3 Janvier 2024
LA GÉOGRAPHIE SACRÉE
Plan tridimensionnel, quadridimensionnel, Paradis et Enfer
Les trois domaines d'existence
Les trois domaines d'existence sont universels et se retrouvent dans le chamanisme comme dans les systèmes mythologiques et religieux plus complexes.
« Dans le monde entier, le cosmos chamanique est généralement étagé. Sous sa forme la plus simple, il comprend trois niveaux : celui de la vie quotidienne, un monde supérieur et un monde inférieur. Ceux du dessus et du dessous sont habités par leurs esprits et animaux-esprits propres. Cela ne signifie pas que ces trois mondes soient entièrement cachés les uns par rapport aux autres, ni que les sociétés chamaniques opèrent une distinction aussi tranchée entre le réel et le surnaturel que le font les Occidentx » J. Clottes, D. Lewis-Williams, Les chamanes de la préhistoire.
« Nous savons par le Chamanisme que l'univers se compose de trois étages superposés : en bas l'enfer, au milieu la terre, en haut le ciel. Ces trois étages sont reliés entre eux par l'axe du monde, axe représenté parfois par une montagne, parfois par un arbre, ou par une échelle. L'enfer joue un rôle de deuxième plan et n'est peut-être pas indigène » J.-P. Roux, Tängri. Essai sur le Ciel-Dieu des peuples altaïques.
La nature des trois domaines d'existence varie peu : il s'agit du domaine céleste, du domaine terrestre, et du domaine souterrain, infernal ou « parallèle » (monde des esprits se superposant au monde terrestre). L'espace (la mer supérieure) est le domaine du divin. La Terre (ceinturée par la mer salée) est le domaine des hommes et des créatures incarnées. Le monde souterrain est occupé par les morts et les démons. Il regorge de serpents et un mythe très ancien en fait la résidence des éléphants (ou mammouths) qui soutiennent la Terre (au sujet de ce mythe, il faut lire J. d'Huy, Cosmogonies.) L'animal soutien du monde peut aussi être, par exemple, une tortue (Kurma en Inde), un serpent de mer (Sesha), un poisson géant (mazdéisme) ou un crabe (Mélanésie).
Le domaine supérieur peut être compris comme un unique domaine, même s'il est divisé en plusieurs strates, variant généralement de trois à sept. Il en va de même pour le monde inférieur, lui aussi potentiellement divisible en plusieurs sous-parties.
En Mésopotamie, « l’univers, d’après la vieille conception chaldéenne, comprenait, de haut en bas, quatre parties : le ciel, la terre, les enfers et l’abîme » (J. J. Sauveplane, Une épopée babylonienne).
Chez les indigènes indiens Maria du Jharkhand, le monde inférieur est la demeure de Singbonga, l'Esprit suprême. Il s'agit d'un paradoxe que l'on retrouve dans le shivaïsme : Shiva possède plusieurs résidences, dont une située au sommet de l'univers (c'est le pic du mont Kailash) et une autre située dans un des sept enfers du Patala. De même dans la mythologie kailasha, Imro réside dans l'infra-monde : il est le maître des enfers autant que le dieu créateur ancestral.
Dans la cosmogonie tengriste, « quand en haut le ciel bleu et en bas la terre sombre furent faits, entre les deux furent faits les fils de l'homme (les humains) » (J.-P. Roux, Tängri. Essai sur le Ciel-Dieu des peuples altaïques). L'univers hunnique, associé au tengrisme, est lui aussi composé de trois étages superposés, qui correspondent parfaitement au système géographique mystique du chamanisme sibérien.
Pour la tribu australienne Narrinyeri, « tous les morts plongent sous l'océan et voient le feu. S'ils l'évitent, ils rejoignent Nurundere » (A. Van Gennep, Mythes et légendes d'Australie). Le monde souterrain est « le pays où vivent les morts », nommé ailleurs en Australie « le pays du repos ». Pour la tribu australienne Larrakia, ce lieu est « Abigouga », situé dans les entrailles de la terre. Toujours en Australie, pour les Yolngu, « Beralku » est l'île des morts (si l'île n'est pas placée en dessous du monde incarné, elle est en revanche placée en dehors de ce dernier.)
Pour les Aztèques, « la Terre était plus ou moins plate ; les Aztèques n'avaient pas le moindre soupçon qu'ils se tenaient sur une sphère tournoyant autour du Soleil. Ils pensaient plutôt qu'au-dessus des eaux et d'un monde souterrain une terre plate flottait sur un grand océan qui s'étendait jusqu'aux bords du dôme céleste. Au-dessus de la Terre se trouvaient plusieurs cieux superposés dans lesquels les planètes et le globe céleste étoilé opéraient une lente révolution. Il y avait un reflet de ce cycle dans le cercle des cieux. […] La cosmologie mexicaine impliquait l'existence d'une sorte de monde souterrain. Où le Soleil pouvait-il bien aller lorsqu'il se trouvait au nord ? Il semble que le monde souterrain ait eu plus d'un niveau : par exemple, à une faible profondeur au-dessous de la surface, il existait une force qui aidait à la croissance des plantes en les poussant vers le haut et en les faisant éclore. Parmi les divisions du monde souterrain, le lieu de séjour des morts, appelé Mictlân, était particulièrement important » (C. Burland, W. Forman, Les Aztèques (trad. et adaptation J. Soustelle, M. Fradin
La mythologie lacandon, d'héritage maya, reprend cette géographie tridimensionnelle : « Hachakyum créa le ciel, tandis que, selon ses ordres, son frère aîné Sukunkyum descendit dans le monde d'en bas pour créer l'enfer et le peupler de toutes sortes de créatures, dont des hommes, des serpents et des jaguars. Ensemble, ils plantèrent la forêt de l'enfer et fabriquèrent les piliers qui depuis soutiennent la terre » (Chan Kin (1890-1996), propos recueillis par G. Chaliand, dans Géo, numéro° 225, novembre 1997).
Chez les Incas, trois huacas (esprits) ordonnent l'univers : Hanan Pacha s'occupe du monde supérieur, Kai Pacha de la sphère matérialiste, de la vie et des activités humaines) et Ukhu Pacha du monde inférieur des serpents. « Les cultures des Plaines américaines expriment le même concept de base lors de la célèbre Danse du Soleil, mais ils s 'y prennent de façon dissemblable. Le poteau au centre de cette danse représente les trois niveaux de l'univers. Un aigle fixé au sommet du poteau incarne le ciel, un crâne de bison sur le tronc ou à la base figure le monde des animaux et des hommes, tandis que des offrandes de tabac et d'eau sur le sol au pied du poteau symbolisent le monde inférieur » (J. Clottes, D. Lewis-Williams, Les chamanes de la préhistoire).
Les quatre directions cardinales
Le rôle et la nature exacte des directions cardinales varie d'une civilisation à l'autre, mais ces quatre directions, à laquelle on rajoute parfois le Zénith, demeurent essentielles dans chacune des mythologies.
En Mésopotamie, « le ciel était conçu comme une voûte solide, dont le sommet « le ciel d’Anu » se trouve jeté à une grande hauteur dans l’espace et dont la base confine aux extrémités de la terre. Le long de cette voûte circulent, suivant des routes tracées, les étoiles et le soleil. On le divisait idéalement en quatre régions, dont la direction est marquée par les vents cardinaux. Des deux côtés opposés de l’horizon, à l’Orient et à l’Occident, formant le trait d’union entre le monde supérieur et le monde inférieur, se dressent les monts Masu, percés d’une grande porte, par où se lève et se couche le soleil ; une sorte d’Atlas dédoublé, reposant sur les fondements de la terre et supportant la coupole du ciel. La terre, continent et mers, de forme circulaire, était représentée comme une immense montagne entourée par l’Océan. De même que le ciel, on la divisait en quatre régions, suivant la direction même des points cardinaux. » (J. J. Sauveplane, Une épopée babylonienne).
Chez les Peuls, il existe des correspondances entre les quatre éléments, les points cardinaux, les couleurs et les quatre tribus peules. Les pasteurs ont comme attributs le jaune, le feu et l'Est. Les guerriers ont comme attribue le rouge, l'air et l'Ouest. Les savants de la brousse ont comme attributs le noir, l'eau et le Sud. Enfin, les marabouts ont comme attributs le blanc, la terre et le Nord.
Chez les Dogons, les esprits gardiens dont dépend la vitalité et la fécondité des troupeaux, siègent aux huit directions cardinales. Ils sont consultés au moment de la transhumance. Lorsque les nommos descendirent sur terre, ils reçurent : « un panier tressé, à ouverture circulaire et fond carré contenant symboliquement tout le système du monde dont ils devenaient les moniteurs : la base de l'édifice représentait le soleil, la terrasse carrée rappelait le ciel avec un cercle au centre figurant la lune ; quatre escaliers aménagés à l'intérieur et orientés vers les quatre points cardinaux supportaient chacun une catégorie d'êtres en rapport avec les Constellations » (G. Dieterlen, Textes sacrés d'Afrique Noire).
Les Kikuyu attribuent le nord au Mont Kenya, l'est à la « Montagne de la pluie », l'ouest à la « Montagne du repos » et le sud à la « Montagne du ciel ».
À Hermopolis, chacun des points cardinaux représentent une dimension de l'univers.
En Inde, un mythe indigène des Birhors raconte que Singbonga créa un carré de terre bordé de mers. Dans la tradition hindoue d'origine védique, au sommet de l'axis mundi du mont Mérou, une ville céleste est attribués à chacune des directions cardinales et des dieux en sont les rois. À l'est est Indra, à l'ouest Varuna, au nord Kubera et au Sud Yama. Au sud-est se tient Agni, au nord-ouest Vayu, au Nord-est Ishana et au sud-ouest Nairitya.
Au Népal, les déesses à têtes animales représentent chacune une direction du mandala, l'Univers métaphorique : Hayasya est la porte orientale, Sukarasya la porte méridionale, Svanasya la porte occidentale et Simbasya la porte septentrionale. Les coins du mandala, qui sont les directions intermédiaires, sont attribués à des déesses à têtes d'oiseaux (Kakasya, Grishasya, Garudasya et Ulukasya).
Dans le bouddhisme népalais, le bouddha Akshobhya est à l'est, le bouddha Ratnasambhava est au sud le bouddha Amitabha à l'ouest et le bouddha Amoghsidhi au nord. Les bouddhas sont placés de la même manière dans le bouddhisme tibétain du Bardo Thodol, auxquels s'ajoute Vairocana au centre. Dans l'épopée de Gesar de Ling, quatre rois-démons gardent les quatre directions.
En Chine, comme en Mésoamérique maya, quatre divinités sont gardiennes des directions. Chac le dieu du tonnerre et de la pluie, est accompagné de quatre chacs de couleurs différentes pour chacun des points cardinaux. « Les Chacs figurent sur presque tous les temples mayas du Yucatan. Leurs masques stylisés, leurs longs nez et leurs yeux globuleux ponctuent les frises, les façades, les corniches et les angles des constructions. [...] L'association des divinités aux quatre points cardinaux semble être constante. Chacun des dieux est a la fois unique et quadruple, les quatre manifestations d'une même divinité étant rattachées aux quatre portions du monde et aux quatre couleurs fondamentales. C'est le cas pour les quatre Bacabs qui soutiennent le ciel. Celui de l'est est rouge, celui de l'ouest noir, celui du nord blanc, celui du sud jaune » (H. Stierlin, Maya)
Une légende toltèques raconte que Quetzalcóatl, en s'envolant, laissa une trace en croix, qui est celle des quatre directions. Le jeu de la pelote, si populaire jadis en Mésoamérique, était disposé en fonction des axes cardinaux : l'enceinte s'étendait du nord au sud et les panneaux d' est en ouest. Les prêtres huitchols du Mexique honorent les quatre directions avant leurs rituels, particulièrement celui qui guide le retour de la Grande Randonnée annuelle du peyotl.
Chez les Aztèques, Ixcuinanme est la déesse terrestre gardienne de toutes les directions cardinales. « Il était important pour les Aztèques, aussi bien que pour la plupart des Indiens de l'Amérique du Nord, de connaître les quatre points cardinaux de ce monde : l'Est où se lève le soleil, le Sud où il atteint son apogée dans le ciel, l'Ouest où il se couche, et le Nord où il n'est jamais visible. Ces quatre directions donnaient la clé de la compréhension de toutes pensées religieuses et magiques. [...] Une image du Codex Fejérvdry-Mayer, actuellement à Liverpool, montre que l'Est était la demeure de l'étoile du matin, le Sud celle de la Terre Mère, l'Ouest celle du Seigneur des Joyaux, et le Nord, la demeure des morts aussi bien que la terre de la semence du maïs, imaginée comme un maïs mort, attendant sa résurrection qui devrait intervenir au matin de l'année. [...] Chaque direction est représentée par un arbre couronné d'un oiseau, l'arbre étant soutenu par les deux dieux tutélaires de chaque point cardinal » (Burland, Forman, Les Aztèques (trad. et adaptation J. Soustelle).
Chez les Waraos (Huaraos) du Venezuela, huit montagnes soutiennent les huit directions cardinales. À chaque montagne cardinale, correspond une divinité (kanobo).
L'enfer
L'enfer est un domaine souterrain, maléfique, où vivent les morts et les monstres. Difficile d'accès et triste, c'est un domaine séparé en différentes pièces afin de discriminer les âmes et les péchés. Son origine remonte bien avant les premières recensions des mythes biblique. Plus encore, ce mythe est typiquement « païen », car il n'est pas présent dans l’Ancien testament, qui lui préfère la notion de Shéol, sorte de trou noir où les existences disparaissent dans le néant. De même, l'enfer n'est pas une notion très présente dans l’Ancien testament, mais le devient en Europe médiévale, alors que les spiritualités indo-européennes celtiques et germaniques exerceront une forte influence sur le christianisme. À l'inverse, l'enfer est très présent dans la tradition mazdéenne (Livre d'Arda Viraf).
N’ayant jamais été en contact avec une doctrine occidentale ou moyen-orientale, et de nature pré-védique, le Naraka jaïn ne peut pas être accusé d'influence chrétienne, cette doctrine étant largement antérieure à un quelconque contact avec une nation chrétienne ou des commerçants juifs. La doctrine jaïne présente pourtant une vision de l'enfer qui ne déparerait pas dans l'Enfer de Dante.
Des centaines d'années, voir des millénaires avant la naissance du christ et de Mohammed, la notion d'un domaine infernal était donc présente de Grèce jusqu'en Inde dans les principales mythologies des grandes civilisations antiques. Il s'avère que l'enfer est mythe universel, dépassant de loin les seules traditions indo-européennes ou islamo-chrétiennes.
Pour les Guanches des Canaries, le volcan Teide de Tenerife est une entrée vers le monde souterrain infernal, nommé « Echeyde ».
En Égypte l'infra-monde est un monde à l'envers, « en bas », à rebours. C'est le domaine que franchit le soleil la nuit et où vont les âmes qui ne réussissent pas à suivre la barque solaire. Dans son hymne, Aton crée « le Nil débordant des Enfers et le fait surgir par amour. » Autre lieu funèbre sont les Champs d'Aru, qui se rapprochent de l'île paradisiaque outre-mer des mythologies eurasiennes.
Comme souvent, la mythologie berbère (kabyle) illustre le propos égyptien, ce qui nous indique combien ces deux mythologies témoignent d'une même culture ancestrale locale qui fut celle des habitants de la région est-africaine durant le Paléolithique récent. C'est-à-dire avant que les tribus proto-berbères ne migrent vers le nord-ouest du continent et ne se séparent des tribus proto-égyptiennes (langues chamitiques), Proto-Nubiennes (langues couchitiques) ou proto-éthiopiennes.
Kur est l'enfer sumérien. C'est un pays sans retour qui se construit en opposition avec la tradition égyptienne et africaine, qui professent l'éternel retour, l'incarnation perpétuelle des ancêtres dans les nouveaux-nés.
« Au Pays-sans-retour, Ishtar décida de se rendre […] En la Demeure d'où ne ressortent jamais ceux qui y sont entrés, par le Chemin à l'aller sans retour, en la demeure où les arrivants sont privés de lumière, ne subsistant plus que d'humus, alimentés de terre, Affalés dans les ténèbres, sans jamais voir le jour. » La Descente d'Ishtar aux Enfers, version babylonienne, trad. J. Botero, S. N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l'homme. Gallimard, 1989.
Nous tirons cette description de l'épopée de Gilgamesh : « À l’intérieur de la terre, se place la région des enfers. [...] Tantôt, en effet, il était pris pour la terre elle-même, tantôt, il était désigné comme le pays des ténèbres, le séjour des ombres (sulu), le shéol des Hébreux. On se le figurait bâti à la façon d’une forte citadelle ou d’une vaste prison, fermée de toutes parts à la lumière, éternellement plongée dans la nuit. [...] Au-dessous de l’[Enfer], avec lequel il est relié par des couloirs secrets, s’étend l’abîme » (J. J. Sauveplane, Une épopée babylonienne.)
Chez les Étrusques : « À la place du monde paisible et souterrain, où les Latins croient voir errer les « bons Esprits » ombres des trépassés, les Toscans ont un véritable enfer, où les âmes malheureuses sont poussées au supplice du maillet et des serpents par le conducteur des morts, vieillard à demi bestial, revêtu d’ailes et armé d’un grand marteau. [...] le mythe de l’Achéron et Charon, lui-même, jouent un grand rôle dans leur système religieux » ( T. Mommsen, Histoire romaine, tome 1).
En Grèce, l'Hadès est très vaste. Il comprend à son entrée les Champs-Élysées, qui rappelle les Champs d'Aru égyptien et les Plaines d'été américano-eurasienne. Les Champs Élysées sont cependant réservés aux braves guerriers morts au combat. Se trouvent ensuite les limbes, puis d'autres domaines, dont le Tartare, « sombre dans les profondeurs de la terre spacieuse » (Hésiode, Théogonie). « Le Tartare est « aussi loin que la terre est loin du ciel car l’espace est le même de la terre au noir Tartare. Au-dessus, sont les racines de la terre et de la mer stérile. Et là, les Dieux-Titans, sous le noir brouillard, sont cachés, par l’ordre de Zeus qui amasse les nuées, dans ce lieu infect, aux extrémités de la terre immense. Et ce lieu n’a point d’issue. Poséidon en a fait les portes d’airain et un mur l’entoure de toutes parts ; et là, les Géants au grand cœur habitent, sûrs gardiens. »
À Rome, c'est Virgile et la visite d’Énée dans l'Hadès, qui évoque un enfer constitué de plusieurs parties indépendantes mais communicantes. Une idée que reprendra le poète italien Dante Alighieri (1265-1321) . Sa Divine comédie décrit très bien la vision infernale héritée du moyen-âge (et non de la Bible) : « L'Enfer, cône souterrain largement évasé, dont la pointe est exactement au centre du globe, là où s'est fiché Lucifer, est circulaire, d'un côté appuyé à la paroi rocheuse, de l'autre ceinturant l'abîme. La matière même change avec les lieux et les supplices : rocs, glace, feu, landes, eau, boue, poix, excréments ; l'obscurité règne dans la caverne close, sauf aux lieux où le supplice est infligé par le feu qui répand une étrange clarté arrivant en lueur diffuse aux autres cercles. Dans cette prison aveugle où fautes châtiées et châtiments croissent en gravité à mesure que l'on descend vers Lucifer, Dante a placé, en vestibule, ceux qui n'ont eu le courage de faire ni le bien ni le mal, « qui jamais ne furent vivants » et qui, selon la loi du talion doivent courir sur une lande brûlante, ensanglantés par les piqûres de taons et de guêpes » (trad. L. Portier).
Le royaume scandinave des morts est Nastrond : « Les portes de l’édifice donnent sur le nord ; le toit en est couvert de serpents tournant les têtes en dedans, et vomissant leur venin dans la salle. Les parjures, les assassins, les séducteurs, ceux qui ont calomnié leur prochain marchent dans ces torrents immondes » (S. Ricard, Précis de la mythologie scandinave).
Chez les premiers croates slaves d'Illyrie, locuteurs du tchakavien, « l'enfer fut créé comme une exacte copie négative du paradis céleste, et comprit donc lui aussi trois étages » (A. Fortis, Voyage en Dalmatie).
Si le ciel est divinisé en différents cieux superposés, le monde souterrain est lui aussi divisé en plusieurs strates, qui sont autant de domaines réservés à un certains type de pécheurs. C'est ainsi que la trentaine de Narakas ou les sept Patalas, sont alternativement considérés comme étant des enfers jaïns, bouddhistes et védiques.
Dans un dialogue avec le disciple Sudharma, le sage jaïn Mahavira (v. -600) décrit les diverses tortures et souffrances infernales :
« [Les âmes] traversent l'horrible fleuve Vaitarani, forcées d'avancer parce qu'on leur tire dessus des flèches et qu'elles sont transpercées par les lances et les pointes de leurs bourreaux. Elles embarquent ensuite sur un bateau alors que leur mémoire s'efface. D'autres bourreaux les projettent alors au sol en les perçant de pieux et de tridents. Des âmes dont au cou est noué une corde accrochée à une grosse pierre, sont jetées dans les flots bouillonnants. D'autres encore roulent dans la rivière de feu, Kadambavaluka, pour y brûler.
Elles arrivent ensuite au grandiose et impassible enfer, qui est emplit d'agonies. Ce lieu s'appelle Asurya. Le soleil n'y brille pas et par conséquent il n'y règne que d'immenses ténèbres éclairées seulement par des torches accrochées en haut, en bas et tout autour. Là, dans cette grotte, les âmes sont rôties sur des bûchers, tout à fait conscientes de leurs souffrances mais incapable de se remémorer le souvenir de leurs péchés. Les punisseurs ont ainsi allumé quatre misérables brasiers, qui sont toujours prêts à immoler, tels des poissons encore vivants jetés sur des braises, les pécheurs pour qui la douleur jamais ne s’apaise.
Les prisonniers de l'enfer passent ensuite dans un lieu effrayant nommé Santakshana. Là, les cruels bourreaux leur lient les mains et les pieds, les attachent sur une planche et à coups de hache, ils leur séparent les membres. Puis, tels des poissons jetés encore vivants dans la friture, ils les plongent dans un chaudron et les cuisinent dans leur propre sang, bouillonnant dans leurs excréments, la tête fracassée. En enfer, les êtres vivent un nombre incalculable d'années et ne meurent pas facilement, même s'ils subissent de graves tortures. Quand bien même ils mourraient, ils s'incarneraient immédiatement au même endroit et subiraient à nouveau le même sort.
Malgré tout, ils ne sont pas réduits en cendre et ne meurent pas, mais leur douleur perdure afin que les misérables souffrent de leurs mauvaises actions. Et dans ce lieu de constant frisson, il y a un grand brasier, mais personne n'y trouve le réconfort et dans ce lieu de tortures, les bourreaux ne cessent jamais de punir. On peut y entendre des hurlements comme si l'enfer était une rue empruntée. Ceux que leur mauvais karma pousse à mal agir infligent tortures et diverses violences à ceux qui, aussi à cause de leur mauvais karma, ce sont retrouvés en ce lieu.
C'est alors que sont rappelés aux âmes leurs péchés. Voici comment cela se passe : les bourreaux rappellent à leurs victimes les péchés qu'elles ont commis dans leur vie passée en leur en infligeant de semblables. Une fois massacrées, elles sont jetées dans un enfer rempli d'un jus d'immondice. Là, elles demeurent en y mangeant de la crasse, tout en étant elles-mêmes mangées par la vermine.
Il y a aussi un endroit misérable, surpeuplé et enflammé que les hommes méritent pour leurs immenses vices. Ils y sont enchaînés et se font rouer de coups et perforer les os à la perceuse. Leur nez est coupé au rasoir, leur lèvres et leurs oreilles aussi. Leur langue se fait tirer et percer de clous. Là, nuit et jour, les pécheurs saignent tout leur sang et gémissent comme les feuilles sèches d'un palmier agité par le vent. Leur sang s'écoule, leurs viscères et leur chair se détachent alors qu'ils sont rôtis, leur corps maculé de bile.
As-tu entendu parler de cet immense chaudron qui dépasse la taille humaine et qui est rempli de sang et de chair, et qu'un feu vif fait bouillir ? Les pécheurs y sont précipités pour y bouillir à leur tour tandis qu'ils poussent de lugubres cris d'agonie. Quand ils ont soif, on leur fait boire du plomb et du bronze en fusion et alors ils hurlent encore plus horriblement. Ces pécheurs, qui ont perdu leur âme en préférant les vains plaisirs au bonheur, demeureront en enfer des centaines de milliers de millions d'années. Leur châtiment sera alors à la hauteur de ce qu'ils doivent expier. C'est donc en résidant dans cet enfer putride et surpeuplé de chairs et de souffrances que les pécheurs répondront de leur crime, privés de tout secours et de tout support » (Sudharmasvami, extrait du second agama du canon jaïn svetambara).
Les traditions dharmiques reconnaissent sept Patalas. Ces mondes obscurs sont dirigés par des démons et des serpents nagas. Ils vivent avec leurs sujets dans une grande opulence matérielle mais sans connaître l'élévation spirituelle, car la lumière du soleil n'y entre jamais. Ces mondes inférieurs ont une dimension de 120 000 km. À Atala, le premier domaine, se déroule une titanesque orgie, et tous les résidents sont intoxiqués au cannabis. Pour la plupart, il s'agit de sirènes et de monstrueuses femmes lascives à l'humeur nympho-maniaques. À Vitala se déroule une autre orgie, encore plus violente et forcenée que la précédente. C'est Shiva lui-même, accompagné de ses ganas, qui mènent ce bal. Le domaine suivant est le Sutala, appelé aussi Bali-loka, du nom du roi Asura dont la sagesse a conquis la confiance de Vishnou. Plus bas encore dans les tréfonds de l'univers, le démon Maya (l’Illusionniste) règne sur Talatala, le domaine de l'illusion, construit par Maya sur les ordres de Brahma, lors de la création du monde.
S'avançaient ensuite à perte de vue les plaines désolées et fuligineuses de Mahatala, aussi appelées Naga-loka. Comme son nom l'indique, ce domaine est peuplé de serpents qui vivent là en famille et au calme. Ces serpents vivent cachés dans des grottes, car leur seule mais permanente peur, est d'être attaqués par Garuda, l'oiseau de la vérité, messager de Vishnou.
Plus bas encore, Rasatala est la demeure des asuras châtiés et des titans Danavas qui y furent jetés par Vishnou en récompense de leur trahison. Les habitants de ce monde sont cruels et ne connaissent ni la lumière des Védas ni celle du soleil. Ils vivent dans des cavernes et dans des maisons troglodytes, à la manière des serpents nagas. Vient enfin Patala, la demeure de Vasuki, le roi des serpents : c'est un univers éthéré, sublime, calme, qui ne connaît ni maladie ni la corruption.
Parallèle à la mythologie des Narakas, citons celle de Yamaloka. En Inde comme en Chine, l'enfer de Yamaloka ( domaine de Yama ») est un tribunal. Le personnage de Yama, juge suprême et monarque parfait d'un palais infernal, est largement repris dans la mythologie chinoise, à la suite de l’importation outre-Himalaya des Upanishads et du bouddhisme. « La bureaucratie céleste est, à l'image de celle de l'empire, pléthorique. Ministères, départements, bureaux peuplent l'au-delà, empereurs, officiers, fonctionnaires, y travaillent sans relâche ; selon leurs mérites ou leurs fautes, ils obtiennent de l'avancement ou sont rétrogradés. Entre les vivants et les dieux les différences sont minimes, tous sont soumis aux mêmes exigences de perfectionnement individuel, les dieux sont simplement plus accomplis, plus avancés dans la voie de la perfection. Au sommet de l'administration divine trône le Seigneur du ciel, héritier de l'Empereur d'En Haut de la mythologie antique, personnification du Ciel immatériel des philosophes confucéens et des empereurs, qui dans le cadre de la religion officielle rendaient un culte non pas à une divinité mais au principe régulateur de l'univers. De ce grand souffle, l'imagination populaire a fait un dieu personnel, le grand gouverneur des affaires du monde entouré d'une pléiade d'esprits. L'un des principaux agents du Ciel sur la terre, l'Empereur du Pic de l'Est, tient les registres de la vie, de la mort, des destinées, des existences successives des âmes. Sous ses ordres, il n'y a pas moins de quatre-vingts bureaux comme l'indique une inscription dans son temple à Pékin, ce qui suppose des centaines de fonctionnaires et une paperasserie monstre » (P. Fava, Taïwan, la Chine redécouverte).
En outre, la croyance en un mauvais esprit agresseur des hommes est probablement aussi ancestrale que celle envers un dieu bon et protecteur. Nergal (Mésopotamie), Ahriman (Perse), Satan (Christianisme, Islam), le mauvais chamane (Sibérie, Amérique du nord), en sont les archétypes.
Dans le bouddhisme, Yama est simplement « Mara », celui qui tue. C'est lui qui s'opposera à l'illumination de Bouddha Shakyamuni, car c'est lui qui est proposé au bon fonctionnement de la roue du karma, des morts et des renaissances.
Au Tibet, le Bardo n'est pas un enfer, mais un espace intermédiaire entre deux incarnations de l'existence. Le chemin que doit suivre l'âme y est semé d’embûches. Les fantômes n'ont alors que le pouvoir que notre peur leur permet d'exercer. Dans le Bardo Thödol, livre tibétain des morts (trad. Dargyay) :
« Sur le chemin de lumière de l'abandon de la peur et de l'effroi,
Que les divinités paisibles et courroucées me guident
Et que les puissantes divinités féminines,
Sphère de toute connaissance, me poussent par derrière,
Qu'elles me libèrent du chemin
Vertigineux des peurs du bardo,
Qu'elles m'établissent dans l'éveil
Total et parfaitement pur de Bouddha.
Attaché à ceux que j'aimais,
Je dois errer solitaire.
Maintenant que surgissent les images vides du miroir de mes propres projections,
Puissent la peur et l'angoisse de l'effroyable bardo être évitées
Grâce à la compassion infinie du Bouddha.
Maintenant que les cinq lumières pures
De la sagesse fondamentale brillent ici,
Puissé-je, sans peur et sans angoisse, reconnaître l'état intermédiaire.
Alors que je dois souffrir à cause de mon mauvais karma, [...]
Alors que je souffre ici des actions que j ai commises à cause de mes mauvais penchants
Que m'apparaisse la claire lumière [...] »
Chez les Hurons-Iroquois, comme chez les Celto-Germains, la mythologie ne mentionne pas tant un enfer qu'un « Pays des ancêtres ». C'est un lieu à l’écart du monde, où vivent les dieux. Situé de l'autre coté de la mer, les âmes s'y rendent en bateau (cérémonie funéraire scandinave). Dans le récit hurons-iroquois du voyage vers le domaine post-mortem, l'enfer n'est pas tant un lieu que le chemin lui-même vers un nouveau monde, une nouvelle incarnation.
Mectlan, l'enfer aztèque, est en tout point semblable à l'enfer grec. « L'au-delà préoccupait les Aztèques. Ils ne croyaient pas que la mort marquât l'anéantissement. Pour eux, les guerriers morts au combat, ainsi que les malheureux sacrifiés sur les autels de Huitzilopochtli acquerraient le bonheur suprême : d'où sans doute le fatalisme, voire l'allégresse (bon nombre furent volontaires) des victimes vouées au couteau des prêtres. Ils devenaient « compagnons du soleil », l'accompagnant de leurs chants dans sa course, avant de se réincarner sous la forme gracile de colibris volant dans un jardin idéal. D'autres défunts (les noyés, les foudroyés, les hydropiques mêmes) avaient quant à eux été choisis par Tlaloc et conduits par le dieu dans son paradis, le « Tlalocan » ; encore un jardin. Terrible devait être en revanche le sort réservé à la majorité des morts. Leur séjour ne pouvait être que l'enfer, le « Mictlan », lieu de ténèbres et de visions horribles, où leurs esprits ne parvenaient d'ailleurs qu'au prix de terribles épreuves » Les Grandes énigmes des civilisations disparues, op. cit. Les malades et les morts domestiques, morts sans combattre, se nourrissent d'insectes, boivent du pus, et ne partage pas le même domaine funèbre. Le dieu de l'enfer, Mictlantecuhtli mangent leurs bras et leurs pieds. Il règne avec sa femme. Un voyage de trois ans était nécessaire à l'âme pour rejoindre le pays des morts ( « Mictlân ne semble pas avoir été une résidence particulièrement agréable. Après la mort, et pour autant qu'elle ait été due à des causes naturelles, le corps était revêtu de beaux vêtements, on égorgeait un chien roux pour l'accompagner pendant le voyage, et, souvent, un petit paquet de nourriture était préparé. Au troisième jour, on procédait à la crémation du corps, et l'âme commençait son voyage avec le chien pour compagnon. La route conduisait à l'ouest et s'enfonçait sous terre. Sur le chemin, il fallait affronter plusieurs épreuves terribles, notamment celle de la chute des rocs. Deux énormes roches se mettaient à débouler ensemble à l'improviste de part et d'autre de la grotte où l'âme errait. Si l'âme était prise entre elles, c'était la fin : elle était broyée, écrasée, détruite. Après avoir échappé à ce danger, il fallait aussi affronter un étroit chemin de crête au long duquel l'âme devait garder l'équilibre sans tomber de part et d'autre. Cependant après trois années d'un voyage heureusement conclu, l'âme arrivait à la demeure des dieux de la Mort où la vie continuait heureusement, en bonne compagnie, au milieu de fêtes et de danses. Pendant le voyage, le mort avait aussi affronté le vent des couteaux durant lequel les lames de silex aiguisées avaient détaché toutes les chairs de ses os. Cette partie du monde souterrain était dès lors peuplée de squelettes vivants qui célébraient leur cérémonial et leurs fêtes à la cour de Mictlantecuhtli, Grand Seigneur de la Mort, et de son épouse la déesse Mictecacihuatl. […] Ce monde souterrain mexicain comportait plusieurs divisions, et le territoire des morts semblait comprendre différents états de l'être. Il y avait un paradis propre aux bébés morts avant le sevrage appelé le « paradis de l'arbre à lait ». Les petites âmes vivaient en un endroit où les arbres produisaient des fruits en forme de poitrines nourricières qui les abreuvaient jusqu'à ce que, pour elles, vînt le temps de retourner à la terre. Un autre endroit particulier de repos, appelé Tlalocân, était réservé à ceux qui étaient morts de noyade ou de malaises associés à l'eau telle que l'hydropisie. C'était la résidence du dieu de la Pluie et de son épouse, Chalchiuhtlicue, la gracieuse adolescente dont le nom peut se traduire par « Dame à la jupe de pierre précieuse ». Dans ce ciel, les esprits s'ébattaient, jouant joyeusement et chantant sans arrêt les louanges des dieux dans un monde végétal verdoyant, plein de papillons [...] » (Burland, Forman, Les Aztèques). Ce voyage était très dangereux, passant plusieurs déserts, et affrontant chaleur et froid extrême. Des épines gênaient leur escalade des ravins. Il fallait passer un fleuve à dos de chien. Les Aztèques sacrifiaient d'ailleurs un chien à la mort d'un proche, probablement pour fournir à l'âme décédé un guide dans l'au-delà. Les plus méritant rejoignaient Tlalocan, le pays du printemps éternel et le domaine du Seigneur de la Pluie Tlaloc. C'était une sorte de paradis. Les champs y étaient abondants et jamais à court de moisson. Y poussaient du maïs, des courgettes, des tomates, des piments, des fleurs. Ceux qui meurent sacrifiés par ordalie et les morts par noyade y entrent directement. Les guerriers morts au combat où sacrifiés, ainsi que les marchands morts en voyage, vont à Tonatiuh Ichan, la demeure du soleil, située à l'est. Les femmes mortes en couche allaient vers l'autre demeure solaire, situé à l'ouest : Cihuatlampa. Les enfants morts avant l'âge de raison se rendaient à Chichihualcuauhco, la demeure de l'Arbre magique et des dieux créateurs double Ometeotl et Omecihualt.
Chez les Lacandons, après la mort, l'âme se rend dans le monde d'en bas pour être jugée. « Ceux qui ont commis un meurtre disparaîtront à jamais, les autres, une fois punis pour leurs péchés, iront sur une falaise au bord d'un lac en attendant la fin du monde » (Chan Kin, G. Chaliand, Géo 225, novembre 1997).