organisées par le maître spirituel et activiste païute15 Wovoka (1856-1932) en réaction à l'invasion et à l'acculturation européenne. Tout en gardant sa teneur mystique, la danse devint un vecteur de révolte lors de grands événements spectaculaires mêlant danse et politique.16
Enfin, la danse, comme la musique, l'ascétisme ou les enthéogènes, peut avoir un rôle médical. Chez les Cypohais, voisins des Sioux, on observe une méthode reprise à travers tout le continent et qui mêle les différentes techniques que nous avons abordées : tout en dansant autour de son patient, le chamane-médecin-danseur fume une substance qu'il souffle sur son patient.
« Une femme était malade : le médecin fit appeler un certain nombre de ses parents et de ses amis, qui dansèrent en cercle autour d’elle, en jetant sur son corps des herbes, des écorces d’arbres, des racines. Ils soufflèrent aussi sur ses membres avec un tuyau de pipe, la secouèrent, et le médecin souffla dans sa bouche pour chasser le mauvais esprit, qui, disait-il, la possédait. »17
Notes :
1N. Goisbeault, Un mythe de création ; le mythe dogon, in P. Brunel (sous la direction de), Dictionnaire des mythes littéraires, Éditions du Rocher, 1988.
2N. Goisbeault, Mythes africains, in Dictionnaire des mythes littéraires, op. cit.
3Couliano, Eliade, Dictionnaire des religions.
4Dans le Gondwana ; Maharashtra, Madhya Pradesh, Chhattisgarh.
5« À la verge bandée », c'est-à-dire en érection.
6Alain Daniélou continue sa réflexion en réunissant l'Inde à l'Occident et à l'Afrique. Il relie ainsi le culte de Shiva à celui de Dionysos, en mentionnant des termes qui ne peuvent qu'évoquer la danse chamanique, mais aussi le soufisme et les derviches : « Le mode phrygien recommandé pour la musique de la bacchanale correspond au mode (râga) Kâfi indien, utilisé souvent de nos jours pour la danse extatique. Certains rythmes et leur accélération graduelle jouent un rôle important ainsi que des changements soudains de la formule rythmique qui provoquent un choc psychologique chez les danseurs. La tradition du dithyrambe s'est maintenue dans le zikr pratiqué par les confréries de Soufis dans le monde islamique. Continuation du rite grec, le zikr reste très proche du dithyrambe et du kîrtana dans sa technique, son effet et ses buts. Il se pratique en Iran, en Turquie, en Syrie et aussi au Maroc où le rituel des Aïssaoua est une continuation d'un rituel dionysiaque. Les Aïssaoua de Fez pratiquent d'ailleurs l'omophagie et portent la mèche de cheveux sacrée des Dionysiaques et des Shivaïtes. Les danses dionysiaques érotico-mystiques se continuèrent longtemps en Occident. Les chroniqueurs du Moyen Age en ont laissé des descriptions frappantes, notamment de celles pratiquées jusqu'au XIVe siècle dans la région du Rhin et des Flandres. Les danses des Tarentules dans les Pouilles pouvaient encore récemment être observées. » A. Daniélou, Shiva et Dionysos.
7Eliade, Le chamanisme, op. cit.
8A. Cotterell, Le Premier empereur, Hachette, 1981.
9Idem.
10« Clou de tonnerre ».
11H. B. Alexander, L'Art et la philosophie des Indiens de l’Amérique du nord, 1926.
12En Mocassins, 1920.
13G. C. Beltrami, Voyage en Amérique du Nord, les Cypohais, op. cit. 1831.
14« Danse des esprits ».
15Les païutes sont originaires de la côte ouest américaine particulièrement la Californie et l'Arizona.
16« En janvier 1889, Wovoka organisa au Nevada, parmi les Païutes, la première Ghost Dance. Après en avoir soigneusement choisi le lieu, il s'y accroupit, vêtu de blanc des pieds à la tête. Les danseurs dessinèrent autour de lui un large cercle. Ils portaient une chemise de cérémonie également blanche (Ghost shirt), réputée impénétrable aux balles. Entonnant le premier des chants rituels, levant les bras vers le ciel, tournant vers la gauche, dansèrent en avançant et reculant alternativement. Sous leurs yeux, le messie méditait, en proie à de nouvelles visions. Au terme d'un jour et d'une nuit, il se leva, arrêtant la danse, et parla. Ce fut pour relater ses révélations et encourager les danseurs à poursuivre leurs mouvements. Trois jours durant, la « danse des Esprits » saisit chacun de transes et de visions. » J.-L. Rieupeyrout, Histoire du far-west, Tchou Éditeur, 1967.
17G. C. Beltrami, op. cit.
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