9 Avril 2024
illustrations de Martin Losvik
Le culte des animaux est lié au concept de « fétiche ». Le Larousse en propose deux sens complémentaires : Le fétiche est « un objet culturel auquel sont attribuées des propriétés surnaturelles bénéfiques pour son possesseur », mais aussi un « animal qui est censé porter bonheur à celui qui le possède. » Selon Salomon Reinach (1858-1932), l'historien des religions maître du concept, le fétiche est « un objet matériel, travaillé ou non, en qui réside l'esprit ancestral, devenu l'esprit protecteur d'un groupe ou d'une tribu. » (Orpheus, Histoire générale des religions).
La notion de fétiche appelle celle de totem, sur laquelle les anthropologues se sont largement penchés, au point d'y voir la première forme de religion. Mot d'origine algonquine, le totem se retrouve partout sur la planète. Selon le sociologue Yves Lambert : « le totémisme désigne le fait qu'une espèce animale (ou végétale), l'espèce-totem, est associée à un individu, à un groupe ou à une fonction » (La naissance des religions). Selon le poète mystique français Antonin Artaud, qui fit le voyage du peyotl au Mexique, le totem est un « procédé magique qui consiste à lier le destin d'un individu, d'un clan, d'un pays ou d'une secte avec la vie d'une bête, la durée d'une espèce animale » (Le réveil de l'oiseau tonnerre). Chez C. Castaneda, dans L'herbe du diable et la petite fumée :
« J'ai appris à devenir un corbeau parce que ces oiseaux sont parfaits. Les autres oiseaux les laissent en paix, sauf peut-être de plus grands, comme des aigles affamés, mais les oiseaux volent en groupe et ils savent se défendre. Les hommes aussi laissent les corbeaux en paix, c'est important. N'importe qui peut repérer un grand aigle, surtout s'il a quelque chose de remarquable, ou les grands oiseaux en général, mais qui se soucie d'un corbeau ? C'est ce qui le protège. Il a la vie et les dimensions idéales. Il peut aller où il veut sans attirer l'attention. On peut également devenir un lion ou un ours, mais cela ne va pas sans danger. Ils sont trop gros, et cela exige trop d'énergie pour achever cette transformation. On peut également se faire grillon, lézard, ou même fourmi, ce qui est encore plus dangereux, car les grosses bêtes mangent les petites. »
À la fin du 15e siècle, alors que les missions chrétiennes évangélisent l'Afrique, le marchand portugais Duarte Lopes raconte que lors d'un bûcher d'idoles organisé par les colons chrétiens, les villageois amenèrent de très nombreuses statuettes et totems, représentant des dragons ailés, des boucs, des tigres, des chauves-souris, des chouettes, des hiboux, des couleuvres, des serpents, des oiseaux, mais aussi des herbes, des arbres et des statuettes de pierre et de bois. Les animaux étaient empaillés et résidaient à l'intérieur des habitations, dans une guérite qui leur était réservée (le récit de Duarte Lopes est rapporté dans A. Pigafetta, Le royaume de Congo et les contrées environnantes, 1591). On retrouve dans cet énoncé un bestiaire classique : félins, caprins (boucs), oiseaux et monstres volants, hybrides ou serpentins (chauve-souris, chouettes, hiboux, dragons ailés, serpents, couleuvres).
Chez les Fân du Congo et du Cameroun, on distingue différents types de totems, adaptés à un cadre individuel, domestique, public ou encore tribal :
« Le totem est un être réel et tutélaire. Il est défini sous le nom d'etotore : protecteur-gardien, nom extrêmement général ; mais chaque totem spécifique a son nom particulier. Contrairement aux totems tribaux et claniques qui sont des attributs héréditaires et ethniques inaltérables, le totem individuel est transitoire et révocable. Choisi pour chaque individu par le chef de famille d'après les circonstances fortuites qui entourent la naissance et la petite enfance de chacun, le totem individuel est dépendant de la volonté de son possesseur, qui peut en changer ou simplement l'abandonner si bon lui semble. Chaque totem est matérialisé sous une forme tangible et effective et représenté par un signe conventionnel par lequel on le reconnaît. Les animaux sauvages, les plantes à qualité médicinale, les phénomènes naturels (tonnerre, pluie, soleil), les minéraux rares sont le plus souvent pris comme totems. Le crocodile et l'éléphant sont les totems nationaux du peuple fân. Leurs représentations matérielles sont variées, quelquefois très expressives, souvent schématiques. » (H.-L. Trilles, Le Totémisme chez les Fân, dans Anthropos, Revue internationale d'ethnologie et de linguistique, Münster, 1912.)
Pour la tribu aborigène Wotjobalukz du Victoria, la chauve-souris est l'animal totem pour les hommes et la chouette l'animal totem pour les femmes. Ces deux animaux sont donc sacrés et leur atteinte est sévèrement réprimée, car selon un proverbe aborigène : « la vie d'une chauve-souris est la vie d'un homme. » Toujours en Australie : « Chaque inapertwa [« créatures ancestrales » qui aident le démiurge dans sa tâche de création] appartenait à une espèce animale ou végétale. Transformée en homme ou en femme, cette inapertwa resta liée à l'espèce animale ou végétale dont elle était évoluée et qui fut son totem. » A. Van Gennep, Mythes et légendes d'Australie.
Chez les Guajiros-Wayuu (Venezuela, Colombie), les troubles alimentaires suite à l'ingestion de certains animaux chassés ou pêchés, ou de certaines plantes, sont des signes décisifs de la vocation chamanique. « Par exemple, ne pas supporter la chair de la tortue marine est interprété comme un signe venant de la maîtresse des animaux marins. Être invariablement indisposé par la viande de cerf est compris comme un signe adressé par la maîtresse des cerfs. » (M. Perrin, Le chamanisme)
Dans le mythe de peuplement des Osages (Oklahoma), c'est un castor qui enseigne l’art de construire les habitations. Il épousa une des filles du premier homme et de cette union sortit la tribu des Osages. « Voilà pourquoi un Osage se croirait coupable de parricide s’il tuait un castor, c’est-à-dire un des auteurs de sa race. » (A. Mondot, Les Tribus indiennes des États-Unis.)
Les Sioux et les tribus qui leur sont apparentées, comme les Cypohais, les Winnebagoes, les Menomienies et d'autres peuplades des Grandes Plaines, distinguent le « Grand-Manitou », qui est le démiurge, des « manitous individuels », dont la nature se rapproche de celle de l'animal totem : « Il n’est pas un seul individu parmi eux qui n’ait son manitou, divinité particulière et de son choix. C’est un animal, un arbre, une plante, une racine, et il est rare que dans la même tribu deux individus choisissent le même objet. Dans aucun cas, un Indien n’oserait donner la mort à l’animal qu’il a choisi pour manitou. » (G. C. Beltrami, Amérique du Nord. Les Cypohais.)
Selon le témoignage de Cicéron (-106 à -43), les égyptiens considéraient les animaux d'une manière similaire aux tribus inuits, amérindiennes et africaines : « Les Égyptiens, écrit-il, affronteraient les pires tortures plutôt que de porter une main sacrilège sur un ibis, un aspic, un chat, un chien ou un crocodile, et même s'il leur arrivait par mégarde de commettre rien de tel, il n'est point de châtiment qu'ils ne reconnaîtraient légitime. »
Pour Salomon Reinach, les tabous et les interdits trouvent leurs origines dans le totémisme. Le totémisme du porc serait donc à l'origine de l'interdiction de la consommation de sa chair chez les Sémites, mais aussi chez les Grassfield bantoue du Cameroun, pour lesquels « Fo » est l'animal que l'on ne chasse pas. Intéressons-nous plus particulièrement à l'interprétation des interdits alimentaires proposée par Reinach :
« Supposons un groupe de clans ayant pour totems le taureau, le sanglier et le mouton ; certains couples de ces espèces commenceront par s'apprivoiser et se multiplieront dans le voisinage immédiat des clans ; les sacrifices périodiques des totems et les banquets faisant suite à ces sacrifices tendront naturellement à devenir de plus en plus fréquents, tout en perdant, à la longue, quelque chose de leur caractère religieux pour prendre celui de simples ripailles. Lorsque les animaux en question seront vraiment domestiqués, formeront de grands troupeaux gardés par des chiens, sans cesse en contact avec les hommes, la tradition des sacrifices périodiques et des banquets communs se maintiendra dans la religion ; mais, dans la pratique, les hommes se nourriront de plus en plus de la chair des animaux et cesseront de leur témoigner un respect superstitieux. À cette période de la décadence du totémisme, il peut se produire des phénomènes divers dont l'étude des civilisations antiques fournit des exemples. Le clan animal n'est plus l'objet d'un culte ; ce qui reste du sentiment primitif se reporte sur des animaux isolés, considérés comme divins, tels que le bœuf Apis, le bouc de Mendès, le crocodile du lac Moeris, le lion de Léontopolis en Égypte Très souvent, la défense de tuer des animaux d'une ou de plusieurs espèces subsiste à l'état de tabou, c'est-à-dire d'interdiction non motivée ou motivée après coup par des considérations d'un ordre tout différent (hygiéniques, par exemple) : c'est ce qui se constate encore chez les musulmans et chez les juifs. Mais le facteur essentiel de la ruine du totémisme est la constitution de Panthéons, c'est-à-dire la mythologie. À la conception des clans divins se substitue celle des divinités individuelles [...] » Phénomènes généraux du totémisme animal, in Revue scientifique, 13 octobre 1900.
« Quand le totémisme primitif fut oublié, ces épithètes restèrent attachées aux noms des divinités et provoquèrent diverses explications. Tantôt le dieu ou la déesse est l'ennemi d'un animal, protège le pays ou la cité contre ses atteintes ; tantôt il en fait son compagnon ou sa monture ; tantôt il exige qu'on le lui offre en sacrifice dans des circonstances solennelles ou à des fêtes périodiques. » Les survivances du totémisme chez les anciens celtes, in Revue celtique, 1900.
« L'anthropomorphisme, quand il remplace le totémisme, consiste à faire de l'animal, autrefois identique au dieu, soit le compagnon du dieu (par exemple Apollon et le dauphin), soit sa victime (par exemple Apollon Sauroctone et le lézard), soit, plus rarement, son meurtrier (Adonis et le sanglier). » Les carnassier androphages dans l'art gallo-romain.
À propos de l'interdit du Porc, si diffus dans le monde sémite et arabe :
« Pausanias nous dit que les Galates de Pessinonte s'abstenaient de manger du porc. Il ne faudrait pas se hâter d'en conclure que cette forme du totémisme subsistât dans quelques tribus celtiques, car les Galates ont pu adopter un usage de la région où ils étaient venus se fixer. Ni d'ailleurs que l'on ne mangeait pas de porc à Comana du Pont, que les adorateurs d' Attis et de Mên Tyrannos s'en abstenaient, que cette nourriture était également interdite en Crète, en Syrie, en Phénicie, en Palestine, que les prêtres égyptiens l'avaient en horreur autant que les Juifs. En Inde, d'après les lois de Manou, le sanglier peut être mangé, mais on ne doit pas toucher au porc domestique. D'autres textes attestent la même interdiction chez les Libyens, les Éthiopiens, les Arabes, les Scythes. La preuve qu'il y a là des survivances d'un totémisme très ancien et très répandu, et non pas l'effet d'une propagande juive ou syrienne, c'est que l'abstinence du porc est encore de règle parmi les Yakoutes de la Sibérie et les Votiaks du gouvernement de Vologda, qui ne sont ni les uns ni les autres des musulmans. […] En Grèce, les purifications les plus solennelles comportaient le sacrifice d'un porc. » Les survivances du totémisme chez les anciens celtes.
La théorie de Reinach ne fit jamais consensus et est considérée de nos jours comme désuète : si elle explique certains cas de figure, elle ne peut être utilisée de manière systématique. En Égypte, on épargnait le poisson pagre, « car il apparaissait au moment de la crue et était donc perçu comme un poisson de bon augure. » (N. Guilhou, J. Peyré, La mythologie égyptienne.) À l'inverse, le poisson lépidote inspirait le rejet car ce poisson avait dévoré le phallus d'Osiris lors de l'épisode mythologique de son démembrement, durant lequel, selon Plutarque (Isis et Osiris), le phallus aurait été la seule partie qu'Isis ne retrouva pas. S'agit-il là de superstition mythologique ou d'un totémisme ancestral ? Si le phénomène du tabou est clairement présent, son origine n'est pas toujours évidente.
Le BESTIAIRE PRÉHISTORIQUE - Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières
Illustrations de Martin Losvik sur le thème de la mythologie norvégienne Vous trouverez sur cette page tous nos articles concernant la mythologie des animaux durant la Préhistoire et l'Antiquit...
https://arya-dharma.com/2024/04/le-bestiaire-prehistorique.html
Arya-Dharma, l'héritage indo-européen: Peuples, spiritualités, mythes et divinités
Arya-Dharma, l'héritage indo-européen: Peuples, spiritualités, mythes et divinités : de Visme, Grégoire: Amazon.fr: Livres
Découvrez les publications de l'auteur du blog Arya-Dharma