Le témoignage de Tacite
On pourrait dire de la première page du livre de Tacite qu’elle est épique, si elle n’offrait, en même temps que l’étendue et l’élévation du regard, un caractère de précision presque scientifique. En quelques lignes, il décrit d’abord la vaste contrée occupée par les Germains, après quoi il s’explique immédiatement sur ce qu’il pense de leur première origine, et dit leurs éponymes religieux, leurs plus antiques héros, leurs dieux, leurs légendes nationales. Quelle autre méthode suivrait de nos jours l’historien le plus familier avec les procédés de la critique moderne ? Il invoquerait ce que nous appelons la science ethnographique, la philologie et la mythologie comparées. D’instinct et sans longue recherche, Tacite a deviné et pratiqué nos méthodes. Il a vu du premier coup d’œil que, dans l’histoire primitive des grands peuples, les deux questions de la descendance ethnique et des origines religieuses sont connexes. La religion des Germains l’a visiblement préoccupé. Rome n’avait encore rencontré devant elle que des religions vieillies dont elle avait eu le tort d’adopter docilement les superstitions corruptrices ; elle se trouvait cette fois en présence d’un dogme ardent et jeune qui poussait des peuples nombreux à la conquête. Tacite comprit tout au moins qu’il y avait là, chez l’ennemi, une force considérable, non moins puissante que les institutions politiques à donner la victoire. […]
En groupant avec soin mille antiques souvenirs qui survivent encore aujourd’hui dans la langue et dans les traditions populaires de l’Allemagne, en interrogeant les chroniques du moyen âge, particulièrement les sagas scandinaves, en compulsant les lois rédigées après l’invasion pour les peuples d’origine germanique établis dans l’empire, — en relisant surtout les vieilles poésies comprises dans le double recueil des Eddas, nous obtenons sur l’ancienne religion des Germains une série de notions incohérentes sans doute, de temps et de lieux trop divers, mais qui remontent, au moins par des inductions légitimes, jusqu’à des jours assez voisins de celui de Tacite, et qu’il serait fort intéressant de pouvoir faire concorder avec les assertions de l’historien.
L’interprétation du texte de Tacite, souvent fort difficile, est préparée par de nombreux travaux que nous devons en partie aux Allemands. Jacques Grimm et après lui ses nombreux élèves, avec le secours d’une érudition très étendue et très variée, d’une philologie subtile, ont recueilli chez tous les peuples de la race indo-européenne mille indices épars, fragments brisés du vaste ensemble qu’avait formé la mythologie germanique.
Il s’en faut de beaucoup assurément que les informations de Tacite sur la religion des Germains soient satisfaisantes. Divers motifs l’empêchent d’avoir une vue nette à ce sujet ; le plus grave est son attachement au culte traditionnel de Rome. [...] Un second motif d’obscurité dans les témoignages de Tacite concernant les divinités germaniques, c’est que perpétuellement il prétend les identifier avec ses propres dieux, que seuls il conçoit. On le voit entraîné de la sorte aux analogies les plus factices, et il devient pour nous très difficile de reconnaître sous ces transformations arbitraires quelques traits de réalité historique. Ce n’est pas une raison pour désespérer d’en retrouver aucun. […]
Le principal dieu germanique, suivant l’historien romain, celui auquel les Germains ont voué un culte suprême, c’est Mercure. « Ils lui doivent à certains jours, dit-il, des victimes humaines. Ils adorent aussi Hercule et Mars, mais ils les apaisent par des offrandes moins barbares. » Telle serait une sorte de trinité germanique. Qui croira cependant que les Germains du premier siècle, après l’ère chrétienne, mis en rapport avec Rome et l’empire seulement par la guerre, aient accepté si tôt et avec tant d’abnégation les dieux du monde classique ? Il est évident que ces dénominations grecques et romaines désignent des divinités étrangères que Tacite n’a fait que soupçonner. Comme il l’a dit lui-même en nommant dans un de ses chapitres Castor et Pollux, il ne s’agit sous sa plume que d’interprétations à la romaine ; c’est à nous, si nous le pouvons, de découvrir à quelles réalités ces interprétations se rapportent.
Rien de plus facile, ce semble, pour ce qui regarde le prétendu Mercure. Les chroniqueurs du moyen âge qui nous entretiennent des peuples du nord ou de la Germanie nous instruisent suffisamment à ce sujet. Jonas, moine du couvent italien de Bobbio vers le milieu du VIIe siècle, raconte dans sa Vie de Columban que le saint, voyageant un jour parmi les « Suèves, » c’est-à-dire les habitants de la Souabe, trouva le peuple d’une de leurs tribus réuni autour d’une cuve remplie de cervoise, et s’apprêtant à sacrifier à leur dieu Odin, « que d’autres, dit l’hagiographe, appellent Mercure. » Paul Diacre, historien des Lombards au VIIIe siècle, dit formellement qu’Odin est le dieu nommé Mercure par les Romains, et que son culte est commun à tous les peuples germaniques. Enfin Geoffroy de Monmouth, à la fin du XIIe siècle, et Matthieu de Westminster, au commencement du XIVe, racontant l’arrivée des Saxons en Grande-Bretagne, disent que leur chef Hengist répondit ainsi aux questions du roi Vortigern : « Après être descendus sur la mer, nous avons envahi ton royaume sous la conduite de Mercure, car nous avons, nous aussi, nos dieux protecteurs, mais nous révérons surtout celui-ci, que dans notre langue nous appelons Odin. » Il y a de cette assimilation, une autre sorte de preuve dans la comparaison des noms assignés aux jours de la semaine. L’usage de la semaine avec sept jours désignés par les noms des planètes s’était répandu de l’Orient dans tout le reste de l’empire romain, probablement dès les dernières années de la république ; à la fin du IIe siècle, il était devenu général, Dion Cassius nous l’atteste. Les peuples germains, qui déjà sans doute avaient trouvé par eux-mêmes la division du mois suivant les phases de la lune, adoptèrent au IVe ou au Ve siècle, comme le pense Grimm, les dénominations des jours selon la coutume romaine. Seulement les noms des grandes divinités germaniques prirent la place des dieux classiques, en se conformant sans doute aux identifications déjà faites par les Romains eux-mêmes, telles que nous les voyons dans Tacite. C’est ainsi que le quatrième jour, marqué chez les Romains du nom de Mercure, porta chez les barbares le nom d’Odin. La perpétuité de cet usage jusque dans notre temps est digne de remarque. Tandis qu’aujourd’hui encore, obéissant à la tradition romaine, nous employons, nous aussi, le mot mercredi, les Anglais disent wednesday, les Suédois et Danois onsdag, pour odinsdag, etc. Si les Allemands disent simplement mittwoch, le milieu de la semaine, c’est à coup sûr parce que le clergé catholique, qui s’efforçait de bannir les noms des dieux païens, a remporté ici une victoire partielle.
Quelles analogies peuvent avoir conseillé une telle assimilation ? Il n’est pas très facile de le deviner. Si nous consultons l’Edda, où se sont conservées les plus anciennes légendes religieuses des peuples germaniques, Odin, comme Mercure, a compté au nombre de ses attributs la conduite des âmes à travers les voies de la mort : ce sont des divinités psychopompes. Tous deux ont inventé les caractères d’écriture ; tous deux favorisent les marchands et portent la baguette ou le caducée, ainsi que le pétase ou le chapeau magique. Il y avait là des ressemblances, quelquefois sans doute extérieures, mais que l’imagination romaine avait pu remarquer et amplifier, et qui d’ailleurs se rattachaient à de communes origines. Que le dieu Odin ait été le maître de l’Olympe barbare, nous en avons de nombreuses preuves, auxquelles viendrait s’ajouter d’une manière significative l’origine même de son nom, s’il était reconnu, comme l’avance Grimm, qu’il vient du verbe ancien-haut-allemand watan, qui veut dire aller, pénétrer en envahissant. Ce dieu serait ainsi primitivement désigné comme la force universelle et irrésistible, comme l’esprit tout-puissant qui pénètre et anime l’ensemble des êtres : mens agitat molem. Notons de plus que ce nom s’écrivait dans les divers dialectes allemands Wodan, Guodcm, Gudan, et qu’il a paru possible de le regarder, sous cette dernière forme, comme le même mot que celui qui désigne la divinité dans les langues germaniques : Gott, Gud, etc. [...]
Si la divinité germanique identifiée par Tacite avec le Mercure classique est Odin, il est possible de démontrer que le Mars barbare est le dieu Tyr des Eddas. Ce qui porte tout de suite à le penser, c’est que le même jour de la semaine que les Romains ont attribué à Mars l’était et l’est encore aujourd’hui au dieu Tyr par les peuples restés fidèles à la tradition et aux divers dialectes germaniques. Tyr est la forme norrène ou scandinave de ce nom, qui s’écrit tius en gothique, tiw en anglo-saxon, zio en ancien-haut-allemand. Aussi le mardi s’appelle-t-il chez les Scandinaves tysdagr, puis tisdag, chez les Allemands dinstag, — mot que l’on croit être corrompu de tiustag, — en anglo-saxon tivesdäg et chez les Anglais tuesday, enfin en quelques parties de la Souabe et de la Bavière ziestag. Dans les Eddas, Tyr est fils d’Odin. D’ordinaire inférieur à son père en puissance et en activité, il partage cependant quelques-uns de ses attributs : tous deux président aux combats et sont en possession de distribuer la gloire. Tyr devient ainsi, selon la mythologie Scandinave, un dieu de la guerre. Toutefois son nom a signifié, dans un âge antérieur, quelque chose de plus, car il est identique au sanscrit dyaus, qui s’est appliqué d’abord à la voûte céleste, à la lumière, puis à l’Être suprême, et est devenu le mot Dieu, Theos, Deus, etc. De quelle manière peut-on conjecturer que le nom désignant d’abord la lumière, puis la divinité par excellence, ait été plus tard la simple appellation du dieu de la guerre ? C’est ici qu’il convient de remarquer que plusieurs dialectes germaniques emploient les noms Erch, Er, Ir, pour qualifier ce même dieu Tyr : le mardi, dans certains cantons bavarois, se dit erchtag ou irtag ; la colline, Eresberg devient chez les chroniqueurs latins mons Martis et dans l’allemand ultérieur Marsberg. Bref, le dieu Tyr est souvent désigné par un mot resté voisin sans doute de l’origine sanscrite et équivalent au Mars du monde classique. Il se retrouve dans l’antiquité grecque, où le dieu de la guerre s’appelle Arès, ce qui confirme singulièrement l’assimilation que nous trouvons dans Tacite. Beaucoup d’usages conservés prouvent le rapport intime qui subsistait entre Tyr ou Er et le dieu Mars. Or ce mot Er et ses analogues signifiaient en même temps flèche ou épée, et les témoignages abondent pour prouver que Tyr et Mars étaient primitivement au moins, adorés tous deux sous la forme d’une épée ou d’une flèche. Dans ces cantons bavarois où nous disions que le mardi s’appelle erchtag ou irtag, ce même jour est réputé, favorable aux mariages, et le fiancé offre une flèche à la future épouse. Dans les anciens alphabets du nord, le caractère runique désigné par le nom même du dieu Tyr est figuré par une flèche, et, parmi les signes attribués dans l’antiquité aux planètes, c’est une flèche inclinée surmontant un cercle qui marque la planète Mars. Est-ce uniquement par l’effet du hasard que cette planète s’appelait en grec thouros, c’est-à-dire brûlant, nom presque identique, comme on voit, à celui du dieu barbare de la guerre ? Hérodote, en parlant des Scythes, Ammien Marcellin en parlant des Quades, Juvénal en parlant des Romains, disent formellement que ces divers peuples adoraient Arès ou Mars sous la forme d’une épée fichée en terre. — Si l’on veut bien se rappeler maintenant que le dieu Tyr ne fut autre chose primitivement, sous le nom sanscrit dyaus, que la voûte céleste et la lumière, si l’on réfléchit que les rayons et la foudre semblaient aux peuples primitifs dardés comme des flèches ou des glaives, on peut ne pas s’étonner que la divinité représentant la lumière et le soleil ait eu de bonne heure ces armes pour attributs, et que, de là, elle soit devenue elle-même une divinité de l’épée ou de la guerre.
Du culte particulier que recevait en Germanie le dieu Tyr ou Zio, nous ne savons que peu de chose ; nous pouvons cependant en recueillir ou bien en restituer quelques vestiges. Nous retrouvons d’abord des traces de son antique prééminence. Tacite vient de nous dire qu’on lui sacrifiait, non pas comme à Odin des victimes humaines, mais seulement certaines sortes d’animaux. Ailleurs cependant il le nomme avant Mercure, et le montre honoré, lui aussi, par des sacrifices humains. Dans une guerre entre les Hermundures et les Cattes, l’armée vaincue, bêtes et hommes, fut égorgée, dit-il, par suite d’un vœu, en l’honneur de Mars et de Mercure. Au livre IV des Histoires, les Tenctères indépendans, lorsqu’ils félicitent avec une certaine ironie les Ubiens de Cologne d’être enfin, par la révolte de Civilis, délivrés des Romains, adressent leurs actions de grâces aux dieux de la Germanie en général, mais spécialement à Mars, « le premier des dieux. » Jornandès dit que les Goths honoraient Mars par des sacrifices humains. Enfin Procope assure formellement de plusieurs peuples germaniques qu’Ares est leur principal dieu. Quant aux cérémonies de ce culte, celle que Tacite décrit dans son trente-neuvième chapitre est fort obscure pour nous. Il en a placé la scène chez les Semnons, les plus anciens et les plus nobles d’entre les Suèves. « Ils ont, nous dit-il, des délégués qui se réunissent à des époques marquées dans un bois vénérable. Nul ne peut entrer dans ce bois sans être attaché par un lien, symbole de sa dépendance et hommage public à la puissance du dieu. Vient-on par hasard à tomber, il n’est pas permis d’être relevé ni de se relever soi-même : il faut sortir en se roulant par terre ; tout se rapporte ici à l’idée que, dans ce bois, berceau de la nation, réside la divinité souveraine. » Ainsi par le Tacite sans plus d’explication. Il est très probable que le dieu barbare dont il décrit le culte de la sorte est bien celui que les Romains avaient identifié avec Mars. Sur un manuscrit de l’ancien couvent de Wessobrunn, qui donne des textes de la vieille langue germanique, on trouve, appliquée précisément aux Suèves ou Souabes, l’épithète de Cyuuari, que Zeuss et Grimm traduisant par « hommes ou adorateurs de Zio. ». La ville d’Augsbourg, en Souabe, porte dans les anciens documens le nom de Ziesburc. — Pour ce qui est des prescriptions bizarres mentionnées par l’historien, y a-t-il ici quelque rapport avec le septième chantre de la Germanie, où il est dit que le prêtre seul a le droit de punir, de frapper et de charger de chaînes ou de liens, vincire ? Serait-il fait quelque allusion à une sorte d’attaches mystiques reliant l’homme et la divinité ? Est-ce l’occasion de rappeler les anciens chants tudesques retrouvés à Mersebourg, où il est parlé des liens que préparent les nornes pour les prisonniers, et des formules religieuses qui feront tomber ces liens ? Deux mots analogues, dans la langue des Eddas, höpl et bönd, signifient à la fois les chaînes ou les liens et les dieux eux-mêmes. Odin y est appelé haptagud, dieu des dieux ou des liens. L’autel des Ubiens, mentionné par Tacite dans la ville destinée à devenir Cologne, a été d’abord un sanctuaire du dieu de la guerre Tyr ou Zio, puis du dieu Mars suivant l’interprétation romaine. C’était là que les Germains conservaient l’épée enlevée par eux à César ; ce fut là que Vitellius, à son tour, envoya, pour le consacrer à Mars, dit Suétone, le poignard avec lequel Othon s’était tué.
Au dieu Tyr, représenté comme divinité de la guerre avec une épée pour symbole, correspond sans doute le Sahsnôt ou Saxnôt qu’on voit mentionné dans les formules germaniques, et dont le nom veut dire : qui gouverne par l’épée. Une dernière preuve à l’appui de l’antique primauté du dieu Zio, c’est le Tuisco mentionné par Tacite comme père des Germains. Ce nom paraît reproduire celui du dieu de la guerre, autrefois dieu suprême, avec une terminaison marquant la descendance : tivisco, fils de tiv. De là le nom national des Allemands die Deutschen, ou, comme l’écrivent leurs patriotes, en croyant se rapprocher de l’ancienne étymologie, die Teutschen, le peuple teuton ou tudesque.
À côté de Mercure et Mars, Tacite distingue un troisième grand dieu des Germains, qu’il identifie avec Hercule. Malgré quelque incertitude des manuscrits, c’est bien là son texte au commencement du neuvième chapitre de la Germanie. À quelle divinité barbare peut correspondre cette assimilation grecque ou romaine ? Les récits des Eddas nous offrent ici au premier coup d’œil des analogies qui semblent d’abord tout extérieures sans doute, mais que la science moderne sait définitivement justifier. Thor, dans la mythologie Scandinave, est le dieu redoutable par ses luttes incessantes contre les mauvais géans. Il a une taille, une force physique, un appétit extraordinaires. Dans une de ses expéditions, il tue, sauf à les ressusciter le lendemain, les deux boucs attelés à son char ; il les fait cuire et les mange. Il revêt pour la lutte une ceinture magique qui centuple ses forces ; il a d’énormes gantelets de fer, avec lesquels il tient son merveilleux marteau Miöllnir, arme terrible à laquelle rien ne résiste, et qui, après avoir frappé, revient d’elle-même dans la main d’où elle est partie. N’est-ce pas assez de ces premiers traits pour faire songer à Hercule ? Hercule, ayant tué Busiris, aborde dans un port de l’île de Rhodes ; rencontrant un bouvier qui conduisait son char attelé de deux taureaux, il en dételle un, le sacrifie et le mange. Comme buveur, sa renommée n’est pas moindre, et de tous les défis il sort victorieux. On sait ses combats contre Antée, les Cercopes et tant d’autres ennemis. Le serpent de Midgord, que le dieu Thor abat, répond à l’hydre de Lerne, et le marteau Miöllnir à la massue d’Hercule. Le grand nombre de statuettes antiques représentant le dieu grec. armé de cette massue qu’on a retrouvées dans l’intérieur de l’Allemagne, jusque dans la région de la Sprée, démontre que les Germains avaient accepté ici encore l’identification romaine. — Thor est le dieu du tonnerre ; les éclairs et la foudre précèdent et annoncent ses coups ; c’est de lui, suivant l’opinion populaire chez les anciens et au moyen âge, que proviennent, à la surface de la terre, ces innombrables pointes de silex, débris mieux connus aujourd’hui d’un premier âge de l’humanité. Son nom, sous diverses formes, s’identifie avec le mot même qui, en latin, en français, dans les langues germaniques, désigne le tonnerre (thunar, donar, donner, tonitru). Et Hercule aussi, par un des aspects les plus anciens de sa légende complexe, est une divinité de la lumière qui préside aux phénomènes célestes, aux lois et aux vicissitudes climatériques. — Tacite enfin, dans la Germanie même et ailleurs, présente Hercule tantôt comme un simple héros, tantôt comme un dieu, distinction déjà signalée par Hérodote et conforme à l’antique mythologie, qui connaît un Hercule doué d’une nature moitié humaine, moitié divine, type de ce que peut atteindre l’humanité quand elle s’avance secondée par les dieux. Or n’est-il pas curieux de remarquer que, dans l’Edda, Thor est appelé vagnaverr, l’homme au char, l’homme-héros, vir ? Ou bien encore il y est nommé einheri, mot que Finn Magnussen traduit par heros egregius. Dans un autre texte tudesque, postérieur à l’Edda, le mot mann, homme, lui est appliqué. [...]
A côté de Mercure, d’Hercule et de Mars, Tacite croit distinguer chez les Germains la déesse Isis. […] Or quelle divinité germanique d’un pareil sens Tacite aura-t-il cru pouvoir identifier avec Isis ? Au milieu de tant de difficiles problèmes, celui-ci peut-être a provoqué les solutions les plus singulières et les plus diverses. Grimm a le premier mis un terme aux divagations plus ou moins érudites, en montrant qu’il fallait joindre en effet ce que l’historien nous dit de la prétendue Isis, et ce qu’il nous apprend du culte de la Terre-Mère. Il est particulièrement précieux pour nous que Tacite nous ait transmis le nom barbare de cette dernière divinité, Nerthus. Suivant P.-A. Munch, le laborieux et habile historien de la Norvège, nous pouvons reconnaître ici la divinité des Germains du nord, appelée Niördr dans la langue norrène : la forme gothique de ce nom, presque identique à celle que rapporte Tacite, serait Nairlhus, forme indifféremment masculine ou féminine. Niördr, dispensateur des richesses, passe, dans la mythologie Scandinave, pour avoir engendré Frey et Freya, et celle-ci devient la déesse de la fécondité, de l’abondance, de la joie, de la paix. D’autre part, l’on retrouve aussi dans l’Edda une déesse Terre, Jörd ou Jaurd, laquelle, comme épouse et femme d’Odin, et naturellement aussi comme source de toute vie, se confond avec Freya. P.-A. Munch a remarqué que la visite de la déesse sur un char voilé paraît avoir été une cérémonie spéciale au culte de Freya et de Nerthus. On en trouve des traces jusqu’aux derniers jours du paganisme en Séeland. Cette île danoise a longtemps conservé une ville de Leire, ancien sanctuaire national, et dont le nom reproduit le mot gothique hleilhra, qui traduit dans Ulphilas le grec skénè, tente ou char couvert. Séeland aurait été cette île de l’océan, désignée par Tacite, foyer du culte pour les nombreuses tribus des Goths. Ajoutons qu’un des poèmes de l’Edda de Saemund, le chant de Sôl, représente l’épouse d’Odin, Freya, embarquée « à la recherche ardente de la volupté sur le navire de Jörd, » preuve curieuse que la mythologie norrène attribuait à la Terre-Mère ce symbole du navire, rappelant soit l’ouverture de la navigation, soit la visite souhaitée, promesse de fécondité et de richesse, que Tacite semble réserver à Isis. Toute divergence et toute confusion disparaissent si la Terre-Mère et Isis peuvent être considérées comme une seule et même divinité, connue en Germanie sous différens aspects et différentes désignations, parmi lesquelles celles de Freya et particulièrement celle de Nerthus, chez les tribus gothiques, auraient été les principales. Nous avons vu trois noms, parmi ceux des jours de la semaine, reproduire les noms de trois divinités germaniques : Odin, Thor, et Tyr ou Zio ; le vendredi à son tour a été désigné comme le jour de Vénus par les Romains, comme le jour de Freya par les barbares : nouvel indice de l’identité entre Freya et Vénus, considérées toutes deux comme déesses de la fécondité, de la génération, et se confondant ainsi avec Isis et Nerthus ou la Terre-Mère. [...]
L’historien romain [...] nous dit que les Germains croyaient indigne des dieux de leur élever des temples et de leur fabriquer des statues. Lui-même cependant a mentionné ce temple de Tanfana que les légions de Germanicus auraient entièrement rasé pendant une expédition contre un des villages qu’habitaient les Marses. Quant aux statues, comment donc, s’il n’y en avait pas, s’imaginer cette promenade de la déesse Nerthus, portée sur un char, puis lavée, suivant quelques-uns, par le prêtre dans les eaux d’un lac solitaire ? S’agissait-il d’un simple tronc d’arbre grossièrement équarri, comme semblent avoir été ces xoana, prétendues œuvres de Dédale, que la religion primitive des Grecs multipliait, et dont Pausanias nous parle en détail pour en avoir vu quelques restes ? En discutant plus haut les analogies que les Romains avaient pu songer à établir, entre Mercure et Odin par exemple, nous avons dû supposer que certaines ressemblances s’étaient traduites par des représentations figurées de part et d’autre ; faut-il croire, comme on l’a proposé, que ces dieux étaient représentés seulement d’une manière symbolique par les armes mêmes que leur attribue la mythologie du nord, Odin par la lance, Thor ou Donar par le marteau, Tyr par l’épée ? […] Suivant Tacite, si les Germains ne veulent pour leurs dieux ni statues, ni temples, c’est qu’ils ont une idée très haute de la divinité : des représentations matérielles ou un culte étroit et captif leur paraîtraient l’amoindrir, et, dans son magnifique, dans son intraduisible langage, il nous dit qu’en présence de l’obscurité vénérable de leurs antiques forêts, sans chercher à percer le mystère de ces ténèbres, ils se contentent de deviner les dieux et d’adorer [...]
Rappelons-nous que César attribue aux Germains le culte du soleil, de la lune et de Vulcain, c’est-à-dire l’adoration des astres et du feu. Rappelons-nous aussi que les premiers siècles du moyen âge allemand ont conservé les nombreuses traces d’un très ancien culte des arbres en Germanie, témoin les traditions sur le chêne de Geismar et sur l’Irminsul, et ces statues de Roland, fréquentes aujourd’hui, surtout dans l’Allemagne du nord, souvenirs probables des arbres que le glaive et le bouclier suspendus à leurs troncs et la terre rougie à leur pied par le sang, Rothland, Ruland, avaient marqués jadis comme lieux de justice.
Traditions germanique et indo-aryenne
Ouvrons maintenant les Eddas et les recueils de vieilles poésies ou de légendes populaires qui aident à les commenter ; nous rencontrerons à chaque pas des analogies entre les imaginations orientales et la mythologie germanique. Quand ces sortes d’analogies sont confirmées, de l’avis des philologues, par d’exactes transformations grammaticales, il faut bien y voir les incontestables témoignages d’une solidarité intellectuelle et morale. A Thor et Odin se rapportent un grand nombre de traits rappelant la lutte entre Indra et Vritra, c’est-à-dire entre le soleil et le nuage. Thor, dans lequel nous avons reconnu l’Hercule de Tacite, est, suivant les traditions des Germains, un dieu qui préside aux phénomènes du ciel et de l’atmosphère, aussi bien qu’Indra. Adam de Brême dit encore au XIe siècle que ce dieu du nord gouverne les vents et qu’il envoie l’orage. Il est armé, lui aussi, de la foudre, c’est-à-dire de l’arme nommée Miöllnir, dont les coups inévitables s’annoncent par le tonnerre, et qui revient d’elle-même à la main qui l’a lancée. Cette arme de Thor est le plus souvent désignée dans les anciens textes norrènes comme une hache à deux tranchans ou comme un marteau à deux têtes, affectant volontiers la forme de la croix, si bien qu’un roi chrétien de Norvège, faisant à la vue de son peuple le signe de la croix sur la corne à boire, put donner à penser qu’il avait tracé le signe païen du marteau de Thor. Quand les nuages laissaient tomber la pluie sur la terre ou que le sol était inondé d’une rosée bienfaisante, on croyait voir Thor, comme Indra, traire ses vaches avec sa foudre. Ce qui le prouverait, c’est que le mot désignant dans les langues germaniques la rosée est voisin, du moins suivant M. Ad. Kuhn, du mot sanskrit qui signifie le lait. Une foule de dictons ou d’usages encore aujourd’hui populaires supposent d’ailleurs que l’eau tombée des cieux est considérée comme un lait bienfaisant. Il faut, par exemple, à certains jours de fête, ou bien au mois de mai, ou pendant la nuit de la Saint-Jean, recevoir sur soi la rosée ou s’en laver le visage pour obtenir la beauté. Dans beaucoup d’étables, si l’on veut avoir un lait abondant et fort, on frotte le pis de la vache avec un de ces silex que la croyance populaire a si longtemps regardés comme des éclats de la foudre. Les sorcières du moyen âge faisaient mine de traire un manche de hache (allusion évidente au marteau de Thor), et aussitôt, nous dit-on, la pluie ou la grêle tombait des nuages. Enfin l’historien des superstitions en France au XVIIe siècle, le théologien Thiers, se croit encore obligé de proscrire celle qui consiste à enfouir une hache sous le seuil d’une étable, ou bien à y suspendre des briques en croix pour empêcher que les vaches ne soient l’objet de quelque maléfice et que leur lait ne tarisse. — Thor et Indra portent tous deux une ceinture merveilleuse. Indra vole sur un char que traînent deux pâles coursiers : les coursiers sont l’éclair, et le char le nuage. Thor a, lui aussi, un char dont le roulement produit le tonnerre : deux béliers y sont attelés, et l’on démontre que ces béliers sont les symboles du nuage. — La barbe d’Indra est d’or, nouveau symbole peut-être de la foudre ; elle se dresse quand il marche au combat pour reconquérir le trésor caché, et bientôt la pluie tombe sur la terre. Thor a une longue barbe rouge ; elle s’agite quand s’allume sa colère, et le tonnerre retentit. — Indra est le dieu de la vie et du mariage : c’est lui qu’on invoque pour obtenir une nombreuse postérité. Thor aussi bénit ou maudit les unions ; son marteau les consacre. — Indra est protecteur de la famille, non pas seulement comme dieu de la vie, mais aussi comme compagnon d’Agni, qui lui est très souvent adjoint. C’est par Agni qu’a été allumé le feu saint du foyer, d’où rayonne le bonheur domestique. Agni est nommé Sabhya, protecteur de la famille, et Indra est nommé Sadaspati, le maître du foyer, le premier de la famille, deux mots que l’on fait venir de sabhâ, désignation védique de la parenté, de la gens. Thor a le même rôle. C’est lui dont l’éclair a allumé la sainte flamme du foyer, et il en est devenu par là le protecteur. Il n’y a pas lieu de redouter la foudre, disent les traditions populaires, quand le feu brille dans l’âtre. Nul danger surtout si l’on prend soin de ficher au-dessus de la porte une hache, image du marteau de Thor. Les montans du haut siège sur lequel prend place, chez les Scandinaves, le père de famille présentent à leur extrémité supérieure une tête de Thor. Quand la famille émigre et va chercher au loin, sur la terre d’Islande, une nouvelle patrie, on jette ces montans à la mer, afin que Thor lui-même, en les dirigeant sur les flots vers le rivage, indique le lieu de l’établissement futur. La prise de possession du sol jusque-là désert se fait au nom de Thor ; les pierres qui marquent les limites lui sont consacrées.
Le souvenir du phénomène de l’orage primitivement représenté par la lutte entre Indra et Vritra s’est perpétué avec une énergie particulière dans une des plus vivaces traditions germaniques. On connaît la légende du chasseur infernal, que reproduisent sous tant de formes diverses le Freyschütz, Robin Hood, la Mesnie Hellequin, le grand Veneur de Fontainebleau, etc. À minuit, l’air retentit des aboiemens d’une meute lointaine ; à mesure qu’elle approche, les hennissemens des chevaux s’y mêlent avec les cris des cavaliers et les gémissemens de la bête aux abois. On aperçoit des ombres qui passent en courant et font frémir les branches des arbres. C’est l’armée ou bien c’est la chasse d’Odin ou de Wuotan, wütendes Heer, wütende Jagd. Il semble que Tacite ait cette légende en souvenir quand il décrit lui-même, chez une tribu barbare, une armée infernale, feralis exercitus, qui ne combat que la nuit, ou bien encore lorsqu’il raconte la chasse invisible d’un Hercule oriental. Dans une apparition nocturne, le dieu indique les forêts qu’il a parcourues, et l’on y retrouve étendus à terre les animaux victimes de ses coups inévitables. De même qu’Indra est assisté dans sa lutte par les Maruts et les Ribhûs, de même Odin, monté sur son cheval blanc, a pour cortège pendant le combat les Valkiries et les Einheriar ou héros, et pendant la chasse les Elfes, c’est-à-dire les âmes des morts, à qui il a ouvert son Valhalla comme Indra leur ouvre son svarga. Des Elfes aussi, il est dit très souvent qu’ils s’en vont traire les vaches, qu’ils sont très friands de lait, qu’ils s’introduisent dans les étables. Suivant certaines traditions, l’armée infernale, qui apparaît surtout dans la nuit de Noël et pendant les nuits suivantes jusqu’à la fête des Rois, exige chaque année une vache en sacrifice ; elle bénit à ce prix le reste du bétail, et la récolte du lait devient abondante. Toutes légendes qui ne font que varier à l’infini le thème primitif, fourni par les hymnes védiques, des nuages comparés aux vaches et cessant, grâce à Indra vainqueur, d’intercepter les rayons du soleil ou de retenir la pluie. Une fois, les Elfes ont mangé, séance tenante, la vache qui leur était due, mais les os de l’animal avaient été soigneusement recueillis par leur ordre, et rangés dans la peau ; ils le ressuscitèrent avant leur départ. Comparez à cette légende germanique certains textes des Védas, et les analogies se montreront évidentes : « Vous avez par vos chants, ô Ribhûs, ô fils de Sudhanvân, ressuscité de sa peau la vache sacrifiée. — Vous avez, ô Ribhûs, avec la peau rhabillé la vache. » Un autre hymne s’exprime ainsi : « Parce que les Ribhûs ont formé la vache chaque année, parce que chaque année ils ont communiqué leur éclat, ils ont obtenu l’immortalité. » M. Mannhardt a conjecturé que ces paroles faisaient allusion à l’ensemble des nuages que la saison pluvieuse épuise annuellement, et qui se refont toujours. Il est impossible en tout cas de méconnaître une réelle analogie entre ces expressions mythiques et les traditions de l’Allemagne ou du Nord. Ces primitifs souvenirs du langage et des croyances védiques abondent à toutes les époques de l’antiquité. M. Ad. Kuhn les a montrés subsistant dans la légende de Prométhée, et M. Bréal dans celle de Cacus telle qu’elle est rapportée par Virgile. On pourrait de même en retrouver les traces dans les fables de l’Edda et dans les épopées héroïques du moyen âge allemand. L’ingénieux et savant Adolphe Holtzmann a démontré dans ses Recherches sur les Nibelungen, 1854, et M. Léo vers la même date (V. la Zeitschrift de Wolf, 1853) que l’histoire de Sigurd et de Sigfrit, ennemis des Niflungen et des Nibelungen, est identique avec celle du héros Karna, racontée dans le Mahabharata. [...]
On trouvera dans les livres des érudits qui ont institué ces parallèles entre les légendes germaniques et orientales les preuves de détail philologique qui viennent à l’appui des traits généraux, comment, par exemple, l’identité entre le mot sanscrit yudh et le mot germanique gunt, signifiant tous deux combat, rapproche l’un de l’autre les deux noms Yudhishtira et Gunther, et comment une pareille analogie de sens prochain permettrait aussi d’assimiler les deux noms Ardshuna et Hagen. — Un semblable travail de comparaison a été tenté entre la légende du Chevalier au cygne et celle du héros indien Bhishma, ainsi que sur beaucoup de points plus particuliers.
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Tacite (vers 58-120) : Une vie, une œuvre (1999 / France Culture)
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