26 Juin 2024
Chacun des récits mythologiques que nous allons évoqués dans cet article, témoigne d'un écho certain de la tradition initiale paléolithique, que certains qualifient de primordiale. D'une légende à l'autre, nous pouvons en effet constater l'omniprésence de thèmes universaux, dont nous retraçons sans difficulté la généalogie jusqu'à la Préhistoire.
C'est ainsi qu'un corpus de mythes récurrents se détache, composé par exemple du déluge, des frères ennemis, du démiurge en retrait, du demi-dieu généreux et prométhéen, de la femme pécheresse, de la chute originelle, etc. Ces récits sont les vestiges d'une tradition mythologique orale dont l'origine remonte à plusieurs dizaines, si ce n'est centaines de millénaires.
La cosmogonie grecque
La Théogonie, que complète les Travaux et les Jours, sont deux recueils de poésies d'inspiration religieuse et mythologique, attribués au poète et barde grec Hésiode (v. -700). Cette pièce lyrique eut un rôle prépondérant dans la culture occidentale, car il s'agit de la seule source cosmogonique sérieuse concernant la religion des anciens Grecs. Leur littérature comporte en effet beaucoup de chroniqueurs et de philosophes mais peu de mythographes et encore moins de théologiens. Quant à Homère et aux textes qu'on lui attribue, aucun ne propose de cosmogonie.
Les principaux thèmes de la Théogonie sont les poncifs de la mythologie dite classique : on retrouve la naissance des dieux (qui inspirera les musiciens romantiques), le combat des dieux contre les géants (qui inspirera les peintres) et les différents âges de la vie (notion typiquement indo-européenne que l'on retrouvera presque à l'identique chez Ovide et dans les yugas védiques).
Par ailleurs, on observe dans cette théogonie grecque une influence plus méridionale, possiblement anatolienne et phénicienne. La thématique de la hiérarchie divine se retrouve par exemple presque à l'identique dans les récits cosmogoniques hittites (Kumarbi), hourrites et phéniciens (Sanchoniathon) dont les versions que nous possédons pré-datent de plus d'un millénaire l’œuvre d'Hésiode. Le combat parricide et régicide, ainsi que l’émasculation du roi-père-ciel, sont des épisodes qui se retrouvent à l'identique dans ces mêmes récits moyen-orientaux. Enfin, ce poème d'Hésiode peut aussi se lire comme une très longue dissertation métaphysique et mystique, une allégorie, un chef d’œuvre de métaphore filée, qui témoigne d'un reste de panthéisme, mais véritablement dégradé au profit du poétique et du tragique. Loin de la poésie mystique des agamas ou des védas indiens, le lyrisme d'Hésiode est différent ; si en Inde les rishis rédacteurs des védas et des agamas sont des prêtres-saints, dont l'objectif est de perpétuer les rituels de vie, Hésiode, lui, n'est que barde, dont le dessein est de capter l'attention de son auditoire par des éléments de narration élaborés, et non pas de sacraliser le déroulement des rituels quotidiens par des formules magiques et savantes.
La cosmogonie romaine
Passons à Ovide (-43 à 18), dont le chef-d’œuvre absolu Les Métamorphoses, parue en l'an 8 de notre ère, fut sans aucun doute l’œuvre antique qui influença le plus durablement et le plus fortement le Moyen-âge et surtout la Renaissance européenne. Avec l’œuvre de Strabon, Ovide et ses Métamorphoses sont en effet la plus grosse somme de mythes et de récits religieux de l'Antiquité qui nous soit parvenue. Rédigées en latin par un poète de cour surdoué, les Métamorphoses sont très clairement d'inspiration grecque et orientale, donc résolument pythagoriciennes (la doctrine, comme la secte du maître de Samos, était alors très en vogue en Italie). Si les Métamorphoses revendiquent la filiation d'Hésiode dont elles reprennent les mythes majeurs (en les agrémentant parfois d'une typicité romaine), l’œuvre d'Ovide est bien plus magistrale, bien plus profonde, bien plus maîtrisée et téméraire que la Théogonie. Où Hésiode tente de mêler tant bien que mal des mythes parfois totalement allogènes et hétérogènes, Ovide réussit à syncrétiser une seule et unique « légende des millénaires », mêlant moralités légendaires et épisodes polissons, en proposant systématiquement deux lectures possibles, dont la première est initiatique, tandis que la seconde est bucolique.
Dans les Métamorphoses se ressent une influence orientale, en particulier en ce qui concerne le déluge et le sauvetage de Deucalion, épisodes qui ne peuvent qu'évoquer les mythes de Manu (Inde), Noé et Uta-Napishtim (Sumer). Enfin, remarquons qu'au début des Métamorphoses, Ovide écrit en crypto-géographe, en proposant une réflexion sur la formation des reliefs et des paysages de notre planète.
La genèse abrahamique
La Genèse biblique, fruit de la mentalité des nomades du désert, tranche avec les œuvres précédentes, qui sont plutôt le fait de civilisations abouties. Si la mythologie gréco-romaine est universelle, si elle s'applique, en principe à tous les hommes, le récit hébraïque est tout autre. Le peuple d’Israël, élu de son dieu, entretient avec sa divinité une relation monolâtre fanatique et exclusive. Dans le récit hébraïque, les thèmes sont différents : nul combat entre deux clans divins, mais un récit transgénérationnel, tribal, communautaire. Abel et Caïn sont des va-nu-pieds, Adam un faible, Ève une pécheresse, Yahvé un dieu vengeur et violent. Cette mythologie, sèche, peu prolixe, est celle d'hommes du désert, qui jusqu'au début du second millénaire de notre ère vivaient en nomades entre le delta du Nil et celui de l'Euphrate et du Tigre. Ce récit deviendra pourtant celui des religions abrahamiques et influencera l'art sacré européen deux milles ans durant.
Pourtant, rien de « neuf » pourrait-on dire dans cette compilation judaïque d'un corpus par ailleurs typiquement sémitique (assyrien, araméen) et même sumérien. Les jumeaux fratricides sont un mythe universel, le déluge un récit tout à fait « recopié » du mythe originel mésopotamien, quant au Paradis, ce lieu idyllique à l’écart du monde, il est le Dilmun des Sumériens et évoque un certain Âge d'or indo-européen. Il en va de même pour la chute originelle, la femme traîtresse, la division linguistique, ou encore la colombe de Noé annonciatrice de la décrue (qui évoque le paléo-mythe du plongeon cosmogonique) ; autant de mythes qui n'ont rien de typiquement judéo-chrétien et qui se retrouvent jusqu'en Sibérie et en Amérique du nord.
Le déluge babylonien
Pour mieux apprécier ce que nous venons d'avancer, il faut lire la version babylonienne du déluge sumérien. Avec la version hébraïque (Arche de Noé) et la version indienne (Manu et Matsya), il s'agit d'une des trois versions les plus célèbres du déluge tel que nous l'entendons en Occident ; c'est-à-dire une inondation volontaire du monde par un dieu ou un démon. Dans la version mésopotamienne, soulignons le rôle ambigu et ambivalent de Bel, le dieu de la guerre et du tonnerre des Levantins, dont Yahvé serait inspiré. Dans la version indienne, la Terre est noyée par un démon, dans la version babylonienne, le déluge est causé par la vengeance et la colère d'un dieu mauvais, dans ces deux versions pré-datant de plusieurs millénaires la version biblique, l’inondation est causée par une divinité vengeresse et agressive, et terminée par une divinité bénéfique (Vishnou, Enki).
À la lecture des versions indienne et suméro-babylonienne, on peut donc avancer que la version hébraïque serait une version tronquée du dualisme initial : le dieu mauvais n'aurait aucun pendant, assumant seul de faire « le bon comme le mauvais temps. » De même, dans la version islamique de la fin des temps, c'est Allah qui, seul, met fin à la vie de l'ange de la mort lui-même, Azraël, après avoir ôté la vie de l'ensemble des créatures de l'univers, dans un mouvement de colère envers ceux qu'il a créés et dont il s'estime maître de la vie comme de la mort.
La cosmogonie zoroastrienne-mazdéenne
Passons à la théogonie mazdéenne (ou zoroastrienne). Il s'agit avant tout d'une gnose aryenne fortement influencée par la Mésopotamie et sa capitale religieuse Babylone. Cette influence est double : une première fois elle s'exerce sur Zarathoustra lui-même, vers -1700, et une seconde fois elle s'exerce sur l'Empire perse achéménide, maître de la cité sainte, vers -539.
Ce que l'on nomme le dualisme perse et qui repose sur l'opposition et la complémentarité entre Ahura-Mazda l'esprit saint et Ahriman l'esprit du mal (Angra Mainyu) sera aussi à la base de la doctrine manichéenne. En outre, on remarque dans la mythologie mazdéenne le vestige d'un écosystème circumpolaire, typique de celui des Proto-Indo-Européens originaires de Sibérie ; une ère glaciaire s’abat sur le monde, dont le seul refuge est une caverne artificielle creusée dans la terre. Les héros des récits perses sont des personnages marqués par la lutte entre le bien et le mal, tiraillés, divisés, qui passent leur vie à fauter et qui meurent pécheurs. Ce sont des âmes damnées qui meurent dans la décadence et le mal, victimes d'un combat entre le dieu d'amour lointain et le dieu proche et méchant, incapable de créer mais tout-puissant dans sa corruption.
Les cosmogonies indiennes
Continuons notre voyage vers l'est et entrons en Inde. Il existe des dizaines de cosmogonies hindoues, propres à chacun des courants religieux du sous-continent. Citons notamment la tradition védique, les traditions puraniques et agamiques, les divers courants brahmaniques, shivaïtes et vishnouites. Nous retrouvons dans le sous-continent les mythes les plus universaux et prégnants : la création par le verbe (présent par ailleurs dans la doctrine chrétienne), le lotus cosmogonique (présent dans la cosmogonie basse-égyptienne), le dieu démiurge absent...
Remarquons cependant une typicité indienne : la création est collégiale, produite par des rishis (saints hommes) et non par des divinités au sens classique du terme. Aussi, il n'y a pas de diable en Inde, mais juste des démons titans, ainsi qu'un juge et roi des enfers. Aucune entité ne rivalise durablement avec les créatures célestes, aucune entité ne centralise sur elle la responsabilité de la haine et du mal sur terre. Cette doctrine amorale est très clairement un témoignage du rejet local des doctrines moralisatrices zoroastriennes d'abord puis abrahamiques ensuite.
La cosmogonie sibérienne
Les spiritualités (dont le chamanisme) et les mythologies subarctiques ont beaucoup influencé les polythéismes classiques, notamment en raison des vagues de migrations venues du nord de l'Eurasie pour s'installer en Chine (Tarim, Gansu, Mongolie), en Inde (Aryens), en Mésopotamie (Mitanni) ou en Europe. Les Aryens portèrent le védisme sibérien méridional (originaire de la culture d'Andronovo) jusqu'au Sri Lanka. Les Celto-Germains importèrent les croyances de la civilisation de Yamna (Ukraine) et des kourganes (Kazakhstan) en Europe de l'ouest, tout comme plus tard les Huns (v. 700) puis les Mongols (v. 1400) importèrent en Europe danubienne le tengrisme des steppes sibériennes orientales.
Le mythe subarctique le plus diffus et que nous ne pouvions qu'inclure dans notre corpus, est probablement celui du « Plongeon cosmogonique ». Ce mythe, que l'on retrouve en outre en Laponie, en Inde et en Amérique, évoque plusieurs mythèmes primordiaux, comme celui de « l'oiseau-messager, oiseau de vérité », par ailleurs très présent dans la spiritualité celte. Ce volatile divin est souvent un oiseau migrateur, annonciateur du printemps et donc messager du dieu bon, maître de la nature et pourvoyeur de la subsistance des existences (mentionnons aussi la colombe de Noé, annonciatrice de la décrue, le cygne qui dépose l’œuf cosmogonique contenant Brahma, ou encore Malek Taus, l'archange paon des Yézidis).
La cosmogonie scandinave
La cosmogonie scandinave a aussi beaucoup subi l'influence du christianisme, de sorte qu'il n'est pas toujours évident de la relier de manière certaine à un passé viking panthéiste, voire pré-viking. Le mythe de Balder le fils des dieux bons, évoque beaucoup celui de Jésus le Messie. Le mythe du renouveau de la vie qui succède au Ragnarok évoque quant à lui la Jérusalem céleste. Enfin, comment ne pas sentir, dans l'Edda de Snorri tout du moins, et son récit du Ragnarok, que la défaite des dieux bons face aux forces déchaînées du mal, n'est autre qu'une vaste allégorie : perdant la bataille eschatologique, les dieux odiniques prouvent leur faiblesse et leur incapacité à dominer les forces obscurs de l'Univers. Seul un fils de dieu fait homme, « Balder-Jésus », permettra à la vie de recommencer, sur des bases solides et purifiées d'une assemblée de dieux vains, remplacés par un unique héros.
Remarquons cependant que la mythologie scandinave présente des mythes similaires à ceux des Perses, et qui s'expliquent par une origine proto-aryenne commune (donc subarctique et sibérienne). Le mythe du combat initial entre le feu et la glace, le combat dualiste entre les partisans du bien et ceux du mal, la victoire première de la glace, l'espoir en une résurgence finale du feu, en une victoire ultime de celui-ci, témoignent d'une pensée liée à un écosystème boréal, dominé par six mois cléments et six mois de neige et de nuit. Les Proto-Indo-Européens, ancêtres des Germains comme des Aryens indo-perses, seraient en effet originaires de Sibérie méridionale, entre les versants nord du Caucase et les versants ouest de l’Altaï, dans une bande de terre qui, au Paléolithique supérieur, bordait la limite sud des paléo-glaciers eurasiens.
La cosmogonie finnoise
L'épopée finnoise du Kalevala est probablement plus « authentique » que l'Edda scandinave. On y retrouve, avec bien moins d'influences abrahamiques, des mythes primordiaux, comme le plongeon cosmogonique, la femme tombée du ciel, l’œuf cosmogonique, la femme-monde, la mère du monde, le démiurge musicien, la trinité sacrée des dieux primordiaux, ... Le brillant compilateur de ces chants populaires finnois et caréliens est le linguiste amateur Elias Lönnrot (1802-1884), considéré comme l'un des pères de la langue et de la nation finlandaises.
Les cosmogonies chinoises classiques
Passons en Chine, dont la mythologie locale est elle aussi largement inspirée du corpus boréen. L'un des mythes de création les plus populaires est celui de Pangu, que les généalogistes associent à l'influence tibétaine, mais aussi au mythe indien du Purusha, l'être cosmique dont le sacrifice permit la création de la vie et le façonnage de l'Univers. Ce mythe serait néanmoins originaire du Gansu, l'un des territoires jadis peuplés par le peuple indo-européen des Yuezhis. Il existe trois sources et donc trois versions complémentaires du mythe de Pangu : Histoire des trois Augustes et des cinq empereurs et Annales des cinq éléments, de Xu Zheng, ainsi qu’Histoires extraordinaires, de Renfang.
Quant aux divinités primordiales Fuxi et Nuwa, ils trouvent leur origine probable hors des frontières culturelles han. C'est d'ailleurs dans le bassin du Tarim et dans l'oasis de Turpan que l'on a retrouvé les plus belles mentions de ce mythe, à travers des enluminures et des draperies retrouvées dans des tombes datant du milieu du premier millénaire (civilisation du Tarim, Tokhariens). Le thème du couple gémellaire fondateur est par ailleurs très commun dans le monde indo-européen. Dans leurs représentations du Tarim, Fuxi et Nuwa apparaissent ensemble, avec un tronc inférieur en forme de queues de serpent enlacées : Fuxi, le dieu de l'artisanat, tient dans ses mains une équerre, capable de tracer des angles, et Nuwa, déesse de la fertilité, tient dans sa main un compas, capable de tracer des cercles arrondis comme le ventre d'une femme enceinte. Fuxi est aussi appelé Taihao, le « Suprême Éclat », un terme qui rappelle celui de la déesse primordiale védique : Aditi la lumière primordiale sans obstacle. Dans un rapport de complémentarité, Fuxi permet aux hommes de rencontrer les femmes, mais aussi de les protéger et de les nourrir, en étant par ailleurs le dieu de la chasse et du feu, deux dons qu'il enseigna aux hommes, tandis que Nuwa est celle qui permet aux femmes d'avoir des enfants. Ce couple est identique à celui de Shiva-Shakti ; Shiva étant l'Ishvara, c’est-à-dire la toile qui s'étend à travers chaque parcelle de l'Univers, tandis que Shakti est le principe féminin ultime sans qui l'Univers ne serait pas animé et demeurerait à jamais stérile. En outre, on attribue à Nuwa la création des instruments à vent, une invention que l'on attribue aussi en Inde à Sarasvati, la compagne et fille de Brahma, la toute première divinité créée par Brahma. Tout comme Sarasvati est présentée avec une cithare, la légende attribuée à Nuwa l'invention de cet instrument. Enfin, Nuwa crée les hommes avec de l'argile, un mythe que l'on retrouve en Grèce (Prométhée) mais aussi dans le monde sémite. C'est d'ailleurs sans surprise que nous remarquerons qu'en plus d'être le premier couple de créatures créées sur la Terre, Fuxi et Nuwa sont aussi deux rescapés d'un déluge.
L'origine indo-européenne de ce mythe n'est cependant pas certaine. Ce mythe étant présent partout en Chine et jusqu'à Taïwan, des chercheurs ont pu le rapprocher d'autres cultures de la Chine méridionale et des collines indochinoises. Ainsi, le sinologue québécois Charles Le Blanc avançait dans les années 1980 :
Le plus ancien mythe que nous ait transmis la tradition écrite chinoise est le mythe de Fuxi (le Dompteur d’animaux) et Nü Gua (Dame Gua) le mythe de Fuxi et Nü Gua n’est, ni une création du IIe siècle apr. J.-C., ni la résurgence d’un mythe chinois archaïque, mais l’introduction, dans la tradition écrite chinoise, d’un mythe oral d’origine non chinoise, à savoir Miao.
Toute sélection entraîne des discriminations. Nous ne pouvons être exhaustif. Il faudrait citer les nombreuses mythologies hautes et basses égyptiennes, subsahariennes, berbéro-kabyles, phéniciennes, japonaises, mésoaméricaines et andines, mais aussi les doctrines philosophiques qui ont recours aux mythes, comme le taoïsme ou le platonisme. Nous pouvons cependant regretter que les civilisations égyptiennes, mésoaméricaines et andines aient disparu avant de léguer une littérature satisfaisante.
Pour les Égyptiens ce fut un choix : celui de la gnose orale, du mot magique et de la formule sécrète. Ainsi, les hiéroglyphes qu'ils gravaient sur leurs murs n'avaient pas pour objectif de raconter la doctrine secrète, mais seulement d'illustrer la doctrine « exotérique. » Riches en lamentations et contes en tout genre, la littérature égyptienne demeure donc sèche en récit proprement religieux. Les aventures d'Osiris et d'Isis sont racontées par un auteur romain très tardif (Plutarque, 45-125) tandis que les textes des sarcophages comme des pyramides, tout comme le Livre des morts, sont très difficilement interprétables et ne peuvent en aucun cas être comparés aux matières indo-européenne, sémitique, asiatique ou même amérindienne.
Pour les mythologies des grandes civilisations mésoaméricaines, le même problème se pose : les glyphes mayas ne sont ni des mots, ni des lettres, mais des concepts, dont le sens certain demeure un mystère. Les récits cosmogoniques amérindiens ne sont consignés par aucune épopée, et le Pop Wuh comme le Livre de Chilam Balam, sont des vestiges, des traces, des « bouts » de cosmogonies pré-hispaniques, mais pas des chefs-d’œuvres littéraires, fruits d'une élaboration millénaire, comme peuvent l'être la Bible, les Védas et toutes les épopées eurasiennes (Gilgamesh, Iliade, Gesar de Ling, Mahabharata, Ramayana, Kalevala, Kalevipoeg, Tuulis mongols, ...) Ceux qui composèrent les épopées grecques étaient des bardes de cour, ceux qui composèrent les épopées indiennes était des sages anachorètes, tandis que ceux qui ont composé les épopées amérindiennes sont morts brûlés avec leurs livres, jugés impies par les conquistadors. Ceux qui composèrent les vestiges littéraires, dont le Popol Wuh est le plus célèbre, étaient des autochtones certes, mais hispanisés et acculturés. Surtout, ils n'étaient pas poètes, la langue du colonisateur, qu'ils tentaient d'utiliser, leur demeurait inconnue, tandis que le sens véritable des mots de leur ancêtre était probablement déjà un souvenir pour eux...
Les cosmogonies iroquoise et algonquine
Pourtant, la mythologie amérindienne est riche, complexe, profonde, et pour s'en persuader, il faut peut-être s'éloigner des grands systèmes mésoaméricains et andins (touffus, obscurs et souvent très influencés par le culte d’État puis le christianisme) pour se rapprocher de récits purement oraux et folkloriques. Intéressons-nous donc aux mythologies iroquoise et algonquine, telles que racontées par le folkloriste et ethnologue québécois Arthur Guindon (1864-1923), qui étudia lui-même les deux ethnies.
Quelques mots d'abord sur le récit iroquois, qui est très riche en mythes primordiaux. Tout d'abord, il y a cette figure féminine sublime et dangereuse : Atahensic, qui rappelle à la fois la Grecque Aphrodite et la Finnoise Luonotar, nées de la mer primordiale, mais aussi la Mésopotamienne Ishtar, l’Égyptienne Isis et même les indiennes Durga et Kali, autant de déesses-mères ambivalentes, aussi généreuses que dangereuses. Atahensic est la reine des enfers et de l’hiver, comme la Méditerranéenne Perséphone et la Mésopotamienne Ereshkigal. Les nombreuses similitudes qui unissent la grande déesse iroquoise aux autres déesses témoignent en tout cas de l'extrême ancienneté de ces personnages mythologiques. En outre, cette déesse primordiale qui devient avec le temps acariâtre, se retrouve en Kabylie, c'est Yemma-t n dunnit, la « Première mère du monde », qui devient ensuite maîtresse de la nuit et pourvoyeuse de catastrophes et de malheurs. Atahensic arrive sur Terre chassée du ciel par un père jaloux et sa chute entraîne aussi celle de l'ancêtre des hommes, qui est un loup, comme souvent dans les mythologies d’Amérique du nord.
Comme en témoignent les peintures à l'ocre associées aux formes vulvaires sur les roches des grottes peintes de la Préhistoire, et la métaphore récurrente de la femme en tant que vache, le Paléolithique supérieur nous livre de nombreux témoignages de l'association entre la femme, le bison, la nourriture, le danger, le sang, la vie, la mort, les mondes souterrains, infernaux, la Terre et l’élément aquatique primordial. La femme donne la vie, mais dans un contexte de mortalité très élevée, elle est aussi celle qui meurt en la donnant. On comprend donc mieux comment la Femme divine peut être à la fois déesse-mère, furie sanglante et reine des enfers. Ajoutons à cela que les menstruations ont aussi dû jouer un rôle important dans l'image que la femme donnait d'elle-même, de manière involontaire mais atavique ; son sang est un peu de la mort qui entre dans la vie. Le zoroastrisme, les religions abrahamiques et un grand nombre de peuples et de spiritualités ont rendu non seulement taboue la menstruation, mais en ont aussi fait un interdit. Chez les Kalashas polythéistes (Pakistan, Himalaya), une maison dans les villages est spécialement consacrée aux femmes qui ont leurs règles, afin de les isoler du reste de la société le temps que durent leurs saignements. En outre, cette pièce est aussi un temple, celui de la déesse Diziane (Disni), protectrice des femmes, dont le viol par un démon est un événement primordial de la cosmogonie locale.
Le dernier récit abordé par notre « tour du monde des cosmogonies » est algonquin. Le démiurge est alors un maître des animaux, qui les façonne puis les libère ou les détruit, selon son désir. Pour le mythologue Julien d'Huy (Cosmogonies, 2020) et bien d'autres universitaires, le maître des animaux est une figure typique du Paléolithique supérieur eurasiatique, directement en lien avec la pratique du chamanisme. Le chamane œuvre en effet pour la collectivité en demandant à ce maître des animaux, résidant du « Monde-autre », d'accepter de délivrer assez de troupeaux pour subvenir à la tribu. Au Paléolithique, il s'agit donc d'un maître du gibier, mais qui deviendra au Mésolithique puis au Néolithique un maître du bétail (accompagné d'une maîtresse de la fertilité des champs). Ce mythe, tout comme le récit du plongeon cosmogonique que nous avons mentionné plus haut, étaient des récits diffus à travers les tribus sapiens eurasiennes avant même le dernier pic glaciaire (tandis que vers -20 000 ans, la Béringie se traverse à pied, pour être submergée vers -17 000 ans). Notons à propos que le mythe de l'origine circumpolaire, diffus en Amérique du nord, est un autre témoignage qui indique que les Amérindiens, comme les Aryens par ailleurs, ont gardé le souvenir de leur patrie originelle sibérienne plus de 15 000 ans durant. Selon Jean-Baptiste-Armand Mondot (1804-1887), helléniste et professeur de lettres étrangères à l'Université de Montpellier :
Le souvenir d’une émigration primitive se retrouve partout chez les tribus indiennes. [...] Selon une allégorie consignée dans les archives de l’intendance de Saint-Louis, les Indiens des États-Unis ont émigré d’une contrée où ils se nourrissaient de poisson, et après une longue existence nomade, ils sont arrivés dans un pays où ils ont vécu de la chasse. […] Les Algonquins conservent encore mieux le souvenir des lieux inhabitables d’où sortirent leurs pères, et de la traversée qu’ils durent faire sur une mer pleine de glaces flottantes avant d’arriver sur les rives des grands lacs. Ils célèbrent des sacrifices annuels en mémoire de cette délivrance et de la conservation de leur race.
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