23 Décembre 2021
Geneviève de Brabant et la biche
En tant qu'allégorie de la Vierge Marie, c'est une biche qui recueille l’héroïne médiévale et sainte, Geneviève de Brabant (M. Emmich, Geneviève de Brabant. Trad. la Bédollierre).
*
Abandonnée avec son enfant dans un affreux désert, Geneviève se lamentait, et disait en pleurant : « Que je suis malheureuse ! moi qui ai été élevée dans l’abondance, accoutumée à une vie d’aisance et de luxe, me voici maintenant dénuée de toutes ressources ! » Ce qui redoublait sa douleur, c’est qu’elle n’avait point de lait pour nourrir son fils, qui n’avait pas encore trente jours. Privée de toute assistance humaine, elle eut recours à la Vierge : « Sainte mère, » s’écria-t-elle, « exaucez une pauvre pécheresse que les hommes ont condamnée. Je suis, vous le savez, innocente du crime dont on m’accuse ; ne me refusez donc pas votre appui ! vous seule et votre divin fils pouvez me délivrer et me nourrir. Ô vierge toute-puissante, écartez de moi les bêtes féroces ! »
Aussitôt elle entendit une douce voix qui lui répondait : « Sois forte contre le malheur, ma tendre et constante amie, je ne t’abandonnerai point. » Et, par la grâce du Seigneur, une biche vint se coucher aux pieds de l’enfant. La mère lui présenta les mamelles de l’animal, et il y but avidement. [...]
La palatine [Geneviève] passa dans cette forêt six ans et trois mois. Elle n’avait d’autre aliment que les herbes sauvages, et s’était construit à grand-peine une retraite avec des branches et des épines entrelacées.
Au bout de six ans et trois mois, [le roi] Sigefroid, voulant célébrer par un grand festin le jour de l’Épiphanie, convoqua tous ses chevaliers et ses vassaux. Comme la majeure partie arriva la veille et les jours précédents, le palatin ordonna une grande chasse pour les divertir. A peine les veneurs avaient-ils lancé la meute, qu’on aperçut la biche qui avait allaité l’enfant. Veneurs et chiens la poursuivirent, les uns criant, les autres aboyant, et le palatin et ses chevaliers s’élancèrent après eux. Quant à Golo, il avait perdu la trace des chiens, et suivait à quelque distance.
Serrée de près, la biche se réfugia dans l’enceinte qu’habitait Geneviève, et se coucha comme d’habitude aux pieds de l’enfant. Les chiens violèrent ce dernier asile, et la bonne mère, voyant que sa biche chérie était sur le point de périr, saisit un bâton, et s’efforça d’écarter la meute furieuse. En ce moment, le palatin s’approcha avec sa suite, et, témoin de cet étrange spectacle, il ordonna de chasser les chiens. « Qui es-tu ? » demanda-t-il ensuite à Geneviève qu’il ne reconnaissait pas. — Je suis chrétienne ; mais, comme vous le voyez, je n’ai point de vêtements pour me couvrir. Donnez-moi votre manteau, afin que je ne sois pas exposée nue à tous les regards. »
Le palatin le lui tendit, et lorsqu’elle fut enveloppée : « Femme, » reprit-il, « tu es sans habit et sans nourriture ?
_ Je n’ai point de pain, messire, mais je mange des fruits et des herbes que je trouve dans les bois. L’extrême vétusté a fait tomber mes vêtements en lambeaux.
_ Combien y a-t-il donc de temps que tu habites cette forêt ?
_ Il y a six ans et trois mois.
_ A qui est cet enfant ?
_ C’est mon fils.
_ Quel est son père ? » demanda le palatin, qui prenait un vif plaisir à contempler l’enfant.
_ Dieu le sait, » répliqua-t-elle.
_ Comment es-tu venue ici, et comment t’appelles-tu ?
_ Mon nom est Geneviève. »
Sitôt qu’il eut entendu ce nom, le palatin pensa que ce ne pouvait être sa femme, et un camérier, sortant de la foule, s’écria : « Sur mon âme, il me semble que c’est là notre maîtresse, qu’on croit morte depuis si longtemps. Elle avait une cicatrice au visage ; voyons si cette femme l’a aussi. »
Tous les chasseurs s’avancèrent et aperçurent la cicatrice que désignait le camérier. Elle avait aussi un anneau de fiancée, » dit le palatin.
Deux chevaliers s’approchèrent, et reconnurent l’anneau. Aussitôt le palatin embrassa Geneviève en lui disant : « Tu es véritablement ma femme ; » et à l’enfant : « Tu es véritablement mon fils ! » [...]
Le palatin voulait emmener avec lui sa femme et son fils, mais elle s’y refusa : « C’est la sainte Vierge, » dit-elle, « qui m’a protégée des bêtes féroces en ce lieu d’exil, et a envoyé une bête fauve pour servir de nourrice à mon enfant. Je ne m’éloignerai pas avant que ce lieu soit dédié et consacré en son honneur. » [...] Il y consentit volontiers. Il avait fait préparer pour Geneviève des mets propres à réparer ses forces, mais il lui fut impossible de prendre une autre nourriture que celle à laquelle elle s’était accoutumée pendant son exil.