22 Décembre 2021
La géographie ancienne
Par Apulée
S'il existe des textes emprunt d'un fantastique parfois délirant, d'autre vision du monde physique sont marqués par une rigueur toute scientifique, ainsi que nous l'enseigne le philosophe platonicien berbère Apulée (v. 125 à v. 170) dans son traité sur la géographie de l'univers Du Monde. Rédigé dans un registre à la fois scientifiques et mystique, typique du style initiatique et alchimiste des anciens, ce traité peut être considéré comme une somme de l'état des connaissances alors en vogue à travers le bassin méditerranéen. L'éther, c’est-à-dire l'océan du chaos, y joue un rôle fondamental, ainsi que chacun des éléments constitutifs de la vie, que sont l'eau, le feu, l'air, l'espace et la terre.
Nous observerons avec attention combien l'Inde et ses différentes mers semblent parfaitement connues des géographes du second siècle avant notre erre, tandis que la Chine leur demeure complètement inconnue.
Chapitre 1 : les directions et la structure de l'univers
Le monde entier se compose de l'assemblage du ciel, de la terre et des substances qui tiennent de ces deux natures. Ou encore : le monde, c'est l'ordre embelli par la providence divine et par la vigilance éclairée des dieux, gravitant autour d'un point cardinal, lequel point, solide et immobile, n'est autre que notre terre, où naissent et vivent des animaux de toute espèce. Les parties supérieures sont entourées et couvertes, comme on peut le voir, d'un air limpide qui en est en quelque sorte le tégument ; au-delà est le séjour des dieux, que nous appelons le ciel.
Là rayonnent des myriades de corps divins, le soleil, la lune, en un mot tous les astres ; et ces nobles et brillants flambeaux, le ciel les entraîne avec lui dans le mouvement de rotation par lequel il nous dispense et les jours et les nuits ; chœur perpétuel de constellations, qui chemine sans devoir jamais s'arrêter dans la série des âges ! Mais quoique le ciel entier roule ainsi comme une sphère, il fallait pourtant qu'il fût tenu par des pivots ; et un mécanisme divin en a effectivement assujetti deux points opposés, comme l'ouvrier avec des pinces tourne et retourne la pièce qu'il veut arrondir : c'est ce que nous nommons les pôles. De chacun d'eux comme centre part une ligne droite, dite axe, qui divise et détermine les mondes, par cela même qu'elle place le globe terrestre dans le milieu.
Ces points verticaux, que nous avons dit être immobiles, sont placés de telle sorte, que l'un apparaît au dessus de nos têtes du côté du nord : c'est celui qui s'appelle septentrional ; l'autre, qui est le pôle antarctique, est comme enfoui dans la terre et noyé en quelque sorte au milieu des vapeurs humides du midi qui l'amollissent. Le ciel lui-même, les étoiles qui naissent au ciel, et tout le système des astres, s'appellent éther : non pas, comme quelques uns le pensent, parce qu'il est allumé et en feu, mais parce qu'il obéit toujours à une rotation très rapide. Loin de se ranger dans les quatre éléments connus de tous, l'éther en est entièrement distinct ; et si son nombre le met le cinquième, par son rang il est le premier : car son essence est divine et inaltérable.
Chapitre 2 : L'astrologie et les planètes
La multitude innombrable des astres roule avec la partie mobile de l'univers qu'entoure de son cercle le zodiaque aux obliques contours et aux douze signes étincelants ; une autre partie se compose d'étoiles errantes qui n'ont pas le mouvement des premiers astres : entièrement distinctes et différentes entre elles, elles sont attachées à différents globes, et n'observent pour ainsi dire qu'un ordre désordonné. En-deçà comme au-delà sont encore d'autres constellations qui en raison de cette même nature sont crues n'être sujettes à aucune erreur : brillantes conductrices de mille autres clartés, elles entretiennent à la voûte si pure des cieux comme un brillant diadème de douce et sainte lumière.
Sept étoiles, signalées chacune par le nom d'une divinité, sont fixées à autant de globes, et sont placées graduellement les unes au-dessus des autres, de telle façon que la plus élevée soit plus puissante que son inférieure. Unies réciproquement par des attractions mutuelles, elles se rattachent encore à l'ensemble de ces mondes, où rien, comme on dit, ne marche à l'aventure. Ici est le globe de Phénon, que nous appelons Saturne ; après lui, en deuxième, le globe de Phaéthon, que nous nommons Jupiter ; en troisième lieu Pyroéis, dit par beaucoup d'astronomes étoile d'Hercule, par un plus grand nombre étoile de Mars. Après lui vient Stilbon, à qui quelques uns ont donné le nom d'Apollon, les autres celui de Mercure. Lucifer, le cinquième, est connu comme étoile de Junon ou encore de Vénus. Ensuite c'est le globe du Soleil, et en dernier lieu la Lune : celle-ci détermine l'horizon des espaces éthérées, entretient en quelque sorte les étoiles des feux divins et immortels, et par suite d'emprunts périodiques et toujours égaux elle s'efface et se reproduit tour-à-tour.
Chapitre 3 : L'espace
Après ces parties qui sont bornées par les saintes limites de l'éther, espaces dont nous avons indiqué les mesures et l'équilibre, il en est encore d'autres essentiellement immuables et mortelles, et qui déjà sont presque terrestres. Les premières limites de ces espaces sont occupées par une substance délicate et par de la vapeur ; attendu qu'elles sont en contact avec l'influence ignée de l'éther qu'elles avoisinent, autant qu'il peut y avoir influence exercée du plus grand sur le plus petit, d'un principe très actif sur une substance plus inerte.
Mais du côté qui se rapproche le plus de la course ardente du soleil, certaines flammes semblent se montrer à nos yeux : ce sont des météores rapides, lumineux, étincelants, que les Grecs appellent Comètes, Docides et Bothynes ; fréquemment nous les voyons glisser et disparaître : ils s'allument facilement, et s'éteignent plus facilement encore. Vient ensuite l'air inférieur, dont la substance est plus épaisse et qui contient un principe de froid glacial. Toutefois sa partie supérieure, grâce au voisinage d'une atmosphère plus lumineuse et plus chaude, reste constamment brillante et se revêt parfois d'une clarté des plus pures. Là bien souvent les aspects changent et se convertissent, attendu que cette atmosphère est essentiellement corruptible : ce sont des nuages qui se grossissent, des souffles contraires qui se disputent l'espace, des orages violents qui éclatent, des neiges même et des frimas qui se hérissent, une grêle rapide qui se précipite et frappe les airs ; ce sont les vents, les tourbillons, les trombes qui conspirent pour provoquer les tempêtes ; ce sont les carreaux de la foudre et les feux célestes lancés par l'Éternel.
Chapitre 4 : La Terre
L'air lui-même est en contact avec la terre, et celle-ci contient dans son sein la vaste étendue des mers. La terre est peuplée d'êtres vivants ; de verdoyantes forêts la recouvrent, des sources toujours vives la rafraîchissent ; sillonnée par des courants plus vastes encore d'une onde fraîche, elle les voit tantôt borner leur course dans l'enceinte même qui les porte, tantôt se précipiter dans l'abîme des mers. Ce n'est pas tout : le coloris varié de mille fleurs, de hautes montagnes, de vastes plaines, des bois épais y répandent la variété ; ses rivages sinueux se replient sur eux-mêmes ; elle est parsemée d'îles ; elle est comme rayonnante de villages et de villes, que les hommes industrieux ont su construire en réunissant leur communs efforts. Je n'ignore pas que la plupart des auteurs qui ont traité cette matière ont divisé le globe terrestre en îles et en continents ; mais ils ne considèrent pas que cette immensité terrestre est enveloppée de tous côtés par la mer Atlantique, et qu'avec toutes ses îles elle forme à elle seule une grande île. En effet, une foule d'autres terres, soit aussi grandes que notre continent, soit plus petites, sont entourées par l'Océan ; et cependant elles sont tout naturellement inconnues, puisque nous ne pouvons pas même parcourir dans son entier le territoire dont nous sommes les habitants. De même que les flots nous séparent des îles qui sont dans nos mers, de même celles-là dans l'Océan universel sont séparées de nous par de plus vastes étendues d'eau.
Chapitre 5 : Les éléments
Les liens mutuels qui associent les éléments entre eux tiennent à des affinités savamment combinées ; telle en est la symétrie, qu'aux principes plus lourds s'unissent pourtant les plus légers. L'eau est contenue dans la terre ; et l'eau, comme d'autres le pensent, porte la terre. L'air naît de l'eau ; le feu est produit par l'air épaissi. L'éther à son tour et les feux dont il brille sont allumés par le dieu immortel en qui toute vie réside. Alimentées par ce feu divin, des myriades de flambeaux étincellent à la voûte qui recouvre le monde entier. Conséquemment les séjours supérieurs sont ceux des divinités supérieures ; les séjours d'en bas sont abandonnés aux autres espèces de créatures terrestres ; c'est là que serpentent, s'élancent, jaillissent les fleuves, les sources et les mers, qui ont dans le sein même de la terre leurs courants, leurs lacs, leurs origines. Parlons des îles qui sont dans notre mer : les premières sont la Sicile, l'Eubée, Chypre, la Sardaigne, la Crète, les îles du Péloponnèse, et Lesbos. D'autres moins importantes sont comme de petits points semés sur les vastes nappes des mers azurées ; d'autres, appelées Cyclades, sont baignées par des flots plus nombreux.
Chapitre 6 : Les mers et océans
Les mers bornent les contours de notre univers. La mer Occidentale (Atlantique), resserrée d'abord dans d'étroits passages, forme des golfes de peu d'étendue ; puis encore refoulée aux colonnes d'Hercule, elle se déploie sur une immense latitude. Souvent des terres qui se rapprochent la compriment comme dans un défilé ; et ces terres s'écartant ensuite, tandis qu'elle reprend ses dimensions. Ainsi donc, si en naviguant on prend pour point d'arrivée les colonnes d'Hercule, on a [...] plusieurs grandes mers, dont l'une est dite mer des Gaules, l'autre mer d'Afrique ; une troisième est la mer Adriatique. D'autres s'y joignent : la mer de Sicile, puis celle de Crète, et, sans que des limites précises les séparent, celle de Pamphylie (Asie Mineure), celle de Lycie, celle d’Égypte. Auparavant, sont la mer Égée et celle de Myrtos (Ionienne).
Dans le voisinage de celle-ci est le Pont (Mer Noire), vaste golfe formé par notre mer. A l'extrémité la plus reculée de ce golfe se trouvent le Palus-Méotide (Scythie), formé par le détroit de l'Hellespont et précédé de ce qu'on appelle la Propontide. A l'est est l'Océan, qui produit le golfe Persique et celui des Indes.
A la suite de ceux-ci se développe le littoral de la mer Rouge, laquelle par une sorte d'étroits et longs canaux va se jeter dans la mer d'Hyrcanie. Au-delà s'étendent, à ce que l'on suppose, des mers d'une profondeur incommensurable. En continuant toujours de l'est à l'ouest, on trouve successivement la mer Scythique, la mer d'Hibérie, et de nouveau la mer par laquelle l'Océan, développé depuis le golfe de Gaule jusqu'aux colonnes de Gadès, forme la limite de notre univers.
Chapitre 7 : Les îles et les continents
Dans l'autre partie du globe sont semés des groupes d'îles considérables, les deux Bretagnes, Albion (Grande-Bretagne) et l'Hibernie (Irlande), plus considérables que celles que nous avons nommées plus haut. Nous parlons des îles situées sur les frontières des Celtes : car au-delà des Indes il en existe de non moins grandes, Taprobane (Lanka) et Phébol (Madagascar). Indépendamment des unes et des autres, il en existe un nombre considérable qui, semées en cercle autour de notre grande île (comme j'ai appelé l'univers), l'embellissent de leurs agréments, et l'enlacent en quelque sorte d'une perpétuelle guirlande. La terre que nous habitons a quarante mille stades de largeur (7 400 km), et soixante-dix mille de longueur (13 000 km).
Dans la division du globe, nous avons compris l'Asie, l'Europe et l'Afrique, d'accord en cela avec la pluralité des géographes modernes. L'Europe est bornée par les colonnes d'Hercule, la mer du Pont, la mer d'Hyrcanie (Caspienne) et le fleuve Tanaïs (Don). L'Asie, bornée de ce côté par les mêmes limites, s'étend jusqu'au détroit qui sépare le golfe Arabique et la mer Intérieure. Elle est ainsi enveloppée par l'Océan et par notre mer, qui en fait partie. D'autres géographes adoptent une autre division : ils placent l'Asie depuis la source du Tanaïs (Don) jusqu'aux embouchures du Nil ; ils font commencer l'Afrique à l'isthme de la mer Rouge ou aux sources mêmes du Nil, et prétendent qu'elle se termine au détroit de Gadès (Cadix). Quelques-uns placent l'Égypte en Asie ; la majorité en fait une partie de l'Afrique. Enfin, quant aux îles, il en est qui les réunissent avec les pays qu'elles avoisinent, et d'autres qui croient devoir les comprendre dans une catégorie séparée.
Chapitre 8 : Les exhalaisons subtiles et la sérénité
Passons aux phénomènes terrestres. Les naturalistes disent qu'il existe deux sortes d'exhalaisons subtiles, presque continuelles, à peine apparentes, et qui tendent aux régions supérieures. Du sein de la terre s'élèvent des masses de brouillards formées par l'émanation des fleuves et des sources et plus épaisses le matin que dans le reste du jour. De ces exhalaisons, l'une est sèche et ressemble à de la fumée : c'est celle qui jaillit des crevasses du sol ; l'autre est humide, tiède, et elle est attirée du sein des eaux par son affinité avec l'atmosphère supérieure.
C'est de cette dernière exhalaison que sont engendrés les brouillards, les rosées, les frimas, les orages, les pluies, la neige et la grêle ; de la précédente, que nous avons dit être sèche, naissent les vents, les courants d'air, les flammes, la foudre, et une foule d'autres traits enflammés de différentes espèces. Les brouillards sont formés, ou par l'apparition de petites nues amoncelées, ou par leurs restes. C'est une exhalaison vaporeuse, exempte de toute humidité, plus épaisse que l'air, plus subtile que la nue, qui se dissipe devant la sérénité ; et la sérénité n'est autre chose qu'un air dégagé de tout mélange et parfaitement pur. La rosée est une vapeur humide formée la nuit, que la sérénité de l'air condense en petites gouttelettes.
Extrait de Du monde, d'Apulée. Traduction française de V. Bétolaud, dans Œuvres complètes d'Apulée, tome II, Garnier, Paris, 1836.