26 Novembre 2023
Dans Arthur Guindon, En Mocassins, Imprimerie de l'Institution des Sourd-Muées, Montréal, 1920
Ce pays des ancêtres est situé très loin vers l’ouest. C’est là néanmoins que les pauvres mânes, nonobstant l’énorme distance, doivent tâcher de se rendre.
Dès que les chairs des défunts ont fini de se consumer, leurs âmes se mettent en voyage. Celles des enfants et celles des vieillards, généralement trop faibles, restent seules, errantes, dans le voisinage de leurs sépultures. Toutes les autres, chargées des présents dont leurs parents ont garni leurs tombeaux, doivent partir, et leur voyage peut durer des mois et même des années.
Légères, inconsistantes, mais lestées par leurs fardeaux, elles peuvent, dans une certaine mesure, affronter les vents. Hélas ! cette stabilité ne laisse pas d’être onéreuse, de creuser les coups de pointe des branches sèches et les écorchures que leur font aux pieds les aspérités du sol.
Ajouter à cela la traversée de déserts balayés par les aquilons, celle d’immenses lacs sur des écorces flottantes, de torrents et de rivières sur de fines branches à peine capables de soutenir le pas léger d’un écureuil, c’est oublier encore une foule de misères imprévues.
Le croirait-on ? c’est au moment de saisir l’éternel bonheur qu’elles courent leur plus grand danger. Un torrent défend l’entrée du pays des âmes. Encaissé entre des murs d’abîme, il rage parmi les rochers et déchaîne au fond des gouffres son éternelle tempête. Un pont unique le traverse dont un affreux chien garde la sortie.
Un saut périlleux par-dessus ce cerbère, ou à côté, en dehors du pont qu’il ne quitte jamais : telles sont les deux seules chances de salut. Malheur à l’âme qui ne saute pas assez haut : le dogue
l’attrape, la mord sans pitié et la rejette sur le pont. Malheur aussi à celle qui ne s’élance pas assez loin à côté du pont : elle manque le rivage, le torrent l’emporte et le grand abîme l’engloutit. Elle est à jamais perdue.
La force, l’adresse et l’entraînement, sont les gages du succès et introduisent les mânes dans leur dernier séjour.
Ils s’y trouvent en un pays moins beau que le ciel, bien qu’enchanteur. C’est une île bordée de caps et dont l’intérieur est une plaine ondulée, avec étangs, ruisseaux et cascades. Sur les crêtes qui en séparent les vallées, des passages naturels se cherchent et se rencontrent parmi les rochers. Ceux-ci forment parfois des dédales où l’on s’égare délicieusement entre des parois vert-bronze, craquelées et mouchetées de lichen, vrais sanctuaires du silence et de l’ombre, où l’on ne pourrait être vu que des nuages, où les échos saisissent et se relancent les moindres bruits.
De ces hauteurs descendent des vallons étroits, dans lesquels on marche sur des ombres de feuillage percées de rayons, et sous des plafonds de verdure pleins de brise chuchotante, de chants d’oiseaux et de bruits d’ailes. Le demi-jour d’un tel vallon s’ouvre souvent sur un panorama ensoleillé, aux vastes pentes fleuries, fléchées de sapins bleu-noir ; ou en face d’eaux calmes dans lesquelles éclate, à peine adouci, le feu des couleurs environnantes.
En dépit de ces beautés, une vague mélancolie inonde cette terre des mânes. Presque toujours voilée de légères nuées rosâtres, la lumière, avec un charme indéfinissable, y chante et pleure en même temps. À cette poésie faite de nuances s’ajoute le murmure sombré des eaux souterraines.
Elles se montrent par instants, ces eaux sauvages, dans une petite buée céruléenne, mêlée à l’ombre des anfractuosités ; elles se brisent dans les éboulis de pierres, lancent leurs gouttes lumineuses et disparaissent pour continuer, en s’éloignant sous terre, leurs rumeurs de trépassés.
Les fleurs elles-mêmes contribuent au mystérieux enchantement de cette nature, où le printemps est en permanence et a l’air aussi vieux que l’automne. Bien que brillantes, elles ont toutes des couleurs mures et vieillies qu’elles semblent avoir empruntées aux nuages du soir.
Dans ce séjour de rêve habitent aussi les ombres des animaux que leur légèreté presque aérienne rend plus agiles que jamais et que leur demi-transparence fait échapper au regard inattentif. La lumière de midi est nécessaire à qui veut suivre des yeux les ours en promenade sur les rochers, les orignaux et les chevreuils en train de s’ébattre dans les prairies ou de se baigner dans les étangs ; c’est à cette même heure que les mouches étincellent sur les herbages et que les oiseaux s’estompent en volées frétillantes sur la grisaille des nuées.
Mais les formes imprécises des ombres, les bruits fugitifs et la ruine brillante des couleurs, impressionnent moins que le palais des trépassés et la gaieté rêveuse de ceux qui l’habitent.
Il s’élève, ce fruste palais, vers le milieu de l’île. Ses murs fantastiques que la nature a construit de blocs géants, ferment une immense enceinte à ciel ouvert. De noirs arbustes en ornent en dehors les fentes et les rampes. On dirait des escarpements ordinaires de montagne. Tout différent est l’intérieur où les parois murales servent de penderie aux objets les plus divers : ustensiles de la vie sauvage, habits à frange, riches fourrures, mille souvenirs apportés de la terre des vivants. L’hermine et les dépouilles d’oiseaux multicolores s’y détachent sur le sombre
chatoiement du castor et de la loutre. On y voit aussi de longues perches fichées en terre ou arc-boutées qui lèvent au-dessus des têtes leurs faisceaux d’arcs et de carquois, de lances et de coutelas ; leurs guirlandes de chichikoués et de ceintures magiques en peau de serpent, leurs chaînes de bracelets et de colliers : tout ce que les âmes ont trouvé dans leurs tombeaux et qui parle du passé lointain. Tawiscaron y voit le premier tomahawk encore teint de son sang ; les six patriarches y contemplent les arcs et les lignes qu’ils inventèrent ; les guerriers, leurs glorieuses massues ; les chefs, leurs panaches en plumes d’aigles ; les ambassadeurs, leurs chapelets de porcelaine, et les conseillers, leurs calumets.
Tous ces objets ne sont que des ombres. Ils continuent néanmoins de vieillir ; mais les injures du temps qui ne peut les détruire leur servent de parure. Ils ressemblent aux souvenirs à jamais gravés dans la mémoire des mânes.
En entrant dans cette demeure d’outre-tombe, les fils d’Attahentsic, émigrés de ce monde, déposent d’abord aux pieds de leur antique mère et nouvelle reine, leur apport au trésor des reliques. Ce tribut payé, ils n’ont plus qu’à se réjouir.
Mêlés à leurs ancêtres, ils dansent en rond dans l’immense enceinte. De ce fou plaisir ils se reposent par des chants, des jeux de corps et d’esprit ou des chasses aux ombres des animaux qu’ils ne peuvent plus tuer, et se contentent de percer de leurs piques ou de leurs flèches vaporeuses.
Ombres et souvenirs, voilà leur éternel partage. Chassée du ciel, Atta la pécheresse ne fut jetée en ce bas monde que pour en être encore bannie par la mort. Sa postérité devait partager son destin. Enfants aux fronts un peu sombres, la vague et peu consolante souvenance du paradis perdu les suit jusqu’au royaume des mânes.
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