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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

LA VENUE AU MONDE DU MAUVAIS ESPRIT (mythe algonquin)

Le démiurge est ici un maître des animaux, qui les façonne puis les libère ou les détruit, selon son désir. Pour le mythologue Julien d'Huy (Cosmogonies, 2020) et bien d'autres universitaires, le maître des animaux est une figure typique du Paléolithique supérieur eurasiatique, directement en lien avec la pratique du chamanisme. Le chamane œuvre en effet pour la collectivité en demandant à ce maître des animaux, résidant du « Monde-autre », d'accepter de délivrer assez de troupeaux pour subvenir à la tribu. Au Paléolithique, il s'agit donc d'un maître du gibier, mais qui deviendra au Mésolithique puis au Néolithique un maître du bétail (accompagné d'une maîtresse de la fertilité des champs). Ce mythe, tout comme le récit du plongeon cosmogonique que nous avons mentionné plus haut, étaient des récits diffus à travers les tribus sapiens eurasiennes avant même le dernier pic glaciaire (tandis que vers -20 000 ans, la Béringie se traverse à pied, pour être submergée vers -17 000 ans).

Chémanitou et Michinitou

 

Récit de mythologie algonquine extrait d' Arthur Guindon, En Mocassins, 1920

 

CHÉMANITOU

ET LES PREMIÈRES CRÉATURES MONSTRUEUSES


 

Chémanitou, le Grand-Esprit, a fait tous les êtres vivants. Les mers, les fleuves et les forêts, peuplés par lui, proclament sa sagesse et sa puissance. Les loups lui hurlent leur merci, les oiseaux, les grenouilles et les insectes, le lui chantent.

Il n’est pas une espèce animale qui ne lui doive, outre l’existence, quelque insigne présent. Il a donné aux unes des tuniques fourrées ; aux autres des plumes peintes, des ailes transparentes, des corsets ou des écailles dont les nuances font oublier les beaux nuages du soir. […] Mais les chefs-d’œuvre du Grand-Esprit sont les manitous gracieux, agiles comme le vent et, selon leur caprice, lourds ou légers, brillants ou invisibles.

Il a même fait le Mauvais-Esprit, Michinitou ; mais c’est par accident qu’il lui a laissé la vie.

Vers l’origine du temps, avant la création de l’homme, dans l’ombre des commencements et les clartés des premières aurores, on trouve Chémanitou à l’île encore toute jeune de Métouac. C’est l’endroit qu’il a choisi pour y ébaucher l’avenir, concevoir les futurs habitants de la terre et semer les germes de la vie. Il aime ce fond de mer récemment émergé, au sol uni, couvert seulement de marais et d’herbages ; cette solitude vierge où ne passent que les ombres des oiseaux de mer, où la cadence des vagues battant les grèves, sert de rythme à la pensée. Là, isolé entre les grands mystères du ciel et des eaux, les cheveux agités par le vent des premiers âges, il invente, compose, façonne ses créatures. Il sculpte des animaux si petits qu’ils sont à peine visibles ; il en construit de si grands qu’une même région ne pourrait en nourrir plusieurs, de si forts qu’ils pourraient résister à leur Auteur lui-même, n’était le droit qu’il se réserve toujours de leur ôter la vie.

A-t-il fini l’un de ces colosses, il le fait marcher, et, attentivement, l’examine en changeant de point de vue. S’il le trouve sans défaut, il le laisse partir et suivre sa destinée ; sinon, il lui retire le don de la vie. C’est le front pensif et l’attention appliquée aux moindres détails, qu’il fait les êtres les plus petits comme les plus grands. Souvent, il interrompt son. travail, ferme les yeux et s’enfonce dans une méditation si absorbante qu’aucune intempérie ne peut l’en tirer.

Il n’y a pas de forme vivante qu’il n’ait inventée, pas de climat si dur ni de lieu si inhospitalier auxquels il n’ait adapté des êtres animés. Il n’est pas non plus d’outil ou d’ustensile dont il n’ait muni quelqu’une de ses créatures. Le pélican ne se sépare jamais de sa gibecière ; ni le castor, de sa truelle ; ni le canard, de sa nacelle et de ses rames. Le nez du poisson prend tantôt la forme d’une scie, tantôt celle d’une lance ou d’une houe. La tortue traîne sa tente, et l’écrevisse, ses tenailles. Avec de délicates pincettes, les oiseaux de rivage tirent du fond des eaux les coquillages qui leur servent de nourriture. [...] Chémanitou est le fantastique et sombre travailleur aux conceptions fécondes, au génie impénétrable.

Voyez-le fabriquer l’un de ces quadrupèdes géants des anciens âges, dont les hommes, après des millénaires, trouveront encore les os conservés, dans les éboulis, au bord des rivières. Il place d’abord quatre morceaux de glaise à des distances calculées, pour en faire les pieds de l’animal. De ces pieds énormes, l’île sera plus tard toute semée, car le Grand-Esprit abandonne souvent l’œuvre commencée. Ils deviendront des tertres herbeux, des îlots verdoyants, que les hommes admireront sans en deviner l’origine.

Toujours avec de l’argile bien pétrie, Chémanitou continue, en montant, la construction : après les pieds, les jambes, la croupe et les épaules ; puis l’échine et les flancs. Il finit par la queue et les oreilles.

Se met-il à l’ouvrage, tous les esprits de l’air et des eaux accourent et le regardent travailler. Ces manitous inférieurs épient surtout le moment où le Maître donnera la vie à sa créature : il vont s’amuser de la gaucherie des premiers pas qu’elle va faire, voir une destinée nouvelle s’ébaucher dans son allure et ses instincts.

Avant d’être animée, la statue d’argile doit sécher au soleil, durcir et prendre la couleur des roches voisines. Alors le Maître de la vie lui ouvre le côté, y entre et y demeure plusieurs jours enfermé.

À peine en est-il sorti, que l’animal frémit… Bientôt il se balance, branle la tête, frappe le sol de ses énormes pieds et le fait trembler jusqu’au bord de la mer… Le voici qui commence à marcher, trépigne ; ses jambes ne savent pas encore s’accorder. L’air farouche, il bat de la queue, fixe ses gros yeux sur tous les objets.

C’est le moment où son sort va se régler. Suivi de l’œil par son Auteur, il heurte les roches de ses pieds novices en essayant de courir. Encore un peu d’exercice et voici que, maître de ses mouvements, il bondit, joue et folâtre, s’arrête pour respirer bruyamment et mugit…

S’il a le don de plaire à Chémanitou, il est libre désormais. D’abord, il prend ses ébats sur l’île, mais il peut la quitter et ne tarde pas beaucoup à le faire. À peine a-t-il aperçu de loin les forêts du continent, qu’il se jette à la mer et nage vers le couchant. Il fend bruyamment les vagues, et l’eau qui lui remplit le nez en rejaillit avec violence.

Derrière lui s’allonge une traînée d’écume sur les flots troublés. Sur la côte, mystérieuse encore, il monte enfin, arrose en se secouant tout un paysage et disparaît dans les bois.

Tous les esprits des airs et des eaux, engagés dans la poursuite d’on ne sait quel plaisir, s’étaient tenus pendant plusieurs jours éloignés de Métouac. Ils y revenaient lorsqu’ils y aperçurent une espèce de mont bizarrement découpé. « Un mont ne pousse pas ainsi », se dirent-ils. « Non ; ce doit être une œuvre nouvelle de Chémanitou, quelque énorme quadrupède en glaise » ; et tous se hâtent vers l’île afin de contempler la merveille.

À peine commencent-ils à voler au-dessus du rivage, qu’ils voient, non sans sourire un peu, l’émoi des manitous souterrains. De leur argile si largement pillée, ces pauvres proscrits de la lumière, sortent leurs innombrables petites têtes aux yeux de taupe, et curieux, étonnés, regardent, à travers le clair rideau des herbages, la sombre énormité qui échancre le bord du ciel.

Bientôt des centaines de génies voltigent autour du futur animal et l’examinent à loisir. Ceux de la mer prennent un plaisir espiègle à se cacher dans ses gigantesques oreilles, à courir sur les longues dents recourbées qui lui sortent de la gueule, à gambader sur les rebords de ses yeux.

Le Grand-Esprit dont la vue pénètre et traverse les corps les plus opaques, feint de ne pas les voir. Tout en finissant d’autres parties du colosse, il sourit doucement et rumine peut-être de nouvelles surprises.

Depuis plusieurs jours persévèrent ce travail et ces jeux, lorsqu’un immense rideau noir monte, survole l’horizon et s’avance entre la mer sombre et l’azur. Chémanitou s’éloigne aussitôt de son œuvre afin de la voir en perspective dans la tempête.

Déjà, le vent roule à plein ciel de lourds nuages et les oiseaux tonnerres quittent, selon leur coutume, le sommet des Alleghanys pour sillonner le réservoir aérien de l’orage.

Tandis que tout tremble au bruit de leurs ailes furibondes, leurs yeux pleins d’éclairs remarquent de loin la silhouette géante et ils en prennent la tête pour une de ces cimes auprès desquelles ils aiment à s’amuser. Aussitôt ils l’entourent et la prennent pour cible. Au milieu d’un croisement de traits et de zigzags enflammés, cette tête sublime devient horrible à voir. Tour à tour, elle brille, toute illuminée, sous le ciel sombre ; ou se détache, noire, sur un fond d’éclairs vertes et palpitantes ; mais aucun jeu de lumière ne peut en changer l’aspect réellement sinistre.

Chémanitou laisse faire les oiseaux fulgurants et les empêche seulement de détériorer l’argile de sa statue. Tout le temps que dure l’illumination fantastique, il observe son œuvre et, le croira-t-on ? lui trouve des airs si redoutables, qu’il en est lui-même effrayé. « Grandeur démesurée, organes puissamment destructeurs : cette bête aura tout ce qu’il faut pour rompre l’harmonie de la nature », se dit Chémanitou ; après plusieurs jours de réflexions, il n’ose pas lui donner la vie.

Abandonné au milieu de l’île, longtemps le colosse y résiste aux intempéries. Plusieurs fois l’hiver lui amoncelle de la neige sur le dos, lui tapisse les flancs de verglas, lui suspend à la gueule une longue barbe de cristal. Sur sa toison de frimas, le souffle de Kabébonicka soulève comme une fumée de blanche poudrerie… Chaque printemps, les oiseaux de mer viennent remplacer la neige et lui couver sur le dos.

Ce quadrupède d’argile ne peut se soutenir toujours, sa masse énorme devra s’effondrer sous son propre poids.

Un matin d’avril : bruit formidable et vaste tournoiement d’oiseaux affolés au-dessus d’un tourbillon de poussière qui monte… Le vent balaie la poussière et découvre ainsi la statue… Elle s’est écroulée par le milieu. La tête et la croupe penchent en sens inverses, arc-boutées chacune par deux jambes colossales. Le spectacle n’est que plus terrifiant : il représente maintenant deux énormes bêtes dont l’une essaie d’entrer dans la terre et l’autre d’en sortir.

C’était prévu, Chémanitou regarde, marche vers la ruine, monte dessus, et là, subitement comme un éclair, une idée lui traverse le cerveau : le corps de glaise est creux… s’il en faisait une cave utile… Il monte encore jusqu’à la hauteur des épaules et enlève une partie du dos. L’ouverture ainsi pratiquée donne accès à un vaste souterrain… C’est là que le Grand-Esprit jettera désormais tous les êtres dont il ne sera pas satisfait.

Maintes et maintes fois depuis ce jour, il créa de petits animaux de diverses formes, les laissa vivre quelques temps, puis, les trouvant sans doute inutiles ou à peu près, les jeta dans la cave. Tous les anciens essais abandonnés sur l’île, prirent la même voie.

Le gouffre finit par contenir quantité de débris ; mais jamais le divin Ouvrier n’y jetait rien de vivant.

 

 

LA NAISSANCE DU MAL

 

Un jour Chémanitou, chaussé de deux pieds de panthère, se promène dans l’île. Comme toujours, il a fait ces pieds de glaise ; mais, les destinant à un être extraordinaire, il veut les éprouver lui-même. « Ils vont très bien avec mes jambes, pense-t-il ; puis j’aime leur souplesse et leur silence ». Aussitôt il leur fait deux jambes comme les siennes, expression la plus gracieuse du mouvement. Que va-t-il mettre là-dessus ? — Un tronc de caïman hérissé de squames et invulnérable. Le contraste est horrible et voulu ; mais le corps penche en avant. D’un serpent noir qu’il saisit au passage, Chémanitou lui fait une queue dont le contre poids le redresse et qui, en se tortillant, produit un effet désiré.

« À ceci, ajoutons la puissance, » se dit le Grand-Esprit, et ses mains pétrissent de robustes épaules de bison, avec un col haut, voûté, hérissé d’une épaisse fourrure. Pieds et jambes, corps et épaules, sont faits sans trop d’hésitation ; mais rendu à la tête, Chémanitou, moins sûr de lui-même, s’arrête et réfléchit longtemps.

Prenant enfin sur ses genoux de la glaise, il la pétrit en boule et, encore tout pensif, la met sur le col où il lui donne la forme d’une tête basse et menaçante de bison.

Devant lui se dresse toujours l’énorme statue aux orbites creux. Les espiègleries des Nibanabègues1 encore présentes à sa mémoire, lui donnent l’idée d’une tête plus clairvoyante. S’il faisait à sa nouvelle créature des yeux de langouste, elle verrait de tous côtés, sans tourner la tête. Il lui pose donc deux yeux sertis aux extrémités de longues tiges flexibles qui s’élancent de chaque côté du front.

Celui-ci, large, bas et proéminent, trahit déjà le futur séjour d’une sagesse ténébreuse, féconde en mensonge et en perfidie, et qui réclame une langue fourchue : Chémanitou met dans la bouche du monstre une langue de serpent. Dans le même style, il lui fabrique encore une moustache

pelliculeuse et flottante, un nez en bec de vautour et une hure en dos de porc-épic.

Alors, prenant la tête sur sa main, il l’éloigne en étendant le bras, la tourne et la retourne, afin d’en examiner les divers profils ; il fauche avec dans l’air et voit flotter les moustaches, se détacher le nez crochu, osciller aux bouts de leurs tiges les yeux de langouste.

Un peu tristement, il remet cette affreuseté sur les épaules et, d’un air songeur, la regarde… C’est la première fois qu’il fait une figure verticale, et l’idée de l’homme qu’il créera plus tard, germe dans son esprit. En même temps, il appréhende ce que pourra faire ce bipède, au port élevé, capable de tout voir et même de comprendre. Pendant qu’il hésite à compléter son œuvre, le soleil s’enfonce, rouge, dans les forêts de l’ouest ; l’ombre s’étend sur l’île et la mer ; les engoulevents font leur ronde vespérale, égrènent dans les airs leur piaillerie ; les mouches-à-feu, comme de petits météores, filent sur les champs d’herbages ; sorties de leurs retraites obscures, les chauves-souris volent au crépuscule.

Déjà il fait très noir, lorsqu’un grand vent se met à balayer le sol, à siffler dans les roseaux, à faire tourbillonner le sable des grèves. À travers de sombres nuages, de rares filets de lune tombent sur les champs de laîches ondoyantes.

Et voici que, dans l’ombre, s’allument deux yeux d’émail vert, et se dessine la souple silhouette d’une panthère qui vient, la patte en arrêt, flairer les pieds semblables aux siens de la statue. Presque en même temps, un vautour bat des ailes en face du nez crochu. Chémanitou l’écarté de la main, et, sous un rayon de lune, aperçoit à terre, autour de son œuvre, des lézards, des porcs-épics et des serpents qui contemplent leurs images.

À cette vue, un monde de pensées impénétrables pour nous, s’éveille dans son cerveau et absorbe toute son activité. Il se dit probablement que la similitude est un principe d’attraction et qu’aucun des êtres faits jusqu’ici ne se rapproche à la fois des animaux et des esprits. Ainsi se forme peu à peu dans sa tête le projet d’une créature qu’il fera, non plus sur le modèle des êtres purement terrestres, mais à sa propre image et qui sera hautement intelligente en même temps que corporelle.

La montagne dont la cime s’enfonce dans les nuages, est moins majestueuse que le Grand-Esprit immobile, les yeux fermés et le front voilé de sa main. Longtemps, longtemps il reste plongé dans ses réflexions. Les jours, les lunes avec leurs croissants et leurs déclins, se succèdent ; il pense toujours. L’hiver revient couvrir l’île de neige ; Kabébonicka fouette et brise les roseaux desséchés, gémit tristement dans les algues et la pierraille du rivage ; les brises printanières reviennent chargées de parfums ; le chant des oiseaux se mêle de nouveau à la cadence des vagues : Chémanitou, immobile, indifférent aux joies comme aux tristesses de la nature, semble perdu dans l’abîme de ses pensées.

Lorsqu’il lève enfin la tête et ouvre les yeux, il a tout pesé, même les choses de l’avenir que son intelligence a le don de pénétrer. Il a pesé les destinées de l’homme, car il a enfin décidé de faire un animal spirituel. Devant son esprit clairvoyant ont passé les races et les tribus humaines ; le mal en lutte contre le bien : l’un défaisant ce que fait l’autre ; le Grand-Serpent dont la colère cause le déluge ; Michabou qui en répare les désastres, restaure l’humanité, sauve les animaux qui repeupleront la terre, enseigne les arts à Michillimakinac ; Kabéoun luttant contre son fils l’homme-manitou ; les exploits du Windigo ; les migrations des Algonquins et leurs guerres avec les Iroquois. Mais il a prévu aussi que tout le mal viendra de la créature à laquelle il travaille et que, s’il lui donne la vie, elle peuplera la terre de mauvais manitous. […]


 

LA RÉVOLTE DU MAUVAIS ESPRIT
 

Le sombre azur commence à s’étoiler ; la lune énorme, sanglante, émerge de l’océan ; la statue s’éclaire et Chémanitou lui aperçoit sur le front une chauve-souris qui déploie ses ailes de peau brune. En un tour de main, il la saisit, lui retire le don de la vie, lui enlève les ailes et la peau. Des premières, il fait au monstre des oreilles ; de la seconde, il lui couvre le front ; puis attentivement regarde, cherchant encore ce qu’il pourrait bien ajouter à cette horrible tête.

Voici : il ne lui coupera pas la figure comme aux bêtes, juste au-dessous de la bouche : il lui fait donc un menton et lui sculpte des lèvres pleines, arrondies, afin qu’elles se ferment sur la langue fourchue et les dents d’ivoire… Cet être pourra sourire. « Un menton appelle des mains », se dit maintenant l’Esprit créateur, et il devient pensif : jamais il n’a doué aucune créature de ces puissants organes. Il fait cependant des mains et des bras sur le modèle des siens, et donc très beaux.

Finie enfin l’œuvre qui a coûté tant de pénible réflexion. Chémanitou la contemple, mais sans s’y complaire : il n’en augure rien de bon… Cet être, une fois vivant, ne se mettrait-il pas à créer à l’instar du Maître de la vie lui-même et n’entraverait-il pas son œuvre ? La vision qu’il a de l’avenir ne lui permet pas d’en douter. Curieux tout de même d’examiner les mouvement du monstre, il se décide à l’embraser… Le feu n’est pas la vie, mais lui ressemble.

Peu à peu, la chaleur pénètre la statue dont l’argile rougit. La flamme brille entre les squames du dos et de la poitrine ; la moustache pelliculeuse et les oreilles deviennent transparentes ; les yeux de langouste sont deux charbons ardents. Le tout présente un horrible aspect.

Vivement tenté de pousser plus loin les essais, Chémanitou perce au côté le corps de caïman, mais n’y entre pas encore. Il fait d’abord marcher la statue par le seul pouvoir de sa volonté… Enfin, il se décide à lui donner un peu de vie, mais sans lui retirer le feu… Aussitôt le monstre sourit… et son sourire fait presque oublier sa laideur.

Plus que jamais, Chémanitou est convaincu qu’il ne doit pas gâter le reste de son œuvre par une telle créature, par cette forme bestiale, au front intelligent, aux mains puissantes, au menton hardi, aux lèvres souriantes et perfides… Il la saisit, la jette dans la cave, mais oublie de lui ôter le peu de vie qu’il lui a donnée.

Il est depuis longtemps sous terre cette être dangereux, lorsqu’un grondement sourd, mystérieux se fait entendre. Chémanitou croit reconnaître que le bruit vient de la cave et s’y rend aussitôt. Arrivé au bord de l’ouverture, il se penche et, tout au fond, dans une lumière rouge, que ne voit-il pas ?

Le monstre, assis, embrasé, éclairant du feu qui vivement brille entre ses écailles, les parois du souterrain et les débris épars autour de lui.

Ses mains, dans la sinistre lueur, s’allongent, ramassent les membres cassés des créatures de rebut, les rassemblent, en refont des formes repoussantes, leur transmettent le feu et la vie… Il y en a qui circulent déjà dans le clair-obscur de la cave.

Le Grand-Esprit regarde sur l’île : aucun gros rocher ne s’y trouve dont il puisse fermer l’ouverture du gouffre. Faute de mieux, il amasse une énorme quantité de roches e de sable dans la gueule du souterrain, et s’en va. Le silence se fait, mais ne dure guère : quelques jours à peine, et, comme de plus belle, le bruit recommence, s’accroît, devient inquiétant. Enfin, le sol frémit comme un être vivant… Que va-t-il en sortir ?

Un matin, de larges crevasses s’ouvrent au-dessus de la cave, une fumée noire en jaillit par flocons, monte en colonne et s’épanouit par le haut. Sous le ciel, elle s’étend, s’étend, forme un immense dais légèrement appuyé sur une couronne d’horizons lumineux, et couvre de son ombre l’île tout entière. [...]

Bruit formidable suivi d’un grondement de tonnerre qui persiste. De la cave changée en volcan, jaillit une gerbe énorme, enflammée, de pierres et de sable. Le monstre lui-même, rouge de feu, terrifiant, grimpe sur le bord du cratère. [...]

Enfin la voûte a sauté et le monstre est sorti. Le voici donc qui réapparaît sur la crête éruptive entourant l’ouverture du gouffre, crispant ses griffes de panthère sur une pierre fumante ; le voici, surpris et furieux, hésitant et sûr de sa force, conscient de son triomphe, fouettant de sa queue étincelante de l’air épais et rougeâtre, dirigeant de tous côtés ses yeux de langouste d’un éclat rouge de soleil couchant.

Une panique générale suit l’apparition de ce revenant sinistre sur le seuil ardent de l’abîme, c’est d’abord un même cri multiplié à l’infini par toutes sortes de gosiers. On dirait les mille voix de la nature essayant de se mettre d’accord et préludant, par des mesures perdues, à quelque divin concert. On dirait une sonnerie cristalline de glaçons, mêlée au gazouillement des ruisseaux et des hirondelles au sifflement de la bise dans les falaises, à un immense bruit d’ailes et à cent autres rumeurs indéfinissables.

Mais de même qu’à distance on voit mieux l’ensemble d’un paysage, ainsi à mesure que s’éloigne cette confusion, les discordances s’effacent et de plus en plus nettement, on distingue des vagues de voix douces, pures et sonores, comme les trémolos de grenouilles, dans les marais, par les soirs de printemps. Et de chacune de ces vagues se dégage un mot unique : Michinitou ! Michinitou ! c’est-à-dire Le Mauvais-Esprit ! Le Mauvais-Esprit !

Ce nom indéfiniment répété, exprime, dans la bouche des génies, l’horreur et l’épouvante qui les font s’enfuir ; et le silence, autour du monstre, grandit à mesure que s’éloignent leurs bandes éperdues.

Telle fut l’origine de Michinitou, l’auteur de tout mal et le père des mauvais esprits.2

 

 

1« Les Nibanabègues sont des sirènes indiennes redoutées des canotiers qu’elles poussent vers les endroits dangereux et auxquels elles tendent des embûches sous les eaux. » N.D.A.

2Extrait de : Arthur Guindon, En Mocassins, Imprimerie de l'Institution des Sourd-Muées, Montréal, 1920

LA VENUE AU MONDE DU MAUVAIS ESPRIT (mythe algonquin)
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