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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

L'Enfer - texte mystique de Dante Alighieri

Première partie de la Divine comédie

Traduction d'Antoine de Rivarol

 

 

 

CHANT PREMIER

 

J’étais au milieu de ma course, et j’avais déjà perdu la bonne voie, lorsque je me trouvai dans une forêt obscure, dont le souvenir me trouble encore et m’épouvante.

Certes, il serait dur de dire quelle était cette forêt sauvage, profonde et ténébreuse, où j’ai tant éprouvé d’angoisses, que la mort seule me sera plus amère : mais c’est par ses âpres sentiers que je suis parvenu à de hautes connaissances, que je veux révéler, en racontant les choses dont mon œil fut témoin.

Je ne puis rappeler le moment où je m’engageai dans la forêt périlleuse, tant ma léthargie fut profonde ! Mais je marchais avec effroi dans des gorges obscures, lorsque j’atteignis le pied d’une colline qui les terminait ; et, levant mes yeux en haut, je vis que son front s’éclairait déjà des premiers rayons de l’astre qui guide l’homme dans sa route.

Alors mon sang, qu’une nuit de détresse avait glacé, se réchauffa dans mes veines ; et comme celui qui s’est échappé du naufrage, et qui, tout haletant sur le bord de la mer, y tourne encore les yeux et la contemple, ainsi je m’arrêtai, et j’osai sonder d’un œil affaibli ces profondeurs d’où jamais ne sortit un homme vivant.

Après avoir un peu reposé mes membres épuisés, je commençai à gravir péniblement cette côte solitaire ; mais à peine je touchais à ses bords escarpés, qu’une panthère, peinte de diverses couleurs, sauta légèrement dans mon sentier, et me défendit si bien l’approche de la colline, que je fus souvent tenté de retourner en arrière.

Le jour naissait, et le soleil montait sur l’horizon, suivi de ces étoiles qui formèrent son premier cortège lorsqu’il éclaira d’abord le prodige de la création. Cette saison fortunée, le doux instant du matin, et les couleurs variées de la panthère me donnaient quelque confiance ; mais elle fut bientôt troublée à la vue d’un lion qui m’apparut, et qui, marchant vers moi, la tête haute, fendait l’air frémissant, avec tous les signes de la faim homicide.

Une louve le suivait, et son effroyable maigreur expliquait ses désirs insatiables : elle avait déjà dévoré la substance des peuples. Son funeste regard me remplit d’une telle horreur, que je perdis l’espoir et le courage de monter sur la colline. Semblable à celui qui ouvre hardiment sa carrière, mais qui bientôt s’épuise, et déplore ses forces perdues, tel je devins à l’aspect de cette bête furieuse, qui, se jetant toujours à ma rencontre, me força de rebrousser dans les ténèbres de la forêt.

Tandis que je roulais dans ces profondeurs, un personnage, que la nuit des temps couvrait de son ombre, se présenta devant moi. Ravi de le trouver dans cette vaste solitude :

— Ayez pitié de moi, m’écriai-je, qui que vous soyez, fantôme ou homme réel.

— Je fus, me répondit-il, mais je ne suis plus un mortel. C’est en Italie et dans la profane Rome que j’ai vécu, vers les derniers jours de César, et sous l’heureux Auguste ; Mantoue fut ma patrie, et c’est moi qui chantai le pieux fils d’Anchise qui revint d’Ilion, quand les Grecs l’eurent mis en cendres. Mais toi, dis pourquoi tu te replonges dans cette vallée de larmes ? Pourquoi ne gravis-tu point cette heureuse colline, où tu puiserais à la source des véritables joies ?

Saisi de respect, je m’écriai :

— Vous êtes donc ce Virgile dont la voix immortelle retentit à travers les siècles ? ô gloire des poètes ! la mienne est d’avoir connu vos œuvres ; je les consacrai dans mon cœur, et c’est de vous que j’appris à former des chants dignes de mémoire. Mais voyez ce monstre qui me poursuit, et tendez-moi la main, illustre et sage ; car je chancelle d’épouvante, ma chaleur m’abandonne.

— Prends donc une autre route, me dit-il en voyant mes larmes, si tu veux fuir ce lieu fatal ; car la louve qui t’épouvante garde éternellement le passage de la colline ; et quiconque oserait le franchir y laisserait la vie : elle ne connut jamais la pitié, et la pâture irrite encore son insatiable faim. Dans ses amours, elle s’accouple avec différents animaux, et se fortifie de leur alliance. Mais je vois accourir le lévrier généreux qui doit la faire expirer dans les tourments ; il naîtra dans les champs de Feltro : incorruptible et magnanime, il sauvera ces malheureuses contrées, pour qui tant de héros versèrent leur sang, et poursuivra la louve jusqu’à ce qu’il la précipite aux enfers, d’où jadis elle fut déchaînée par l’envie. Maintenant, si ton salut te touche, tiens, il est temps de suivre mes pas, et je te conduirai aux portes de l’éternité : c’est là que tu entendras les cris du désespoir qui invoque une seconde mort ; et que tu contempleras, dans leurs antiques douleurs, les premiers enfants du ciel ; tu y verras encore les âmes heureuses, au milieu des flammes, par l’espérance d’être un jour citoyennes des cieux. Mais si tu veux t’élever ensuite à ce séjour de gloire, je t’abandonnerai à des mains plus dignes de te conduire ; car le chef de la nature me défend à jamais l’approche de son domaine, pour avoir méconnu sa loi. Souverain maître des mondes, c’est là qu’il règne ; il a posé son trône dans ces lieux, et ils sont devenus son héritage. Heureux ceux qu’il y rassemble sous ses ailes !

— Ô grand poète ! m’écriai-je, je vous conjure, par le Dieu qui vous fut inconnu, de me guider vers ces royaumes de la mort ; et pour que je me dérobe à des malheurs sans terme, faites aussi que j’entrevoie les portes confiées au prince des apôtres.

Aussitôt le fantôme s’avança, et je marchai sur ses traces.

 

 

 

CHANT 2

 

 

 

Le jour baissait, et les cieux plus sombres invitaient au repos les fils laborieux de la terre : moi seul, j’étais prêt à fournir ma pénible route, et je marchais au spectacle de douleurs que ma bouche fidèle retrace à la mémoire.

Muses, secourez-moi ! Génie, enfant du Ciel, que les chants que tu m’inspires s’ennoblissent de ton auguste origine.

J’avançais, et je disais à mon guide :

Ô poète ! daignez mesurer mes forces, et voyez si mon courage se soutiendra dans ces précipices. Vous m’avez appris que le fils d’Anchise ne craignit pas d’y descendre, et qu’il se montra vivant au royaume des morts : mais la raison me dit qu’il en était digne, puisque le ciel voulut honorer en lui le héros dont il fut père. Le maître du destin l’avait nommé, avant les temps, pour aïeul de cette Rome à qui la puissance et l’empire furent donnés, parce que sur son trône devaient s’asseoir un jour les pontifes du monde ; et lorsqu’enfin il termina, au séjour des âmes heureuses, ce voyage que votre voix a célébré, il y entendit les présages de ses victoires et la future destinée de Rome. C’est encore dans ces lieux que pénétra l’apôtre des nations, pour y raffermir sa foi chancelante. Mais moi, qui suis-je pour marcher sur les traces de Paul et d’Énée ? Qui m’a promis un tel honneur après eux ? Je recule d’effroi avant de me jeter dans ces profondeurs. Antique sage, éclairez et soutenez mes pas incertains.

Je m’arrêtai alors sur le penchant du gouffre, et j’envisageai tout pensif les périls du voyage. J’étais dans l’attitude d’un homme assailli de pensées diverses, dont la volonté flottante détruit toujours les nouveaux conseils qu’elle reproduit sans cesse ; mais l’ombre romaine me ranima par ces paroles :

— Que dis-tu ? Je vois que ton âme s’abandonne elle-même, et tombe irrésolue : semblable au coursier qu’une ombre épouvante, elle éprouve ce trouble qui flétrit l’homme à l’aspect de la gloire périlleuse. Pour dissiper la frayeur qui t’enchaîne, apprends donc ce qui m’amène à toi, et comment le cri de ta misère a pu m’émouvoir. J’étais parmi les ombres qui errent suspendues au bord des Enfers, lorsqu’une femme m’apparut et m’appela. Attiré par sa beauté, j’accourus, impatient de connaître ses désirs. Ses yeux brillaient comme les flambeaux du ciel, et sa bouche angélique me fit entendre ces paroles, dont la douce harmonie charma mon oreille : « Ô bon génie, fils de Mantoue, dont la gloire vole encore dans le monde, et y sera la compagne des siècles ! j’ai un ami que la fortune ne m’a point donné ; mais il est perdu dans le grand désert, où il lutte contre l’épouvante et la nuit : s’il s’égare plus longtemps, j’aurai trop tard quitté les Cieux pour venir à son aide. Allez à lui, je vous en conjure, et que le charme de votre voix le ramène de ce labyrinthe de la mort ; sauvez-le, et rendez-moi la paix que j’ai perdue. Je suis Béatrix ; c’est ma bouche qui vous implore. Je viens d’un séjour où mes désirs me rappellent, et d’où m’a fait descendre le pur amour : mais bientôt, rendue aux pieds du Roi de la nature, j’élèverai pour vous ma voix reconnaissante. » Elle se tut, et je répondis : « Ô femme, qui brûlez de ce feu divin, par qui seul la race de l’homme a mérité l’empire de son séjour ! croyez qu’il m’est doux de remplir vos désirs, et ne me priez pas lorsque j’obéis avec joie. Mais daignez m’apprendre, fille de la lumière, pourquoi vous n’avez pas craint d’aborder ces cachots ténébreux, et comment vous avez pu quitter des lieux où le bonheur vous rappelle.

— Puisque votre esprit, me dit-elle, ose interroger ces mystères, je vous répondrai brièvement que je n’ai pas redouté l’approche des Enfers, parce que mon âme ne craint point des maux qui ne sauraient l’atteindre. Je suis telle aujourd’hui, par la faveur de mon Dieu, que vos extrêmes misères n’arrivent plus jusqu’à moi, et que les flammes de l’abîme ne peuvent altérer ma substance. Il est dans les Cieux une femme qui pleure sur l’infortuné que vous allez sauver, et qui fatigue pour lui l’inflexible justice. Elle s’est tournée vers Lucie, et lui a dit : « Ne refuse point ton assistance à celui qui te fut fidèle, et vois son abandon. » Lucie, pur symbole de la charité, s’est émue et s’est avancée vers moi. J’étais avec l’antique Rachel. « Ô Béatrix, m’a-t-elle dit, miroir des perfections de ton Dieu ! pourquoi délaisses-tu celui qui t’a tant aimée, et qui jadis, pour te suivre, quitta les sentiers vulgaires du monde ? N’entends-tu pas ses profonds gémissements ? Ne vois-tu pas que la mort l’environne de son ombre, sur ce fleuve que l’Océan ne connut jamais ? » L’intérêt ou le plaisir n’emportent pas les enfants des hommes avec plus d’ardeur que ces paroles ne m’en ont inspiré. Je suis descendue de ma demeure sainte et j’ai volé vers vous pour implorer le secours de ce langage qui a fait votre gloire et la gloire de votre siècle. »

À ces mots, elle a tourné sur moi ses yeux remplis de larmes, pour redoubler mon zèle ; et moi, suivant son désir, je suis accouru vers toi, et je t’ai dérobé aux fureurs du monstre qui garde l’immortelle colline. Pourquoi donc demeures-tu sans force ? Pourquoi ne relèves-tu pas ce front abattu, puisque tu as dans les Cieux trois âmes heureuses qui t’aiment, et dont ma voix te promet la faveur ?

Tel qu’une fleur dont les froides ombres de la nuit avaient courbé la tête relève au matin sa tige abattue, et se récrée à la chaleur du jour, ainsi mon cœur languissant se ranima, et je répondis avec confiance :

— Bénie soit celle qui a pris pitié de moi, et béni soyez-vous qui n’avez pas rejeté ses larmes ! Vos paroles ont rappelé ma vertu première : me voilà ! vos volontés seront les miennes ; vous êtes mon guide, mon sauveur et mon maître.

Ainsi parlai-je ; et l’ombre étant descendue, je la suivis dans un sentier sauvage et ténébreux.

CHANT 3

 

 

 

 

C’EST MOI QUI VIS TOMBER LES LÉGIONS REBELLES ;
C’EST MOI QUI VOIS PASSER LES RACES CRIMINELLES ;
C’EST PAR MOI QU’ON ARRIVE AUX DOULEURS ÉTERNELLES,
LA MAIN QUI FIT LES CIEUX POSA MES FONDEMENTS :
J’AI DE L’HOMME ET DU JOUR PRÉCÉDÉ LA NAISSANCE,

ET JE DURE AU DELÀ DES TEMPS.
ENTRE, QUI QUE TU SOIS, ET LAISSE L’ESPÉRANCE .

 

Je vis ces paroles qu’éclairait un feu sombre, écrites sur une porte, et je dis :

— Maître, ces paroles sont dures.

— C’est ici, me répondit le sage, qu’il faut laisser toute crainte ; ici doit expirer toute faiblesse : nous voilà dans ces lieux où je t’ai dit que tu verrais les tribus désolées, pour qui il n’est plus de félicité.

Il dit ; et, tournant vers moi son visage assuré, il me prit par la main, et m’introduisit dans ces horreurs secrètes.

Les soupirs, les pleurs et les gémissements qui s’élevaient dans cette nuit sans étoiles formaient un si lugubre murmure, que je ne pus retenir mes larmes. Bientôt la confusion des langues, les horribles imprécations, les accents de la rage et les cris du désespoir, les hurlements perçants et affaiblis, mêlés au choc impétueux des mains, agitèrent tumultueusement cette noire atmosphère, comme les tourbillons de sable emportés par les vents.

Éperdu de terreur, je m’écriai :

— Maître, qu’entends-je ! et qui sont ceux qui vivent ainsi travaillés de douleurs ?

— Ce sont, me dit-il, les âmes qui vécurent sans vertus et sans vices : elles sont ici confondues avec cette légion qui garda jadis la neutralité entre les anges de Dieu et les esprits rebelles. Le ciel rejeta ces lâches enfants qui souillaient sa pureté, et l’abîme leur refusa ses profondes retraites, de peur que les coupables ne se glorifiassent d’avoir de tels compagnons de leurs peines.

— Qui peut donc, repris-je, leur arracher ces cris désespérés ?

— Apprends en peu de mots, ajouta mon guide, que ces infortunés n’attendent pas une seconde mort ; et qu’oubliés à jamais dans cette ombre de vie, il n’est point de condition qui ne leur semblât plus douce. La clémence et la justice les dédaignent également ; le monde n’a pas même conservé leurs noms ; taisons-nous sur eux aussi ; mais jette un coup d’œil, et passe.

Je regardai, et je vis un drapeau rapidement emporté dans une course sans repos et sans terme : il était suivi d’une foule si innombrable, que je ne pouvais croire que la mort eût moissonné autant de victimes. Parmi celles que je reconnus, je considérai l’ombre solitaire, qui se refusa lâchement au grand fardeau du Pontificat ; et je compris alors que j’étais au séjour des âmes tièdes, également réprouvées de Dieu et de ses ennemis. Ces malheureux, qui n’ont point su goûter la vie, étaient nus, et toujours assaillis d’insectes et de mouches cruelles. Leurs larmes et le sang qui coulait de leurs blessures allaient abreuver les vers qui fourmillaient à leurs pieds.

Portant ensuite mes regards plus avant, j’aperçus un concours de peuples sur les bords d’un grand fleuve.

— Apprenez-moi, dis-je à mon guide, quels sont ceux qu’un reste de lueur me fait découvrir, et quel est cet attrait puissant qui les appelle au-delà du fleuve.

— Tu le sauras, me répondit-il, quand tu seras à ce triste rivage.

Frappé de crainte et de respect, je marchais en silence ; et voilà qu’un vieillard blanchi par les années venait à nous dans une barque et criait : « Malheur à vous, âmes perdues ! N’espérez plus de voir les cieux : je viens pour vous porter à l’autre rive, dans ces ténèbres, au milieu des glaçons et des brasiers éternels… Et toi qui oses m’aborder, homme vivant, sépare-toi de l’assemblée des morts. Mais, voyant que je ne m’éloignais pas : C’est par une autre voie, me dit-il, c’est sur d’autres bords et dans une autre barque que tu dois passer le fleuve. »

Alors mon guide prit la parole :

— Vieillard, cesse de t’effaroucher, et ne résiste pas : ainsi le veut celui qui peut tout ce qu’il veut.

À ces mots, le nocher des eaux livides apaisa son visage ombragé de barbe et ses yeux qui roulaient des flammes.

Mais ces malheureuses âmes, dans l’abattement et la nudité, entendant les cruelles paroles du vieillard, changèrent de couleur et grincèrent des dents. Elles blasphémaient Dieu et maudissaient les auteurs de leurs jours et la génération de l’homme ; les temps, les lieux et leurs enfants, et les enfants de leurs enfants.

Ensuite elles descendirent tumultueusement, en élevant de grands cris, sur ce fatal rivage où descendra quiconque n’a pas craint le Dieu des vengeances. Le pilote infernal les rassemble d’un coup d’œil, en agitant ses prunelles embrasées, et frappe avec son aviron celles qui se reposent sur les bancs de sa nacelle. Comme on voit le faucon tomber au cri de l’oiseleur, ou les feuilles d’automne se détacher une à une, jusqu’à ce que l’arbre ait rendu sa dépouille à la terre : ainsi les tristes enfants d’Adam tombaient dans la barque, et traversaient l’onde noire ; mais ils ne touchaient pas encore l’autre bord qu’une seconde foule pressait déjà le rivage.

— Mon fils, dit le poète, tous ceux qui meurent dans la colère de Dieu se rassemblent ici de toutes les régions, et s’empressent d’arriver au-delà du fleuve ; car la rigueur de cette justice qui les poursuit donne à leur effroi l’emportement du désir. Une âme juste ne se montra jamais sur ces rives funestes ; aussi tu vois combien le nocher des Enfers s’irrite de t’y voir.

Comme il parlait, ces noires campagnes s’ébranlèrent si fortement, qu’au souvenir seul j’éprouve encore une sueur glacée : des vents s’échappaient de la terre plaintive, et des éclairs sanglants sillonnaient les ombres.

Je tombai alors sans sentiment, comme un homme enchaîné d’un profond sommeil.

 

 

CHANT 4

 

 

 

 

La voix lugubre de la foudre rompit ce long assoupissement, et je me relevai dans l’agitation d’un homme qu’on éveille en sursaut. Rien n’arrêtait encore ma vue errante ; mais, en fixant plus attentivement ces lieux, il se trouva que j’étais penché sur le bord de l’abîme, d’où le bruit sourd et confus des gémissements et des pleurs remontait jusqu’à moi.

La bouche de l’abîme était vaste, profonde et si ténébreuse, que j’enfonçais mon regard dans son centre sans y rien distinguer.

— Or, descendons, il est temps, dans cet empire de la nuit et de la douleur, me dit mon guide pâlissant.

Et moi qui vis son trouble :

— Comment pourrai-je vous suivre si vous, qui souteniez ma vertu, partagez mon effroi ?

Il me répondit :

— Les souffrances de tant d’êtres à jamais perdus dans ces gouffres troublent mon visage de cette compassion que tu prends pour l’épouvante. Allons, nos moments s’écoulent, et la longueur du voyage nous presse.

Aussitôt il s’avance, et je descends après lui sur le premier cercle dont le contour embrassait l’abîme.

Là, mon oreille fut troublée, non des cris, mais des soupirs dont l’antique nuit était sans cesse émue : c’est là qu’une foule d’époux, de mères et d’enfants, étaient plongés dans un deuil éternel.

— Tu ne demandes point, me dit le sage, quelles sont ces âmes : apprends qu’elles n’ont point péché, et que le courroux du Ciel les épargna ; mais la plupart n’ont pas reçu l’eau salutaire qui lave les enfants de Christ ; et celles qui vécurent avant les jours du christianisme n’ont pas honoré le vrai Dieu du culte qu’il demande. Moi-même, je suis avec elles perdu pour avoir ignoré, et malheureux d’avoir sans cesse le désir et jamais l’espérance.

Ces paroles remplirent mon cœur d’une grande amertume ; car j’avais reconnu, parmi ces ombres errantes, des personnages vertueux et renommés, et, pour augmenter en moi cette lumière qui dissipe la nuit de nos erreurs :

— Apprenez-moi, dis-je à mon guide, si jamais un seul de vous a pu, par sa propre vertu, ou par une assistance étrangère, remonter de ces bords vers les lieux de la félicité.

Il vit mon désir secret, et me répondit :

— J’habitais ce séjour depuis peu lorsque j’y vis descendre une ombre puissante, couronnée des palmes de la victoire, qui appela le premier des hommes ; ensuite Abel, Noé, Moïse, le patriarche Abraham et le roi David ; Israël avec son père, ses douze fils, et sa Rachel, pour laquelle il n’avait pas regretté quatorze ans d’esclavage. L’ombre victorieuse en désigna bien d’autres encore, et les conduisit à l’heureuse éternité ; mais je veux que tu saches qu’avant elles aucun mortel n’avait pu s’ouvrir les portes du salut.

Il parlait sans cesser d’avancer, et la foule des esprits se partageait devant nous.

À peine nous laissions un court espace en arrière, lorsque je fus frappé d’une clarté douce qui repoussait les ombres blanchissantes vers l’hémisphère où j’étais ; et j’entrevis, malgré l’éloignement, que nous approchions du dernier asile des grands hommes.

— Ô vous ! disais-je, qui avez tant honoré les arts, daignez m’apprendre quelle est cette foule que la gloire distingue des autres enfants de la mort ?

Il me répondit :

— Le nom qu’ils ont laissé dans le monde et qui y retentit encore leur a valu cette faveur du ciel.

Cependant une voix se fit entendre : Honneur à l’illustre poète dont les mânes reviennent parmi nous ! et j’aperçus en même temps quatre personnages qui s’avançaient, et dont l’aspect n’avait rien de joyeux ni de triste.

— Regarde, me dit l’ombre romaine, celui qui marche le premier ; il porte un glaive d’une main, et semble le chef des trois autres : c’est Homère, prince des poètes ; Horace le suit ; Ovide vient ensuite, et Lucain marche après lui. Au nom de poète, que tu as entendu, ils accourent vers moi, pour honorer ce titre, que je partage avec eux.

Je vis alors cette illustre famille se rassembler sous le père de l’Épopée, qui, tel qu’un aigle sublime, déploie son vol sur leurs têtes. Après quelques moments d’entretien, ils courbèrent vers moi leurs fronts vénérables, et me donnèrent leur paisible salut ; mon guide l’accompagna d’un sourire, et bientôt, pour m’honorer davantage, ils me reçurent dans leur immortelle société.

Ainsi réunis, nous marchions aux lieux resplendissants, et nos discours roulaient sur des mystères que ma langue ne peut arracher au secret des ombres.

Nous atteignîmes ensemble le pied d’un château majestueux, qu’une haute muraille environnait sept fois, et dont les contours étaient baignés de claires fontaines.

Après les avoir franchies d’une marche légère, mes illustres guides passèrent par sept entrées diverses, et je les suivis dans des prairies verdoyantes. Elles étaient peuplées de grands personnages dont le front calme et le regard serein respiraient la dignité ; leur démarche était grave, et le silence qui régnait autour d’eux était à peine interrompu de quelques paroles harmonieuses.

Pour les mieux contempler, nous montâmes sur une colline dont le sommet brillait d’une verdure plus vive et d’un éclat plus pur ; et c’est de là que je rassasiai mes yeux du spectacle de ces grandes ombres, dont le souvenir me jette encore dans le ravissement.

Je vis Électre ; et parmi ses nombreux descendants, je reconnus Hector, Énée, et César tout armé, qui roulait des yeux étincelants. Plus loin étaient Camille, Pentésilée, et Lavinie, assise à côté de son père. Là, paraissait Brutus, qui chassa Tarquin ; ensuite Lucrèce, Julie, Martia et Cornélie : mais Saladin se promenait seul à l’écart.

Levant mes yeux plus haut, j’aperçus le premier des sages au milieu des nombreux enfants que la philosophie lui a donnés, et recevant sans cesse le tribut de leurs adorations. Socrate et Platon occupaient les premiers degrés après lui : au-dessous, je voyais Démocrite, qui livre l’univers au hasard : Diogène, Anaxagore et Thalès ; Empédocle, Héraclite et Zénon : je voyais Orphée, Linus et le moraliste Sénèque ; ensuite Dioscoride, interrogeant les vertus des plantes ; le géomètre Euclide, Ptolémée, Hippocrate, Avicenne, Galien et le grand commentateur Averroès. Enfin, je ne saurais rappeler ces ombres dont la foule accable mon souvenir, et ma langue ne peut suffire à les nommer.

Mais la troupe immortelle s’étant éloignée, mon guide abandonna ces paisibles contrées, et me ramena vers l’atmosphère toujours frémissante et ténébreuse de l’Enfer.

CHANT 5

 

 

 

Déjà nous descendions à la seconde enceinte de l’abîme : de son contour plus resserré s’élevèrent des cris plus aigus. C’est là que gronde sans cesse le monstrueux juge des Enfers. Assis à la porte, il pèse les crimes, les juge, et les condamne d’un signal.

Quand une âme marquée du sceau de la colère arrive en sa présence, elle se dévoile tout entière ; et ce scrutateur des consciences, jetant autour de ses reins sa queue tortueuse, désigne par le nombre de ses replis quel sera le gouffre où doit tomber le coupable. Son tribunal est sans cesse entouré de criminels qui viennent en foule, s’accusent tour à tour, entendent la sentence, et sont précipités.

— Ô toi qui oses violer l’asile des douleurs, s’écria le juge en me voyant, et suspendant son redoutable office, tremble avant de t’engager sur la foi de ton guide, et méfie-toi du facile accès des Enfers.

— À quoi servent tes cris, lui dit mon guide ? tu ne peux retarder son fatal voyage : telle est la volonté qui de tout est la loi ; et nous descendîmes sans résistance.

Là commencèrent à se faire entendre des voix plaintives ; c’est là que mon oreille fut frappée de cris multipliés : me voilà enfin parvenu dans cette nuit que ne récréa jamais un léger crépuscule.

L’air y mugit comme une mer tempétueuse, irritée du combat des vents.

L’ouragan infernal parcourt sans relâche ces noirs circuits, emportant les âmes dans sa course, et les froissant dans un choc éternel.

Souvent, le tourbillon les pousse vers les côtes escarpées de l’abîme ; et c’est alors qu’on entend les cris de la douleur et les hurlements du désespoir qui insulte le ciel.

J’appris que de tels tourments étaient réservés aux âmes charnelles dont l’amour enivra la raison.

Elles passaient rapidement devant nous, en prolongeant des sons lamentables, ainsi que les grues, dont les noires files attristent les cieux d’un chant lugubre ; et comme on voit de nombreux bataillons d’oiseaux fuir devant la froidure, ainsi le souffle impétueux chassait la foule des ombres toujours agitées dans le reflux convulsif de la tempête, toujours haletantes après une trêve passagère, qui ne leur fut pas promise.

— Maître, dis-je alors, daignez m’apprendre quels sont ces infortunés à jamais battus de la noire tourmente.

— La première des âmes que tu veux connaître, me dit-il, est cette reine fameuse, qui unit au même joug tant de peuples divers ; elle se plongea tout entière dans la volupté ; et, pour étouffer la voix du blâme, elle osa donner aux fougueux désirs du cœur la sanction des lois : c’est Sémiramis, veuve de Ninus, qui gouverna après lui les États qui tremblent aujourd’hui sous les califes. Celle qui la suit coupa la trame amoureuse de sa vie, après avoir rompu la foi jurée aux cendres de Sichée. Vois à présent la voluptueuse Cléopâtre ; Hélène, par qui s’écoulèrent des temps si cruels ; l’invulnérable Achille, à qui l’amour ouvrit enfin les portes du trépas. Vois, ajouta-t-il en les désignant de la main, vois Pâris, Tristan et tant d’autres encore, dont cette passion fatale hâta la dernière heure.

Pendant que mon guide rappelait ainsi les noms des femmes et des héros antiques, mes yeux se voilaient de tristesse, et je sentais mon cœur se fondre de pitié.

— Ô poète ! disais-je, je voudrais bien entretenir ces deux ombres qui, dans leur rapide vol, semblent inséparables.

— Quand elles seront plus près de nous, me répondit-il, appelle-les au nom de cet amour qui les enchaîne, et elles viendront à toi.

Sitôt que le tourbillon les porta vers nous :

— Âmes désolées ! m’écriai-je, accourez à ma prière, si le ciel ne la rejette pas.

Telles que deux colombes qu’un amour égal ramène aux cris impatients de leur tendre famille, ainsi les deux ombres, traversant la nuit orageuse, volèrent aux sons de ma voix.

— Être pitoyable et bienfaisant, dirent-elles, qui viens visiter ces noirs royaumes, puisque nos maux ont pu t’attendrir, si le ciel n’était à jamais sourd à nos vœux, nous élèverions pour toi nos supplications jusqu’à lui, du centre de cette terre où notre sang fume encore ; mais parle, ou daigne nous écouter, et nous répondrons à tes désirs, tandis que la tempête ne mugit plus autour de nous… Pour moi, j’ai vu le jour près des bords où le Pô vient reposer son onde au sein des mers. L’amour, qui porte des coups si sûrs aux cœurs sensibles, blessa cet infortuné par des charmes qu’une mort trop cruelle m’a ravis ; et cet amour, que ne brave pas longtemps un cœur aimé, m’attacha à mon amant d’un lien si durable, que la mort, comme tu vois, n’en a pas rompu l’étreinte. Enfin c’est dans les embrassements de l’amour qu’un même trépas nous a surpris tous deux : souvenir amer, dont s’irrite encore ma douleur ! mais c’est au fond de l’abîme, à côté de Caïn, qu’ira s’asseoir mon parricide époux.

Ainsi parlait cette ombre, d’une voix douloureuse ; et moi je baissai la tête avec tant de consternation, que le poète me dit :

— À quoi penses-tu ?

— Hélas, répondis-je, en quel moment et de quelle douce ivresse ils ont passé aux angoisses de la mort !

Levant ensuite mes yeux sur eux :

— Ô Françoise, repris-je, le récit de vos malheurs m’invite à la pitié et aux larmes ; mais dites-moi, quand vos soupirs secrets se taisaient encore, comment l’amour a-t-il osé vous parler son coupable langage ?

— Tu as appris d’un sage, me répondit-elle, que le souvenir de la félicité passée aigrit encore la douleur présente ; et cependant, si tu aimes à contempler nos infortunes dans leur source, je vais, comme les malheureux, pleurer et te les raconter. Nous lisions un jour, dans un doux loisir, comment l’amour vainquit Lancelot. J’étais seule avec mon amant, et nous étions sans défiance : plus d’une fois nos visages pâlirent et nos yeux troublés se rencontrèrent ; mais un seul instant nous perdit tous deux. Lorsque enfin l’heureux Lancelot cueille le baiser désiré, alors celui qui ne me sera plus ravi colla sur ma bouche ses lèvres tremblantes, et nous laissâmes échapper ce livre par qui nous fut révélé le mystère d’amour.

Tandis que cette ombre parlait, l’autre pleurait si amèrement que je sentis mon cœur défaillir de compassion ; et je tombai comme un corps que la vie abandonne.

 

CHANT 6

 

Je n’éprouvais déjà plus la tendre oppression où m’avaient jeté les pleurs des deux amants ; mes esprits suspendus reprenaient leur cours, et je me relevais : mais je ne pus tourner autour de moi, regarder, écouter, sans entendre ou sans voir des tortures nouvelles et de nouveaux tourmentés.

J’étais au troisième contour de l’abîme, au cercle des orages. Une pluie froide et noirâtre y épanche sans fin ses inépuisables torrents : la terre qui les reçoit exhale ses vapeurs empestées ; et le choc de la grêle, et les frimas flottants, mêlés au fracas des eaux, fatiguent l’éternelle nuit.

J’entendais à travers l’orageuse obscurité les voix sanglotantes des malheureux submergés : ils se roulent et se débattent sous les coups redoublés de l’humide fléau, et le chien des Enfers les épouvante de son triple aboiement. Reptile énorme, ses yeux sont rouges de sang, sa barbe noire et dégoûtante : il se jette en furie sur les réprouvés, les déchire de ses griffes aiguës et les engloutit dans ses vastes flancs.

Dès qu’il nous aperçut, il souleva la masse de son corps et nous présenta ses trois gueules béantes et leurs dents recourbées. Mais le sage de Mantoue, portant ses mains vers la terre limoneuse, se releva pour en jeter dans les avides gosiers du monstre : et tel qu’un dogue famélique s’apaise en saisissant sa proie, tel le chien infernal baissa ses lourdes têtes, dont les rauques abois assourdissent les ombres.

Nous marchions cependant au-dessus des malheureux harcelés de l’orage et nos pieds foulaient les simulacres des peuples entassés. Dans ce bourbier, où les âmes étaient confusément gisantes ; une seule se releva à moitié devant nous, et s’écria :

— Ô toi qui as pu descendre en ces lieux, reconnais-moi ; car tu m’as vu avant ma mort !

— Tes souffrances, lui répondis-je, t’ont sans doute assez changé, pour que mon œil te méconnaisse. Mais dis-moi plutôt qui tu es, toi que je vois ici livré à des peines qui, pour n’être pas excessives, n’en inspirent pas moins un si triste dégoût.

— C’est dans ta patrie, me dit-il, que j’ai respiré la douce clarté des cieux ; dans cette ville où les crimes de la discorde sont montés à leur comble. Nos citoyens me nommaient Ciacco ; et, comme tu vois, je suis jeté à la pluie éternelle, parmi les voraces enfants de la gourmandise. Ici, nous expions tous des excès communs par d’égales peines.

— Ô Ciacco ! lui dis-je, le spectacle que tu m’offres mérite bien tous mes regrets ; mais apprends-moi, si tu le sais, quelle fin est réservée à nos citoyens divisés ; s’il est encore un juste parmi eux, et comment la Discorde est venue s’asseoir dans nos tristes foyers ?

Il me répondit :

— Après de longs débats, le sang coulera et la faction du dehors repoussera l’autre avec grande perte. Mais après trois moissons, celle-ci triomphera à son tour, secondée par un prince, naguères accouru d’une terre lointaine. Les vainqueurs lèveront leur tête altière et marcheront sur les fers des vaincus, qui seront rassasiés de larmes et d’ignominie. Deux justes vivent encore dans les murs de Florence, mais Florence les méconnaît ; car la Discorde a secoué son flambeau sur elle, et il en est jailli trois étincelles, l’Orgueil, l’Envie et l’Avarice.

L’ombre achevait son récit déplorable, mais pour prolonger l’entretien :

— Dis-moi, ajoutai-je, Farinat et Tegiao, ces dignes citoyens ; Rusticuci, Arrigo et Mosca, dont le cœur soupirait après la renommée, où sont-ils, dis-moi ? fais que je les voie, car je brûle de savoir si leur part est dans le Ciel ou si l’abîme s’est fermé sur eux.

— Ils sont tombés, me dit-il, dans les plus noirs cachots des Enfers, où le poids de leurs crimes les retient : c’est là que tu les rencontreras si tu pénètres dans ces gouffres. Mais quand tu reverras l’heureux éclat du jour, rappelle-moi, je t’en conjure, au souvenir des miens. Adieu, tu as reçu mes dernières paroles.

Alors ses prunelles s’égarèrent dans leur orbe, et, lançant un dernier regard sur moi, il baissa la tête et se replongea parmi les autres enfants de ténèbres.

— Un jour , me dit mon guide, la trompette céleste éclatera sous ces voûtes profondes, et l’abîme, sollicité par une puissance ennemie, vomira tous ses morts. Alors chacun d’eux ira visiter sa froide couche, pour y reprendre sa chair et sa forme première : mais ils ne se réveilleront plus, après ces paroles dont le retentissement les poursuivra dans leur éternité.

Ainsi nous traversions l’horrible mélange des flots bourbeux et des ombres, et ma langue interrogeait le sombre avenir.

— Ô mon maître ! disais-je, la sentence suprême doit-elle aigrir ou tempérer les maux des réprouvés ? ou bien renaîtront-ils aux mêmes supplices ?

— Écoute tes propres maximes, répondit le poète : La perfection d’un être est pour lui la mesure et du mal et du bien. Ces esprits malheureux seront toujours imparfaits, sans doute : mais, réunis au corps, ils s’uniront aussi à des douleurs nouvelles.

Tels étaient nos entretiens, dont le silence couvre une partie ; et cependant nous avions parcouru le vaste circuit, et la descente d’un nouveau cercle s’ouvrait devant nous. Là, nous trouvâmes Pluton, antique ennemi de l’homme.

CHANT 7

 

 

 

« Satan ! Satan ! » s’écria Pluton d’une voix enrouée ; mais le sage, pour qui la nature fut sans voiles, me dit :

— Rassure-toi ; ce monstre, malgré sa puissance, ne peut te fermer ces rocs entr’ouverts ; et le voyant écumer de fureur, il lui cria : « Tais-toi, loup infernal ; que ta rage s’assouvisse de tes propres entrailles : nous descendons vers l’abîme, et notre voyage est écrit dans ces lieux où Michel foudroya ta rébellion. »

À ces mots, le monstre s’abattit, comme la voile enflée des vents, qui tombe humiliée, si la tempête a brisé son mât.

Nous voilà au quatrième cercle. Nous voyons de plus près les gouffres où s’entassent les crimes du monde.

Ô justice du ciel ! quels trésors de vengeance et de douleurs se déployèrent devant moi ! Comment nos crimes peuvent-ils les épuiser encore !

Ici, l’affluence des ombres étonna mes regards. Je les voyais se partager et parcourir dans un pénible jeu les deux croissants du cirque infernal ; et, comme on entend les hurlements de Scylla, quand le flot qui jaillit heurte le flot qui s’engouffre ainsi, les deux partis, chargés de poids énormes, accouraient, se frappaient et s’écriaient ensemble :

— Pourquoi les enfouis-tu, et pourquoi les dissipes-tu ?

Et, regagnant encore leurs hémisphères opposés, ils répétaient leur choc et leur insultante clameur, s’exténuant sans repos dans cette joute éternelle. Si bien qu’ému de compassion, je dis à mon guide :

— Quelles sont ces âmes ? Sont-ce les ministres des autels que je vois à ma gauche ?

— Tous ces esprits, me répondit-il, se sont également fourvoyés dans leur route pour avoir jugé faussement du prix des richesses. Leur cri te les désigne, quand tu les vois s’entrechoquer dans le cercle où leurs vices contraires les repoussent. Ceux dont le front tondu blanchit à ta vue sont les enfants de l’Église, papes et cardinaux, esclaves dont l’avarice compte et marque les têtes.

— Maître, dis-je aussitôt, ne pourrais-je reconnaître quelqu’une de ces âmes jadis travaillées de la honteuse soif de l’or ?

— Ne l’espère pas, me dit-il : elles sont toutes défigurées sous le masque du crime obscur qui déshonora leur vie. Une lutte interminable rapproche et divise à jamais les prodigues et les avares. Ils se présenteront ensemble au grand jour, les premiers avec des cheveux raccourcis, et les derniers tenant encore leurs mains fermées. Les uns ont jeté, les autres ont enfoui le doux présent de la vie ; et ils sont tombés à la fois dans cette arène de douleur, qui, pour frapper tes yeux, n’a pas besoin de mes vains discours. Or, vois, mon fils, quels sont ces biens que la fortune verse dans ses courtes apparitions, et que l’homme poursuit de ses brûlants soupirs ! Tout l’or qu’a vu l’œil du jour, et qui brille encore ici-bas, ne saurait payer le repos d’une seule de ces âmes haletantes.

— Antique sage, lui dis-je alors, quelle est cette fortune que vous avez nommée, qui agite ainsi la balance des maux et des biens ?

— Mortels aveugles, s’écria mon guide, quels nuages l’erreur vous oppose sans cesse ! Écoute-moi, et que ma parole descende dans ton cœur… Celui dont le regard embrasse les mondes, entrelaçant jadis leurs orbes dans les cieux, dit à ses ministres de régler la course des torrents de lumière, et l’harmonie des globes. À sa voix, une divinité puissante vint ici-bas s’asseoir au trône des splendeurs mondaines. C’est elle dont la main promène de peuple en peuple et de race en race la honte ou la gloire, et qui trouble à son gré les conseils de l’humaine sagesse. Invisible comme le serpent sous l’herbe, elle distribue aux enfants des hommes les fers ou les couronnes ; et les soupirs de l’ambition n’arrivent pas jusqu’à elle. Collègue de l’empire des mondes, elle prévoit, juge et règle à jamais. L’inflexible nécessité, qui la devance, sème les événements devant elle, et sollicite sans relâche son infatigable vicissitude. La voix mensongère des peuples a souvent flétri son nom ; souvent, après des bienfaits, elle a reçu la plainte outrageuse de l’homme : mais heureuse dans sa sphère et sourde à ces vaines clameurs, elle agite sa roue et poursuit au sein des dieux sa paisible éternité. Passons, il est temps, à des scènes plus affligeantes : nos moments sont comptés et déjà l’étoile qui des bords de l’orient éclaira mon départ roule dans les plaines du couchant !

Nous partageâmes alors le cercle vers sa rive opposée, et nous y découvrîmes une source bouillante, dont les flots noirs et brûlants tombent dans un fossé qu’ils ont creusé.

Nous descendions, en suivant la pente obscure et les détours silencieux de ce triste ruisseau qui coule avec lenteur et se jette enfin dans le cinquième cercle, où ses eaux dormantes forment le marais du Styx.

En fixant mes regards attentifs, j’entrevis des ombres nues et forcenées qui agitaient les flots limoneux : elles se heurtaient tête baissée, se frappant des pieds et des mains, et déchirant leurs flancs de morsures cruelles.

— Voilà, dit mon guide, ces furieux qui ont bu dans la coupe amère des vengeances, et je veux que tu saches qu’il est encore au fond du bourbier une foule qui gémit et qui redit sans cesse : « Les vertiges insensés de la colère ont troublé pour nous la douce sérénité de la vie ; ici, nous sommes rassasiés d’amertume. » Mais leur langue, qui lutte contre l’épais limon, articule à peine cet hymne de douleur, et leurs sanglots étouffés sous le poids des eaux en font bouillonner la surface.

Ainsi nous parcourions les contours de l’onde croupissante, et nos yeux plongeaient sur la foule des coupables, lorsque nous arrivâmes au pied d’une tour.

 

 

 

CHANT 8

 

 

 

Nous ne touchions pas encore au pied de la tour lorsque nous vîmes deux flammes se placer sur le faîte : bientôt après, une troisième répondait à ce double signal, mais si lointaine, que ses rayons tremblants expiraient dans l’ombre.

Je dis alors à celui dont l’œil m’éclairait dans ces abîmes :

— Quelle main élève ces flammes et que nous présagent-elles ?

— Tu verrais déjà, me dit-il, celui qui traverse l’eau marécageuse, si ton regard perçait les vapeurs qui dorment sur son sein.

Le trait que l’arc tendu repousse fuit d’une aile moins rapide que la barque légère qui venait à nous sous la rame d’un seul pilote. Il s’écriait de loin :

— Te voilà donc, âme maudite !

— Phlégias, Phlégias ! tu te trompes cette fois, lui dit mon guide ; nous serons avec toi, mais seulement pour le trajet du Styx.

À ces mots, le nocher frémit et poussa des soupirs confus tel qu’un homme qui, trompé dans son attente, ouvre une bouche plaintive et s’abandonne aux regrets.

Mon guide fut le premier dans la barque ; j’y descendis après lui : elle parut fuir sous nos pieds, et l’antique proue, étonnée de sa nouvelle charge, traçait dans l’onde un sillon plus profond.

Tandis qu’elle glissait sur l’immobile surface, une ombre souleva les flots épais devant nous et me dit :

— Ô toi qui viens avant ton heure, quel es-tu ?

— Je viens, mais je passe outre, répondis-je ; et toi, dis plutôt qui tu es, immonde et laid fantôme ?

— Tu le vois, je pleure avec ceux qui pleurent.

— Pleure à jamais, m’écriai-je, ombre maudite ; je te reconnais sous ton masque hideux.

Aussitôt l’ombre saisit à deux mains les bords de la nacelle ; mais mon guide la repoussant :

— Retire-toi, lui dit-il, et va hurler loin de nous.

Jetant ensuite ses bras autour de moi, il m’embrassait et s’écriait :

— Béni soit le sein qui t’a conçu ! Je loue ton courroux généreux contre cet esprit superbe : on n’a pu recueillir dans sa vie entière le souvenir d’une seule vertu ; mais ses fureurs insensées vivent encore ici-bas pour son tourment. Combien en est-il sur la terre qui fatiguent tes yeux de leur pourpre odieuse et qui tomberont dans les fanges du Styx, comme de vils sangliers, laissant à leur nom l’héritage de leur opprobre !

— Maître, repris-je, tandis que nous sommes ici, ne pourrais-je voir encore cette ombre infâme se débattre sur l’onde noire ?

— Tu la verras, me dit-il, avant que cette proue touche au rivage.

Et bientôt après la foule bourbeuse des enfants du Styx s’éleva et se jeta en fureur sur cette âme, et j’entendais ces cris redoublés : Le Florentin, désespéré, tournait sur lui-même sa dent meurtrière : je le vis, et j’en loue l’éternelle justice.

Ce spectacle m’arrêtait encore lorsque, frappé des sons plaintifs qui arrivèrent jusqu’à moi, je portai mes regards dans l’éloignement.

— Dans peu, dit mon guide, tu découvriras la cité du prince des Enfers et l’affluence des esprits resserrés dans ses murs.

— Déjà, répondis-je, mon œil aperçoit dans ces gorges lointaines des tours rougissantes comme si la flamme les eût pénétrées.

— Tu les vois, ajouta le poète, se colorer des feux de l’incendie éternel allumé dans leur sein.

Parcourant ainsi les fossés profonds dont cette terre de douleur est entourée, nous parvînmes, après de longs détours, aux murailles de fer qui défendent la cité, et le nocher farouche nous dit :

— Descendez, voilà l’entrée.

Des milliers d’anges, enfants déshérités des Cieux, gardaient la porte de la cité. À ma vue, ils se disaient en frémissant :

— Quel est celui qui ose, encore vivant, fouler la région des morts ?

Mais le sage qui me guidait étendit la main comme pour demander un entretien secret : son geste suspendit leur courroux.

— Approche donc seul, dirent-ils, et laisse là ce téméraire qui n’a pas craint de visiter notre empire : demeure avec nous et que, dans sa folie, il aille retrouver sans toi ses vestiges perdus dans la nuit.

Quelle fut ma consternation à ces paroles cruelles, qui m’ôtaient pour jamais l’espoir du retour !

— Ô bon génie ! qui tant de fois avez ranimé ce cœur défaillant, vous dont le regard tutélaire me guidait sur le bord des abîmes, ne m’abandonnez pas, m’écriai-je dans ma détresse ; et si l’abord de ces lieux nous est fermé, retournons plutôt ensemble sur nos premiers pas.

— Rassure-toi, me dit le sage, et crois que le bras qui nous soutient brisera ces obstacles : je ne t’abandonnerai pas dans ces demeures sombres ; tu peux attendre ici mon retour. Il me quitte à ces mots, et je reste ainsi loin de sa présence paternelle, suspendu entre le doute et la frayeur.

Je ne pus entendre son entretien avec les rebelles ; mais il le rompit bientôt. Ces antiques ennemis de l’homme s’éloignèrent précipitamment ; et, rentrant en tumulte dans la cité, ils en fermèrent à grand bruit les portes sur mon guide. Je le vis alors revenir à pas lents : l’abattement avait terni son visage, et ses regards éteints tombaient à ses pieds. Il soupirait et disait :

— Comment ont-ils osé me fermer l’accès de leur demeure ?

Il ajoutait ensuite :

— Mon trouble ne doit point t’alarmer ; j’humilierai cette folle résistance, et c’est dans ces mêmes remparts que leur orgueil frémissant sera vaincu. Leur insolence n’est pas nouvelle : il est, plus près du jour, une porte qui atteste encore leurs fureurs, et qui n’a plus roulé depuis sur ses gonds fracassés ; debout sur son seuil, tu as lu l’inscription de mort.

Mais déjà loin d’elle, franchissant les premiers cercles de l’abîme, s’avance à grands pas celui qui doit ouvrir devant nous ces portes redoutées.

 

 

 

CHANT 9

 

 

 

Le sage de Mantoue, qui lut ma frayeur sur mon front décoloré, calma son trouble, et s’arrêta dans l’attitude d’un homme qui écoute ; car l’épaisse nuit éteignait nos regards dans son ombre.

— Nous vaincrons, disait-il, cette foule obstinée : mais si celui qui doit venir… que ne puis-je hâter sa venue !

Ces mots entrecoupés, qui s’accordaient mal entre eux, accrurent mon émotion : il semblait que mon guide eût retenu sur ses lèvres des paroles plus affligeantes.

— Vit-on jamais, lui demandai-je, une âme descendre des bords que vous habitez, dans ces dernières profondeurs ?

Il me répondit :

— L’abîme voit rarement les habitants des Limbes ; mais il est vrai que j’ai pénétré jadis au-delà de ces remparts. La terre avait depuis peu reçu ma froide dépouille, quand la cruelle Ericton, qui du sein des morts rappelait les esprits à la vie, me força d’évoquer une ombre au cercle du traître Judas, dans ce cachot central, dernier asile de la nuit, le plus reculé de la dernière enceinte des mondes. Tu peux croire que ces routes me sont connues. La cité des douleurs, qui nous est fermée, baigne ses vastes flancs dans les eaux qui dorment à ses pieds, et respire à jamais leur haleine impure.

Mon guide ajouta d’autres paroles, dont la trace fugitive échappe à mon souvenir ; car la tour qui élevait devant moi ses créneaux flamboyants appelait tous mes regards.

Tout à coup, les trois Furies se montrèrent sur le faîte qu’elles surmontaient de tout leur corps. Elles agitaient leurs membres teints de sang et les couleuvres verdâtres qui ceignaient leurs reins, tandis que d’autres serpents se jouaient comme les flots d’une chevelure sur leurs tempes livides.

— Voilà les Euménides, me dit le sage, qui reconnut ces trois filles de l’éternelle nuit : Tisiphone se dresse au milieu ; Mégère est à sa gauche ;

Alecton pleure à sa droite.

Je les voyais se meurtrir le sein à coups redoublés et le déchirer de leurs ongles cruels. Elles poussaient à la fois des cris si féroces, que je me jetai tout éperdu dans les bras de mon guide.

— Appelons Méduse, disaient-elles en se courbant vers moi ; changeons-le en roche immobile : nous nous sommes mal vengées de l’audacieux Thésée.

— Détourne les yeux, s’écria mon guide ; si ton regard rencontrait la sœur des Gorgones, tu aurais vu le jour pour la dernière fois.

Lui-même aussitôt, détournant mon visage, jeta ses deux mains sur mes paupières abaissées.

Sages qui m’écoutez, c’est pour vous que la vérité brille dans la nuit de mes chants mystérieux.

Cependant un bruit formidable croissait dans l’éloignement ; le Styx s’était ému, et l’onde tournoyante heurtait avec fracas son double rivage. Tel sous un ciel embrasé, l’ouragan bat les forêts mugissantes : d’une aile vigoureuse, il brise et disperse les rameaux antiques ; les fleurs arrachées volent dans ses flancs poudreux : il marche avec orgueil, et chasse devant lui les animaux et l’homme épouvanté.

Alors mon guide, écartant ses mains, me dit :

— Allonge tes regards vers ces lieux où le mélange plus épais de la nuit et de la fumée presse la surface écumeuse.

Je regardai ; et, comme on voit sur les bords des étangs les timides grenouilles se disperser devant la couleuvre ennemie, ainsi je vis la foule des morts se précipiter devant les pas de celui qui traversait le Styx à pied sec. Il s’avançait, et repoussait avec un pénible dédain les vapeurs grossières qui offusquaient sa vue.

Aussitôt je me tournai vers mon guide ; et au signe qu’il me fit, je m’inclinai dans le silence et le respect, en présence de l’envoyé des Cieux. Je le vis s’approcher d’un air courroucé et toucher avec sa baguette les portes infernales, qui s’ouvrirent sans résistance. Debout sur leur horrible seuil, il dit à voix haute :

— Race odieuse, que le Ciel rejeta, qui peut donc réveiller votre antique orgueil ? Pourquoi vous opposer à cette volonté qui ne ploya jamais, et qui tant de fois s’est appesantie sur vos têtes ? À quoi sert de heurter sa destinée ? Votre Cerbère, s’il vous en souvient, porte encore les marques de sa folle résistance.

À ces mots, il passe et franchit devant nous la surface écumeuse, sans nous parler ; tel qu’un homme absorbé tout entier dans sa pensée, et qui ne voit rien autour de lui.

Cependant la puissance de sa parole nous avait rassurés, et nous entrâmes sans obstacle dans la noire enceinte.

Désireux de connaître ce nouveau séjour, j’avançais, regardant de toutes parts : mais je ne découvris qu’une plaine immense, qui se prolongeait devant moi comme une vaste scène de désolation.

Ainsi que près des bords où le Rhône fatigué croupit dans la campagne, ou près du golfe Carnaro qui baigne les derniers contours de l’Italie, on voit les champs tristement décorés de tombeaux ; ainsi voyais-je autour de moi la plaine hérissée de sépulcres. Mais ici le spectacle était plus triste encore : des feux toujours allumés enveloppaient ces tombeaux, qui étincelaient comme le fer embrasé : ils étaient découverts, et de leurs bouches fumantes sortaient des cris lamentables.

— Maître, dis-je alors, quelle est cette foule malheureuse couchée dans ces lits de douleur ?

— Ce sont, me dit-il, les hérésiarques et leur nombreuse famille ; leur multitude excède encore ta croyance : ici, le disciple gémit à côté de son maître ; mais ces prisons brûlantes recèlent des tourments plus ou moins rigoureux.

À ces mots, il tourne vers la droite, et nous passons entre ces martyrs de l’erreur et les remparts de la noire cité.

 

 

CHANT 10

 

 

 

Je suivais mon guide dans un sentier secret entre les remparts et les tombes embrasées.

— Ô source de toute sagesse ! lui disais-je, vous qui guidez mes pas dans ce labyrinthe de la mort, daignez m’apprendre s’il est permis de voir les coupables entassés dans leurs sépulcres : tout est ici dans une vaste solitude, et les tombeaux sont ouverts.

— Ils seront tous fermés, répondit le sage, quand les morts y rentreront à jamais, après avoir repris leur chair dans Josaphat. Ici, dans ce canton détourné, gît Épicure et sa nombreuse famille. Ils enseignaient que l’homme meurt tout entier… Mais dans peu les désirs que tu m’as montrés et ceux que tu me caches seront également satisfaits.

— Maître, lui dis-je, vous avez sondé les replis de mon cœur, et vous savez combien, selon vos conseils, je réprime ses désirs curieux.

— Toscan, qui parcours ainsi vivant la cité du feu, daigne t’arrêter devant moi : la douceur de ton langage me frappe et m’apprend que tu es de cette ville célèbre à qui j’ai coûté tant de larmes.

Ces paroles, sortant soudainement du fond d’une tombe, me firent reculer tout ému vers mon guide, qui s’écria :

— Que fais-tu ? Tourne les yeux, et vois Farinat, qui se dresse dans son cercueil et le surmonte de la moitié de son corps.

J’avais déjà mes regards sur lui et je le voyais debout, élevant son front superbe comme s’il eût bravé l’Enfer. Alors mon guide me pousse vers lui, à travers les sépulcres, en me disant :

— Va t’éclairer dans son entretien.

Dès que je fus auprès de son tombeau, Farinat jette un coup d’œil sur moi, et s’écrie, d’une voix dédaigneuse :

— Quels furent tes ancêtres ?

Et moi, qui voulais le satisfaire, je ne lui déguisai rien. Aussitôt il fronce le sourcil, lève un moment les yeux et dit :

— Tes aïeux ont été mes cruels ennemis, les ennemis de mes pères et de tous les miens ; aussi nous les avons deux fois dispersés.

— S’ils ont fui devant vous, répondis-je, ils ont su rentrer dans leur patrie, et les vôtres en sont encore exilés.

Cependant, à côté de cette ombre, une autre élevait sa tête hors du même cercueil, et semblait y être à genoux. Le fantôme regardait avec empressement autour de moi, comme si j’étais accompagné ; et me voyant seul, il me dit tout en pleurs :

— Si, pour honorer votre génie, le Ciel vous a permis de visiter ces tristes demeures, dites où est mon fils, et pourquoi n’est-il pas avec vous ?

— Le Ciel, répondis-je, ne m’a pas laissé pénétrer seul dans l’abîme : celui qui m’éclaire n’est pas loin d’ici, et sans doute que Guido, votre fils, ne lui fut pas assez dévoué…

Je n’hésitai point à nommer son fils, car j’avais reconnu cette ombre à son discours et au genre de son supplice. Tout à coup, ce malheureux père se dresse devant moi et s’écrie :

— Qu’avez-vous dit ? Mon fils ne fut pas ! mon fils n’est donc plus ! mon fils ne jouit plus de la douce clarté des cieux !

Et comme je tardais à lui répondre, il tombe à la renverse et ne reparaît plus.

Mais la grande ombre de Farinat était toujours devant moi et me présentait son visage inaltérable. Bientôt, reprenant son premier entretien :

— J’avoue, me dit-il, que les miens n’ont pas su rentrer dans leur patrie, et ce souvenir me tourmente plus que cette couche enflammée. Mais l’astre qui préside aux Enfers n’aura pas rallumé cinquante fois ses pâles clartés, que tu me payeras cette courte joie. À présent, s’il est vrai que le jour du triomphe ne soit point encore passé pour toi, dis-moi qui peut ainsi réveiller ces haines implacables de ta patrie contre tous les miens ?

— Le massacre de tant de citoyens, et les flots de l’Arbia, encore rouges de leur sang, justifient assez notre haine immortelle et nos imprécations contre votre mémoire.

Farinat secoue la tête en soupirant et me dit :

— Ces mains n’ont pas trempé seules dans leur sang ; et certes, Florence m’avait trop donné le droit de me joindre à ses ennemis. Mais, quand l’armée victorieuse signait la destruction de cette malheureuse ville, seul, je résistai et je sauvai ma patrie.

— Ô Farinat, lui dis-je alors, puisse enfin votre illustre race jouir de quelque repos si vous daignez éclaircir le doute où s’égare ma pensée ! Il semble, si je ne me trompe, que vous lisiez facilement dans l’avenir, tandis que le présent est voilé pour vous.

Il me répliqua :

— Notre esprit, semblable à ces yeux que l’âge a desséchés, se porte aisément dans les lointains ; mais le tableau s’obscurcit en s’approchant de nous, et notre vue s’éteint dans le présent si de nouveaux morts ne descendent pour nous en instruire. Ainsi, le Ciel ne nous a pas en tout frappés d’aveuglement ; et toutefois ce dernier rayon doit encore s’éclipser quand le présent et l’avenir iront se perdre dans l’éternité.

— Maintenant, lui dis-je avec douleur, daignez apprendre à celui qui est tombé à vos côtés que son fils est encore vivant et que le doute où j’étais plongé a seul enchaîné ma langue et retardé ma réponse.

Cependant la voix de mon guide avait frappé mon oreille : je pressai donc avec plus d’instance cet illustre mort de me nommer les compagnons de ses supplices.

— Parmi la foule dont je suis entouré, je te nommerai seulement Frédéric II et le Cardinal.

À ces mots, je le vois se replonger dans sa tombe ; et, me rappelant avec effroi la prédiction que je venais d’entendre, je retournai vers mon guide. Il s’approcha et me dit :

— Quel est le trouble où je te vois ?

Je lui répondis sans rien déguiser.

— Eh bien, reprit-il, que ton âme conserve un long souvenir des noirs oracles de cette bouche ennemie, car, ajouta le sage en étendant la main, lorsque tu paraîtras devant celle qui dissipe d’un regard les ombres de l’avenir, les hasards de ta course mortelle te seront tous révélés.

Il dit, et se détourna vers la gauche : nous suivîmes, loin des remparts, un sentier qui partageait la plaine et se perdait dans une vallée dont les vapeurs, toujours mortelles, s’exhalent dans l’antique nuit.

 

CHANT 11

 

 

 

Sur les derniers bords de cette vallée, des roches entrouvertes s’élevaient en cercle : c’est de là que nos yeux plongèrent sur un théâtre de crimes nouveaux et de douleurs inconnues ; mais le souffle empoisonné que l’abîme exhale par cette noire enceinte me força de reculer vers un grand sépulcre qui s’offrait à nous, avec cette inscription : JE GARDE LE PAPE ANASTASE, QUE PHOTIN ENTRAÎNA DANS SES ERREURS.

— Ici, me dit le sage, il faut suivre à pas lents cette pente escarpée, car tes sens ne pourraient tout à coup supporter la vapeur de l’abîme.

— Maître, repris-je, faites que les moments de cette longue marche ne soient pas perdus pour moi.

— J’ai prévu ta pensée, me dit-il ; apprends donc que ces rocs énormes pressent de leur vaste contour trois cercles plus resserrés, et que des coupables sans nombre sont entassés dans leurs profondeurs. Mais, pour qu’il te suffise ensuite de les juger d’un coup d’œil, connais d’abord et les causes et la nature de leurs peines. Tout crime que le courroux du Ciel poursuit fut toujours une offense commise ou par violence ou par fraude. Mais la fraude étant le vice de l’humaine nature, le Ciel voit les perfides d’un œil plus irrité, et les dévoue à des tourments plus rigoureux : l’Enfer entier pèse sur leurs têtes. La violence est punie dans le premier cercle ; et, comme ce crime se montre sous une triple forme, trois donjons se partagent cette première enceinte, car le violent offense son Dieu, son prochain et soi-même, ainsi que tu vas l’entendre. L’homme est coupable envers l’homme, lorsqu’il attente à sa vie, qu’il verse son sang ou qu’il porte la désolation dans ses héritages : aussi les brigands, les incendiaires et les homicides sont tourmentés à jamais dans le premier donjon. Le second recèle ces furieux qui ont levé sur eux-mêmes leur main sanguinaire, lorsque, après avoir dissipé les biens de la vie, ils n’ont pu la supporter. C’est là qu’ils sont condamnés à des regrets sans fruit et sans terme. Enfin le troisième donjon resserre plus étroitement ceux qui ont bravé le Ciel en le provoquant par des blasphèmes, en éteignant sa lumière dans leur cœur, en outrageant la nature et ses saintes lois. Les enfants de Gomorrhe et de Cahors y sont marqués du même sceau que les impies. Mais la perfidie, ce poison de l’âme, est le crime de celui qui trompe les hommes, et de celui qui trahit les siens. Celui qui trompe les hommes brise les liens dont le Ciel a voulu les unir. Il est puni dans le second cercle, où la séduction, l’hypocrisie, la simonie, la débauche, le vol et le mensonge forment avec d’autres vices leur exécrable hiérarchie. Celui qui trahit les siens foule aux pieds l’amour, l’amitié, la foi ; ces nœuds doux et sacrés de la nature. Il est éternellement garrotté dans le troisième cercle, dans ce dernier cachot, centre obscur et resserré du monde, que la cité des Enfers presse de tout son poids.

— Maître, lui dis-je, votre parole a dessillé mes yeux : je connais maintenant cet empire de la douleur, et les nombreuses tribus qui l’habitent. Mais daignez m’apprendre pourquoi la cité du feu n’est point ouverte pour ces coupables que nous avons déjà vus dans une lutte sans repos, sous les coups de la tempête, à la pluie éternelle, et dans les marais du Styx : et, s’ils ne sont point coupables, pourquoi sont-ils ainsi tourmentés ?

— Comment, dit le sage, ta pensée peut-elle s’égarer ainsi loin de toi ! rappelle à ton souvenir cet oracle de la morale : « Le Ciel nous rejette pour les crimes de nos passions, pour ceux de la réflexion et pour ce féroce endurcissement du cœur qui est le dernier degré du vice ; mais il poursuit avec moins de rigueur les crimes des passions. » Ainsi les infortunés que tu as rencontrés dans le vestibule des Enfers sont avec justice séparés de ces races maudites sur qui le ciel épuise toute sa sévérité.

— Ô vous, lui répondis-je, qui dissipez mes doutes, vous faites ainsi, pour mon œil satisfait, briller la vérité dans les ombres de l’erreur ! Mais, illustre sage, je n’ai pu concevoir comment l’usure offense la divinité même ; daignez encore rompre ce premier nœud.

— Écoute donc, reprit-il, ce que la philosophie te crie sans cesse : « La nature découle de l’essence de Dieu même qui lui donna des lois. » Or, si tu suis les maximes de cette philosophie, tu reconnaîtras que les lois humaines empruntent leur faible éclat de ces lois éternelles du monde, et que l’homme a été le disciple de son Dieu. Ainsi par le droit de son origine la sagesse de l’homme, seconde fille du Ciel, ira s’asseoir entre la nature et son auteur. C’est cette sagesse, science de la vie, que les livres sacrés donnent aux peuples naissants pour fondement des sociétés ; mais l’infâme usurier, abjurant cette raison, outrage également et la nature et l’ordre qui naquit d’elle. À présent, suis mes traces, car le temps hâte ma course. Les célestes poissons ont précédé le jour, et le char du nord roule sur les bords de l’occident. Voici le précipice qui nous recevra dans ses routes périlleuses.

CHANT 12

 

 

 

Déjà nous étions penchés sur les bords du gouffre qu’un œil mortel ne peut sonder sans effroi : la descente s’y présentait, comme auprès de Vérone, sur ces rocs entassés que le temps et la terre ébranlée précipitèrent du front des montagnes sur les flancs de l’Adige : le voyageur y reste suspendu, cherchant sa route dans leurs fentes inclinées.

La honte de la Crète, le Minotaure, fruit d’une illusion monstrueuse, était étendu sur les pointes dont la côte est hérissée. En nous voyant, il tomba dans un accès de rage, et se mordit les flancs.

— Eh quoi ! lui cria mon guide, crains-tu de voir le héros d’Athènes qui purgea le monde de ton aspect ? Retire-toi, monstre ; celui-ci ne vient point instruit par ta sœur, mais il veut connaître le séjour de tes supplices.

Comme un taureau frappé du coup mortel fuit et revient d’un pas convulsif, ainsi le Minotaure s’écartait en désordre.

— Plonge-toi dans cette ouverture, me dit le sage, nous passerons tandis que le spectre s’agite près de nous.

Alors nous descendîmes dans ces âpres sentiers : ils étaient couverts de débris et de roches mobiles, qui, ne pouvant résister au poids de mon corps, se dérobaient sous mes pieds. Le sage poète vit mon étonnement et me parla ainsi :

— Ces marques de destruction et de ruine ont frappé tes regards sans doute ; apprends donc qu’au moment de ma première descente, ce rocher n’était pas ainsi fracassé. Mais la grande Ombre, qui vint arracher aux Enfers tant d’illustres captifs ne s’était point encore montrée aux habitants des Limbes, quand tout à coup les profondes cavités de l’abîme s’ébranlèrent ; et je crus, dans ce tremblement universel, que le temps avait ramené ces crises de repos et de mort où doit un jour rentrer la nature. C’est alors que cette antique roche s’entrouvrit, et s’écroula… Laisse à présent tomber tes regards au fond du gouffre ; voici le fleuve de sang dont les ondes bouillantes abreuvent à jamais les tyrans du monde.

Ô vertiges insensés ! transports aveugles, qui agitez si impétueusement notre courte existence, et la précipitez dans ce lac d’éternelle douleur ! J’ai vu, suivant la parole de mon guide, le fleuve redoutable embrasser les contours de cette noire enceinte ; et bientôt après des Centaures armés de flèches, tels qu’on les vit jadis dans nos forêts, coururent en foule sur ces rivages sanglants.

Ils s’arrêtèrent à notre aspect, et trois d’entre eux s’étant avancés, l’arc en main, le premier s’écria, en nous menaçant de ses traits :

— Ô vous qui descendez le précipice, parlez de loin, et dites-nous à quel supplice vous allez !

— Nous répondrons à Chiron, dit mon guide, quand nous serons plus près de lui : mais toi, modère cette fougue qui eut jadis un si triste succès.

Alors le poète m’avertit que c’était là Nessus, celui qui, mourant pour la belle Déjanire, s’assura d’une prompte vengeance. Chiron, maître d’Achille, suivait tout pensif ; et Pholus, le plus furieux des Centaures, était à ses côtés. On voit ces monstres parcourir légèrement les bords du fleuve, et percer de leurs traits les âmes qui se soulèvent hors des flots où le sort les plongea.

Quand nous fûmes près d’eux, Chiron agita son arc, et releva la barbe épaisse qui ombrageait ses joues. Bientôt, ouvrant sa bouche démesurée :

— Avez-vous vu, dit-il à ses compagnons, celui qui s’avance ? Les pierres roulent sous ses pas ; on ne les voit point ainsi fuir sous les pieds des morts.

Mais déjà mon guide pouvait atteindre à la vaste poitrine où se réunissent les deux natures du monstre ; il prit donc ainsi la parole :

— Celui que je guide dans ces gouffres est encore un mortel ; il suit l’irrésistible destin, et non pas une vaine curiosité. Une âme, descendue des célestes chœurs, le confie à mes soins : il n’est pas réprouvé, et je ne suis point une ombre perverse. Je te conjure donc, par celle qui m’envoie dans ces routes inaccessibles, de nous donner un des tiens pour nous conduire au passage du fleuve, et porter celui-ci vers l’autre rive : car il ne peut, sous sa dépouille terrestre, suivre le vol léger des ombres.

Il dit, et Chiron, se tournant vers Nessus, lui ordonne de nous conduire et de nous faire éviter la rencontre des autres Centaures.

Aussitôt le nouveau guide nous transporte sur ces rives baignées d’un sang tiède et toujours retentissantes des sanglots qui se mêlent aux bouillonnements du fleuve. Je voyais sa surface hérissée de têtes qui sortaient à moitié de l’onde fumante. Le Centaure nous dit :

— Voilà les tyrans, ces hommes de sang et de rapine ; leurs larmes coulent à jamais dans ces flots colorés ; c’est là que pleure Alexandre de Phère, et Denys dont les cruautés ont si longtemps travaillé la Sicile. Vois les sommets de ces deux têtes ; l’une couverte d’un poil noir est d’Ezzelin ; l’autre à cheveux blonds est d’Obizo d’Est, qui périt par les mains de son fils.

À ces mots, je regardai le poète, qui me dit :

— Écoute Nessus, car je ne parlerai qu’après lui.

Je vis alors le Centaure s’arrêter devant des coupables qui avaient la tête entière hors du fleuve ; il nous montra une ombre à l’écart et nous dit  :

— Celle-ci a percé aux pieds des autels le cœur que la Tamise honore.

Ensuite parurent de nouveaux réprouvés : j’en reconnus un grand nombre. L’onde bouillante flottait autour de leurs reins ; et ce fleuve décroissant peu à peu, le sang baignait peu à peu les pieds des autres coupables.

— Ainsi que tu vois, me dit le Centaure, les ondes s’abaisser ici, de même elles s’élèvent et croissent en profondeur vers l’hémisphère opposé, où la tyrannie gémit sous leur poids. C’est là que l’inexorable vengeance retient Attila, fléau du monde ; là sont Pyrrhus et Sextus  : c’est là que les deux Renier , qui versèrent le sang de tant de voyageurs, mêlent à des flots de sang des larmes éternelles.

Après ces paroles, Nessus nous laisse sur le rivage, et se rejette dans le lit du fleuve.

 

 

CHANT 13

 

 

 

Le Centaure ne touchait pas encore l’autre bord, et déjà nous pénétrions dans une forêt où l’œil n’apercevait les vestiges d’aucun sentier ; mais où des troncs sans verdure et sans fruits, couverts de feuilles noirâtres, étendaient leurs bras tortueux, hérissés de nœuds difformes et d’épines empoisonnées : tels ne sont point encore ces bois hideux où se plaît la bête sauvage, près des rives de Cécine.

Les harpies, dont les tristes oracles précipitèrent la fuite des Troyens, voltigeaient sur ces rameaux impurs : je voyais ces monstres à visage humain, déployant sous leurs vastes ailes un corps velu et des griffes aiguës et répétant sans cesse leurs cris mélancoliques.

— Avant de pénétrer plus loin, me dit le sage, apprends que nous sommes à la seconde enceinte, et que tu la quitteras pour entrer dans les sables brûlants : ouvre les yeux, et tu verras ici ce que tu ne pourrais croire sur ma parole.

Je m’arrêtai tout éperdu, car une seule âme ne s’était pas encore offerte à ma vue ; et cependant, à travers les cris des harpies, j’entendais des voix plaintives qui se prolongeaient dans cette affreuse solitude. Il semblait que notre présence eût dissipé les âmes criminelles dans l’épaisseur de la forêt, d’où leurs gémissements arrivaient jusqu’à nous.

Mon guide croyant que telle fût ma pensée, me dit :

— Si tu veux savoir la vérité, arrache à cet arbre un de ses rameaux.

Je lève donc ma main sur l’arbre, et j’emporte un de ses rameaux. Le tronc aussitôt frémit et s’écrie :

— Pourquoi me déchires-tu ?

Je vois alors couler un sang noir, et j’entends encore le même cri :

— Pourquoi me déchires-tu ? Mon infortune ne peut donc t’attendrir ? Je fus homme avant d’animer ce tronc ; et ta main cruelle aurait dû m’épargner, quand je n’eusse été qu’un reptile.

Ainsi que le bois vert pétille au milieu des flammes, et verse avec effort sa sève qui sort en gémissant, de même le tronc souffrant versait par sa blessure son sang et ses plaintes. Immobile, et saisi d’une froide terreur, je laisse échapper le rameau sanglant.

— Ombre trop malheureuse, dit alors mon guide, celui-ci t’a blessée pour avoir écouté mon conseil ; mais pardonne-lui cet outrage ; il n’aurait pas porté sur toi sa main cruelle, s’il eût pu croire un tel prodige sans le voir. Daigne à présent, pour qu’il puisse expier son offense, lui révéler ta condition passée ; il honorera ta mémoire dans le monde où son destin le rappelle.

Le tronc nous rendit ainsi sa réponse :

— Ma douleur cède au charme de tes paroles : ce que tu dis m’invite à te faire le récit de tous mes maux. Je vivais auprès de Frédéric, et maître de son cœur, je l’ouvrais et le fermais à mon gré. Mais sa haute faveur et mon incorruptible fidélité me creusaient des abîmes. Cette furie, dont l’œil empoisonné veille sur le palais des Césars, l’Envie, peste des cours, souleva contre moi ses satellites : en vain j’avais su les écarter ; leur foule irritée prévalut sur l’esprit du maître, et je vis rapidement les délices et la gloire céder la place au deuil et à l’ignominie. Rassasié d’amertumes, je crus par la mort mettre un terme à ma misère, et ce crime envers moi fut le premier d’une vie sans reproche. Je vous jure par ces racines, nouveaux soutiens de mon affreuse existence, que mon cœur fut toujours fidèle à son digne maître ; et si l’un de vous doit revoir la terre des vivants, je le conjure de n’y pas oublier un infortuné dont le souffle de l’envie a flétri la mémoire.

L’esprit se tut ; et, après un court silence, mon guide me dit :

— Hâte-toi de l’interroger encore, s’il te reste quelque désir ; le temps est cher.

— Hélas ! répondis-je, daignez plutôt l’interroger pour moi ; car mon âme succombe à la pitié.

Le sage prit donc ainsi la parole :

— Ombre prisonnière, si tu désires que ce mortel ne méprise pas ton dernier vœu, ne refuse point de nous dire par quels invisibles nœuds des esprits s’attachent à des troncs ; et si jamais un seul a pu rompre cette inconcevable alliance ?

Le vieux tronc soupire avec effort, et le souffle qu’il exhale nous porte cette réponse :

— Mon entretien sera court. Quand une âme furieuse a rejeté sa dépouille sanglante, le juge des Enfers la précipite au septième gouffre : elle tombe dans la forêt, au hasard ; et telle qu’une semence que la terre a reçue, elle germe et croît sous une forme étrangère. Arbuste naissant, elle se couvre de rameaux et de feuilles que les harpies lui arrachent sans cesse, ouvrant ainsi à la douleur et aux cris des voies toujours nouvelles. Nous paraîtrons toutes au grand jour ; mais il nous sera refusé de nous réunir à des corps dont nous nous sommes volontairement séparées. Chacune traînera sa dépouille dans cette forêt lugubre, où les corps seront tous suspendus : chaque tronc aura son cadavre, éternel compagnon de l’âme qui le rejeta.

Nous écoutions encore les derniers accents de l’ombre, et tout à coup un grand bruit frappa mes oreilles. Il était pareil à celui que le chasseur entend dans les forêts quand le sanglier, fuyant les chiens aux abois, heurte les chênes et fait frissonner leur feuillage ; et bientôt nous découvrons à notre gauche deux malheureux nus et déchirés, rapidement emportés à travers les arbres qui s’opposaient en vain à leur fuite impétueuse. Nous entendions les cris du premier :

— Ô mort, ô mort, je t’implore !

Et l’autre, qui suivait d’une course moins légère, lui disait :

— Ô Lano ! ce n’est pas ainsi que tu fuyais aux champs d’Arezzo.

Mais tout à coup l’haleine lui manqua, et nous le vîmes tomber et se traîner sous un buisson.

Cependant une meute de chiennes noires, affamées et légères comme des lévriers échappés de la chaîne, remplissaient la forêt sur leurs traces : elles se jetèrent en fureur sur celui qui haletait dans le buisson ; et, l’ayant déchiré entre elles, en emportèrent les membres palpitants.

Alors mon guide me prit par la main, et s’avança vers le buisson tout sanglant, qui poussait des cris lamentables.

— Ô Jacques de Saint André ! que t’a servi, disait-il, de me prendre pour ton asile ? Avais-je mérité de partager ton supplice ?

— Quel es-tu donc, lui dit mon guide, toi qui pousses par tant de plaies tes cris et ton sang ?

— Vous avez été témoins, nous répondit-il, du traitement cruel que j’éprouve : daignez rassembler mes tristes débris autour de mes racines. Infortuné ! ma main désespérée hâta ma dernière heure, et je me fis de ma maison un infâme gibet. Ce fut dans ma patrie, dans cette ville qui a répudié son Dieu tutélaire, en épousant un nouveau culte. Aussi ce Dieu des batailles a maudit nos armes à jamais ; et si son image n’eût encore protégé les bords de l’Arno, c’est en vain, je crois, que nos malheureux citoyens eussent tenté de recueillir les restes fumants de leurs murailles foudroyées par Attila.

 

 

 

CHANT 14

 

 

 

L’arbuste achevait son récit d’une voix plus faible ; et moi, que l’amour de la patrie et la compassion déchiraient à la fois, je me hâtai de rassembler autour de lui ses membres épars.

Ensuite je marchai sur les pas de mon guide, vers les confins où se termine la forêt.

C’est là que l’éternelle justice prend des formes nouvelles et plus effrayantes : là, notre vue s’égara dans une terre désolée, où le ciel avait éteint tout germe de vie ; des sables arides et profonds en remplissaient l’étendue, tels qu’ils s’offrirent à Caton dans la brûlante Libye.

Nous avancions sur ces stériles bords, en côtoyant la forêt qui, après avoir baigné son premier contour dans le fleuve de sang, forme avec ses derniers troncs la hideuse ceinture de cette plage nue et déserte.

Ô vengeance du ciel ! de quel effroi le spectacle que tu m’offres va remplir l’âme de mes lecteurs ! J’ai vu la foule innombrable des âmes dispersées dans ces régions : mon oreille a retenti des rugissements de leur désespoir. Une cruelle providence donnait à leur supplice des formes et des lois diverses. Les unes, gisantes et renversées, étaient immobiles : les autres étaient assises et courbées ; enfin beaucoup d’autres couraient éperdues dans ces déserts. Cette troupe errante était la plus nombreuse ; mais celle que le sort avait fixée poussait des cris plus désespérés.

Sur ces plaines sablonneuses, des flammes descendaient lentement en pluie éternelle, ainsi que la neige qu’un ciel tranquille verse à flocons sur les Alpes : ou pareilles à ces feux qu’Alexandre voyait tomber aux rives de l’Indus, et qui s’éteignirent quand la terre, durcie sous les pieds des soldats, ne maria plus ses vapeurs aux influences d’un ciel brûlant. C’est ainsi que la voûte infernale épanche à jamais ses torrents embrasés : le sable qui les reçoit s’en pénètre ; et, s’enflammant comme l’amorce légère, rend tous ces feux aux réprouvés et double ainsi leurs tortures. Consumés, forcenés, transpercés de douleur, ils se roulent et se débattent, repoussant, secouant sans cesse les flèches dévorantes qui se succèdent sans discontinuation.

— Ô vous ! dis-je à mon guide, qui n’avez éprouvé d’autre obstacle ici-bas que dans l’obstination des anges rebelles, daignez m’apprendre quelle est cette grande ombre qui semble mépriser ses tourments et dont le front superbe n’a point fléchi sous des torrents de feu ?

Cette ombre m’entendit, et me cria :

— Tel je fus sous les cieux, tel je suis aux Enfers : que Jupiter irrité foudroie encore ma tête ; il appellera Vulcain à son aide, ainsi qu’aux champs de Thessalie ; il lassera les noirs Cyclopes, et m’environnera de ses tonnerres ; et moi, je braverai toujours sa vengeance.

Alors mon guide éleva la voix, telle que je ne l’avais point encore entendue :

— Ô Capanée, s’écria-t-il, tes peines s’accroissent de ton indomptable orgueil ; et ton cœur obstiné a trouvé dans ses fureurs des tortures dignes de lui.

Ensuite, se tournant vers moi :

— Voilà, me dit-il d’un ton plus calme, un des sept rois qui assiégèrent Thèbes : il méprisa le Ciel et paraît le mépriser encore ; mais tu viens de l’entendre, il a trouvé dans son fol orgueil un assez cruel vengeur. Maintenant suis mes pas sur les bords de la forêt, et garde-toi d’avancer dans les sables ardents.

Je le suivis en silence vers un ruisseau qui sortait de la forêt, et fuyait dans les sables. Je ne me rappelle point sans frissonner ses flots rougissants, tels que les eaux thermales de Viterbe, dont la débauche arrose ses réduits. Le ruisseau coulait sur un fond de pierre, et ses bords nous offraient une voie large et solide. Mon guide me dit :

— Depuis que nous avons franchi le seuil toujours ouvert de ces tristes demeures, ton œil n’a point vu de prodige semblable à ce ruisseau qui absorbe sans cesse les flammes qui pleuvent dans son sein.

Je le conjurai alors de satisfaire les désirs que ces paroles réveillaient en moi, et il me parla ainsi :

— Une île, aujourd’hui sans gloire, est assise au milieu des mers : c’est la Crète, dont le premier roi régna sur un siècle innocent. Le mont Ida s’y voit encore. Autrefois, des sources pures et des forêts verdoyantes paraient sa tête ; mais le temps a flétri tous ses honneurs. C’est là que Cybèle cacha le berceau de son fils, et que les Corybantes couvraient de leurs sons bruyants les cris du jeune dieu. Dans les flancs caverneux du mont, un vieux géant est debout : il tourne le dos à Damiette, et ses regards vers Rome, qu’il fixe attentivement. Sa tête est d’or pur ; sa poitrine et ses bras d’argent ; l’airain forme sa taille, et le reste est du fer le plus dur, excepté le pied droit, qui est d’argile ; et c’est sur lui que le colosse entier repose. L’or de sa tête ne s’est point altéré ; mais ses autres membres s’entrouvrent de toutes parts : ces fentes nombreuses se remplissent de larmes qui tombent goutte à goutte, et vont se frayer un sentier dans les cavités de la montagne. Filtrées dans des routes secrètes, elles se rassemblent aux Enfers pour y former le Styx, l’Achéron et le Phlégéton : enfin elles se précipitent, par cet étroit canal, dans le dernier gouffre de l’abîme, et prennent le nom de Cocyte.

— Puisqu’il est vrai, repris-je alors, que ce ruisseau traverse l’empire des ombres, pourquoi le voyons-nous pour la première fois ?

— Tu sais, me dit le sage, que les Enfers sont creusés en cercle, de degrés en degrés jusqu’au centre du monde, et quoique notre descente approche de son terme, nous n’avons vu que la dixième part de chaque enceinte : ainsi la révolution d’un cercle entier sera la mesure et la fin de notre voyage. Ne sois donc pas surpris si les abîmes nous offrent encore des objets inconnus.

— Mais, repris-je aussitôt, le Phlégéton et le Léthé, ce fleuve d’oubli que vous n’avez point nommé, où sont-ils ?

— Apprends, répondit l’illustre poète, que la rivière de sang t’a déjà montré le Phlégéton ; et, quant au fleuve d’oubli, n’espère pas le rencontrer dans ces gouffres : il arrose des lieux où le repentir, le pardon et l’espérance habitent. Éloignons-nous, il est temps, des bords de la forêt : ce ruisseau, où les traits de flamme viennent s’éteindre, trace le sentier devant nous.

 

 

 

CHANT 15

 

 

 

Les solides bords du ruisseau nous élevaient au-dessus de la plaine sablonneuse, et l’humide atmosphère qui les environne nous protégeait contre les dards enflammés. Ces bords étaient pareils aux digues que la Flandre oppose aux assauts de l’Océan, ou tels que ces longs remparts qui répriment le cours de la Brenta, lorsque enflée du tribut des neiges elle menace les champs de Padoue : mais la main qui avait affermi les digues du ruisseau leur avait donné moins de force et de hauteur.

Déjà, la forêt plus lointaine se dérobait à nos regards, lorsque nous aperçûmes des ombres qui venaient vers nous en côtoyant notre route.

Chacune d’elles nous regardait avec une attention pénible et clignotait, comme le vieillard qui tient un fil sous ses doigts tremblants et ne peut le joindre à l’aiguille trop déliée ; ou comme, aux approches de la nuit, quand la lune trop jeune fatigue nos yeux de sa lumière incertaine. Tout à coup, un de ces malheureux me reconnaît, et saisit les bords de ma robe, en s’écriant :

— Ô prodige !

Et moi qui voyais ses bras tendus vers moi, je considérais plus attentivement ses traits noircis et brûlés, et je le reconnus malgré l’altération de son visage.

— Ô Latini, m’écriai-je en portant ma main sur son front, est-ce donc vous que je vois ici ?

— Souffre, me répondit-il, souffre, ô mon fils ! que je m’éloigne de mes tristes compagnons, et que je retourne un moment sur mes pas avec toi.

— Daignez plutôt vous asseoir avec moi, lui dis-je, si mon guide le permet.

— Mon fils, reprit l’infortuné, un seul de nous qui suspendrait sa marche resterait cent ans immobile sous la pluie de feu. Poursuis donc ta route, et je marcherai au-dessous de toi ; ensuite, je retournerai vers les compagnons de mes malheurs.

Craignant de descendre dans les sables, je penchais la tête vers lui, et j’avançais dans l’attitude d’un homme qui s’incline.

— Quel étrange destin, me disait-il, a pu te conduire ici-bas avant ton heure, et quel est celui qui guide tes pas ?

— J’étais, lui répondis-je, au séjour des vivants, et ma course était encore loin de son terme, lorsque je m’égarai dans une vallée solitaire. Hier, aux premiers rayons du jour, je gravissais avec effroi dans ses profondeurs, où je retombais sans cesse ; et c’est là que m’est apparu le poète illustre qui daigne me guider par ces routes difficiles au terme de mon voyage.

— Eh bien, ajouta l’ombre, si tu suis ton heureuse étoile, tu trouveras la gloire dans le port : j’ai prévu ta belle destinée ; et si la mort n’eût précipité mon heure dernière, j’aurais pu ranimer ton cœur, et te montrer un ciel propice au milieu des orages. Car sache que les ingrats enfants des rochers de Fiésole n’ont point oublié leur féroce origine : leur haine payera tes bienfaits ; et sans doute aussi que la vigne bienfaisante ne devait pas naître parmi les ronces venimeuses. C’est une race avare, envieuse et superbe : une antique renommée la dit aveugle. Mais toi, mon fils, tu t’écarteras de leurs voix impies ; et quand leurs partis divisés t’imploreront à la fois, tu rejetteras également leurs vœux insensés : le ciel te réserve cet honneur. Que les monstres de Fiésole, armés par la discorde, se déchirent entre eux ; mais qu’ils respectent les rejetons sacrés des Romains, si jamais il en croît sur ce sol criminel qui fut jadis leur sainte patrie !

— Hélas ! répondis-je, si le ciel n’eût rejeté mes vœux, je jouirais encore de votre présence désirée ; vos traits défigurés par la douleur, ce front, ce regard paternel vivent encore dans mon cœur déchiré ; je reconnais cette voix qui, dans une vie passagère, m’appelait à l’immortalité : aussi le monde entendra vos bienfaits, tandis que le trépas ne glacera point ma langue. Vos présages ont pénétré mon âme : je les rappellerai à mon souvenir, s’il m’est permis un jour d’entendre les oracles de celle qui voit la vérité. Ce n’est pas pour la première fois que l’annonce du malheur frappe mon oreille : mais que la fortune bouleverse à son gré ma courte vie, je vous jure que mon cœur pourra braver ses coups, tant qu’il aura la paix de la vertu.

À ces mots, le sage de Mantoue me regarde, en me disant :

— L’oreille a bien entendu, quand le cœur a senti.

Cependant j’avançais, et je priais Latini de me nommer les plus illustres de ceux qui partageaient ses peines :

— Il est bon, me disait-il, que tu connaisses quelques-uns d’entre eux ; mais il vaut mieux se taire sur les autres, car leur nombre est grand et les moments sont courts. Apprends en peu de mots que tous ces esprits ont brillé dans les lettres et la doctrine, mais qu’un même vice a souillé leur vie et leur gloire. J’ai vu dans cette foule malheureuse Priscian et François d’Accursi ; et j’aurais pu voir, si ce spectacle méritait un désir, le scandaleux prélat que l’autorité papale transporta des bords de l’Arno au siége de Vicence, où reposent ses impurs ossements. Que ne puis-je, ô mon fils, prolonger mon entretien avec toi ! mais le temps borne ma course et mes paroles. Je vois dans ces sables lointains un tourbillon qui s’avance, et des coupables qui le suivent : il ne m’est pas permis de me trouver avec eux. Adieux ! je recommande à ta tendre amitié le TRÉSOR, fruit de mes veilles, où mon esprit vit encore.

Il dit, et s’éloigne plus prompt que le vainqueur agile qui remporte le drapeau vert dans les champs de Vérone.

 

CHANT 16

 

 

 

Déjà se faisait entendre le murmure sourd et confus de l’onde qui s’engloutit au huitième cercle, semblable au bourdonnement lointain des abeilles : et bientôt nous découvrîmes au loin une foule de malheureux que la pluie enflammée poursuivait âprement dans ces déserts.

En me voyant, trois d’entre eux accoururent et s’écrièrent ensemble :

— Ô toi dont l’habit nous rappelle une patrie coupable, daigne un moment nous attendre !

À leur cri, mon guide s’arrête :

— Attendons-les, me dit-il ; cet honneur leur est bien dû ; et je pense que, sans l’invincible obstacle de ces feux errants, tu volerais le premier à leur rencontre.

J’envisageais cependant ces trois infortunés : Ciel, quel aspect ! jamais le temps n’affaiblira le souvenir et la douloureuse image de leurs membres cicatrisés, ulcérés, dévorés par la flamme. Ils s’avancèrent en poussant l’éternel soupir du désespoir ; et quand ils furent devant nous, je les vis marcher en cercle, et s’entre-suivre ; ainsi qu’un lutteur agile rôde autour de son ennemi, en épiant le moment de la victoire ; mais chacun d’eux, en tournant ainsi, ramenait sans cesse ses regards vers nous.

Un seul rompit le silence :

— Eh ! si notre condition déplorable, me dit-il, si nos visages sillonnés par les flammes ne te donnent que de l’horreur pour nous et nos prières, ne refuse pas du moins à notre mémoire de nous dire qui tu es, âme vivante, qui peux ainsi fouler le sol brûlant des Enfers ! Cette ombre qui me précède, et que tu vois si misérablement déchirée, fut jadis autre que tu ne penses. C’est Guido Guerra, neveu de la généreuse Gualdrade : ses sages conseils et sa vaillance ont rempli le monde. Celui-ci fut Aldobrandini Tegiao, dont le nom devrait être si cher à sa patrie ; et moi, je suis Rusticuci, qu’une épouse implacable a fait passer des angoisses de l’hymen aux flammes de l’abîme.

Il parlait encore, et, s’il m’eût été donné de franchir ces flammes qui nous séparaient, j’aurais déjà volé dans leurs embrassements.

— Ce n’est point l’horreur, m’écriai-je, ce sont les traits poignants de la compassion qui déchirent mon âme inconsolable depuis que mon guide vous a fait connaître à moi. Je suis de votre patrie, et j’appris dès mon enfance à répéter vos noms ; votre mémoire honorée, vos exploits ont charmé longtemps mon oreille. Je laisse maintenant la coupe amère du monde, et je passe au banquet de la manne céleste, suivant la fidèle parole de mon guide ; mais l’abîme doit auparavant me recevoir dans ses entrailles.

— Que ta bouche, reprit l’illustre infortuné, respire longuement le souffle de la vie ; et puisse ta gloire te survivre à jamais ! Daigne à présent nous dire si la générosité et la valeur habitent encore dans nos murailles, ou si elles en sont exilées sans retour : car Borsier, descendu naguère parmi nous, aigrit sans cesse nos douleurs par ses récits affligeants.

— Malheureuse Florence ! une race d’hommes nouveaux et le débordement des richesses ont fait germer dans toi l’orgueilleuse inégalité et tous les maux qui te déchirent !

Ainsi ! m’écriai-je en levant les yeux ; et les trois ombres se regardèrent entre elles, comme frappées de la vérité.

— Heureux qui peut comme toi, me dirent-elles, puiser ses réponses à la source du vrai ! Mais quand tu reverras le paisible front des étoiles, et qu’échappé de la nuit éternelle il te sera si doux de dire je l’ai vue, daigne encore nous rappeler au souvenir des tiens.

Aussitôt, rompant leur cercle, ces ombres légères disparurent, plus rapides que l’oiseau, plus promptes que la parole.

Cependant mon guide s’était éloigné, et déjà le bruit des eaux, croissant de plus en plus, eût étouffé le son de nos voix. Semblable au fleuve qui lave la côte orientale de l’Apennin, et reçoit son nom du paisible cours de son onde, mais qui change bientôt et de cours et de nom, lorsque, suspendu près de Forli, il tombe et bondit en fureur sur le penchant écumeux des Alpes, et qu’il inonde les champs trop solitaires de Saint-Benoît ; ainsi le triste ruisseau précipite ses flots rougeâtres dans ces rocs entrouverts, et, les brisant avec fracas, assourdit cette lugubre enceinte.

J’avais autour de mes reins une corde qui les soutenait par ses nœuds redoublés. C’est avec elle que je m’étais promis de saisir la panthère : je la délie, aux ordres de mon guide ; et, après avoir rassemblé ses nombreux anneaux dans ma main, je la présente au sage, qui s’avance aussitôt sur les bords du gouffre, et la jette loin de lui dans cette bouche ténébreuse.

— Quel sera l’événement, disais-je alors, en le voyant se pencher et suivre de l’œil la corde flottante au fond de l’abîme.

Heureux l’homme prudent qui possède son âme devant l’œil scrutateur qui juge l’œuvre et la pensée ! Mon guide connut où s’égarait la mienne :

— Bientôt, me dit-il, ce que j’attends paraîtra, et tes doutes finiront.

Me préserve le Ciel de révéler aux enfants des hommes des vérités qui ont l’air du mensonge : je ne veux point que mon front rougisse quand ma bouche est pure. Il est cependant une vérité que je vais dérober au secret des ombres.

Ici, lecteur, je jure par ces vers, si le temps ne flétrit pas leur gloire, que mes yeux ont vu sortir du fond de la noire enceinte une figure que le plus intrépide n’eût pas envisagée sans pâlir : elle montait en nageant dans l’épaisse nuit, tel qu’un plongeur s’élève du fond des mers, après avoir arraché l’ancre retenue dans les écueils : d’un pied léger il repousse les flots, et remonte en les sillonnant de ses bras allongés.

 

 

 

CHANT 17

 

 

 

— Voici le monstre qui darde une queue acérée, qui franchit les monts, infecte les siècles et les climats, et renverse le vaillant et le fort.

Après ces paroles, mon guide, étendant la main, fit signe au monstre de s’approcher des lieux où nous étions ; et ce vivant symbole de la fraude s’avança d’abord sur les rochers, en découvrant son buste, tandis que sa queue flottait encore au fond du gouffre. Son visage était le paisible emblème du juste ; mais le reste de son corps se terminait en serpent. Deux griffes velues sortaient de ses épaules. Les vives couleurs qui peignaient sa poitrine et les anneaux décroissants de sa longue croupe offraient plus de variétés que les tapis de l’Orient ou que les toiles d’Arachné. Comme on voit la barque hors des flots reposer sa proue sur le rivage ; ou le Castor à demi plongé dans l’onde se partager entre deux éléments pour dépeupler les rivières du Germain affamé, ainsi je voyais la bête cruelle s’appuyer sur les rocs qui terminent l’enceinte sablonneuse : et cependant elle repliait en dessous les contours de sa croupe, dont la pointe, semblable au dard du scorpion, se jouait dans le vague de l’air.

— Passons, dit mon guide, près des lieux où le monstre s’est abattu.

Et aussitôt je le suivis en descendant vers la droite, et nous laissâmes dix pas entre nous et l’aride plaine.

Non loin du bord où j’étais, je découvris des âmes qui étaient assises en grand nombre dans les sables brûlants.

Le maître me dit alors :

— Va et considère leurs supplices, afin que tu puisses remporter une pleine connaissance de cette dernière enceinte ; mais abrége tes entretiens, et cependant j’irai et je parlerai au monstre qui doit nous porter dans l’abîme sur sa croupe vigoureuse.

Je restai seul dans ce troisième et dernier donjon, où les coupables sont assis à jamais : des larmes cuisantes abreuvent leurs paupières, et leurs mains désespérées repoussent et reçoivent sans cesse les feux qui les assaillent de toutes parts : ainsi dans les brûlants étés, un dogue furieux se débat sous les aiguillons pressés des insectes.

Je laissai tomber mes regards sur leurs visages, éternel aliment des flammes, et je ne pus en reconnaître un seul : mais j’aperçus des bourses diversement colorées qui pendaient à leurs cous ; et chaque infortuné semblait encore en repaître sa vue. En m’approchant davantage,

je découvris sur une bourse tissue d’or un lion peint de l’azur des

cieux ; et, promenant mes regards plus loin, je vis une oie, blanche comme la neige, éclater sur la pourpre. Enfin un des coupables, qui portait une truie azurée sur une toile d’argent, me cria :

— Que fais-tu dans cette fosse ? Éloigne-toi : mais puisque tu vis encore, apprends que je garde à mes côtés une place pour Vitalian : je suis tombé des champs de Padoue parmi ces Florentins dont les cris importuns appellent sans cesse l’illustre chevalier aux trois boucs.

Il parlait ainsi, et tordait autour de ses lèvres sa langue desséchée, comme un taureau qui lèche ses naseaux écumants : et moi qui n’avais point oublié la parole de mon guide, je revins à lui en m’éloignant de ce spectacle de douleurs.

Il était déjà monté sur les puissantes épaules du monstre :

— Rassure-toi, me cria-t-il ; il n’est pas d’autre chemin pour descendre dans l’abîme : tu vas t’asseoir devant moi, et je te couvrirai des atteintes de son dard.

Tel qu’un malade dont les ongles décolorés et les nerfs tremblants se glacent aux approches de la fièvre ; tel je devins à ces paroles. Mais la honte qui rend l’esclave intrépide sous l’œil du maître, me fit sentir son aiguillon, et je montai sur la croupe hideuse. « Soutenez-moi ! » voulais-je m’écrier alors ; et ma langue ne put articuler ces mots.

Cependant le bon génie me soulevait et me serrait dans ses bras :

— Gérion, dit-il au monstre, tu peux descendre ; mais plonge-toi lentement dans le gouffre, et pense au nouveau fardeau que tu portes.

Comme la nacelle, en quittant le rivage, recule d’abord sur les flots ; ainsi l’animal frauduleux se retirait de la pente escarpée, et détournait ensuite sa masse énorme, embrassant un long circuit, et balançant dans l’air ses bras velus, tandis que sa queue ondoyante serpentait en arrière. Le trouble de Phaéton, lorsque, dans sa route embrasée, les rênes échappèrent de sa main défaillante ; l’effroi du malheureux Icare, lorsqu’il sentit couler sur ses bras nus la cire amollie, et qu’il entendit la voix de son père : « Hélas, tu te perds ! » rien n’égalera l’horreur qui me saisit en me voyant environné d’air de toute part, et ne découvrant dans l’immense nuit que le monstre qui m’emportait. Il planait avec lenteur, en tournoyant dans un cercle allongé, et l’air qui cédait à ses mouvements effleurait à peine mon visage.

Cependant le fracas de l’onde, qui se brise et rebondit sur la pierre, accablait ma tête éperdue ; j’osai me pencher et regarder au-dessous de moi, et je reconnus, en frémissant, la vaste enceinte où nous descendions : des spectacles inconnus passaient tour à tour sous mes yeux ; et la lueur des flammes, et les gémissements qui s’élevaient de toute part, troublaient de plus en plus mes sens consternés.

Enfin Gérion s’abattit au pied des rocs décharnés qui pressent le fond du gouffre, et, libre de son double fardeau, s’élança loin de nous comme un trait léger. Ainsi le faucon, las de planer sans fruit dans les nues, revient aux yeux étonnés du chasseur, qui lui crie : « Eh quoi, tu descends ! » L’oiseau confus décrit rapidement un immense détour, et va s’abattre loin de son maître indigné.

 

 

CHANT 18

 

 

 

Il est dans les Enfers un lieu nommé les VALLÉES MAUDITES : des roches noirâtres le revêtent de toutes parts, et s’élèvent à l’entour pour former sa vaste ceinture ; des vallées inégales en partagent le fond, et décroissent de cercle en cercle jusqu’au gouffre large et profond creusé dans le centre.

Ce gouffre est pareil à une forteresse assise au milieu des fossés nombreux qui la défendent ; et, comme on y voit des ponts légèrement jetés de fossé en fossé, ainsi dans le cirque infernal, des rocs suspendus en arcades coupent les vallées, et vont, comme à un centre commun, se réunir dans le gouffre.

Le monstre nous avait déposés au pied des remparts qui nous dérobaient ce huitième cercle ; je m’avançai en suivant mon guide vers les hauteurs, et c’est de là que mes regards descendirent au fond de la première vallée, séjour nouveau de perfidies et de douleurs nouvelles.

J’y découvris des ombres nues, qui gardaient en deux files égales un ordre toujours contraire : les unes venaient vers nous, et les autres nous devançaient précipitamment. Telle est, aux saintes heures du jubilé, la marche solennelle des Romains : on voit sur un pont la foule religieuse qui se partage en deux colonnes, dont l’une s’avance vers le temple, et l’autre revient et s’en éloigne sans cesse.

J’aperçus en même temps, sur l’un et l’autre bords de la vallée, des démons armés de griffes et de fouets noueux, qui se dressaient et se courbaient tour à tour, en frappant à outrance les âmes perverses. Cruellement déchirées, elles fuient d’une fuite éternelle, se dérobant et se retrouvant à jamais sous les coups de ces infatigables bras.

Tandis que je regardais, mes yeux s’arrêtèrent sur un des réprouvés, et je dis aussitôt :

— Celui-ci ne m’est point inconnu.

Pour l’envisager plus attentivement, je m’éloignai de mon guide, et je suivis l’ombre coupable, qui baissait la tête et voulait éviter mon coup d’œil ; mais je la reconnus et lui criai :

— O toi qui portes ainsi ton front vers la terre, tu fus jadis Caccianimico, si tes traits n’ont point trompé mes yeux : dis-moi quel crime t’a conduit dans cette lice de douleur ?

— Ce n’est point sans déplaisir, me répondit-il, que je ferai l’aveu que tu demandes ; mais je ne puis le refuser à ton langage, qui me rappelle un monde où je ne suis plus. C’est moi qui séduisis la belle Gisole, et qui l’ai vendue aux désirs du marquis, quoi qu’en dise la renommée ; et je ne suis pas le seul Bolonais qui gémisse en ces lieux : les rivages de la Savenne et du Reno n’ont jamais retenti de tant de voix bolonaises que les cavités sombres de cette triste vallée ; tu le croiras sans peine si tu penses combien nous sommes tous altérés de la soif de l’or.

Il parlait encore, et tout à coup un démon fait siffler autour de ses reins les nœuds du fouet vengeur, en lui criant :

— Marche, infâme ; il n’est point ici de femme à vendre.

Je retournai vers mon guide, et bientôt nous arrivâmes devant un rocher qui du pied des remparts s’élevait comme un vaste pont sur la première vallée : nous le gravîmes ensemble, et du haut de sa voûte escarpée, nos yeux plongèrent sur les deux rangs de coupables.

— Tourne la tête, dit mon guide, et tu verras à visage découvert ceux qui fuyaient devant nous, et que tu ne connais pas encore.

— Je me tournai ; et je vis passer sous l’antique pont la file immense des malheureux flagellés. Aussitôt, prévenant mon désir, le sage me dit :

— Considère la grande ombre qui s’avance ; elle ne donne pas une larme à cet âpre châtiment, et la nuit des Enfers n’a pu ternir son royal aspect. C’est Jason qui, par valeur et prudence, ravit à Colchos sa toison fatale ; c’est lui qui, passant à Lemnos, ne trouva dans cette île impie qu’un peuple de marâtres et de veuves parricides. La jeune Hypsiphile avait seule trompé ses féroces compagnes ; les serments et la grâce de Jason amollirent son cœur ; mais le perfide l’abandonna sur ces bords malheureux, la laissant veuve et mère à la fois. Il paye ici le prix de ses parjures, et dans cette vengeance les larmes de Médée lui sont encore imputées. Ici les corrupteurs sans foi expient avec lui les longs soupirs de leurs victimes… Tu connais maintenant, ajouta mon guide, le premier séjour de la perfidie et ses premiers supplices.

Cependant nous étions descendus sur un nouveau circuit où le pont vient reposer sa base, et se relève encore pour embrasser la seconde vallée ; et déjà, du haut des rocs qui l’entourent, se faisaient entendre les sanglots, le choc des mains et la pénible respiration des peuples suffoqués dans ses flancs : les vapeurs qui s’en exhalent s’affaissent lentement sur ses bords, et les abreuvent d’une lie infecte qui repousse la vue et l’odorat défaillant.

Nous gravîmes à la hâte sur le dos escarpé du pont, et de là mes regards tombèrent au fond de l’impur fossé : je crus voir alors le cloaque du monde.

La foule des ombres confusément jetées dans cet immense égout se soulevait péniblement hors de l’épaisse surface.

Une d’entre elles avait frappé mes yeux, et je la considérais ; mais je ne distinguais rien sur sa tête dégoûtante.

Ce malheureux me regarda à son tour et me cria d’une voix étouffée :

— Que trouves-tu dans moi plus que dans ceux-là ?

— Je pense, lui répondis-je, retrouver en toi Interminelli de Lucques ; mais ce n’est plus là cette tête parfumée que j’ai connue jadis.

— Voilà, reprit-il en frappant son visage, où m’a conduit ma langue adulatrice, et ce que m’a valu l’encens dont j’enivrais les hommes.

Mon guide se tourna vers moi, et me dit :

— Jette les yeux plus loin, sur cette ombre échevelée qui s’agite et se déchire avec fureur : c’est l’infâme Thaïs, qui payait d’une parole les profusions de ses amants. Mais quittons, il est temps, un spectacle trop immonde.

 

 

CHANT 19

 

 

 

Ô Simon, mage imposteur ! et vous, enfants de rapine, sacrilége race, dont les mains adultères osent marchander l’épouse de Christ ! c’est pour vous que ma voix s’élève encore dans la troisième vallée.

Déjà, nous étions montés sur la roche qui se courbe en arc de l’un à l’autre bord, et de son centre élevé mon œil mesurait la vallée profonde. Ô sublime sagesse, quelles formes variées tu daignes prendre aux cieux, sur la terre et dans les Enfers !

Ainsi que, dans son premier temple, Florence voit les sacrés marbres du baptême percés d’ouvertures égales dans leur forme et dans leur contour, de même je voyais l’infernale enceinte parsemée de fosses circulaires, creusées de toute part dans le pavé noirâtre. Chaque fosse avait reçu son coupable ; mais chaque coupable, en tombant tête baissée, ne se plongeait pas tout entier dans son étroit sépulcre : leurs jambes se montrent encore, tandis que les troncs ensevelis pendent à la voûte souterraine. Des langues de feu s’attachent à leurs pieds renversés ; elles en parcourent la surface comme la flamme qui vacille dans un vase en léchant ses bords onctueux.

Je regardais ces pieds allumés qui se levaient et se baissaient précipitamment, qu’il n’est pas de liens dont ils n’eussent brisé les nœuds.

— Maître, disais-je, quel est celui dont les flammes plus irritées s’agitent plus violemment ? Ne pourrai-je entendre le récit de ses crimes et de ses maux ?

— Si tel est ton désir, reprit le sage, je descendrai et je te porterai au fond de la vallée, et là tu interrogeras le coupable.

— Ô bon génie ! lui répondis-je, vous connaissez les vœux secrets de mon cœur ; toujours ses désirs ont fléchi sous vos volontés.

À ces mots, nous descendîmes légèrement dans l’enceinte profonde, à travers les feux qui l’éclairent, et mon guide me déposa près de celui qui donnait, par ses mouvements convulsifs, le signe de douleur immodérée.

— Qui que tu sois, lui dis-je alors, triste fantôme qui n’offres plus que des tronçons renversés, réponds, si tu peux, à ma voix.

En parlant ainsi, j’étais comme le prêtre consolateur qui se penche vers la fosse d’où l’homicide assassin le rappelle encore pour temporiser avec la mort ; et tout à coup j’entendis la voix souterraine :

— Te voilà déjà, Boniface ? Es-tu là debout ? Certes, un menteur horoscope nous trompa tous deux ? Tes mains sordides sont-elles sitôt lasses de s’enrichir ? Ces mains, que tu ne craignis pas d’offrir à une divine épouse pour l’étouffer ensuite dans tes perfides embrassements ?

Je restai, à ce discours, tel qu’un homme interdit ; et ma bouche confuse cherchait en vain une réponse à ces paroles mystérieuses.

— Réponds, me dit aussitôt mon guide, réponds-lui que tu n’es pas celui qu’il pense.

Je me penchai donc vers le coupable, et lui répondis ainsi. Alors ses pieds se tordirent avec plus d’horreur ; il soupira profondément et s’écria :

— Que désires-tu de moi ? Est-ce pour connaître ma condition déplorable que tu n’as pas craint l’abord des Enfers ? Apprends donc que ces pieds ont chaussé la mule pontificale, et que l’Ourse orgueilleuse me donna le jour. Ma folle tendresse pour ses fils ambitieux n’a que trop fait voir quel sang coulait dans mes veines ; mon avare main enfouissait pour eux des trésors dans le monde, et creusait pour moi cette fosse dans l’abîme. Là-bas, sous ma tête, gisent mes devanciers en crimes et en puissance ; ils ont tous passé par ce triste détroit ; et moi-même, quand celui que tu m’as semblé d’être arrivera, je tomberai comme eux dans ces vastes catacombes. Boniface me remplacera ; mais ses pieds brûleront moins longtemps que les miens ; sa tête renversée flottera moins longtemps sous la voûte sépulcrale ; car l’occident va bientôt vomir un autre pontife, d’œuvres plus iniques. Pasteur sans amour et sans foi, nouveau Jason des Machabées, il sera l’ouvrage et l’instrument d’un prince étranger, et c’est lui qui fermera la fosse sur Boniface et sur moi.

Il achevait à peine ; et moi qui ne pus retenir un zèle trop amer peut-être, je m’écriai :

— Ombre malheureuse, dis-nous si jadis le maître céleste vendit les deux clefs à Barjône ? Certes, il ne lui fit que ce court précepte : Pierre, suivez-moi. Et ce ne fut pas non plus à prix d’or que dans l’assemblée des frères le successeur de Judas obtint la place qu’avait perdue ce traître. Vieillard avare, te voilà maintenant ! Garde bien tes coupables trésors, qui t’ont donné l’audace de tirer le glaive contre les rois. Oh ! si l’antique respect pour vos ombres pontificales n’enchaînait ma langue, elle vous poursuivrait bien plus âprement encore, pasteurs mercenaires ! car votre avarice foule le monde ; elle est amère aux bons et douce aux méchants. C’est de vous qu’il était prédit à l’évangéliste, quand il voyait celle qui était assise sur les eaux se prostituer avec les rois ; celle qui naquit avec sept têtes, et dix rayons qui s’éclipsèrent avec les vertus de son époux. C’est vous aussi qui vous êtes fait des dieux d’or et d’argent ; et si l’idolâtre encense une idole, vous en adorez mille. Ah ! Constantin, que de maux ont germé, non de ta conversion, mais de la dot immense que tu payas au père de ta nouvelle épouse !

Ainsi parlait ma bouche avec amertume ; et, soit repentir ou désespoir, les pieds du fantôme et ses genoux frémissants se heurtaient sans relâche.

Cependant mon guide avait écouté d’une oreille satisfaite ces dures vérités ; et bientôt, me soulevant et me portant dans ses bras, il suivit le premier sentier qui remontait sur les roches d’un nouveau pont. Du haut de sa voûte hardie, où la biche légère n’eût pas gravi sans effroi, nous embrassâmes d’un coup d’œil l’ample sein de la quatrième vallée.

 

 

 

CHANT 20

 

 

 

Je touche au vingtième repos de ma douloureuse carrière ; mais des supplices nouveaux demandent encore de nouveaux chants.

Déjà mes yeux plongeaient sur une terre trempée des larmes que les ombres y versent en silence : elles marchent avec détresse, en suivant les détours de la vallée, comme, dans nos campagnes, la foule religieuse passe en invoquant l’assemblée des saints.

Je considérais ces malheureux ; mais, parcourant d’un regard leurs traits divers, je m’aperçus, avec une surprise mêlée d’horreur, que les troncs et les visages ne s’accordaient point entre eux : chaque coupable, opposé à lui-même, présentait d’un seul aspect son front et son dos, et semblait reculer et s’avancer à la fois. Tel n’est point encore le paralytique, dont la tête, tournée par la contrainte du mal, ne peut revenir sur son pivot nerveux.

Lecteur, si mes vers ne sont point un vain son pour ton âme attendrie juge toi-même comment j’aurais pu contempler d’un œil sec l’effigie de notre humanité si tristement défigurée, et supporter le spectacle de ces infortunés, versant à jamais des larmes qui n’arrosent plus leurs poitrines !

Appuyé sur les durs rochers qui s’élevaient autour de moi, je les inondais de mes pleurs, quand mon guide me dit :

— Eh quoi ! ne serais-tu donc aussi qu’une âme vulgaire ? On est sans pitié pour des maux sans mesure. Ne sont-ils pas assez criminels, ceux qui osèrent être les émules d’un Dieu ? Relève-toi, et regarde celui que la terre déroba tout à coup à la vue des Thébains, qui lui criaient : « Amphiaraüs, où fuis-tu donc loin du combat ? » Et cependant, il tombait de gouffre en gouffre, et roulait aux pieds de Minos, qui frappe à chacun l’inévitable coup. Pour avoir porté ses regards trop avant, il ne voit plus qu’en arrière ; et c’est ainsi qu’il rebroussera dans l’éternité. Voilà Tirésias, qui, transformé deux fois, passa tour à tour d’un sexe à l’autre : devenu femme pour avoir frappé deux serpents, et les frappant encore pour reprendre sa dépouille virile. Arons vient ensuite, et son menton repose sur son dos. Il avait creusé sa grotte augurale dans ces montagnes où sans cesse le marbre crie sous les efforts de l’habitant de Carrare. C’est de là qu’épiant l’avenir, il promenait son œil prophétique sur le miroir des eaux et dans la voûte des cieux. Vois encore celle dont les reins se montrent à nu, tandis que son sein se couvre du voile épais de ses cheveux : c’est la voyageuse Manto, qui, lasse enfin de sa course vagabonde, s’arrêta aux lieux où j’ai vu le jour ; et c’est ici que je te demande une oreille plus attentive. Quand Thèbes eut perdu Tirésias et sa liberté, Manto, jeune orpheline, s’éloigna d’une patrie esclave, et courut longtemps de climats en climats. Non loin du Tyrol, où les Alpes opposent à la Germanie leurs immuables confins, se trouve un lac, ornement de la belle Italie : on le nomme Bénac ; et les fleuves nombreux qui désaltèrent les champs de la Garde et de Valcamonique viennent se reposer dans son vaste bassin. Les prélats de Brescia, de Trente et de Vérone, pourraient, je pense, trouver au centre du lac la borne qui termine et réunit leur triple puissance. Sur la rive plus basse où Pescaire présente à Bergame son front redoutable, le Bénac épanche les eaux dont il regorge, et les pousse comme un grand fleuve à travers les campagnes ; bientôt l’Erident les reçoit, près de Governe, sous le nom de Mincio ; mais auparavant, et non loin de sa source encore, le nouveau fleuve tombe dans une plaine ; et là, ses flots ralentis s’étendent et croupissent comme un marais immense, où le soleil couve la mort dans les étés brûlants. Un champ inculte et désert s’élève au milieu de cette plaine marécageuse. C’est là que Manto, cette vierge farouche, suivie de son cortége et fuyant l’aspect des hommes, se choisit un asile : c’est là qu’elle exerça son art, et qu’elle termina sa vie. Après elle, des tribus éparses dans la contrée se rassemblèrent pour habiter un séjour que les eaux croupissantes protégent de tous côtés. Elles y fondèrent une ville, et, sans interroger le sort, la nommèrent Mantoue, en mémoire de celle dont le choix avait honoré ces lieux, et dont le tombeau les consacrait encore. Un peuple nombreux vivait dans ses murailles avant que le fourbe Pinamont eût prévalu sur les crédules Casalodi. Je t’ai révélé la naissance et les accroissements de ma patrie, afin que si d’autres récits parviennent à ton oreille, ma parole soit à jamais le sceau de la vérité pour elle.

— Maître, répondis-je, les oracles de la vérité reposent sur vos lèvres ; et les lueurs de l’humaine raison n’éblouiront plus un esprit éclairé par vous. Daignez maintenant m’apprendre s’il est encore dans cette foule une ombre digne de nos regards ?

Le sage prit ainsi la parole :

— Celui dont tu vois la barbe épaisse ombrager les épaules florissait jadis, quand la Grèce, veuve de tant de héros, n’offrit plus qu’à des enfants le lait de ses mamelles : il fut collègue de Calchas ; et ce sont eux qui frappèrent le câble, et donnèrent en Aulide le signal du départ. On le nommait Euripyle, et ce nom consacre un de mes vers : tu le sais, puisque mon poème entier vit dans ta mémoire. L’ombre qui te présente une si frêle stature fut Michel Scot ; et certes il connut bien tous les secrets de la fallacieuse astrologie. Vois Guido Bonatti ; vois Asdent, qui voudrait n’avoir pas déserté ses ateliers ; mais son remords est tardif. Vois enfin ces femmes sacriléges qui laissèrent le fuseau pour souiller leurs mains de l’impie attouchement des herbes magiques et des simulacres enchantés. Mais hâtons-nous, car déjà la lune se penche dans la mer de Séville, et blanchit la zone où se confondent les deux hémisphères : hier elle offrait à l’orient son disque entier ; et tu l’invoquas sans doute plus d’une fois dans les ténèbres de la forêt.

Ainsi parlait mon guide, sans cesser d’avancer.

 

CHANT 25

 

 

 

À ces mots, le sacrilége tourna contre le Ciel ses poings fermés, et, les déployant avec furie, s’écria :

— Prends, ô Dieu ! c’est toi que je brave.

Mais soudain une couleuvre (et leur race depuis ne m’est plus odieuse) lui serra la gorge de nœuds redoublés, comme pour dire : Tu ne parleras plus. Ensuite une autre, s’attachant à ses bras, se raidissait tellement sur sa poitrine, qu’il ne pouvait branler la tête. Ah ! Pistoie, Pistoie, que ne t’embrases-tu de tes propres mains, puisqu’il ne peut sortir de toi qu’une race funeste au monde ! Je n’ai point vu dans tous les cercles de l’Enfer un esprit si révolté contre Dieu, pas même celui qui tomba des murailles de Thèbes ; et je l’ai vu s’enfuir, ayant ainsi perdu la parole.

Après lui vint un Centaure furibond qui courait en criant :

— Où est-il, où est-il, le féroce ?

Et je crus voir depuis son immense croupe jusqu’à sa face humaine, plus de couleuvres que n’en pourraient nourrir les marécages de Toscane. Droit sur son dos, paraissait un dragon flamboyant aux ailes déployées, couvrant de feu tout ce qu’il rencontrait.

— Voilà Cacus, dit mon guide, lui qui remplit de tant de meurtres et de sang les roches du mont Aventin. Il ne tient pas la même route que ses frères, pour avoir détourné le grand troupeau d’Hercule : mais par ce vol il termina ses crimes et sa vie, rendant le dernier soupir aux premiers coups de l’immortelle massue.

Mon guide parlant ainsi, le Centaure passait outre ; et trois esprits, qui s’avançaient vers nous, auraient sans doute échappé à notre vue si l’un d’eux n’eût crié :

— Qui êtes-vous ?

Ce qui rompit notre entretien, et fit tomber nos regards sur eux.

Je les considérais sans les reconnaître, lorsqu’il arriva que l’un dit à l’autre :

— Où sera donc resté Cianfa ?

Et soudain je portai mon doigt sur ma bouche, comme pour demander au sage un moment de silence.

Maintenant, lecteur, je permets que ta foi se refuse à ce que je vais dire, puisque le témoignage de mes yeux n’a pu me le persuader encore.

Les trois ombres étaient toujours devant moi, lorsqu’un serpent qui rampait sur six pieds s’élance vers l’un des coupables, et s’attache tout entier à lui.

D’un triple effort, il lui serre en avant les bras, les flancs et les genoux ; lui ramène en arrière sa queue autour des reins, et, le pressant ici face-à-face, lui creuse d’une seule morsure et l’une et l’autre joue.

Le lierre chevelu se lie moins étroitement à l’arbre que l’affreux reptile à cet infortuné ; ils se fondent ensemble comme la cire amollie, et mêlent si bien leurs couleurs qu’on ne distingue déjà plus l’un de l’autre : c’est ainsi qu’à l’aspect des flammes, le papier se colore d’une sombre rougeur, où le blanc et le noir se confondent.

Les deux ombres, qui les contemplaient ainsi, s’écrièrent avec effroi :

— Angel, comme tu changes ! Voilà que tu n’es plus ni homme ni serpent.

Et déjà les deux têtes n’en formaient qu’une, où dans un seul visage paraissait le confus mélange de deux figures : les bras, la poitrine et les jambes se perdirent dans un assemblage que l’œil n’a jamais vu : plus de traits primitifs : être simple et double à la fois, le fantôme pervers marchait et s’éloignait de nous à pas lents.

Cependant, comme on voit sous l’ardente canicule le lézard désertant ses buissons, fuir en éclair à travers les sentiers ; tel parut, s’échappant vers les deux autres coupables, un reptile enflammé, noir et luisant comme l’ébène.

Il frappa l’un d’eux au nombril, premier passage des aliments dans nous, et tomba vers ses pieds étendu.

L’homme frappé le vit, et ne cria point ; mais, immobile et debout, il bâillait comme aux approches du sommeil ou d’une brûlante fièvre : il bâillait, et regardait le reptile, qui le regardait lui-même : tous deux se contemplaient : la bouche de l’un et la blessure de l’autre fumaient comme deux soupiraux, et les deux fumées s’élevaient ensemble.

Qu’ici, témoin du prodige, Lucain se taise sur les malheurs de Sabellus et de Nasidius ; qu’Ovide ne parle plus de Cadmus et d’Aréthuse ; car, s’il changea l’un en dragon et l’autre en fontaine, jamais il n’opposa deux natures de front, les forçant d’échanger entre elles leur matière et leur forme. Mais le serpent et l’homme firent cet horrible accord.

Je vis la croupe de l’un se fendre et se diviser, et les jambes de l’autre s’unir sans intervalle ; ici la peau s’étendre et s’amollir, et là se durcir en écailles. Ensuite les bras du coupable décroissant à ses côtés, le monstre allongea deux de ses pieds vers ses flancs, et les deux autres réunis plus bas lui donnèrent le sexe que perdait l’ombre malheureuse.

Sous la fumée qui les voilait toujours, les deux spectres se coloraient diversement ; et l’un quittait enfin les cheveux dont l’autre ombrageait sa tête, l’homme tomba sur son ventre, et le serpent se dressa sur ses pieds.

Alors, et sans détourner leurs affreux regards, l’un se montra sous une face et des traits moins informes ; et l’autre, pareil au limaçon qui replie ses yeux, n’offrait déjà plus qu’une tête effilée, où disparaissaient tour à tour le nez, la bouche et les oreilles.

Mais la fumée s’évanouit ; et soudain le nouveau reptile dardant une langue acérée, fuit en sifflant dans la nuit profonde.

L’homme nouveau l’insulte en crachant après lui ; et se tournant ensuite vers l’autre compagnon :

— Je veux, lui dit-il, que Bose rampe dans la vallée aussi longtemps que moi.

Ainsi j’ai vu le septième habitacle se former et se transformer ; et si mes tableaux sont horribles, ils ont du moins la nouveauté.

Enfin, quoique mes yeux et mon âme confuse se perdissent dans ces horreurs, toutefois encore je remarquai Puccio Sciancato, le seul des trois esprits qui n’eût pas subi d’épreuve : l’autre était, ô Gaville ! celui dont le sang t’a coûté tant de larmes.

 

 

CHANT 26

 

 

 

Réjouis-toi, Florence, puisque ta renommée, franchissant les mers et les empires, a retenti jusque dans les Enfers.

J’ai vu, non sans rougir, cinq de tes citoyens au cercle des brigands ; et ce qui fait ma honte ne peut faire ta gloire : mais si parfois la vérité se mêle aux songes du matin, dans peu tu pleureras au gré de tes voisins jaloux.

Et, que ton sort n’est-il déjà rempli ! je n’aurais pas à porter dans mon cœur cette cruelle attente.

Mon guide, abandonnant ces lieux, remonta les hauteurs escarpées d’où nous étions d’abord descendus ; je le suivais dans une route solitaire, tour à tour porté sur mes pieds, ou suspendu par mes mains au milieu des roches et des débris.

Le trouble où me jeta, où me rejette encore le spectacle que je vis alors sera toujours présent à ma mémoire ; toujours cet effroi salutaire veillera sur mon cœur : je n’irai pas m’envier à moi-même le fruit de tant de larmes, si toutefois le ciel ou quelque heureux instinct m’appellent à la vertu.

Comme dans la saison où le flambeau du monde fatigue de sa présence nos climats brûlés ; vers l’heure où la mouche légère fait place aux insectes de la nuit, le laboureur voit du haut des collines les vers luisants semés comme des étincelles dans la plaine : ainsi je vis du sommet de ces rocs la huitième vallée toute resplendissante : mais ces clartés recelaient des âmes criminelles, et me semblaient se mouvoir dans la profonde enceinte, pareille à cette nue embrasée où disparut Élie, quand deux chevaux de feu, se dressant vers le ciel, l’emportèrent loin d’Élisée, qui le suivait à peine de ses yeux éblouis.

Tout entier à ce spectacle, je me penchais hors du pont qui surmonte la vallée, et j’y serais tombé sans l’appui des rochers où mes mains s’attachèrent.

Alors mon guide rompit le silence.

— Les feux mouvants que tu regardes nous dérobent autant de coupables ; chacun d’eux marche enveloppé du feu qui le consume.

— Maître, répondis-je, telle était ma pensée ; mais ne pourrais-je savoir quelle est cette flamme qui s’élève et se partage, comme jadis au bûcher d’Étéocle et de son frère ?

— C’est, reprit-il, pour Ulysse et Diomède qu’elle fut allumée ; c’est là qu’ils pleurent, compagnons de crimes et de supplices, la surprise de Troie, l’enlèvement du Palladium, le deuil et la mort de la tendre Déidamie.

— Ah ! si leur voix, m’écriai-je, pouvait percer le vêtement de feu qui les entoure, j’oserais les interroger. Mais, ô sage poète ! c’est à vous qu’il appartient de sonder et de remplir les désirs de mon cœur.

— Je me rends, dit le sage, à ta prière ; mais garde-toi de les interroger toi-même : ces héros de la Grèce mépriseraient ton langage.

Cependant la flamme s’avançait, et quand elle passa devant nous, mon guide prit ainsi la parole :

— Ô vous qu’une même flamme unit et divise, si j’ai pu vous plaire en consacrant vos noms dans mes vers, daignez m’apprendre comment et dans quelle plage lointaine l’un de vous a terminé sa course ?

L’antique flamme balança son plus haut sommet, et, s’excitant comme au souffle de l’air, elle sut imiter le rapide jeu d’une langue qui parle, et former ainsi sa réponse :

— Après m’être échappé des fers de Circé, qui m’avait retenu plus d’un an sur des rives alors sans nom, je ne pus vaincre en moi le vague instinct qui me poussait à errer dans le monde, pour m’instruire des vices et des vertus des hommes. J’oubliai les charmes et l’enfance de Télémaque, et la vieillesse de mon père, et l’amour de Pénélope, qui dut faire son bonheur et le mien : je m’engageai dans la haute et pleine mer avec un seul vaisseau et quelques compagnons qui me furent toujours fidèles. Nous vîmes le double rivage de l’Ibère et du Maure, parcourant et visitant les îles dont ces mers sont peuplées, et nous étions déjà consumés de travaux et d’années quand nous parvînmes au détroit où le grand Hercule termina sa course et posa les bornes du monde. « Ô mes amis ! m’écriai-je, qui par tant de périls êtes parvenus enfin à ce dernier terme des routes du soleil, ne refusez pas au crépuscule d’une vie qui vous échappe la gloire de le suivre encore vers des mondes inhabités. Vous n’êtes pas nés pour ramper sur la terre, mais pour vous élever aux grandes découvertes par les sentiers de la vertu. » Ces courtes paroles remplirent mes compagnons d’une telle ardeur, que, laissant à jamais les contrées du matin, ils inclinèrent le gouvernail au midi, et le vaisseau poursuivit son vol occidental. Déjà l’étoile du nord se cachait sous les eaux, et la nuit nous montrait un autre pôle et d’autres cieux ; déjà la lune avait cinq fois rallumé ses clartés, depuis que l’Océan nous reçut dans son sein, lorsqu’une montagne obscure et perdue dans l’éloignement nous apparut : elle me semblait si haute que mes yeux ne pouvaient lui rien comparer. Nous nous réjouissions à sa vue mais, hélas ! notre joie fut courte. Un tourbillon, sorti de ces terres inconnues, frappa les côtés du navire, et le secouant trois fois de la poupe à la proue, trois fois le fit tourner sur lui-même, et rouler dans les abîmes. Ainsi nous disparûmes, comme il plut au destin, et l’Océan se ferma sur nos têtes.

CHANT 21

 

 

 

Poursuivant ainsi un entretien qui n’est plus l’objet de mes chants, nous parvînmes à la cinquième vallée ; et déjà nous étions au centre du pont qui se courbe sur elle, lorsque je m’arrêtai pour connaître ce nouveau séjour de douleurs et d’inutiles plaintes : mais je ne découvris partout qu’une affreuse obscurité.

Ainsi qu’on voit au milieu des hivers la résine onctueuse qui bout dans les arsenaux de Venise, pour réparer les ruines de ses nombreux vaisseaux ; et cependant l’un présente à l’étoupe visqueuse ses flancs vieillis dans les voyages ; un autre élève déjà son squelette rajeuni ; tout s’empresse : le chanvre tourne et se roidit en cordages ; les rames sont façonnées, et les voiles tendues ; et sans cesse le marteau retentit de la poupe à la proue ; ainsi je vis dans ces profondeurs un noir bitume qui bouillait, par un secret pouvoir, sans le secours des flammes, et qui s’attachait de toutes parts aux bords de la vallée. Je le considérais à travers ces ténèbres visibles, mais je n’apercevais que d’énormes bouillons qui se gonflaient avec effort et s’affaissaient lentement sur son épaisse surface.

Ce spectacle m’occupait encore quand tout à coup mon guide s’écria : « Prends garde, » me saisissant et me tirant à lui ; et moi je tournai la tête avec précipitation, comme un homme emporté par l’effroi, et je vis accourir un ange de ténèbres qui montait vers le pont, et s’avançait après nous. Ciel, quel aspect ! Il agitait effroyablement ses ailes, en bondissant sur la roche escarpée ; et sur sa robuste épaule il portait légèrement un malheureux qu’il retenait par les pieds, et dont la tête pendait en arrière.

Des hauteurs où nous étions, il cria fortement :

— Compagnons, voici un des anciens de Lucques ; recevez-le, car je retourne à cette terre qui n’en manque pas : là, tout homme est à vendre, excepté Bonture ; et pour de l’or, tout y est blanc ou noir.

Aussitôt, jetant sa proie au fond de la vallée, il repasse, et franchit encore ces durs rochers avec plus d’ardeur qu’un dogue acharné sur les pas des brigands.

Cependant le réprouvé, qui d’abord s’était englouti dans la poix bouillante, reparut bientôt au-dessus ; mais les noirs esprits qui voltigeaient sous la voûte du pont lui crièrent :

— Ne cherche pas ici la sainte face : te voilà dans d’autres bains que ceux de Serkio ; plonge-toi vite ou crains nos fourches.

Et sans attendre, ils les allongèrent sur sa tête, et le poussant tous ensemble, ils lui disaient :

— Te voilà pour jamais à l’ombre ; trafiques-y, si tu peux, en cachette.

Et ils le repoussaient toujours, comme on enfonce dans la chaudière fumante la viande qui surnage et se dessèche.

Alors le bon génie me dit :

— Va te mettre à couvert sous ces roches pour éviter la trop subite entrevue des démons ; et moi, j’irai seul pour les éprouver : sois sans crainte, car j’ai déjà vu de près ces tempêtes.

En parlant ainsi, il passait vers la base du pont ; mais il se montrait à peine sur l’autre bord, qu’il eut certes besoin de toute sa constance. Tels que des chiens en furie qui se précipitent aux cris de l’indigent, et le chassent avec fracas du seuil de nos demeures ; tels, à la vue du poète, les démons s’élancèrent de leurs rochers, et, se jetant à sa rencontre, chacun d’eux lui présentait en tumulte sa fourche menaçante. Mais il leur cria :

— Traîtres, n’avancez pas : avant de lever vos mains sur moi, qu’un de vous s’approche et m’entende, et qu’ensuite il frappe, s’il ose.

Tous s’arrêtèrent et s’écrièrent à la fois :

— Ami, cours à lui.

Aussitôt l’un d’entre eux accourut, et dit à mon guide :

— Que veux-tu ?

Mais le sage lui répliqua :

— Penses-tu donc, malheureux esprit, que je vienne ici braver tes fureurs sans l’aveu du destin ? Ne retarde plus ma course ; une âme encore vivante doit passer avec moi, et notre voyage est écrit dans les cieux.

À ces mots, l’orgueil du rebelle s’abattit, et les mains lui tombèrent de honte et d’épouvante.

— Amis, dit-il aux autres, laissez-le en paix.

Cependant le maître m’appela sans tarder :

— Ô toi qui te caches dans ces rocs, désormais tu peux paraître !

— Et moi je me levai et j’accourus à sa parole ; mais voyant la troupe infernale qui s’ébranlait tout à coup, je craignis un retour perfide ; et comme ceux de Caprone, qui, malgré la foi du traité, ne passaient qu’en tremblant à travers les files ennemies, je m’avançai en me rangeant à côté de mon guide, observant toujours ces noirs visages et leurs funestes regards. Ils abaissaient tous de longues fourches, et l’un disait :

— Ne pourrais-je le toucher ?

— Frappe, frappe, disait l’autre.

Mais celui qui s’entretenait avec mon guide tourna sa tête, et réprima d’un mot leur audace.

Ensuite, reprenant son entretien :

— Vous ne pouvez, nous dit-il, pénétrer plus avant sur ces roches ; car il ne reste au fond de la sixième vallée que les décombres de l’antique pont ; si donc votre désir est d’aller au-delà, suivez d’abord les détours de ce fossé, et bientôt une autre arcade va s’offrir à vous. Hier, à la sixième heure, nous avons compté douze siècles et soixante-six ans depuis la chute du pont. Voilà, continua-t-il, dix des miens qui marcheront devant vous ; suivez-les sans crainte ; ils vont épier des têtes sur les bords de l’étang.

Alors il les appela par leurs noms, et, ayant donné un chef à cette décurie infernale :

— Allez, leur dit-il, visiter et nettoyer ces rivages : mais que ces voyageurs arrivent en paix.

— Ô bon génie ! m’écriai-je alors, en me penchant vers mon guide, qu’est-ce donc que je vois ? Laissons cette escorte, et poursuivons plutôt seuls le voyage, si ces routes vous sont connues. Eh quoi ! votre œil clairvoyant n’aperçoit donc pas leurs grincements de dents, et le jeu de leurs perfides prunelles ?

— Ne crains point, me dit le poète, et laisse les tordre ainsi leurs bouches effroyables ; car ils ne peuvent pas toujours dissimuler leurs tortures.

Enfin la bruyante cohorte se mit en marche ; mais chaque démon en partant se tournait vers le chef, et dans un affreux sourire lui montrait ses dents et sa langue pendante, tandis que, courbant avec effort les noires voûtes de son dos, il leur donnait pour le départ un signal immonde.

 

 

 

CHANT 22

 

 

 

J’ai vu les armées s’ébranler, les bataillons se déployer, se heurter et fuir en déroute : j’ai vu aux champs d’Arezzo les escadrons légers se précipiter dans les plaines : j’ai entendu le choc des tournois et des joutes guerrières, et les tambours et les trompettes, l’airain des temples et les signaux des villes, se mêler aux clairons toscans et aux instruments barbares : mais ni le bruit des batailles, ni le cri d’un navire à la vue du port ou des étoiles, n’ont rien qui ressemble au signal de la troupe infernale.

Nous suivions la maligne escorte des esprits : quels compagnons, ô ciel ! mais l’Église a ses saints, et la taverne ses suppôts.

J’avançais toutefois, sans perdre de vue la poix bouillante, afin de reconnaître les peuples qui s’en abreuvent à jamais ; et comme un pilote voit les dauphins dont les croupes nombreuses, se jouant dans les vagues, lui présagent la tempête : ainsi je voyais les dos recourbés des coupables, qui, pour alléger leurs peines, se levaient sur l’épais bitume, et s’y replongeaient soudain.

D’autres encore, dont les têtes bordaient les deux côtés de la vallée, disparaissaient tour à tour, à l’approche du chef des démons qui marchait en avant.

Je les voyais s’enfoncer dans la résine noire, tels que des grenouilles au fond de leurs marécages ; et comme souvent l’une d’entre elles, plus tardive, ne suit pas ses compagnes, ainsi je vis, et j’en frissonne encore, un seul de ces infortunés qui osa trop attendre.

Tout à coup l’esprit malfaisant, qui serrait les bords de plus près, l’accrocha par sa gluante chevelure, et l’enleva comme une loutre qui pend à l’hameçon.

À cette vue, la race maudite cria tout d’une voix :

— Fais-lui sentir, compagnon, fais-lui sentir tes ongles.

Je dis alors à mon guide :

— Hâtez-vous d’apprendre, s’il est possible, quel est le malheureux tombé dans ces mains ennemies.

Le poète s’approcha de lui au même instant, et lui demanda quelle était sa patrie, il répondit :

— J’ai vu le jour dans le royaume de Navarre : ma mère, veuve d’un époux dissipateur, adultère et suicide, engagea ma jeunesse au service d’un courtisan. Je sus dans la suite m’approcher du cœur du bon roi Thibault ; mais je ne tardai pas à faire auprès de lui le trafic dont je rends compte dans la poix bouillante.

Le Navarrois, parlant ainsi au milieu des démons, était comme la souris tremblante au milieu des chats perfides.

Déjà l’un d’entre eux, à qui deux longues défenses hérissaient les lèvres, lui faisait sentir leur pointe cruelle ; mais le chef l’entourant de ses bras :

— Laissez, laissez, dit-il aux autres ; c’est à ma fourche qu’il est dû.

Et d’abord se tournant vers mon guide, il lui cria :

— Faites-le parler encore avant qu’on le déchire.

Le sage prit donc la parole :

— Connaîtrais-tu quelque âme italienne dans la poix obscure ?

Le coupable répondit :

— Il en est une que les mers d’Italie ont vu naître, et j’étais naguère à ses côtés. Que n’y suis-je encore ! je n’aurais pas devant moi ces griffes et ces crocs.

— C’est trop de patience, cria l’un des démons.

Et, lui jetant sur les bras sa fourche recourbée, il en arrachait des lambeaux : un autre en même temps s’attachait à ses jambes ; et l’infernal décurion s’acharnait comme eux autour de l’ombre malheureuse.

Quand les monstres se furent un peu lassés, mon guide voulut parler à cet infortuné qui regardait avec effroi toutes ses blessures.

— Quel est donc, lui dit-il, cet homme d’Italie que tu viens de quitter pour ton malheur ?

— C’est, répliqua-t-il d’une voix faible, le juge de Gallure, frère Gomite, ce vase d’iniquité, qui, tenant dans ses mains les ennemis de son maître, les renvoya si contents de lui ; ils ont eu, dit-il, la liberté, et moi leur or. C’est ainsi que sa main vénale trafiqua toujours des dignités et des grâces. Sans cesse le sénéchal de Logodor est avec lui, et la Sardaigne est l’éternel objet de leurs plus doux entretiens. Ô moi, chétif ! j’allais en dire davantage ; mais ne le voyez-vous pas grincer des dents, celui qui s’apprête à me déchirer ?

Le chef des autres en vit un prêt à frapper, qui tordait sa prunelle effroyable, et lui dit en le heurtant :

— Laisse-nous donc, mauvais génie.

Ainsi l’ombre tremblante reprit son discours :

— Si votre désir est de voir et d’entendre d’autres coupables, j’en ferai paraître de Toscane et de Lombardie ; mais la présence des esprits les retiendrait toujours : qu’on me laisse donc seul sur le roc, et d’un sifflement qui m’est connu, j’en vais attirer sept après moi ; car tel est notre usage quand le moment de respirer est venu.

À ces mots, l’un des démons, souriant avec horreur, secoua la tête et dit :

— Voyez l’invention du traître qui pense nous échapper ?

— Certes, répliqua ce grand maître d’artifice, si je suis traître, c’est aux miens puisque je les appelle à de nouvelles douleurs.

Mais un démon plus crédule prit la parole, et dit à l’infortuné :

— Si tu t’échappes, ce n’est point à la vitesse de mes pieds, mais au vol de mes ailes, que je veux me fier, et je plongerai sur toi jusque dans la poix bouillante. Amis, quittons la rive, et cachons-nous dans ces roches : éprouvons si un seul prévaudra contre dix.

Lecteur, connais à présent la fin de l’artifice. Déjà le démon qui s’était montré le plus défiant se retirait vers les roches, suivi de tous les siens, quand le Navarrois saisit l’instant, se dresse sur ses pieds, et d’un saut léger se dérobe au rivage et à ses ennemis. Le bruit de sa chute les consterna, et celui dont le conseil causait l’affront de tous, s’élança tout à coup en criant : « Je t’aurai ; » mais en vain ; car, plus prompte que son vol, la Crainte précipita l’ombre au fond du gouffre, et l’ange, en volant, n’effleura que sa surface. Ainsi, quand le faucon tombe et s’approche, le canard fuit et se glisse dans l’onde et le faucon repasse dans les airs.

Cependant un des noirs esprits, furieux de l’outrage, avait d’une aile rapide suivit son compagnon ; et, charmé de le voir manquer sa proie, il se tourna plein de rage contre lui, et le lia de ses ongles crochus.

L’autre, comme un léger épervier, fut prompt à l’empoigner de ses robustes serres, et je les vis tomber tous deux dans la poix ardente.

La violence du feu les sépara ; mais pour s’élever du gouffre, ils agitaient inutilement leurs ailes gluantes.

Le chef attristé fit voler aussitôt quatre des siens sur l’autre bord ; ils s’abattirent légèrement, et présentèrent leurs fourches allongées aux deux malheureux, qui levaient faiblement leurs bras déjà roidis sous la croûte enflammée du bitume.

Nous partîmes alors, et nous laissâmes là notre escorte se débattre à loisir.

 

 

 

CHANT 23

 

 

 

Tranquilles et sans escorte, nous marchions comme deux solitaires en silence, mon guide en avant, et moi sur ses traces.

Le combat des deux anges occupait ma pensée, et s’y peignait sous l’emblème de la grenouille et du rat chantés par Ésope : j’avançais, et toujours la naïve peinture devenait plus ressemblante.

Mes pensées succédant ainsi à mes pensées, il m’en vint une qui me glaça d’horreur. Ces noirs esprits, me disais-je, sont tombés dans un piège honteux et cruel ; et si la soif de la vengeance irrite encore leur naturel féroce, ils seront bientôt sur nous plus légers et plus acharnés qu’un lévrier sur la proie qu’il happe dans sa course.

Pâle d’effroi et les cheveux hérissés, je m’arrêtai tout attentif :

— Maître, criai-je, si nous ne fuyons ensemble, les démons sont à nous. Je sens leur approche, et je crois les entendre.

— Quand je serais, me dit-il, un miroir fidèle, je ne rendrais pas les traits de ton visage plus promptement que mon cœur n’a reçu l’impression du tien : une crainte, une pensée frappaient à la fois ton âme et la mienne. Mais, s’il est vrai que la descente de cette sixième vallée ne soit pas impraticable, nous échapperons au sujet de tes craintes.

Il parlait encore lorsque je vis les monstres accourir avec les ailes étendues et leurs bras allongés pour nous saisir ; mais tout à coup le poète m’enlève dans les siens ; et comme une mère qui s’éveille à la lueur des flammes, court à son fils, l’emporte, et tremblante pour lui seul, fuit demi-nue à travers l’incendie ; ainsi mon guide se jette à la renverse et s’abandonne à la pente des rocs.

Plus rapide que l’eau dans son étroit canal, quand elle précipite les ailes de la roue et fait tourner la meule, le bon génie glisse au fond de la vallée, me portant sur son sein comme un père, et non comme un guide.

À peine ses pieds touchaient le fond de la nouvelle enceinte, que la troupe des démons parut sur nos têtes ; mais ils n’étaient plus à craindre, car la haute Providence qui leur livra la cinquième vallée les exila pour jamais dans ses confins.

Cependant nous regardâmes, et nous vîmes passer devant nous la foule des ombres dont ces lieux étaient peuplés. Chacune d’elles marchait d’un pas lent et pénible sous le faix d’une ample robe qui se courbait en froc sur leurs têtes, ainsi qu’on en voit sur les dortoirs de Cologne ; mais le raide contour et les plis immobiles de celles-ci reluisaient d’or à leur surface, et cachaient au-dedans une épaisse doublure de plomb, si vaste et si lourde, qu’au prix d’elle la chape de Frédéric eût semblé de la paille légère. Ô manteaux accablants d’éternelle durée ! ces ombres malheureuses suivaient, en pleurant, les détours de la noire enceinte, et paraissaient vaincues de fatigue et de lassitude.

J’observais leur abattement profond en marchant à leurs côtés dans la vallée obscure ; mais elles se traînaient avec tant de peine sous le poids de leur vêtement, que je les devançais toujours, et chaque pas me portait vers de nouveaux coupables. Je dis alors à mon guide :

— Daignez voir parmi ces ombres s’il en est une dont la vie ait mérité le regard des hommes.

Et aussitôt un des réprouvés qui venait après nous, reconnut le parler toscan, et s’écria :

— Ô vous deux qui fendez si légèrement l’épaisse nuit, arrêtez ; c’est de moi peut-être que l’un apprendra ce qu’il demande à l’autre.

Le maître se tournant à ces mots :

— Attends ce malheureux, me dit-il, et songe à ralentir ta marche, pour qu’il puisse te suivre.

Je m’arrêtai, et j’en vis deux qui montraient bien sur leurs visages le pénible désir qu’ils avaient de me joindre ; mais leur pesante charge et l’âpreté du sentier retardaient leurs efforts.

Lorsqu’ils furent enfin devant moi, ils me regardèrent longtemps d’un œil troublé, et, se tournant l’un vers l’autre, ils se disaient :

— Celui-ci me paraît vivre encore, au mouvement de ses lèvres ; car s’il était mort, par quel bonheur irait-il ainsi à la légère ?

Ensuite élevant la voix :

— Ô Toscan, me dirent-ils, qui viens te mêler à la triste assemblée des hypocrites, ne refuse pas de nous dire qui tu es !

— Je suis né dans la grand’ville, répondis-je, et j’ai bu dans les claires eaux de l’Arno. Vous voyez devant vous ce corps que j’eus toujours au monde ; mais apprenez-moi qui vous êtes, vous dont les yeux éteints et les joues caves s’abreuvent de tant de larmes : dites quels sont les maux dont vous donnez des marques si douloureuses ?

Un d’eux me répondit :

Ces chapes dorées que tu nous vois sont d’un plomb si épais, qu’elles font craquer nos membres, comme les poids font crier les ressorts et le joug des balances. Nous avons été frères joyeux, et tous deux Bolonais. On nommait celui-ci Lothaire, et moi Catalan : ta république nous constitua l’un et l’autre ensemble comme un chef unique, pour éteindre ses discordes ; mais ses rues changées en déserts attestent encore ce que nous avons été pour elle.

— Ô frères, m’écriai-je, ce sont vos crimes !

Et je m’interrompis tout à coup devant un coupable mis en croix sur la terre, et percé de trois piques.

En me voyant, il tordit ses membres avec plus d’horreur, et poussa d’affreux soupirs à travers sa barbe touffue.

L’ombre qui marchait avec moi prit alors la parole :

— Ce crucifié que tu regardes a dit aux Pharisiens qu’il était bon qu’un seul pérît pour tous. Il expose ainsi sa nudité au milieu du chemin, et doit y sentir à jamais ce que pèse chacun de nous au passage. Plus loin, dans ces mêmes fossés, est ainsi étendu son beau-père : plus loin encore sont ainsi renversés tous ceux de leur synagogue ; perfide mère, en qui furent maudits les enfants de Jacob.

Je vis alors mon guide contempler avec étonnement ce juif crucifié avec tant d’opprobre dans ces lieux d’éternel exil.

Ensuite il leva les yeux, et dit à l’ombre bolonaise :

— Daignez maintenant nous apprendre s’il est une issue vers l’autre côté de la vallée pour échapper aux noirs esprits qui nous poursuivaient dans ces rocs.

L’ombre répondit :

— On trouve plus près d’ici que vous ne l’espérez, le rocher qui du pied de l’enceinte première se relève dix fois sur les vallées maudites : seulement il est tombé dans celle-ci ; mais il offre encore un passage à travers ses débris qui pendent en ruine sur la côte, et remplissent le fond de la vallée.

À ces mots, le sage baissa la tête, et s’arrêta, ajoutant après un court silence :

— L’esprit qui veille au-delà sur l’étang de bitume nous a donné des paroles bien trompeuses.

— J’ai reçu de mes anciens, reprit le Bolonais, que cet ennemi de l’homme était la souche de tout vice, et surtout le père du mensonge.

Aussitôt mon guide, plein d’émotion sur son visage, doubla le pas, et je suivis ses traces chéries, loin du pénible aspect des ombres et de leurs insupportables vêtements.

CHANT 24

 

 

 

Vers le retour de l’année, jeune encore, où déjà le soleil plonge son front pâlissant dans l’urne pluvieuse : quand le jour s’accroît des pertes de la nuit, et que les voiles transparents de la gelée imitent au matin la robe éclatante de la neige, le pâtre qui n’a plus de fourrages se lève et regarde autour de lui ; mais voyant partout blanchir la plaine, il se bat les flancs, et troublé par son malheur, il rentre sous ses toits, court, s’écrie et se désespère.

Il sort enfin, et renaît à l’espérance lorsqu’il voit qu’un temps si court a changé l’aspect des champs : déjà la houlette en main, il chasse devant lui son troupeau, qui bondit sur la verdure.

C’est ainsi que le trouble du poète passa de son front sur le mien, et que par un aussi prompt retour, j’eus le remède après le mal ; car dès que nous fûmes devant les ruines du pont, le bon génie, me regardant de ce même coup d’œil dont il m’avait ranimé au pied de la colline, ouvrit les bras ; et, après avoir considéré ces masses de débris d’une vue plus attentive, il me prit et me porta sur son sein ; ensuite, comme un sage qui agit et délibère à la fois, il marcha d’un pas mesuré, et me souleva sur la pointe d’un roc, cherchant de l’œil un autre appui, et me disant :

— C’est là qu’il faut te prendre ; mais vois d’abord s’il peut te soutenir.

Certes, ce n’étaient point ici des sentiers pour des malheureux vêtus de plomb, puisque l’ombre légère du poète, et moi suspendu dans ses bras, nous gravissions de pointe en pointe avec tant de fatigue dans ces décombres ; et si ce côté ne m’eût offert des roches moins sourcilleuses, j’aurais succombé sans doute, et mon guide peut-être avec moi.

Mais comme de fossé en fossé un rempart s’élève et l’autre s’abaisse, les vallées maudites se penchent ainsi comme un vaste amphithéâtre et pèsent sur l’abîme creusé dans leur centre.

J’étendis enfin mes bras vers les derniers rocs qui hérissent le sommet de la côte ; et là, sans pouls et sans force, j’appuyai mon flanc hors d’haleine sur la pierre tranchante.

— Relève-toi, me cria le maître, et secoue ta mollesse ; car ce n’est point sur la plume et sous les courtines que la gloire t’attend, la gloire, sillon de lumière que l’homme doit laisser après lui, s’il n’a point glissé dans la vie, comme la fumée dans l’air, ou l’écume sur l’onde. Viens désormais, et, vainqueur de ta faiblesse, montre-moi ces mouvements généreux d’une âme qui ne se traîne point sous la grossière enveloppe des sens. Ne crois pas qu’il te suffise d’être échappé de ces gouffres ; il est encore une colline et des hauteurs plus inaccessibles ; entends-moi donc, et que ton cœur se réveille à ma voix.

J’étais déjà debout, et, montrant à mon guide des forces que je n’avais point :

— Me voilà, lui dis-je ; ne doutez plus de mon courage.

Et aussitôt je mis le pied dans les routes étroites de ces rochers, qui me parurent encore plus âpres et plus escarpées.

J’avançais toutefois, en parlant à voix haute, pour ne point trahir ma défaillance, et j’atteignis enfin le comble du pont qui embrasse la septième vallée.

Là, mon oreille fut frappée de je ne sais quelle voix confuse, semblable aux frémissements inarticulés de la rage.

Je m’arrêtai plus attentif ; mais en vain je penchais ma tête, des yeux mortels ne pouvaient sonder ces profondes retraites de la nuit.

— Maître, dis-je aussitôt, descendons sur l’autre bord ; car du haut de ces roches aiguës, j’écoute sans entendre, et je regarde sans rien distinguer.

— Descendons, me répondit le sage, il n’est point d’autre réponse à tes justes désirs.

Aussitôt nous descendîmes vers la base du pont ; et je dus alors envisager de plus près le fond de l’obscure vallée : mais je la vis partout couverte de serpents qui fourmillaient dans son ample sein.

Leur multitude était de toute race et de toute forme ; et ce n’est point sans frissonner que je me rappelle encore leur effroyable confusion.

Que l’Afrique ne vante plus ses familles d’aspics et de basilics, et les phalanges de couleuvres et de dragons qui peuplent ses déserts ; car jamais les sables de la mer Rouge ou de la noire Éthiopie n’étalèrent dans leur triste fécondité des monstres de nature si cruelle et si diverse.

Sur cet horrible mélange de reptiles entrelacés, des ombres nues couraient épouvantées, sans trouver un seul abri dans les Enfers : elles couraient les bras raidis et tournés sur le dos, et leurs mains étaient entortillées de couleuvres qui se repliaient en ceinture autour leurs flancs.

Je regardais, et voilà qu’un serpent, lancé près des bords où nous étions, pique un coupable à la gorge ; et, dans un clin d’œil, le coupable enflammé se consume et tombe réduit en cendres ; mais cette poussière en tombant se ramassait d’elle-même, et tout à coup, se dressant sous sa première forme, le réprouvé se montra debout. Ainsi la sage antiquité nous peint le phénix mourant et renaissant après cinq siècles ; ne vivant, au lieu des fruits et de l’herbe des champs, que du suc de l’amomum et des pleurs de l’encens ; expirant enfin sur un lit de myrrhe, de nard aromatique.

Cependant tel qu’un homme frappé d’un invisible mal, ou renversé par l’esprit immonde, tombe d’une chute inopinée, et se relève ensuite tout ébranlé de l’affreuse secousse ; plein de trouble, il regarde autour de lui, et soupire en regardant : tel était le coupable devant nous. Ô sévère justice du ciel, quels coups échappent de tes mains !

Mon guide alors dit à ce malheureux :

— Quel fut ton nom et ta patrie ?

— La Toscane, répondit-il, m’a vomi naguère dans cette gueule de l’abîme ; je suis Vannifucci, le féroce ; ma vie a été de la brute, non de l’homme, et Pistoie fut ma digne tanière.

— Maître, dis-je aussitôt, interrogez-le, avant qu’il s’échappe : qu’il dise pour quel crime il est tombé si avant, car je l’ai vu jadis homme de sang et de carnage.

Le réprouvé, qui l’entendit, ne se cacha point : ses yeux se levèrent sur moi, et son visage se couvrit d’une hideuse rougeur.

— Il m’est plus dur, s’écria-t-il, d’être surpris par toi dans la misère où je suis, que d’avoir perdu la clarté du jour : mais je ne puis nier ce que tu vois. Apprends donc que je suis descendu si bas pour avoir dérobé les vases de l’autel, et rejeté le crime sur une tête innocente. De peur cependant que tu n’ailles te réjouir un jour du souvenir de mes maux, entends ce que ma bouche t’annonce. Voilà que Pistoie se délivre des Noirs, et que Florence adopte un autre peuple et d’autres mœurs : des vallons de Magra s’élève une vapeur de guerre ; la tempête s’avance ; on combat aux champs de Pizène ; l’orage tombe sur la tête des Blancs ; et je te prédis tout pour te percer le cœur.

CHANT 27

 

 

 

Cette flamme avait reçu les dernières paroles de mon guide et fendait l’épaisse nuit, en s’éloignant de nous : mais une autre s’avançait auprès d’elle, dont j’admirais les mouvements et le confus murmure : elle rugissait comme jadis le taureau de Sicile, qui rendait en mugissements les cris des victimes renfermées dans son sein ; et par ce cruel artifice, que son auteur éprouva le premier, on vit l’airain animé par la douleur.

C’est ainsi que les plaintes du coupable, égarées dans les replis ondoyants de la flamme, s’échappaient en sons inarticulés ; mais enfin, elles s’ouvrirent un passage vers la cime étincelante, qui, pour les exprimer, se mouvait en langue de feu ; et j’entendis une voix humaine :

— Ô toi, disait-elle, que vont chercher mes paroles, et dont j’ai reconnu le langage ; ne me refuse pas ton entretien, et daigne t’arrêter un moment ; tu vois que je m’arrête, moi qui brûle, et, s’il est vrai que tu es tombé naguère des douces contrées de l’Italie, où j’ai mérité mon malheur, apprends-moi si la Romagne est en guerre ou en paix ; car c’est elle qui m’a vu naître, près des sources du Tibre.

J’avais encore la tête penchée vers le fond de la vallée quand mon guide étendit sa main pour me désigner l’ombre qui parlait, et me dit :

— C’est à toi de répondre ; elle est de ta patrie.

Aussitôt prenant la parole :

— Âme infortunée que ces feux me dérobent, apprenez, lui dis-je, que votre Romagne n’est et ne fut jamais sans guerre, dans le cœur de ses tyrans ; mais elle jouissait hier de quelque ombre de paix. L’aigle de Polente couvre Ravenne et Cervia de ses ailes. La terre que les Français trempèrent de leur sang suit aujourd’hui la fortune du lion vert ; mais ceux de Rimini sont encore sous la dent du vieux loup et de son louveteau ; et ce sont eux qui ont dévoré le malheureux Montagne. Le lionceau du champ d’argent fait trembler Faenza et Imola, et change de parti comme de saison. Enfin la cité qu’arrose le Savio, se partageant entre le mont et la plaine, respire et gémit à la fois sous la tyrannie et la liberté. Maintenant daignez, à l’exemple des autres, m’apprendre votre nom, et me dire si le monde a gardé quelque bruit de vous et de vos œuvres.

La flamme, s’inclinant et se dressant tour à tour, gémit et me répond :

— Tu partirais sans entendre ma voix si mes paroles devaient être reportées dans le monde : mais s’il est vrai que jamais créature n’ait remonté de ces bords au séjour des vivants, je parlerai sans crainte d’infamie. J’ai d’abord fait la guerre, et depuis j’ai porté le froc, espérant qu’un cœur ceint du sacré cordon obtiendrait l’oubli de ses erreurs passées ; et je l’eusse obtenu sans le prêtre maudit qui me rengagea dans le crime et la perdition, comme tu vas l’entendre. Aux belles années de ma vie, et tant qu’il m’est resté quelque chaleur dans les veines, j’ai combattu, je l’avoue, moins en lion qu’en renard ; m’enveloppant si bien de mes finesses, et conduisant ma trompeuse renommée avec tant d’artifice, que la terre ne parlait plus que de ma gloire et de ma sagesse. Toutefois me voyant arrivé à cette froide saison où l’homme devrait ployer la voile et rentrer dans le port, je me retirai du labyrinthe où je m’étais plu d’égarer ma jeunesse, et dans l’amertume de mon cœur je versai les larmes salutaires du repentir. Mais, ô disgrâce ! le prince des nouveaux Pharisiens avait alors la guerre, non avec le Juif et l’Arabe, mais aux portes de l’Église, avec des vrais Chrétiens ; et pourtant aucun d’eux n’avait commercé en pays infidèle, ou prêté son bras aux ennemis de la foi. Et comme jadis Constantin, dans les cavernes du Soracte, montrait sa lèpre au solitaire Sylvestre, et demandait guérison ; ainsi Boniface descendit dans mon cloître, et là, sans pudeur pour son habit pontifical et pour ma robe grise, signe de pénitence, il me montra son cœur gangrené d’ambition, sollicitant ma politique de lui donner conseil, et de guérir sa fièvre. Mais je restai muet, tant j’eus pitié de son ivresse ! Alors il insista, et me dit : « Ne crains rien ; apprends-moi seulement l’art d’emporter Préneste, et je t’absous d’avance : je puis, comme tu sais, ouvrir le Ciel et le fermer à mon choix ; c’est pourquoi j’ai les deux clefs dont sut mal se servir mon devancier. » Le poids de sa raison entraîna la mienne, et je ne vis plus de danger que dans le silence. « Dès que vous me lavez, lui dis-je, du mal que je suis prêt à faire, promettre et ne pas tenir vous fera triompher de tous vos ennemis. » Or, quand j’eus rendu l’âme, saint François descendit pour m’enlever ; mais l’ange noir accourut et lui dit : « Arrêtez ; c’est à moi qu’il est dû : il me fut dévolu pour le conseil frauduleux qu’il donna, et dès lors je n’ai plus lâché prise ; car il n’est pas d’absolution sans pénitence, et le cœur ne saurait se repentir et pécher à la fois : il faut ici quelque distinction. » Ah ! malheureux, comme je frissonnai quand Lucifer me saisit et me dit : « Tu ne t’attendais pas à ma théologie ! » Aussitôt il m’emporte, et me jette aux pieds de Minos, qui, tournant huit fois sa queue sur ses impitoyables flancs, la mordit avec rage, et s’écria : « Qu’il tombe au feu de félonie. » Et me voilà depuis gémissant, et perdu dans les feux dont je marche environné.

Ainsi parlait cette ombre d’une voix lamentable ; et cependant elle glissait loin de nous, courbant sans cesse et redressant ses flammes languissantes. Mais nous, quittant ces lieux, nous gravissions au-dessus des profondeurs où sont rangés de nouveaux coupables.

 

 

 

CHANT 28

 

 

 

Qui pourrait jamais raconter d’une voix assurée les spectacles de sang et de blessures qui s’étalèrent devant moi ?

Toute langue se refuserait sans doute, et la parole et la pensée seraient également sans force et sans vertu.

En vain on assemblerait les générations qui dorment dans les champs de la Pouille, théâtre de tant de guerres ; et les peuples tombés sous le fer de Turnus et d’Annibal, et ceux dont les ossements attestent encore les victoires de Guiscard, les malheurs de Mainfroi et la prudence du vieil Alard ; toute cette multitude de cadavres sanglants et mutilés n’égalerait pas les horreurs que m’offrit la neuvième vallée.

Un homme se présenta d’abord, ouvert de la gorge à la ceinture : ses intestins fumants pendaient sur ses genoux ; et son cœur palpitait à découvert.

Je m’arrêtai, en le voyant ainsi massacré, et je le considérai ; mais à son tour il jeta les yeux sur moi, et prenant à deux mains les deux côtés de sa poitrine, il me cria :

— Vois toutes mes entrailles ; vois donc comme est traité Mahomet. Ali pleure et marche devant moi, la tête fendue jusqu’au menton : avec nous marchent et pleurent les sectaires et séminateurs de scandale ; comme ils ont divisé le monde, ils vont ainsi tronqués et misérablement découpés : car un Ange est là-bas qui nous attend, et nous passe tour à tour au tranchant de son glaive ; et quand nous avons parcouru le cercle de douleur, il rouvre encore nos blessures qui se referment sans cesse. Maintenant, dis-nous qui tu es, toi qui t’arrêtes là-haut, pour temporiser sans doute avec ta dure destinée.

— Celui-ci, répliqua mon guide, ne connaît encore ni trépas ni damnation ; et moi qui les connais, je viens le conduire de cercle en cercle à travers l’abîme : tu peux croire à la vérité de mes paroles.

Les morts qui l’entendirent au fond de la vallée suspendirent leur marche, et me contemplèrent, dans leur surprise oubliant leurs tourments.

— Va donc, toi qui verras dans peu le soleil ; et dis à ton frère Dolcin qu’il s’arme et s’approvisionne, s’il ne veut bientôt me suivre ici-bas ; car les Novarois le forceraient au milieu des neiges, malgré sa retraite escarpée.

Ainsi parla Mahomet ; et portant vers la terre son pied déjà suspendu, il poursuivit sa marche douloureuse.

Mais un autre, au milieu de cette foule, s’était aussi arrêté de surprise, avec une oreille arrachée, les lèvres et le nez coupés ; et tournant vers moi son visage ainsi déshonoré, il me dit :

— Ô toi qui n’es pas descendu pour souffrir, et que j’ai vu jadis en Italie, si trop de ressemblance ne m’abuse, ressouviens-toi de Pierre de Médicina ; et quand tu fouleras la douce plaine qui tombe de Verceil à Mercabo, tu pourras dire aux deux premiers citoyens de Fano, à Guido et Anjolello, que si la prévision des morts n’est pas un vain songe, ils seront jetés tous deux hors d’une barque, et noyés près de Cattolica, par l’ordre d’un tyran barbare. Du levant au couchant, et dans toute son étendue, la Méditerranée ne fut jamais souillée d’un tel acte de perfidie ; non pas même par les pirates, ou la race d’Argos ; car le traître, qui ne voit que d’un œil (et sous qui tremblent les terres que voudrait n’avoir pas vues telle ombre qui est à mes côtés), les attirera l’un et l’autre, et les traitera de sorte que, pour conjurer la tempête, ils n’auront plus besoin de vœux ni de prières.

— Si tu veux, lui répondis-je, qu’un jour ma voix te rappelle au souvenir des tiens, fais donc que je sache à qui il en a tant coûté d’avoir vu les terres de Rimini ?

Le spectre alors porta sa main sur le menton d’une ombre qui s’était approchée, et lui tenant la bouche ouverte :

— Le voilà, me dit-il, mais il ne parle plus. Cet ennemi du Sénat vint trouver César qui chancelait du Rubicon, et le poussant au-delà lui dit cette parole : Quand tout est prêt, tout retard est funeste.

Oh ! qu’il me parut consterné, avec sa langue tranchée jusque dans les racines, ce Curion qui osa trop parler ! Mais tout à coup un autre qui avait les deux mains coupées, levant dans l’air obscur ses moignons dont le sang ruisselait sur son visage, me cria :

— Qu’il te souvienne encore du Mosca qui dit, hélas ! ce qui est fait est fait ; d’où sont venus tous les maux de Florence.

— Et la perte de ta race, lui criai-je.

Ce qui fit qu’ajoutant douleur à douleur, il me quitta, poussant des cris, et comme aliéné.

Cependant j’étais encore à regarder la foule qui s’écoulait, et je vis ce que je tremblerais d’affirmer sans témoin, si je n’avais pour moi la conscience, incorruptible et franche interprète d’un cœur sans reproche.

Je vis donc, et je crois voir encore marcher un corps sans tête, et suivre ainsi le triste troupeau : mais ce corps portait d’une main sa tête par les cheveux, comme une lampe suspendue ; et cette tête nous fixait et répétait l’antique hélas ! le coupable se précédant et s’éclairant ainsi lui-même, comme un en deux, et deux en un : effroyable mystère d’une justice qui prend de telles formes !

Quand il fut parvenu au pied de notre pont, le fantôme leva son bras vers nous, pour approcher sa tête et les paroles qu’elle prononçait.

— Toi, qui vas respirant au milieu des morts, arrête et considère mes souffrances : vois s’il en est de comparables ; et pour qu’un jour tu me nommes là-haut, apprends que je fus Bertrand de Bornio, sinistre conseiller du prince Jean. C’est moi, nouvel Architofel, qui soulevai le fils contre le père : aussi, pour avoir divisé ce qu’unit la nature, je porte ma tête séparée de son tronc, par un supplice image de mon crime.

 

 

CHANT 29

 

 

 

La foule des morts, le sang et les blessures m’avaient plongé dans une si douloureuse ivresse, que mes yeux, noyés de larmes, ne se lassaient pas d’en verser.

— Que fais-tu donc ? me dit le sage. N’es-tu pas rassasié du spectacle de ces ombres mutilées ? Ce n’est pas ainsi que je t’ai vu plus haut ; et, si tu crois nombrer leur multitude, songe à l’immense contour de la vallée : déjà la lune passe sous nos pieds, le temps qui nous fut mesuré s’écoule, et ce qui reste à parcourir est encore autre que tu ne penses.

— Si le sujet de mes larmes vous était mieux connu, lui dis-je, vous m’en laisseriez répandre encore.

Cependant, il s’était avancé ; et moi, poursuivant l’entretien :

— J’ai cru, repris-je, au fond de l’enceinte où j’attachais mes regards, reconnaître un homme de mon sang qui pleurait avec la foule malheureuse.

— N’arrête pas, me dit le poète, n’arrête pas plus longtemps tes regrets sur lui ; car je l’ai vu là-bas te désigner en te menaçant de la main, et ses compagnons l’ont nommé Géri du Bello ; mais il s’est dérobé pendant tes dernières paroles avec cette ombre d’Angleterre.

— Ô bon génie, m’écriai-je, c’est la mort funeste dont il a péri, et dont les siens n’ont pas vengé l’outrage, qui m’a valu cet affront ! mais son fier silence parle avec plus de force à mon âme attendrie.

C’est dans ces entretiens que nous poursuivions notre route, et nous parvînmes ainsi à la dixième et dernière des vallées maudites : mais nous étions à peine vers la base du pont, que, de ses cavités sombres, il s’éleva des cris mêlés de plaintes, des voix perçantes et lamentables, dont les sons aiguisés par la pitié pénétrèrent tous mes sens ; si bien que je m’arrêtai par trop d’émotion, levant les mains et fermant mes oreilles.

Tel que serait, au déclin d’un été malfaisant, le spectacle des hôpitaux de Sardaigne, des marais de Toscane et des vallons du Clain, versant à la fois leurs malades dans une même fosse ; telle s’offrit la dixième vallée, et tel s’exhalait de ses flancs un air de corruption et de mort.

Aussitôt nous descendîmes de la voûte du pont vers la rive opposée, et c’est alors que je reconnus la place où l’inexorable justice appelle et retient à jamais les faussaires.

Lorsque autrefois, dans sa grande mortalité, l’île d’Égine vit tomber depuis l’homme jusqu’à l’insecte, et que d’une fourmilière il sortit, suivant les poètes, de nouveaux citoyens pour la repeupler, sans doute il ne fut pas plus triste d’y voir chaque jour la foule des mourants, qu’il ne l’était ici de contempler les ombres malades languissamment éparses dans toute la vallée et sous diverses attitudes : celle-ci couchée sur son ventre et immobile, celle-là haletante sur les flancs de sa compagne, et telle autre qui se traînait en rampant.

Nous marchions cependant pas à pas et en silence dans ces gorges obscures, écoutant et remarquant ces spectres moribonds qui ne pouvaient se soutenir ; et j’en vis deux assis, adossés l’un à l’autre, tous deux encroûtés d’une lèpre immonde. Jamais l’écuyer que l’œil du maître ou le sommeil sollicite ne promena d’une main plus agile son étrille légère, que ne faisaient les deux coupables, ramenant sans cesse leurs ongles de la tête aux pieds, et se défigurant de coups et de morsures, pour apaiser l’effroyable prurit qui les dévorait ; et comme le poisson se dépouille sous le tranchant du couteau, ainsi leur peau tombait en écailles sous l’effort de leurs infatigables doigts.

Mon guide s’adressant au premier :

— Malheureux, lui dit-il, dont le supplice est de tenailler et de déchirer ton corps sans relâche, apprends-nous s’il est ici quelque âme d’Italie, et puissent, dans ce travail, tes mains désespérées ne pas tomber de lassitude !

— Nous en fûmes tous deux, répondit-il en pleurant, nous que tu vois sous cette lèpre horrible. Mais toi, qui es-tu pour nous interroger ainsi ?

— Je passe, reprit mon guide, et je descends de cercle en cercle pour montrer les Enfers à cet homme vivant.

À ce mot, les deux lépreux et tous ceux qui l’entendirent, troublés de surprise, s’écartèrent l’un de l’autre et se tournèrent vers moi pour me considérer.

— C’est à toi maintenant de les entretenir, me dit le sage.

Et moi, prenant la parole :

— S’il est vrai, leur criai-je, que votre mémoire n’ait point échappé au souvenir des hommes, ne refusez pas de nous dire qui vous êtes, et que la honte du supplice n’enchaîne pas vos langues.

— Je fus d’Arezzo, répondit le premier, et c’est Albert de Sienne qui causa ma mort. Je feignis un jour de lui dire que je pourrais m’élever et voler dans les airs : ce jeune insensé désira mon secret ; et parce que je ne pus le changer en Dédale, il m’accusa devant celui qui se croyait son père, et je fus conduit au bûcher. Mais ce qui fut le sujet de ma mort ne l’est pas ici de mes peines : c’est pour l’alchimie que l’infaillible juge m’a jeté dans la dixième vallée.

— Fut-il jamais, dis-je à mon guide, nation plus frivole que la Siennoise ? Certes, pas même la Française.

À quoi le second lépreux ajouta :

— Exceptez-en le Stricca, si modéré dans ses dépenses ; et Nicolo, inventeur de la riche mode, qui le premier parfuma ses repas des épices de l’Orient ; et toute cette jeunesse folle avec qui d’Abaillat et d’Ascian perdirent l’un sa raison et l’autre sa fortune. Mais pour que tu saches quel est celui qui ajoute ainsi à tes paroles, regarde-moi et tâche de m’envisager ; tu me reconnaîtras pour l’ombre de Capochio, qui falsifiait les métaux, et tu te souviendras sans doute que de mon naturel : j’étais assez bon singe.

 

 

CHANT 30

 

 

 

Lorsque Junon, furieuse contre Sémélé, poursuivait sur tout le sang thébain le cours de ses vengeances, Attamas, frappé de vertige, voyant accourir sa femme, qui portait ses deux fils, s’écria : « Tendons les rêts, voici la lionne et ses lionceaux ; » et lui-même allongeant ses bras, et saisissant le plus jeune, l’agite en cercle, et de sa main désespérée le froisse contre les rochers : soudain, la mère et son autre fils s’élancent dans les flots. Et quand la fortune eut renversé les hautes destinées d’Ilion, et frappé sur ses ruines le dernier de ses rois, Hécube supporta ses rudes pertes, et sa misère, et sa captivité, et le spectacle de sa fille égorgée : mais, trouvant un jour son Polydore sans vie, étendu sur un rivage, l’infortunée aboya de douleur, et sa raison ne connut plus de frein.

Mais les Furies, qui mirent en deuil la ville de Priam et les remparts de Thèbes, n’étaient pas comparables aux deux ombres pâles et nues qui passèrent tout à coup devant moi, écumant comme le sanglier échappé de sa bauge, et courant sur tout ce qu’elles rencontraient.

Je vis la première ombre qui avait assailli et renversé Capochio, le mordre aux nœuds du cou, et le traîner ainsi contre le fond raboteux de la vallée.

L’homme d’Arezzo, qui restait là tout consterné, me dit :

— C’est Jean Schichi le Florentin, que tu as vu dans cette âme furibonde.

— Puisses-tu, lui répondis-je, échapper aux dents cruelles de sa compagne, si tu m’apprends son nom et sa patrie !

— C’est, reprit-il, l’ombre de l’antique Myrrha, que l’amour rendit faussaire, lorsque, sous une forme empruntée, elle entra dans le lit de son père, et lui fit partager ses feux illégitimes. Mais le Florentin, pour l’appât d’une belle jument, contrefit le visage du riche Donati, et dicta les volontés dernières d’un homme déjà mort.

Quand ces deux forcenés, qui promenaient leurs fureurs en tourbillonnant dans toute la vallée, se furent dérobés à ma vue, je voulus remarquer la file des autres réprouvés, et j’en vis un qui, malgré ses deux jambes, que l’ampleur de son ventre ne cachait pas encore, s’était arrondi en forme de luth, tant l’hydropisie dont il était gonflé avait rompu toute proportion entre son buste et sa tête ! Il paraissait tenir, comme un étique brûlé de soif et de fièvre, sa bouche entrouverte et ses lèvres renversées.

— Ô vous, s’écriait-il, qui, par une faveur que je ne puis comprendre, parcourez sans souffrir la région des douleurs, arrêtez et considérez la profonde misère de maître Adam ! Je vivais autrefois dans les douceurs de l’abondance ; et maintenant, hélas ! c’est une goutte d’eau qui ferait mon bonheur. Les clairs ruisseaux qui tombent des collines du Casentin, pour se mêler aux flots de l’Arno ; la molle verdure et la fraîche obscurité de leurs rivages, viennent sans cesse se peindre à mon esprit ; et ce n’est pas en vain ! Ces riantes images sont toujours là, pour attiser le feu qui me consume ; et c’est ainsi que la sévère justice qui me châtie soulève contre moi les souvenirs des lieux où j’ai fait mon malheur. J’y vois cette Romène où je falsifiais les florins, et où mon corps fut réduit en cendres. Ah ! si du moins je voyais ici l’ombre maudite d’Alexandre, de Guide ou de leur frère, je n’en donnerais pas la vue pour toutes les eaux de Branda ! Il est vrai qu’un des trois a déjà pris place avec nous, si ces esprits errants ne m’ont point abusé : mais que m’importe si je suis immobile ! que ne puis-je, me soulevant un peu, avancer d’une ligne en un siècle ! j’irais et je les chercherais parmi la foule, dans tous les coins de l’immense vallée ; car c’est pour eux que je me suis perdu, en frappant des florins à trois carats d’alliage.

— Maintenant, lui dis-je, fais-moi connaître ces deux malheureux qui gisent à tes côtés, et qui fument comme des mains humides en hiver.

— Ils étaient là sous la même attitude, me dit-il, quand je tombai dans le gouffre ; ils n’en ont pas changé et n’en changeront pas. L’une est la perfide accusatrice de Joseph ; l’autre, le traître Sinon : c’est une fièvre aiguë qui leur fait jeter cette épaisse fumée.

Alors ce dernier, furieux de s’entendre nommer si obscurément, frappa le ventre de l’hydropique, dont la peau tendue bondit et résonna sous le coup.

Lui ne fut pas moins prompt à le frapper au visage, en disant :

— Si mon corps n’est plus qu’une masse immobile, mes bras auront encore quelque légèreté.

— Comme ils l’ont eue, dit Sinon, pour frapper les florins, et non pour aller au bûcher.

— Tu dis vrai cette fois, reprit l’Italien ; et c’est ainsi qu’il fallait dire lorsqu’on t’interrogeait à Troie.

Et le Grec :

— Je faussai ma foi, je l’avoue ; mais tu falsifias les coins : chacun est ici pour ses crimes, moi pour un et toi pour cent.

— Parjure, dit le premier, souviens-toi du cheval de bois, et rougis, si tu peux, d’un crime si connu.

— Rougis plutôt, ajouta l’autre, avec la soif qui te sèche la langue, et les eaux de ton ventre, qui s’élève en montagne et te borne la vue.

— Maudite soit ta bouche ! cria le monnayeur, si j’ai la soif, j’en porte le remède, et les eaux des fontaines tariraient près de toi.

Tout entier à leurs paroles, je les écoutais l’un et l’autre, quand mon guide, rougissant de colère, me dit :

— Vois à quel point tu viens de m’irriter !

Et moi, qui reconnus tout son courroux à la sévérité de sa voix, je me tournai vers lui plein d’une telle confusion que je ne puis encore en supporter le souvenir. J’étais devant lui, tel qu’un homme qui, se voyant dans un songe menacé de quelque péril, voudrait bien qu’en effet ce ne fût qu’un songe : j’étais, dis-je, sans proférer une parole, et je désirais d’obtenir un pardon qu’à mon insu j’obtenais par mon silence.

— Moins de regrets, me dit le sage, laveraient plus d’erreurs : reviens de ta confusion ; mais souviens-toi, si jamais la fortune te réserve à de pareils débats, que mon ombre t’environne toujours ; et qu’en les honorant de ta présence, tu forces ta raison à rougir d’elle-même.

 

 

 

 

CHANT 31

 

 

 

La même bouche qui d’un mot avait causé mon abattement et ma honte daigna me ranimer encore, et dissiper la rougeur de mon front : c’est ainsi que la lance d’Achille, instrument de vie et de mort, frappait et guérissait tour à tour.

Nous laissions enfin la dernière des vallées maudites, et nous traversions pas à pas et en silence le dernier rempart qui l’environne.

Sur ces hauteurs régnait un perpétuel combat de la nuit et du jour, et mes regards me précédaient à peine dans ce douteux mélange de la lumière et des ombres, quand tout à coup j’entendis un cor retentissant, dont le son eût étouffé tout autre son, et qui, s’enflant de plus en plus sous ces voûtes profondes, attirait à lui nos yeux et nos pensées. Ce n’est point ainsi que sonna le terrible Roland, dans la journée où Charlemagne perdit ses Paladins.

En dirigeant mon œil vers ces lointains, je crus entrevoir les sommets de plusieurs grandes tours.

— Maître, dis-je aussitôt, quelle est cette contrée ?

— Ta vue et ta pensée, me répondit-il, s’égarent dans les ténèbres et dans l’éloignement ; avance, et tu verras dans peu combien la distance a trompé tes sens.

Me prenant ensuite par la main avec tendresse :

— Apprends, me disait-il, pour me préparer à la surprise, que ce ne sont pas là des tours, mais des géants enfoncés dans le puits de l’abîme, qu’ils surmontent de la ceinture en haut.

Ainsi que l’air, moins chargé de vapeurs, transmet aux yeux des images plus pures, de même, en approchant de plus près, la nuit m’offrait des tableaux moins confus : l’illusion m’abandonnait et l’effroi me gagnait.

Semblable en effet à Montereggione dont la cime se couronne de tours, le puits infernal me présentait debout autour de lui ses énormes géants, dont les fronts sourcilleux bravent encore les foudres de Jupiter : et déjà mon œil distinguait leurs traits difformes, leurs vastes poitrines et leurs bras qui s’allongent sans mesure à leurs côtés.

Bénie soit la nature qui, bornant sa fécondité, n’engendre plus ces excroissances qui fatiguaient la terre ! Et si, de peur qu’on ne l’accuse d’impuissance, elle produit encore les baleines et les éléphants, l’homme du moins voit sans terreur ces masses animées, qui n’ont pas, comme le géant, la force et le génie à la fois.

Le premier de tous portait une tête pareille à la boule qui termine le dôme de Saint-Pierre ; et le reste de son corps suivait cette proportion : si bien qu’à moitié plongé dans l’abîme, dont le bord formait sa ceinture, trois hommes montés l’un sur l’autre et les bras étendus, n’auraient encore pu toucher aux voûtes de son dos.

En nous voyant, il ouvrit sa bouche démesurée, d’où s’échappèrent des mots entrecoupés ; effroyable assemblage dont jamais ne se servit aucune langue, et que n’entendit jamais oreille humaine.

— Âme confuse, lui cria le sage, prends ton cor, seul interprète qui te convienne : le voilà qui pend sur ta large poitrine.

Et se tournant vers moi.

— Le monstre vient de se nommer, me dit-il ; c’est Nembroth, roi de Babel, par qui nous vint la confusion des langues : mais laissons-le ; car nos paroles seraient pour lui ce que les siennes ont été pour nous.

Nous suivîmes alors notre route, et nous avions mesuré la portée d’une flèche quand nous trouvâmes l’autre géant, plus féroce et plus énorme encore : il était cinq fois entouré d’une même chaîne qui le garrottait de son cou à sa ceinture, et lui retenait un bras en avant et l’autre en arrière. Par quelle main fut enchaîné ce robuste colosse !

— Voilà, dit mon guide, l’audacieux qui s’éprouva contre l’Être suprême : Éphialte est son nom, et c’est lui qui signala sa force quand les géants assemblés alarmèrent les dieux. Il ne lèvera plus ces mains qui menacèrent le Ciel.

— Ne pourrais-je, lui dis-je alors, mesurer de mes yeux l’immense Briarée ?

— Dans peu, répondit le sage, tu verras Antée : libre comme nous, il pourra nous entendre et nous porter au fond de l’abîme. Mais celui que tu veux connaître est bien loin d’ici : semblable à Éphialte, et garrotté comme lui, son aspect est encore plus farouche.

Comme il parlait, Éphialte secoua sa chaîne, et, tel qu’un tremblement de terre, il ébranla les roches du puits, qui retentirent dans leurs profondeurs : j’eusse expiré d’effroi à ses pieds si la vue de ses fers ne m’eût rassuré ; mais le sage poète ayant doublé le pas, je le suivis, et bientôt nous découvrîmes Antée, dont la stature dominait fièrement le contour du gouffre.

— Ô vous, qui terrassiez les lions d’Afrique dans cette vallée célèbre par la gloire de Scipion et la fuite d’Annibal, et qui seul auriez pu, dans le combat des géants et des dieux, donner la victoire aux enfants de la terre, daignez maintenant nous tendre vos bras secourables, et ne refusez pas de nous porter sur les rives glacées du Cocyte. C’est vous que ma bouche implore, et non les Titye et les Typhon ; rendez-vous à ma prière, et celui qui me suit vous payera du seul bien dont le désir tourmente encore les ombres ; il réveillera votre renommée dans ce monde où lui sont réservés de longs jours, si la mort n’en prévient pas le terme.

Ainsi parla mon guide ; et, sans tarder, le géant déploya vers lui cette main dont jadis Hercule sentit la rude étreinte.

— Approche, me dit le sage en me tendant les bras.

Et, dès qu’il m’eut saisi, Antée nous enleva d’un seul groupe et comme un seul fardeau.

En le voyant s’étendre et se courber vers nous, je crus, dans ma frayeur, voir la Garisende, qui se penche et menace de sa chute quiconque la regarde. Mais Antée nous déposa légèrement au fond du gouffre de Lucifer, et se redressa comme un mât de vaisseau.

CHANT 27

 

 

 

Cette flamme avait reçu les dernières paroles de mon guide et fendait l’épaisse nuit, en s’éloignant de nous : mais une autre s’avançait auprès d’elle, dont j’admirais les mouvements et le confus murmure : elle rugissait comme jadis le taureau de Sicile, qui rendait en mugissements les cris des victimes renfermées dans son sein ; et par ce cruel artifice, que son auteur éprouva le premier, on vit l’airain animé par la douleur.

C’est ainsi que les plaintes du coupable, égarées dans les replis ondoyants de la flamme, s’échappaient en sons inarticulés ; mais enfin, elles s’ouvrirent un passage vers la cime étincelante, qui, pour les exprimer, se mouvait en langue de feu ; et j’entendis une voix humaine :

— Ô toi, disait-elle, que vont chercher mes paroles, et dont j’ai reconnu le langage ; ne me refuse pas ton entretien, et daigne t’arrêter un moment ; tu vois que je m’arrête, moi qui brûle, et, s’il est vrai que tu es tombé naguère des douces contrées de l’Italie, où j’ai mérité mon malheur, apprends-moi si la Romagne est en guerre ou en paix ; car c’est elle qui m’a vu naître, près des sources du Tibre.

J’avais encore la tête penchée vers le fond de la vallée quand mon guide étendit sa main pour me désigner l’ombre qui parlait, et me dit :

— C’est à toi de répondre ; elle est de ta patrie.

Aussitôt prenant la parole :

— Âme infortunée que ces feux me dérobent, apprenez, lui dis-je, que votre Romagne n’est et ne fut jamais sans guerre, dans le cœur de ses tyrans ; mais elle jouissait hier de quelque ombre de paix. L’aigle de Polente couvre Ravenne et Cervia de ses ailes. La terre que les Français trempèrent de leur sang suit aujourd’hui la fortune du lion vert ; mais ceux de Rimini sont encore sous la dent du vieux loup et de son louveteau ; et ce sont eux qui ont dévoré le malheureux Montagne. Le lionceau du champ d’argent fait trembler Faenza et Imola, et change de parti comme de saison. Enfin la cité qu’arrose le Savio, se partageant entre le mont et la plaine, respire et gémit à la fois sous la tyrannie et la liberté. Maintenant daignez, à l’exemple des autres, m’apprendre votre nom, et me dire si le monde a gardé quelque bruit de vous et de vos œuvres.

La flamme, s’inclinant et se dressant tour à tour, gémit et me répond :

— Tu partirais sans entendre ma voix si mes paroles devaient être reportées dans le monde : mais s’il est vrai que jamais créature n’ait remonté de ces bords au séjour des vivants, je parlerai sans crainte d’infamie. J’ai d’abord fait la guerre, et depuis j’ai porté le froc, espérant qu’un cœur ceint du sacré cordon obtiendrait l’oubli de ses erreurs passées ; et je l’eusse obtenu sans le prêtre maudit qui me rengagea dans le crime et la perdition, comme tu vas l’entendre. Aux belles années de ma vie, et tant qu’il m’est resté quelque chaleur dans les veines, j’ai combattu, je l’avoue, moins en lion qu’en renard ; m’enveloppant si bien de mes finesses, et conduisant ma trompeuse renommée avec tant d’artifice, que la terre ne parlait plus que de ma gloire et de ma sagesse. Toutefois me voyant arrivé à cette froide saison où l’homme devrait ployer la voile et rentrer dans le port, je me retirai du labyrinthe où je m’étais plu d’égarer ma jeunesse, et dans l’amertume de mon cœur je versai les larmes salutaires du repentir. Mais, ô disgrâce ! le prince des nouveaux Pharisiens avait alors la guerre, non avec le Juif et l’Arabe, mais aux portes de l’Église, avec des vrais Chrétiens ; et pourtant aucun d’eux n’avait commercé en pays infidèle, ou prêté son bras aux ennemis de la foi. Et comme jadis Constantin, dans les cavernes du Soracte, montrait sa lèpre au solitaire Sylvestre, et demandait guérison ; ainsi Boniface descendit dans mon cloître, et là, sans pudeur pour son habit pontifical et pour ma robe grise, signe de pénitence, il me montra son cœur gangrené d’ambition, sollicitant ma politique de lui donner conseil, et de guérir sa fièvre. Mais je restai muet, tant j’eus pitié de son ivresse ! Alors il insista, et me dit : « Ne crains rien ; apprends-moi seulement l’art d’emporter Préneste, et je t’absous d’avance : je puis, comme tu sais, ouvrir le Ciel et le fermer à mon choix ; c’est pourquoi j’ai les deux clefs dont sut mal se servir mon devancier. » Le poids de sa raison entraîna la mienne, et je ne vis plus de danger que dans le silence. « Dès que vous me lavez, lui dis-je, du mal que je suis prêt à faire, promettre et ne pas tenir vous fera triompher de tous vos ennemis. » Or, quand j’eus rendu l’âme, saint François descendit pour m’enlever ; mais l’ange noir accourut et lui dit : « Arrêtez ; c’est à moi qu’il est dû : il me fut dévolu pour le conseil frauduleux qu’il donna, et dès lors je n’ai plus lâché prise ; car il n’est pas d’absolution sans pénitence, et le cœur ne saurait se repentir et pécher à la fois : il faut ici quelque distinction. » Ah ! malheureux, comme je frissonnai quand Lucifer me saisit et me dit : « Tu ne t’attendais pas à ma théologie ! » Aussitôt il m’emporte, et me jette aux pieds de Minos, qui, tournant huit fois sa queue sur ses impitoyables flancs, la mordit avec rage, et s’écria : « Qu’il tombe au feu de félonie. » Et me voilà depuis gémissant, et perdu dans les feux dont je marche environné.

Ainsi parlait cette ombre d’une voix lamentable ; et cependant elle glissait loin de nous, courbant sans cesse et redressant ses flammes languissantes. Mais nous, quittant ces lieux, nous gravissions au-dessus des profondeurs où sont rangés de nouveaux coupables.

 

 

 

CHANT 28

 

 

 

Qui pourrait jamais raconter d’une voix assurée les spectacles de sang et de blessures qui s’étalèrent devant moi ?

Toute langue se refuserait sans doute, et la parole et la pensée seraient également sans force et sans vertu.

En vain on assemblerait les générations qui dorment dans les champs de la Pouille, théâtre de tant de guerres ; et les peuples tombés sous le fer de Turnus et d’Annibal, et ceux dont les ossements attestent encore les victoires de Guiscard, les malheurs de Mainfroi et la prudence du vieil Alard ; toute cette multitude de cadavres sanglants et mutilés n’égalerait pas les horreurs que m’offrit la neuvième vallée.

Un homme se présenta d’abord, ouvert de la gorge à la ceinture : ses intestins fumants pendaient sur ses genoux ; et son cœur palpitait à découvert.

Je m’arrêtai, en le voyant ainsi massacré, et je le considérai ; mais à son tour il jeta les yeux sur moi, et prenant à deux mains les deux côtés de sa poitrine, il me cria :

— Vois toutes mes entrailles ; vois donc comme est traité Mahomet. Ali pleure et marche devant moi, la tête fendue jusqu’au menton : avec nous marchent et pleurent les sectaires et séminateurs de scandale ; comme ils ont divisé le monde, ils vont ainsi tronqués et misérablement découpés : car un Ange est là-bas qui nous attend, et nous passe tour à tour au tranchant de son glaive ; et quand nous avons parcouru le cercle de douleur, il rouvre encore nos blessures qui se referment sans cesse. Maintenant, dis-nous qui tu es, toi qui t’arrêtes là-haut, pour temporiser sans doute avec ta dure destinée.

— Celui-ci, répliqua mon guide, ne connaît encore ni trépas ni damnation ; et moi qui les connais, je viens le conduire de cercle en cercle à travers l’abîme : tu peux croire à la vérité de mes paroles.

Les morts qui l’entendirent au fond de la vallée suspendirent leur marche, et me contemplèrent, dans leur surprise oubliant leurs tourments.

— Va donc, toi qui verras dans peu le soleil ; et dis à ton frère Dolcin qu’il s’arme et s’approvisionne, s’il ne veut bientôt me suivre ici-bas ; car les Novarois le forceraient au milieu des neiges, malgré sa retraite escarpée.

Ainsi parla Mahomet ; et portant vers la terre son pied déjà suspendu, il poursuivit sa marche douloureuse.

Mais un autre, au milieu de cette foule, s’était aussi arrêté de surprise, avec une oreille arrachée, les lèvres et le nez coupés ; et tournant vers moi son visage ainsi déshonoré, il me dit :

— Ô toi qui n’es pas descendu pour souffrir, et que j’ai vu jadis en Italie, si trop de ressemblance ne m’abuse, ressouviens-toi de Pierre de Médicina ; et quand tu fouleras la douce plaine qui tombe de Verceil à Mercabo, tu pourras dire aux deux premiers citoyens de Fano, à Guido et Anjolello, que si la prévision des morts n’est pas un vain songe, ils seront jetés tous deux hors d’une barque, et noyés près de Cattolica, par l’ordre d’un tyran barbare. Du levant au couchant, et dans toute son étendue, la Méditerranée ne fut jamais souillée d’un tel acte de perfidie ; non pas même par les pirates, ou la race d’Argos ; car le traître, qui ne voit que d’un œil (et sous qui tremblent les terres que voudrait n’avoir pas vues telle ombre qui est à mes côtés), les attirera l’un et l’autre, et les traitera de sorte que, pour conjurer la tempête, ils n’auront plus besoin de vœux ni de prières.

— Si tu veux, lui répondis-je, qu’un jour ma voix te rappelle au souvenir des tiens, fais donc que je sache à qui il en a tant coûté d’avoir vu les terres de Rimini ?

Le spectre alors porta sa main sur le menton d’une ombre qui s’était approchée, et lui tenant la bouche ouverte :

— Le voilà, me dit-il, mais il ne parle plus. Cet ennemi du Sénat vint trouver César qui chancelait du Rubicon, et le poussant au-delà lui dit cette parole : Quand tout est prêt, tout retard est funeste.

Oh ! qu’il me parut consterné, avec sa langue tranchée jusque dans les racines, ce Curion qui osa trop parler ! Mais tout à coup un autre qui avait les deux mains coupées, levant dans l’air obscur ses moignons dont le sang ruisselait sur son visage, me cria :

— Qu’il te souvienne encore du Mosca qui dit, hélas ! ce qui est fait est fait ; d’où sont venus tous les maux de Florence.

— Et la perte de ta race, lui criai-je.

Ce qui fit qu’ajoutant douleur à douleur, il me quitta, poussant des cris, et comme aliéné.

Cependant j’étais encore à regarder la foule qui s’écoulait, et je vis ce que je tremblerais d’affirmer sans témoin, si je n’avais pour moi la conscience, incorruptible et franche interprète d’un cœur sans reproche.

Je vis donc, et je crois voir encore marcher un corps sans tête, et suivre ainsi le triste troupeau : mais ce corps portait d’une main sa tête par les cheveux, comme une lampe suspendue ; et cette tête nous fixait et répétait l’antique hélas ! le coupable se précédant et s’éclairant ainsi lui-même, comme un en deux, et deux en un : effroyable mystère d’une justice qui prend de telles formes !

Quand il fut parvenu au pied de notre pont, le fantôme leva son bras vers nous, pour approcher sa tête et les paroles qu’elle prononçait.

— Toi, qui vas respirant au milieu des morts, arrête et considère mes souffrances : vois s’il en est de comparables ; et pour qu’un jour tu me nommes là-haut, apprends que je fus Bertrand de Bornio, sinistre conseiller du prince Jean. C’est moi, nouvel Architofel, qui soulevai le fils contre le père : aussi, pour avoir divisé ce qu’unit la nature, je porte ma tête séparée de son tronc, par un supplice image de mon crime.

 

 

CHANT 29

 

 

 

La foule des morts, le sang et les blessures m’avaient plongé dans une si douloureuse ivresse, que mes yeux, noyés de larmes, ne se lassaient pas d’en verser.

— Que fais-tu donc ? me dit le sage. N’es-tu pas rassasié du spectacle de ces ombres mutilées ? Ce n’est pas ainsi que je t’ai vu plus haut ; et, si tu crois nombrer leur multitude, songe à l’immense contour de la vallée : déjà la lune passe sous nos pieds, le temps qui nous fut mesuré s’écoule, et ce qui reste à parcourir est encore autre que tu ne penses.

— Si le sujet de mes larmes vous était mieux connu, lui dis-je, vous m’en laisseriez répandre encore.

Cependant, il s’était avancé ; et moi, poursuivant l’entretien :

— J’ai cru, repris-je, au fond de l’enceinte où j’attachais mes regards, reconnaître un homme de mon sang qui pleurait avec la foule malheureuse.

— N’arrête pas, me dit le poète, n’arrête pas plus longtemps tes regrets sur lui ; car je l’ai vu là-bas te désigner en te menaçant de la main, et ses compagnons l’ont nommé Géri du Bello ; mais il s’est dérobé pendant tes dernières paroles avec cette ombre d’Angleterre.

— Ô bon génie, m’écriai-je, c’est la mort funeste dont il a péri, et dont les siens n’ont pas vengé l’outrage, qui m’a valu cet affront ! mais son fier silence parle avec plus de force à mon âme attendrie.

C’est dans ces entretiens que nous poursuivions notre route, et nous parvînmes ainsi à la dixième et dernière des vallées maudites : mais nous étions à peine vers la base du pont, que, de ses cavités sombres, il s’éleva des cris mêlés de plaintes, des voix perçantes et lamentables, dont les sons aiguisés par la pitié pénétrèrent tous mes sens ; si bien que je m’arrêtai par trop d’émotion, levant les mains et fermant mes oreilles.

Tel que serait, au déclin d’un été malfaisant, le spectacle des hôpitaux de Sardaigne, des marais de Toscane et des vallons du Clain, versant à la fois leurs malades dans une même fosse ; telle s’offrit la dixième vallée, et tel s’exhalait de ses flancs un air de corruption et de mort.

Aussitôt nous descendîmes de la voûte du pont vers la rive opposée, et c’est alors que je reconnus la place où l’inexorable justice appelle et retient à jamais les faussaires.

Lorsque autrefois, dans sa grande mortalité, l’île d’Égine vit tomber depuis l’homme jusqu’à l’insecte, et que d’une fourmilière il sortit, suivant les poètes, de nouveaux citoyens pour la repeupler, sans doute il ne fut pas plus triste d’y voir chaque jour la foule des mourants, qu’il ne l’était ici de contempler les ombres malades languissamment éparses dans toute la vallée et sous diverses attitudes : celle-ci couchée sur son ventre et immobile, celle-là haletante sur les flancs de sa compagne, et telle autre qui se traînait en rampant.

Nous marchions cependant pas à pas et en silence dans ces gorges obscures, écoutant et remarquant ces spectres moribonds qui ne pouvaient se soutenir ; et j’en vis deux assis, adossés l’un à l’autre, tous deux encroûtés d’une lèpre immonde. Jamais l’écuyer que l’œil du maître ou le sommeil sollicite ne promena d’une main plus agile son étrille légère, que ne faisaient les deux coupables, ramenant sans cesse leurs ongles de la tête aux pieds, et se défigurant de coups et de morsures, pour apaiser l’effroyable prurit qui les dévorait ; et comme le poisson se dépouille sous le tranchant du couteau, ainsi leur peau tombait en écailles sous l’effort de leurs infatigables doigts.

Mon guide s’adressant au premier :

— Malheureux, lui dit-il, dont le supplice est de tenailler et de déchirer ton corps sans relâche, apprends-nous s’il est ici quelque âme d’Italie, et puissent, dans ce travail, tes mains désespérées ne pas tomber de lassitude !

— Nous en fûmes tous deux, répondit-il en pleurant, nous que tu vois sous cette lèpre horrible. Mais toi, qui es-tu pour nous interroger ainsi ?

— Je passe, reprit mon guide, et je descends de cercle en cercle pour montrer les Enfers à cet homme vivant.

À ce mot, les deux lépreux et tous ceux qui l’entendirent, troublés de surprise, s’écartèrent l’un de l’autre et se tournèrent vers moi pour me considérer.

— C’est à toi maintenant de les entretenir, me dit le sage.

Et moi, prenant la parole :

— S’il est vrai, leur criai-je, que votre mémoire n’ait point échappé au souvenir des hommes, ne refusez pas de nous dire qui vous êtes, et que la honte du supplice n’enchaîne pas vos langues.

— Je fus d’Arezzo, répondit le premier, et c’est Albert de Sienne qui causa ma mort. Je feignis un jour de lui dire que je pourrais m’élever et voler dans les airs : ce jeune insensé désira mon secret ; et parce que je ne pus le changer en Dédale, il m’accusa devant celui qui se croyait son père, et je fus conduit au bûcher. Mais ce qui fut le sujet de ma mort ne l’est pas ici de mes peines : c’est pour l’alchimie que l’infaillible juge m’a jeté dans la dixième vallée.

— Fut-il jamais, dis-je à mon guide, nation plus frivole que la Siennoise ? Certes, pas même la Française.

À quoi le second lépreux ajouta :

— Exceptez-en le Stricca, si modéré dans ses dépenses ; et Nicolo, inventeur de la riche mode, qui le premier parfuma ses repas des épices de l’Orient ; et toute cette jeunesse folle avec qui d’Abaillat et d’Ascian perdirent l’un sa raison et l’autre sa fortune. Mais pour que tu saches quel est celui qui ajoute ainsi à tes paroles, regarde-moi et tâche de m’envisager ; tu me reconnaîtras pour l’ombre de Capochio, qui falsifiait les métaux, et tu te souviendras sans doute que de mon naturel : j’étais assez bon singe.

 

 

CHANT 30

 

 

 

Lorsque Junon, furieuse contre Sémélé, poursuivait sur tout le sang thébain le cours de ses vengeances, Attamas, frappé de vertige, voyant accourir sa femme, qui portait ses deux fils, s’écria : « Tendons les rêts, voici la lionne et ses lionceaux ; » et lui-même allongeant ses bras, et saisissant le plus jeune, l’agite en cercle, et de sa main désespérée le froisse contre les rochers : soudain, la mère et son autre fils s’élancent dans les flots. Et quand la fortune eut renversé les hautes destinées d’Ilion, et frappé sur ses ruines le dernier de ses rois, Hécube supporta ses rudes pertes, et sa misère, et sa captivité, et le spectacle de sa fille égorgée : mais, trouvant un jour son Polydore sans vie, étendu sur un rivage, l’infortunée aboya de douleur, et sa raison ne connut plus de frein.

Mais les Furies, qui mirent en deuil la ville de Priam et les remparts de Thèbes, n’étaient pas comparables aux deux ombres pâles et nues qui passèrent tout à coup devant moi, écumant comme le sanglier échappé de sa bauge, et courant sur tout ce qu’elles rencontraient.

Je vis la première ombre qui avait assailli et renversé Capochio, le mordre aux nœuds du cou, et le traîner ainsi contre le fond raboteux de la vallée.

L’homme d’Arezzo, qui restait là tout consterné, me dit :

— C’est Jean Schichi le Florentin, que tu as vu dans cette âme furibonde.

— Puisses-tu, lui répondis-je, échapper aux dents cruelles de sa compagne, si tu m’apprends son nom et sa patrie !

— C’est, reprit-il, l’ombre de l’antique Myrrha, que l’amour rendit faussaire, lorsque, sous une forme empruntée, elle entra dans le lit de son père, et lui fit partager ses feux illégitimes. Mais le Florentin, pour l’appât d’une belle jument, contrefit le visage du riche Donati, et dicta les volontés dernières d’un homme déjà mort.

Quand ces deux forcenés, qui promenaient leurs fureurs en tourbillonnant dans toute la vallée, se furent dérobés à ma vue, je voulus remarquer la file des autres réprouvés, et j’en vis un qui, malgré ses deux jambes, que l’ampleur de son ventre ne cachait pas encore, s’était arrondi en forme de luth, tant l’hydropisie dont il était gonflé avait rompu toute proportion entre son buste et sa tête ! Il paraissait tenir, comme un étique brûlé de soif et de fièvre, sa bouche entrouverte et ses lèvres renversées.

— Ô vous, s’écriait-il, qui, par une faveur que je ne puis comprendre, parcourez sans souffrir la région des douleurs, arrêtez et considérez la profonde misère de maître Adam ! Je vivais autrefois dans les douceurs de l’abondance ; et maintenant, hélas ! c’est une goutte d’eau qui ferait mon bonheur. Les clairs ruisseaux qui tombent des collines du Casentin, pour se mêler aux flots de l’Arno ; la molle verdure et la fraîche obscurité de leurs rivages, viennent sans cesse se peindre à mon esprit ; et ce n’est pas en vain ! Ces riantes images sont toujours là, pour attiser le feu qui me consume ; et c’est ainsi que la sévère justice qui me châtie soulève contre moi les souvenirs des lieux où j’ai fait mon malheur. J’y vois cette Romène où je falsifiais les florins, et où mon corps fut réduit en cendres. Ah ! si du moins je voyais ici l’ombre maudite d’Alexandre, de Guide ou de leur frère, je n’en donnerais pas la vue pour toutes les eaux de Branda ! Il est vrai qu’un des trois a déjà pris place avec nous, si ces esprits errants ne m’ont point abusé : mais que m’importe si je suis immobile ! que ne puis-je, me soulevant un peu, avancer d’une ligne en un siècle ! j’irais et je les chercherais parmi la foule, dans tous les coins de l’immense vallée ; car c’est pour eux que je me suis perdu, en frappant des florins à trois carats d’alliage.

— Maintenant, lui dis-je, fais-moi connaître ces deux malheureux qui gisent à tes côtés, et qui fument comme des mains humides en hiver.

— Ils étaient là sous la même attitude, me dit-il, quand je tombai dans le gouffre ; ils n’en ont pas changé et n’en changeront pas. L’une est la perfide accusatrice de Joseph ; l’autre, le traître Sinon : c’est une fièvre aiguë qui leur fait jeter cette épaisse fumée.

Alors ce dernier, furieux de s’entendre nommer si obscurément, frappa le ventre de l’hydropique, dont la peau tendue bondit et résonna sous le coup.

Lui ne fut pas moins prompt à le frapper au visage, en disant :

— Si mon corps n’est plus qu’une masse immobile, mes bras auront encore quelque légèreté.

— Comme ils l’ont eue, dit Sinon, pour frapper les florins, et non pour aller au bûcher.

— Tu dis vrai cette fois, reprit l’Italien ; et c’est ainsi qu’il fallait dire lorsqu’on t’interrogeait à Troie.

Et le Grec :

— Je faussai ma foi, je l’avoue ; mais tu falsifias les coins : chacun est ici pour ses crimes, moi pour un et toi pour cent.

— Parjure, dit le premier, souviens-toi du cheval de bois, et rougis, si tu peux, d’un crime si connu.

— Rougis plutôt, ajouta l’autre, avec la soif qui te sèche la langue, et les eaux de ton ventre, qui s’élève en montagne et te borne la vue.

— Maudite soit ta bouche ! cria le monnayeur, si j’ai la soif, j’en porte le remède, et les eaux des fontaines tariraient près de toi.

Tout entier à leurs paroles, je les écoutais l’un et l’autre, quand mon guide, rougissant de colère, me dit :

— Vois à quel point tu viens de m’irriter !

Et moi, qui reconnus tout son courroux à la sévérité de sa voix, je me tournai vers lui plein d’une telle confusion que je ne puis encore en supporter le souvenir. J’étais devant lui, tel qu’un homme qui, se voyant dans un songe menacé de quelque péril, voudrait bien qu’en effet ce ne fût qu’un songe : j’étais, dis-je, sans proférer une parole, et je désirais d’obtenir un pardon qu’à mon insu j’obtenais par mon silence.

— Moins de regrets, me dit le sage, laveraient plus d’erreurs : reviens de ta confusion ; mais souviens-toi, si jamais la fortune te réserve à de pareils débats, que mon ombre t’environne toujours ; et qu’en les honorant de ta présence, tu forces ta raison à rougir d’elle-même.

 

 

 

 

CHANT 31

 

 

 

La même bouche qui d’un mot avait causé mon abattement et ma honte daigna me ranimer encore, et dissiper la rougeur de mon front : c’est ainsi que la lance d’Achille, instrument de vie et de mort, frappait et guérissait tour à tour.

Nous laissions enfin la dernière des vallées maudites, et nous traversions pas à pas et en silence le dernier rempart qui l’environne.

Sur ces hauteurs régnait un perpétuel combat de la nuit et du jour, et mes regards me précédaient à peine dans ce douteux mélange de la lumière et des ombres, quand tout à coup j’entendis un cor retentissant, dont le son eût étouffé tout autre son, et qui, s’enflant de plus en plus sous ces voûtes profondes, attirait à lui nos yeux et nos pensées. Ce n’est point ainsi que sonna le terrible Roland, dans la journée où Charlemagne perdit ses Paladins.

En dirigeant mon œil vers ces lointains, je crus entrevoir les sommets de plusieurs grandes tours.

— Maître, dis-je aussitôt, quelle est cette contrée ?

— Ta vue et ta pensée, me répondit-il, s’égarent dans les ténèbres et dans l’éloignement ; avance, et tu verras dans peu combien la distance a trompé tes sens.

Me prenant ensuite par la main avec tendresse :

— Apprends, me disait-il, pour me préparer à la surprise, que ce ne sont pas là des tours, mais des géants enfoncés dans le puits de l’abîme, qu’ils surmontent de la ceinture en haut.

Ainsi que l’air, moins chargé de vapeurs, transmet aux yeux des images plus pures, de même, en approchant de plus près, la nuit m’offrait des tableaux moins confus : l’illusion m’abandonnait et l’effroi me gagnait.

Semblable en effet à Montereggione dont la cime se couronne de tours, le puits infernal me présentait debout autour de lui ses énormes géants, dont les fronts sourcilleux bravent encore les foudres de Jupiter : et déjà mon œil distinguait leurs traits difformes, leurs vastes poitrines et leurs bras qui s’allongent sans mesure à leurs côtés.

Bénie soit la nature qui, bornant sa fécondité, n’engendre plus ces excroissances qui fatiguaient la terre ! Et si, de peur qu’on ne l’accuse d’impuissance, elle produit encore les baleines et les éléphants, l’homme du moins voit sans terreur ces masses animées, qui n’ont pas, comme le géant, la force et le génie à la fois.

Le premier de tous portait une tête pareille à la boule qui termine le dôme de Saint-Pierre ; et le reste de son corps suivait cette proportion : si bien qu’à moitié plongé dans l’abîme, dont le bord formait sa ceinture, trois hommes montés l’un sur l’autre et les bras étendus, n’auraient encore pu toucher aux voûtes de son dos.

En nous voyant, il ouvrit sa bouche démesurée, d’où s’échappèrent des mots entrecoupés ; effroyable assemblage dont jamais ne se servit aucune langue, et que n’entendit jamais oreille humaine.

— Âme confuse, lui cria le sage, prends ton cor, seul interprète qui te convienne : le voilà qui pend sur ta large poitrine.

Et se tournant vers moi.

— Le monstre vient de se nommer, me dit-il ; c’est Nembroth, roi de Babel, par qui nous vint la confusion des langues : mais laissons-le ; car nos paroles seraient pour lui ce que les siennes ont été pour nous.

Nous suivîmes alors notre route, et nous avions mesuré la portée d’une flèche quand nous trouvâmes l’autre géant, plus féroce et plus énorme encore : il était cinq fois entouré d’une même chaîne qui le garrottait de son cou à sa ceinture, et lui retenait un bras en avant et l’autre en arrière. Par quelle main fut enchaîné ce robuste colosse !

— Voilà, dit mon guide, l’audacieux qui s’éprouva contre l’Être suprême : Éphialte est son nom, et c’est lui qui signala sa force quand les géants assemblés alarmèrent les dieux. Il ne lèvera plus ces mains qui menacèrent le Ciel.

— Ne pourrais-je, lui dis-je alors, mesurer de mes yeux l’immense Briarée ?

— Dans peu, répondit le sage, tu verras Antée : libre comme nous, il pourra nous entendre et nous porter au fond de l’abîme. Mais celui que tu veux connaître est bien loin d’ici : semblable à Éphialte, et garrotté comme lui, son aspect est encore plus farouche.

Comme il parlait, Éphialte secoua sa chaîne, et, tel qu’un tremblement de terre, il ébranla les roches du puits, qui retentirent dans leurs profondeurs : j’eusse expiré d’effroi à ses pieds si la vue de ses fers ne m’eût rassuré ; mais le sage poète ayant doublé le pas, je le suivis, et bientôt nous découvrîmes Antée, dont la stature dominait fièrement le contour du gouffre.

— Ô vous, qui terrassiez les lions d’Afrique dans cette vallée célèbre par la gloire de Scipion et la fuite d’Annibal, et qui seul auriez pu, dans le combat des géants et des dieux, donner la victoire aux enfants de la terre, daignez maintenant nous tendre vos bras secourables, et ne refusez pas de nous porter sur les rives glacées du Cocyte. C’est vous que ma bouche implore, et non les Titye et les Typhon ; rendez-vous à ma prière, et celui qui me suit vous payera du seul bien dont le désir tourmente encore les ombres ; il réveillera votre renommée dans ce monde où lui sont réservés de longs jours, si la mort n’en prévient pas le terme.

Ainsi parla mon guide ; et, sans tarder, le géant déploya vers lui cette main dont jadis Hercule sentit la rude étreinte.

— Approche, me dit le sage en me tendant les bras.

Et, dès qu’il m’eut saisi, Antée nous enleva d’un seul groupe et comme un seul fardeau.

En le voyant s’étendre et se courber vers nous, je crus, dans ma frayeur, voir la Garisende, qui se penche et menace de sa chute quiconque la regarde. Mais Antée nous déposa légèrement au fond du gouffre de Lucifer, et se redressa comme un mât de vaisseau.

 

CHANT 32

 

 

 

Si je pouvais, par des sons plus âpres et plus durs, former l’effrayante harmonie que demanderait ce gouffre central, dernier support de tous les gouffres, j’enflerais mes conceptions et ma voix : mais, puisqu’elle m’est refusée, je ne commencerai pas sans frémir ; car ce n’est point un frivole dessein, ou l’apprentissage d’une langue au berceau, que de poser la base des Enfers et du monde. Puissent donc ces vierges sacrées, qui donnèrent aux accords d’Amphion la force d’élever les murs de Thèbes, attacher à mes vers toute la terreur du sujet !

Ô race proscrite entre toutes les races, et dévolue au séjour dont il m’est si dur de parler, mieux eût valu pour vous la condition de la bête !

Déjà nous étions loin des pieds du géant, et j’avançais au fond du cercle obscur, les yeux toujours attachés à la haute muraille du puits.

— Regarde, me dit-on alors, où tu poses le pied, et ne viens pas ici fouler les têtes de tes malheureux frères.

Je me tourne à ces mots, et je découvre un lac glacé qui s’étendait devant moi comme une mer de cristal. Jamais le Danube et le Tanaïs, sous leur zone de glace et dans l’hiver le plus rigoureux, ne chargèrent leur lit de voiles si épais : aussi les monts Tabernick et Pietrapana seraient en vain tombés sur la voûte du lac : elle n’eût point croulé sous leur masse.

Je vis ensuite des ombres livides, enfoncées jusqu’au cou dans la glace, comme des têtes de grenouilles, qui dans les nuits d’été bordent les marécages ; et j’entendis le cliquetis de leurs dents, comme on entend claquer le long bec de la cigogne. Tous ces coupables se tenaient la face baissée ; mais la fumée de leur haleine et les pleurs de leurs yeux témoignaient assez quel était pour eux l’excès du froid et de la douleur.

En ramenant mes regards de la surface du lac à mes pieds, j’aperçus deux têtes de coupables, opposées front à front, et dont les cheveux s’étaient entremêlés.

— Qui êtes-vous, leur criai-je, malheureux qui vous pressez ainsi face à face ?

À ce cri, les deux têtes se renversèrent pour mieux m’envisager : mais les larmes dont leurs paupières étaient gonflées, s’échappant tout à coup avec abondance, coulèrent sur leurs joues, et, saisies par le froid, s’y durcirent en chaînes de glaçons ; fixant ainsi visage sur visage, comme le bois sur le bois quand le fer les unit. Désespérés du surcroît de douleur, les réprouvés se heurtèrent comme deux béliers en furie.

Alors un autre à qui le froid avait fait tomber les oreilles, et qui baissait la tête, me cria :

— Pourquoi t’obstiner à nous tant regarder ? Si tu désires connaître ces deux-ci, apprends qu’Albert fut leur père, et que la vallée qu’arrose le Bizencio était leur héritage ; tous deux d’un même lit, et tous deux si dignes de la fosse glacée, que tu fatiguerais de tes recherches le cercle de Caïn sans trouver leurs pareils. Non pas même l’ombre dénaturée qu’Artus perça de sa main paternelle ; pas même Focacia ; pas même encore celui dont la tête me borne la vue, ce Mascaron, que tout Toscan doit connaître. Et pour trancher tout discours avec toi, apprends enfin que je suis Carmicion de Pazzi, et que j’attends Carlin qui doit me faire oublier.

En marchant ensuite vers le point où tendent tous les corps, je voyais d’autres têtes rangées en grand nombre sur la glace, toutes grinçant des dents et la lèvre retirée ; et je passais moi-même tremblant et transi sous ces voûtes d’éternelle froidure.

Mais je ne sais quel hasard ou quel destin voulut que mon pied heurtât le visage d’un coupable, qui me cria douloureusement.

— Pourquoi donc me fouler ? Si tu ne viens pas réveiller les vengeances de Monte-Aperto, pourquoi me frappes-tu ?

— Maître, dis-je alors, souffrez qu’en peu de mots je sorte du doute où je suis.

Et mon guide s’étant arrêté :

— Quel es-tu donc, toi qui maudis les autres ? criai-je à l’ombre qui blasphémait encore.

— Dis plutôt qui tu es, reprit-elle, toi qui vas dans l’Antenor, frappant ainsi les visages ? C’en serait trop, quand tu serais encore vivant.

— Je le suis, m’écriai-je ; je vis encore, et tu peux te satisfaire avec moi, si tu désires quelque renommée.

— C’est plutôt de l’oubli que je désire : va, suis ta route, et ne m’importune plus ; tu viens ici flatter mal à propos.

Aussitôt, la saisissant par sa chevelure :

— Il faudra bien que tu te nommes, lui dis-je, ou cette main t’en punira.

— Je ne me nommerais pas, criait-elle, quand tu frapperais mille fois sur ma tête échevelée.

Et j’avais déjà dans la main des tresses de cheveux entortillées, que je secouais avec force : mais le coupable résistait et baissait la tête en criant, lorsqu’à ses côtés un autre prit la parole :

— Qu’as-tu donc, Bocca ? Ne te suffit-il pas de claquer des dents, si tu n’y joins tes cris ? Quel démon te possède encore ?

— Ah ! maudit traître ! m’écriai-je, te voilà nommé ; tu peux désormais te taire, je n’en porterai pas moins des nouvelles de toi.

— Va donc, reprit-il, en parler à ton gré ; mais une fois sorti d’ici, n’oublie pas cette langue si prompte à me nommer : j’ai vu, pourras-tu dire, ce Bose de Duera qui pleure, dans l’étang glacé, l’argent de la France ; et si on t’interroge sur d’autres, tu nommeras Beccaria, dont Florence a vu tomber la tête ; et Soldanier et Ganellon, qui gisent près de lui ; et ce Tribaldel, enfin, qui ouvrit au milieu de la nuit les portes de sa ville.

J’avais déjà quitté cette ombre, lorsque je vis plus loin deux malheureux fixés dans une même fosse ; tellement que la tête du premier surmontait et couvrait la tête du second : mais celui qui dominait s’était acharné sur l’autre, et lui dévorait le crâne et le visage, comme un homme affamé dévore son pain ; ou comme on vit jadis les tempes et les joues de Ménalippe sous la dent du forcené Tydée.

— Ombre inhumaine, lui criai-je, apprends-nous donc les causes de tant de haine et de férocité ; car si tu peux les justifier, je veux un jour, sachant la condition de l’un et l’offense de l’autre, en appeler au jugement des hommes, si toutefois celle par qui je parle ne se glace d’horreur !

 

 

 

CHANT 33

 

 

 

Le fantôme suspendit son atroce repas, et, s’essuyant la bouche à la chevelure du crâne qu’il rongeait, prit ainsi la parole :

— Tu veux donc que je renouvelle l’immodérée douleur dont le souvenir seul me fait tressaillir avant que je commence : eh bien, s’il est vrai que mes paroles puissent tomber comme l’opprobre sur la tête du traître que je tiens, tu vas m’entendre sangloter et parler. Je ne sais qui tu es, ni comment te voilà : mais tu parais Florentin, si ta voix ne m’abuse. Or, quand tu sauras que je fus le comte Ugolin, et celui-ci l’archevêque Roger, tu sauras aussi pourquoi sa tête m’est livrée ; car tu n’ignores pas sans doute comment le perfide, m’ayant déjà trahi dans son cœur, me fit ensuite prendre et mettre à mort. Mais ce que tu ne peux avoir appris, c’est combien cette mort fut horrible : entends-moi donc, et tu pourras alors juger le crime et la vengeance. J’avais déjà compté plus d’un jour, à travers les soupiraux de la tour qui a mérité par moi et qui doit encore mériter par d’autres d’être appelée la Tour de la faim, lorsque je fis un songe, fatal présage de mes malheurs. Je songeai que celui-ci, tel qu’un maître fort et puissant, chassait un loup et ses louveteaux vers la montagne qui s’élève entre Lucques et Pise, et que les Guaslandi, les Sismondi et les Lanfranchi, avec une meute de chiennes maigres et légères, couraient en avant : au bout d’une courte poursuite, le loup et ses petits me paraissaient épuisés, et je voyais les chiennes affamées se jeter sur eux et leur ouvrir les flancs. Je m’éveillai vers le matin et m’approchai de mes enfants. Ils dormaient encore, mais en dormant ils gémissaient et demandaient du pain. Ah ! que tu es cruel si ton cœur ne frémit d’avance de tout ce qu’on prépare au mien ! Et pour qui donc pleureras-tu si tu ne pleures pour moi ? Déjà, mes fils étaient debout, car l’heure du manger approchait, et chacun attendait son pain avec crainte, à cause du songe ; lorsque j’ouïs tout à coup l’horrible tour se murer par en bas. Immobile, je regardai mes quatre enfants, sans parler, sans pleurer ; l’œil fixe, et le cœur durci comme la pierre, ils pleuraient, eux ; et mon Anselmin me dit : « Comme tu nous regardes, mon père ! Qu’as-tu donc ? » Et cependant je ne pleurai point, je ne parlai point de tout ce jour et la nuit d’ensuite, jusqu’au retour d’un autre soleil. Mais, dès qu’une faible lueur eut pénétré dans le cachot, je me mis à considérer leurs visages l’un après l’autre ; et c’est alors que je vis où j’en étais moi-même. Transporté, forcené de douleur, je me mordis les bras ; et mes fils croyant que la faim me poussait, m’entourèrent en criant : « Mon père, il nous sera moins dur d’être mangés par toi : reprends de nous ces corps, ces chairs que tu nous as données. » Je m’apaisai donc pour ne pas les contrister encore ; et ce jour et le jour suivant nous restâmes tous muets. Ah ! terre, terre, que n’ouvris-tu tes entrailles ! Comme le quatrième jour commençait, le plus jeune de mes fils tomba vers mes pieds étendu, en disant : « Mon père, secours-moi. » C’est à mes pieds qu’il expira ; et tout ainsi que tu me vois, ainsi les vis-je tous trois tomber un à un, entre la cinquième et la sixième journée : si bien que, n’y voyant déjà plus, je me jetai moi-même, hurlant et rampant, sur ces corps inanimés ; les appelant deux jours après leur mort, et les rappelant encore, jusqu’à ce que la faim éteignît en moi ce qu’avait laissé la douleur.

Ainsi parlait cette ombre, tordant les yeux, et reprenant avec voracité le malheureux crâne qui se rompait sous l’effort de ses dents.

Ah ! Pise, opprobre de la belle Italie, puisque tes voisins sont lents à te punir, puissent les îles de Gorgone et de Caprée, s’arrachant de leurs fondements, venir s’asseoir aux bouches de ton fleuve, afin que, regorgeant jusqu’à toi, il noie tes enfants dans tes places publiques ! Car fût-il vrai que le comte Ugolin eût livré tes forteresses, tu ne devais pas du moins attacher à la même croix le père et les enfants : c’est leur enfance, nouvelle Thèbes, qui fait leur innocence !

Cependant nous étions déjà passés vers des lieux où les ombres sont encore plus étroitement enchaînées dans les glaçons : elles s’y trouvent, non la face baissée, mais le visage renversé ; si bien que leurs pleurs sans cesse amoncelés dans les cavités de l’œil, s’y durcissent en voûtes de cristal, et les larmes fermant ainsi le passage aux larmes, la douleur, qui ne peut s’exhaler, se retire toujours, et retombe avec plus d’amertume au fond du cœur.

J’avançais, et, bien qu’engourdi par la rigueur du froid, je crus sentir je ne sais quel vent effleurer mon visage.

— Quel est, dis-je à mon guide, le souffle que je sens ? Tout mouvement n’est-il pas éteint dans cette morte atmosphère ?

— Bientôt, reprit-il, tu connaîtras par tes yeux la nature et les causes de ce que tu cherches.

Il achevait à peine, qu’une des têtes fixées sur la dure surface nous cria :

— Ombres impies, et si impies, que la dernière place des Enfers vous est donnée, arrachez-moi des yeux ces voiles cruels, afin que mon cœur trop plein puisse verser un peu de sa douleur, avant que mes larmes ne se gèlent encore.

— Si tu désires mon assistance, lui dis-je, apprends-moi qui tu es ; et puissé-je aller m’asseoir à côté de toi, si je te la refuse !

L’ombre reprit :

— Je suis frère Albéric, et c’est moi qui donnai les fruits de trahison : ils me sont bien payés avec usure.

— Eh quoi ! lui dis-je, est-il donc vrai que tu sois déjà mort ?

— J’ignore, ajouta-t-il, le destin du corps que j’ai laissé là-haut : car tel est le privilège de cette Ptolomée, qu’un homme puisse y tomber de son vivant ; et pour que tu délivres plus tôt mes yeux de leurs glaçons, je t’apprendrai que, lorsqu’une âme porte aussi loin que moi la perfidie, elle descend aussitôt dans ces froides citernes ; et cependant un démon s’empare de son corps et lui fait achever le bail de la vie. Il y a telle ombre qui transit derrière moi, et qui semble peut-être respirer encore parmi vous ; je veux dire Branca d’Oria, que nous avons depuis longues années ; tu peux en parler, toi qui viens de quitter le monde.

— Je crois, lui dis-je, que tu m’abuses ; d’Oria n’est point mort ; il mange, boit et converse avec les hommes.

— Il est pourtant vrai, reprit cette ombre, qu’un démon l’a remplacé, lui et le complice de sa trahison, et qu’ils sont descendus ici avant que Michel Zanche tombât dans la poix bouillante. Maintenant, je t’en conjure, étends vers moi ta main secourable, et ne me refuse pas.

Mais je le refusai ; et c’est au nom de l’humanité que je lui fus Impitoyable.

Ah ! Génois, Génois, race étrangère à toutes les vertus, et noire de tous les crimes, pourquoi n’êtes-vous pas exterminés du milieu des peuples ! car c’est avec l’esprit le plus pervers de la Romagne que j’ai trouvé l’un de vos citoyens : partagé pour ses crimes entre la terre et les Enfers, son âme trempe dans les eaux du Cocyte, et son corps marche et respire au milieu de vous, dans vos maisons et dans vos temples.

 

CHANT 34

 

 

 

VOICI LES ÉTENDARDS DU PRINCE DES ENFERS.

— Regarde en avant, me dit le sage, et vois si tu peux les distinguer.

Je regardai, et je crus entrevoir je ne sais quel grand édifice ; comme lorsqu’un épais brouillard ou la nuit obscure s’affaissent dans les campagnes, on voit de loin un moulin agitant ses bras au souffle des vents.

J’avançais ; et pour me dérober à la rigueur de l’air qui frappait mon visage, je marchais derrière mon guide, unique abri qui fût en ces lieux.

Déjà, et ce n’est point sans frissonner que je le dis, déjà nous étions au dernier giron de l’Enfer ; à ce giron où les ombres sont ensevelies dans la profonde glace, d’où elles apparaissent comme des fétus dans le verre et sous toutes les attitudes ; renversées, debout, étendues ou courbées comme un arc, et touchant de leurs fronts à leurs pieds.

Quand nous fûmes assez avancés pour qu’il plût au sage de me montrer la créature qui fut jadis si belle, il me fit arrêter, et s’écartant de moi :

— Voilà Satan, me dit-il, et voici les lieux où tu dois t’armer de toute ta constance.

Je m’arrêtai alors, chancelant et transi, dans un état que la parole ne saurait exprimer : ce n’était point la vie, ce n’était point la mort ; eh ! qu’étais-je donc hors de l’une et de l’autre !

Je voyais au centre du glacier le monarque de l’empire des pleurs s’élever de la moitié de sa poitrine en haut ; et ma taille égalerait plutôt la stature des géants, qu’ils ne pourraient approcher de la longueur de ses bras.

Quel était donc le tout d’une telle moitié ?

S’il fut jadis l’ornement des cieux, comme il est à présent l’effroi des Enfers, c’est bien lui qui doit être le centre des crimes et des tourments, lui qui osa mesurer de l’œil son créateur !

Mais combien redoubla ma terreur quand je vis son énorme tête composée de trois visages ; le premier s’offrant en face, les deux autres s’élevant sur chaque épaule, et tous trois se réunissant pour former la crête effroyable dont il était couronné !

Le premier visage était rouge de feu, l’autre était livide, et les peuples qui boivent aux sources du Nil portent la noire image du troisième.

À chaque face répondaient deux ailes aussi vastes qu’il le fallait au plus grand des archanges, et telles que l’Océan ne vit jamais sur ses flots de voile si démesurée.

Il agitait deux à deux ces ailes sans plumage ; et les trois vents qui s’en échappaient allaient glacer les étangs du Cocyte.

De tous ses yeux tombaient des larmes qui se mêlaient à l’écume sanglante de ses lèvres, et de chaque bouche sortait un coupable que le monstre broyait sous ses dents ; éternel bourreau d’une triple victime !

Mais il tourmentait plus effroyablement encore, du tranchant de ses ongles, l’infortuné qui sortait de la bouche du milieu, et dont il retenait la tête et les épaules englouties.

— Ce premier des trois, et certes le plus malheureux, me dit mon guide, est le traître Judas : des deux autres que tu vois à ses côtés, et qui pendent la tête en bas, l’un est Brutus qui souffre et se tait ; l’autre est l’énorme Cassius. Mais il faut partir, car la nuit approche ; notre course est finie, et tout est parcouru.

Alors, suivant son désir, j’enlaçai mes bras autour de son cou ; et dès que le monstre, en déployant ses ailes, eut découvert l’épaisse toison dont ses flancs étaient hérissés, mon guide s’y attacha, et descendit de flocons en flocons à travers les glaces, m’emportant ainsi suspendu ; mais il touchait à peine à la ceinture de l’ange, que je le vis, allongeant ses bras et s’aidant de ses mains, tourner péniblement sa tête où étaient ses pieds, et monter comme s’il fût rentré dans l’abîme.

— Soutiens-toi, me cria-t-il hors d’haleine ; c’est par de telles marches qu’il faut sortir de l’Enfer.

Et s’élevant aussitôt vers les rochers entrouverts sur nos têtes, il sortit et me déposa sur leurs bords.

Assis à ses côtés, je levai les yeux pour contempler encore Lucifer, et je ne vis plus que ses jambes renversées qui se dressaient devant moi.

Que le stupide vulgaire se figure maintenant le trouble où je fus alors, lui qui ne voit pas quel est le point du monde que j’avais franchi.

Mais bientôt le sage me cria :

— Relève-toi ; la route est longue, le sentier difficile, et déjà le soleil est aux portes du matin.

Ce n’étaient pas ici des sentiers faits par la main des hommes, mais une suite de cavités et de précipices, route impraticable aux mortels, et toujours haïe de la lumière.

— Maître, dis-je alors, avant de m’arracher de ces entrailles du monde, daignez écarter d’un mot les nuages qui offusquent ma pensée. Apprenez-moi ce qu’est devenu le glacier ; pourquoi Lucifer est ainsi renversé, et comment, dans un si court espace, le soleil a remonté du soir vers le matin ?

— Tu crois être encore, me répondit-il, à la même place où tu m’as vu me prendre aux flancs du reptile immense qui sert d’axe à la terre ; et nous y étions, il est vrai, lorsque je descendais le long de ses côtes velues ; mais quand tu m’as vu tourner sur moi-même et remonter, je passais alors avec toi le centre du monde, ce point unique où tendent tous les corps. Tu foules maintenant les voûtes opposées au cercle de Judas ; te voilà dans l’hémisphère qui répond au nôtre ; voici l’antipode de cette masse aride que forment les trois parties de la terre habitée, et dont le centre fut arrosé du sang de l’Homme-Dieu : le jour luit pour ce monde quand il s’éteint pour l’autre. L’archange, dont tu ne vois plus que les pieds renversés, est toujours debout dans les Enfers. C’est sur cette moitié du globe qu’il tomba du haut des cieux ; la terre épouvantée se retira devant lui, et, se couvrant du voile de ses eaux, s’enfuit vers nos climats ; mais forcée de donner retraite à ce grand coupable, elle ouvrit un abîme dans son sein, et s’écarta pour s’élever en montagne vers l’un et l’autre hémisphère.

Il est, par-delà les Enfers, une étroite et obscure issue qui retentit à jamais de la chute d’un ruisseau ; et c’est là que mon oreille fut avertie de la distance où j’étais de Lucifer. Le ruisseau tombe lentement à travers les rochers qu’il creuse dans sa course éternelle.

Nous gravîmes aussitôt le dur sentier qu’il ouvrait devant nous, mon guide en avant et moi sur ses traces ; et, remontant ainsi sans trêve et sans relâche, nous parvînmes au dernier soupirail, d’où nous sortîmes enfin pour jouir du spectacle des cieux.

L'Enfer - texte mystique de Dante Alighieri
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