22 Décembre 2021
Apulée, L’Âne d’or ou les Métamorphoses
Traduction par sous la direction de Désiré Nisard. Firmin Didot, 1865
LIVRE QUATRIÈME
(IV, 1, 1) Il était près de midi, et le soleil devenait très ardent. Nous fîmes halte dans un hameau, chez de vieilles gens de la connaissance des voleurs, et apparemment de leurs amis. (2) C’est ce que j’augurai d’abord, tout âne que j’étais, de leurs longs pourparlers et de leurs embrassades. (3) En effet, on prit sur mon dos divers objets qu’on leur offrit ; et, autant que je pus comprendre, on leur disait tout bas que c’était pour leur part. (4) On nous décharge ensuite tout à fait, pour nous laisser paître en liberté dans un pré voisin. Mais je faussai compagnie à l’autre âne et à mon cheval durant leur repas : un dîner de foin n’était pas encore de mon goût. (5) Cependant, comme je mourais de faim, j’entrai sans façon dans un petit jardin que j’aperçus derrière l’écurie : j’y trouvai pour tout ordinaire des légumes crus, dont je ne laissai pas de m’emplir le ventre. Ce repas fait, je me mets à chercher des yeux de tous côtés, tout en invoquant les dieux, si dans les jardins contigus il ne se montrerait pas quelque part un beau rosier fleuri car, le remède trouvé, (6) j’espérais, grâce à la solitude et avec le secours de quelque buisson, pouvoir quitter incognito mon humble figure de quadrupède, et me redresser sous la forme humaine.
(IV, 2, 1) Tandis que je me perdais dans un océan de réflexions, je crus voir à quelque distance un vallon boisé, formant un épais ombrage. De loin, mes yeux étaient réjouis d’une délicieuse verdure, émaillée de mille fleurs, parmi lesquelles tranchait vivement l’incarnat de la rose. (2) Mon imagination n’était pas encore abrutie : aussi se peignit-elle soudain le bocage favori de Vénus et des Grâces, et, sous son mystérieux feuillage, la fleur consacrait à la déesse s’épanouissant dans tout son éclat royal. (3) Invoquant donc le dieu du Succès, je pars au galop, avec la vitesse, non plus d’un âne, mais d’un cheval de course lancé à fond de train. (4) Vain effort ! rien ne servait contre ma mauvaise fortune. (5) J’approche ; adieu les roses ! adieu ces tendres et délicates fleurs, arrosées de nectar et d’ambroisie ! adieu le divin buisson et ses mystiques épines ! adieu même le vallon ! (6) Je ne vois plus que l’encaissement d’une petite rivière, bordée d’une rangée d’arbres touffus, (7) de ces arbres à feuilles oblongues, imitant celles du laurier, et dont la fleur au calice allongé, d’un rouge pâle, (8) et complètement inodore, n’en a pas moins usurpé dans le rustique vocabulaire le nom de laurier-rose. C’est pour tout animal une nourriture mortelle.
(IV, 3, 1) Mais, dans cette fatale conjoncture, décidé à mourir, je persistais à vouloir manger de ces roses vénéneuses, (2) et j’en approchais, sans trop d’empressement toutefois, lorsqu’un jeune garçon, apparemment le jardinier de l’enclos où j’avais fait un si grand ravage de légumes, accourut, (3) exaspéré de ce dégât, un long bâton à la main. Le drôle me roua de coups, et m’aurait laissé sur la place, si je ne me fusse moi-même secouru fort à propos. (4) Je levai soudain la croupe, et, lui détachant force ruades, je le jetai en assez mauvais état contre l’escarpement de la berge. Puis je pris ma course aussitôt. (5) Mais une femme (la sienne sans doute), qui d’en haut l’avait vu terrassé et sans mouvement, s’élance vers lui avec des hurlements lamentables, et implorant à grands cris, pour elle, une pitié que la gaillarde voulait tourner à mon détriment. (6) Ses doléances, en effet, mirent sur pied toute la population du village. Voilà qu’on appelle les chiens ; et chacun d’exciter leur rage à me mettre en pièces. (7) Cette fois, je me crus à ma dernière heure : voir une bande de chiens, et quels chiens ! (tous de force à combattre des lions et des ours !) déchaînés ensemble contre moi ! (8) Je prends mon parti. Je cesse de fuir, et, revenant sur mes pas, je regagne au plus vite l’écurie où nous étions d’abord entrés. (9) Les paysans, après avoir arrêté leurs chiens à grand-peine, me saisissent, et m’attachent avec une forte courroie à un anneau scellé dans le mur ; et puis, on recommence à me battre. Infailliblement, j’allais être assommé, (10) quand mes intestins, contractés par la douleur des coups et déjà torturés par l’indigeste amas de légumes crus dont je les avais bourrés, tout à coup se dilatent et font explosion, lançant une certaine matière dont les éclaboussures atteignent les uns, et dont l’odeur, en dispersant les autres, dégage mon dos à moitié moulu.
(IV, 4, 1) Il était midi passé, et le soleil déclinait déjà. Les voleurs nous rechargent à la hâte, en augmentant beaucoup mon fardeau, et nous font quitter l’écurie. (2) Après une traite assez longue, je me sentis épuisé de fatigue. J’étais écrasé sous le faix, et tout rompu des coups de bâton que j’avais reçus ; la corne de mes pieds était usée ; je boitais et trébuchais à chaque pas. (3) Me trouvant au bord d’un ruisseau qui serpentait paisiblement, il me vint une idée que je crus heureuse. Je voulais, fléchissant adroitement les genoux, me laisser aller à terre, (4) et n’en plus bouger en dépit de tous les coups du monde, dût-on m’écharper, dût-on me couper par morceaux. (5) Invalide comme j’étais, et tout près de rendre l’âme, c’était bien le moins que j’obtinsse mon congé. Infailliblement, me disais-je, les voleurs, impatientés du retard et contraints de précipiter leur fuite, vont répartir ma charge entre mes deux compagnons d’infortune, et m’abandonner pour toute vengeance à la pâture des loups et des vautours.
(IV, 5, 1) Mais un coup du sort vint déranger cette belle combinaison. L’autre âne, comme s’il eût deviné ma pensée, prit l’avance sur moi : le voilà, simulant un excès de lassitude, qui se jette à bas avec tout son bagage, (2) et reste par terre étendu comme mort. Coups de bâton, coups d’aiguillon, rien n’y faisait. On le tiraille en tous sens, par la queue, par les jambes, par les oreilles, pour tâcher de le remettre sur pied : aucun signe de vie. (3) Voyant enfin qu’ils perdaient leur temps, les voleurs, après s’être consultés entre eux, décident qu’il n’y a pas à s’inquiéter davantage d’un âne qui est mort, s’il n’est de pierre. (4) Sa charge est aussitôt partagée entre le cheval et moi. Cela fait, ils lui tranchent les jarrets à coups d’épée, et , le tirant du chemin, le font, respirant encore, rouler du haut en bas dans un précipice voisin. (5) Le sort de mon infortuné compagnon me donna à réfléchir. Je me promis bien de renoncer à toute manoeuvre frauduleuse, et de me conduire avec mes maîtres en âne de probité. (6) J’avais d’ailleurs compris, par leurs discours, que nous ne tarderions pas à faire halte définitive, et que leur habitation n’était pas loin. (7) Nous y arrivâmes en effet, après avoir franchi une côte assez douce. On nous débarrassa de tous nos paquets pour les serrer ; et, libre enfin de tout fardeau, je me roulai dans la poussière en guise de bain, pour me délasser.
(IV, 6, 1) C’est ici le lieu de faire la description du séjour ou plutôt de la caverne qu’habitaient les voleurs. (2) Belle occasion d’ailleurs de glisser un échantillon de mon savoir-faire, et de mettre mes lecteurs en état de juger si mon esprit et mon goût sont d’un âne, aussi bien que ma figure.
Imaginez un mont de l’aspect le plus sauvage, à la crête hérissée d’une sombre forêt, et s’élevant à une hauteur prodigieuse. (3) Supposez au bas de ses pentes une ceinture impénétrable de rocs escarpés, qui, renforcés d’une tranchée continue de ravins profonds, et coupés de buissons épineux, forment une double ligne de défense naturelle. (4) Que du sommet jaillisse une source abondante, dont l’onde vomie à gros bouillons se déverse d’abord en une suite de cascades argentées, puis se divise en une multitude de petits ruisseaux qui finissent par se recueillir dans les ravins, où leur masse réunie présente l’aspect d’un lac circulaire, ou vaste fossé d’eau stagnante. (5) Qu’en avant de la caverne, qui s’ouvre au pied de la montagne, s’élève, pour en protéger l’entrée, une tour formidable ; l’espace intermédiaire, fermé des deux côtés par une forte palissade de claies, offrira dans son enceinte un parc commode au bétail : le tout accessible seulement par une espèce de ruelle resserrée entre deux môles, droits comme des murs de maçonnerie. (6) Voilà, direz-vous, sur ma parole, un repaire de voleurs des mieux conditionnés. Du reste, aucune habitation dans tout le voisinage, si ce n’est une grossière cabane de roseaux, où, comme je l’ai su depuis, la sentinelle désignée par le sort se postait en observation chaque nuit.
(IV, 7, 1) Les voleurs enfilent l’étroite avenue un à un, et les bras serrés contre le corps. Arrivés devant la porte, ils nous attachent avec de fortes courroies ; puis les voilà qui apostrophent une vieille décrépite, et, à ce qui semblait, l’unique ménagère de cette bande de vauriens. (2) Allons ! hé ! carcasse de rebut, dont l’enfer ne veut pas, dont la terre ne veut plus, te moques-tu de nous de rester là les bras croisés ? Est-ce que nous n’avons pas bien gagné notre souper par tant de périls et de fatigues ? Voyons, ne vas-tu rien nous donner, (3) toi qui ne fais jour et nuit qu’engloutir notre bon vin dans ton gouffre de ventre ? (4) La vieille tout effrayée se hâte de répondre, d’une voix cassée et tremblante : Eh ! mes bons seigneurs, mes doux maîtres, tout est prêt. Excellents ragoûts cuits à point, pain à discrétion, vin à bouche que veux-tu, verres bien rincés ; et l’eau chaude est là pour votre bain, comme à l’ordinaire. (5) Là-dessus, mes gens, mettant habits bas, exposent leurs corps tout nus à la vapeur : ainsi délassés, et après s’être bien frottés d’huile, ils se disposent à faire honneur au copieux banquet.
(IV, 8, 1) À peine étaient-ils à table, qu’il vint du renfort ; c’étaient d’autres gaillards composant une troupe bien plus nombreuse, et qu’il n’était pas difficile de reconnaître pour ce qu’ils étaient ; (2) car ils arrivaient chargés de butin de toute espèce, monnaie d’or et d’argent, vaisselle plate, étoffes de soie brochées d’or, etc. (3) La cérémonie du bain se répète, et les nouveaux venus prennent place à côté de leurs camarades. Le service est fait par ceux que le sort désigne. (4) Ils se mettent tous à manger et à boire hors de toute règle, de toute mesure ; on s’empiffre de mets, on engloutit le pain, on engouffre le vin. (5) On ne cause pas, on vocifère ; on ne chante pas, on crie ; on se jette, en guise de bons mots, de grosses injures à la tête. C’est toute la scène des Centaures et des Lapithes. (6) Au milieu du tumulte, l’un d’eux, qui surpassait en force tous les autres, s’écrie soudain : Nous sommes gaillardement entrés de vive force chez Milon d’Hypate ; nous y avons bravement fait un butin considérable. Eh bien ! nous voici de retour, tous sur nos pieds ; et même, si cela vaut la peine de le dire, avec huit pieds de plus. (7) Vous autres, qui avez été travailler dans les villes de Béotie, vous nous ramenez une troupe moindre, et, qui pis est, affaiblie de son intrépide chef Lamachus. Je donnerais bien tout le butin que vous avez fait, pour qu’il fût encore là parmi nous. (8) C’est son courage qui a fait sa perte ; mais il sera célèbre entre les plus grands rois et les plus illustres capitaines. (9) Vous, vous êtes de ces discrets voleurs bons pour les filouteries domestiques, qui se glissent timidement dans les bains et dans les ménages de vieilles femmes, pour y faire leur main en tapinois.
(IV, 9, 1) Allons donc, reprend un des derniers venus, est-ce que tu ne sais pas que ce sont les grandes maisons qui nous donnent le moins de mal ? (2) Ces milliers de domestiques, éparpillés dans une vaste et opulente demeure, n’ont tous qu’une pensée, c’est de garantir chacun sa peau ; ils se soucient bien des richesses de leur maître ! (3) Tout au contraire, ces petites gens, qui vivotent dans leur coin, défendent toujours avec acharnement leur petit magot, parfois bien dodu, et toujours bien caché. On leur ôterait plutôt la vie.
(4) Une fois dans Thèbes aux sept portes, notre premier soin a été de prendre, en gens du métier, nos renseignements sur la fortune des uns et des autres. (5) Nous ne fûmes pas longtemps à savoir qu’un certain banquier, nommé Chryséros, avait chez lui des fonds considérables. Cet homme, pour se soustraire aux fonctions et aux charges publiques, mettait le plus grand soin à dissimuler sa grande fortune. (6) Il vivait seul dans sa maison, chétive retraite, mais bien fermée ; mal vêtu, mal soigné, toujours couvant ses monceaux d’or. (7) Nous convînmes d’exploiter celui-là le premier, croyant avoir bon marché d’un homme seul, et faire paisiblement main basse sur ses trésors.
(IV, 10, 1) Tout aussitôt à l’ouvrage. Nous allons, la nuit venue, faire le guet devant la porte de Chryséros. L’enlever des gonds, la crocheter, la forcer, autant de moyens auxquels nous renonçâmes. Elle était à deux battants ; le bruit aurait pu nous attirer tout le voisinage sur les bras. (2) Enfin, Lamachus, notre chef intrépide, avec cette détermination que vous lui connaissez, se hasarde à introduire sa main par le trou de la clef, essayant de faire sauter la serrure : (3) mais de tous les animaux à deux pieds le plus pervers, Chryséros, qui nous guettait et suivait tous nos mouvements, approche à pas de loup, sans le moindre bruit ; et, s’armant d’un énorme clou, fixe d’un effort soudain la main de notre chef au bois de la porte ; (4) puis le laissant à ce traître de gibet, il grimpe au toit de sa baraque, se met à crier à tue tête pour ameuter le quartier : il appelle chacun par son nom, et cherche à répandre l’alarme en disant que le feu vient de prendre à sa maison. C’est un danger auquel les voisins sympathisent ; aussi chacun d’accourir au secours.
(IV, 11, 1) Nous voilà dans l’alternative de périr tous là, ou d’abandonner un camarade. La situation était violente. Nous prîmes un parti énergique : le patient lui-même l’exigea. (2) D’un coup dirigé avec précision sur la jointure, nous séparâmes l’épaule du bras, abandonnant le tronçon. Puis, appliquant force linge sur la plaie, afin qu’aucune goutte de sang ne révélât notre trace, nous entraînons rapidement le reste de Lamachus. (3) Tout le quartier était sens dessus dessous. Le danger était pressant ; nous ne voyons de salut que dans une prompte fuite. (4) Lamachus sent qu’il ne pouvait marcher du même pas que nous, ni impunément rester en arrière. C’est alors que cette grande âme, cette héroïque vertu se montra tout entière. Il nous prie, nous conjure par le bras droit de Mars, par la foi du serment, de le délivrer tout d’un coup et de ses tortures présentes et de la captivité qui le menace. (5) Démembré du bras qui pille et qui tue, un brave voleur peut-il désirer de vivre ? Il serait trop heureux, lui, de mourir d’une main amie et de son plein gré. (6) Voyant enfin qu’il a beau supplier, que nul ne s’offre à commettre ce parricide, de la main qui lui reste il saisit son épée, et, après l’avoir baisée longtemps, se la passe résolument tout au travers du corps. (7) Nous, remplis de vénération pour cet acte de sublime énergie, nous enveloppons d’un linge ce qui nous reste de notre chef magnanime, et nous en confions le dépôt à la mer. Là repose notre Lamachus, avec un élément tout entier pour tombeau ; fin généreuse et grande comme lui.
(IV, 12, 1) Quant à notre camarade Alcime, qui avait manoeuvré plus subtilement, sa circonspection ne lui a pas mieux tourné. (2) Il était parvenu à s’introduire par effraction dans le bouge d’une vieille femme, et avait gagné l’étage supérieur sans la réveiller. Il fallait au préalable lui tordre le cou. Mais il s’amusa à nous faire passer pièce à pièce le mobilier par la fenêtre, qui était de largeur à se prêter au déménagement ; aussi l’eut-il expédié en un clin d’oeil : (3) mais ne voulant pas faire grâce même à la couchette, il fait rouler ma vieille dormeuse en bas du lit, et s’empare de la couverture pour lui faire prendre le même chemin. (4) La scélérate aussitôt se jette à ses genoux, et d’une voix suppliante : Eh quoi ! mon fils, vous dépouillez une misérable vieille de toutes ses pauvres nippes ; et pour qui ? pour des riches chez qui donne cette fenêtre ! (5) La coquine mentait ; mais Alcime s’y laissa prendre. Il eut peur de n’avoir travaillé qu’au profit des voisins. (6) Voulant donc assurer la direction de ce qui restait, il se penche jusqu’à mi-corps par la fenêtre, promène à l’entour son regard scrutateur, s’attachant surtout à se mettre au fait des chances de butin que peut offrir cette maison voisine dont on lui a parlé. (7) Tandis qu’il procède à cette reconnaissance avec plus d’ardeur que de précaution, la vieille gueuse le pousse à l’improviste, d’une main débile à la vérité, mais dont l’effort suffit, dans l’attitude contemplative où il restait comme suspendu, pour le précipiter du haut en bas. (8) La hauteur était effroyable ; et le malheur voulut en outre que, donnant sur une énorme pierre de taille qui se trouvait là, il se rompit les vertèbres et les côtes. Son agonie ne fut pas longue ; il n’eut que le temps de nous dire ce qui s’était passé, d’une voix qui sortait à peine. Nous lui donnâmes la même sépulture qu’à Lamachus, qui se trouva ainsi en bonne compagnie.
(IV, 13, 1) Affaiblis par cette double perte, nous dûmes renoncer à rien entreprendre sur Thèbes. Platée y touche ; nous tournâmes nos pas de ce côté. (2) On y parlait beaucoup, au moment de notre arrivée, d’un spectacle de gladiateurs qu’allait donner un citoyen nommé Démocharès, d’une illustre naissance et d’une libéralité égale à sa fortune. La splendeur de ses fêtes répondait à sa haute position. (3) En effet, il n’est talent ni éloquence qui puisse donner même une idée de ses immenses préparatifs. (4) Ses gladiateurs étaient choisis parmi les plus renommés par leur prouesse, ses chasseurs parmi les plus vifs coureurs. On y voyait des criminels voués au dernier supplice, qu’on gardait pour engraisser les bêtes féroces. (5) Une maison avait été construite de pièces de rapport, avec des tours en bois à plusieurs étages ; édifice mobile, orné de fraîches peintures, d’où l’on pouvait se donner le spectacle de la chasse. (6) Et quelle réunion d’animaux ! quelle variété d’espèces ! Démocharès aimait à se donner en grand le divertissement des condamnés livrés aux bêtes, et savait mettre à contribution même les pays les plus éloignés. (7) Mais le plus remarquable élément de ce magnifique ensemble de représentation théâtrale était une riche collection d’ours énormes, que le maître n’épargnait rien pour se procurer. (8) Il la recrutait par ses propres chasses, par des achats à grands frais, et aussi par les libéralités de ses amis, qui le comblaient à qui mieux mieux de cadeaux de cette espèce. Sa sollicitude pour ses ours avait constitué leur entretien sur la plus grande échelle.
(IV, 14, 1) Mais le sort vit d’un oeil jaloux ces apprêts splendides, et les joies que s’en promettait le public. (2) L’ennui de la captivité, les chaleurs de la canicule, la privation de mouvement, affectèrent la santé des ours ; on les vit pâtir, languir, dépérir : une maladie contagieuse se déclara, et les emporta presque jusqu’au dernier. (3) Ces grands corps mourants encombraient les places publiques, comme on voit les débris s’amonceler sur la côte après un naufrage. Et le pauvre peuple, à qui la misère ne permet pas de se montrer dégoûté en fait d’aliments, qui de tout fait ventre, surtout quand il n’en coûte rien, affluait de tous côtés à cette curée de carrefour. (4) Nous bâtimes là-dessus, moi et ce bon sujet de Babulus, l’ingénieuse conception que voici. (5) Au nombre des morts se trouvait un ours qui surpassait en grosseur tous les autres. Nous l’emportâmes au lieu de notre retraite, comme pour en faire nos repas. (6) Là nous enlevons artistement la peau de dessus la chair, en ayant bien soin de conserver les griffes, et même en laissant le mufle intact depuis sa jonction avec le cou. Toute cette peau fut soigneusement raclée à l’intérieur, saupoudrée de cendre passée au tamis, et ensuite étendue au soleil pour sécher. (7) Nous, pendant que cette dessiccation s’opérait au feu céleste, nous faisions bravement bombance avec la viande de l’animal. Après quoi, on ouvrit la campagne par le serment dont voici la teneur : (8) L’un de nous, non pas tant le plus robuste que le plus déterminé, allait, de son gré bien entendu, s’enfermer dans cette peau et contrefaire l’ours. On le porterait dans cet équipage chez Démocharès, et, à la faveur de la nuit, il nous procurerait l’entrée de la maison.
(IV, 15, 1) Le rôle était assez neuf pour trouver plus d’un amateur dans les braves de notre troupe. Thrasyléon fut désigné à la pluralité des voix, et accepta le chanceux travestissement. Le voilà donc s’affublant gaiement de cette peau, que la préparation avait rendue souple et maniable. (2) On en rejoint ensuite les deux bords par une couture à points serrés, dont la trace, déjà presque imperceptible, se dérobe tout à fait sous les poils rabattus de l’épaisse fourrure. (3) La tête de Thrasyléon se loge, en forçant un peu, immédiatement au-dessous de l’ouverture de la gueule, à l’endroit où le cou de la bête avait été coupé. On lui perce de petits trous vis-à-vis les yeux et le nez, pour qu’il puisse y voir et respirer. Enfin nous nous procurons une cage à bas prix, et notre intrépide camarade prélude à son rôle d’ours, en s’y fourrant résolument à quatre pattes. (4) Notre stratagème ainsi préparé, voici comment nous nous y primes pour en assurer le succès.
(IV, 16, 1) Nous avions déterré le nom d’un certain Nicanor, Thrace de nation, avec qui Démocharès était, disait-on, en relation intime. Nous fabriquâmes pour ce dernier une lettre où son excellent ami Nicanor lui offrait les prémices de sa chasse, pour contribuer à l’ornement de ses jeux. (2) Et quand la soirée nous parut assez avancée, nous profitâmes de son ombre pour présenter à Démocharès notre Thrasyléon dans sa cage, avec l’épître de notre façon. (3) Notre homme se montra aussi émerveillé de la taille de la bête que ravi du présent dont on le gratifiait si à propos. Il nous fait sur-le-champ compter dix pièces d’or. C’était le fond de sa bourse en ce moment. (4) Tout ce qui est nouveau attire la foule. Notre ours eut bientôt un cercle d’admirateurs. Mais, par d’adroites démonstrations de férocité, il avait soin de tenir les curieux à distance. (5) On ne s’entretenait dans la ville que de l’heureuse étoile de Démocharès, que cette bonne aubaine dédommageait du désastre de sa ménagerie, et mettait en mesure de faire face à tout. Mais voici Démocharès qui tout à coup donne l’ordre d’emmener l’ours dans une de ses terres, en recommandant le plus grand soin dans le transport.
(IV, 17, 1) Il n’y avait pas à barguigner. Seigneur, lui dis-je bien vite, cette bête est déjà fatiguée de la chaleur et du long voyage qu’elle vient de faire ; je ne tous conseille pas de la mettre en contact avec les autres ours, qui sont assez mal portants, dit-on. (2) Que ne lui assignez-vous ici quelque emplacement assez vaste, bien aéré, dans le voisinage des bois et de l’eau, s’il est possible ? (3) Ces animaux, vous le savez, hantent de préférence les fourrés et les cavernes humides. Il leur faut l’air frais des collines et des eaux pures. (4) Démocharès eut peur, il récapitula ses pertes, fut docile à l’avis, et nous permit de placer la cage à notre guise. (5) Disposez de nous tous, ajoutai-je, pour passer la nuit devant la cage. L’animal a souffert de la chaleur et de la contrainte ; avec nous qui connaissons ses besoins, il aurait plus sûrement sa nourriture à propos, et à boire à ses heures. (6) Il est inutile que vous preniez cette peine, répondit Démocharès ; les gens de cette maison sont tous rompus au service des ours.
(IV, 18, 1) Là-dessus nous nous inclinons, et nous voilà partis. Nous sortîmes des portes de la ville, et, assez loin de la route, nous aperçûmes un cimetière dans une position reculée et hors de vue. (2) Il s’y trouvait quantité de cercueils minés par le temps, et dont la décrépitude laissait presque à découvert des ossements qui n’étaient déjà plus que cendre et poussière. Nous en ouvrîmes au hasard quelques-uns, que nous destinâmes à receler notre futur butin. (3) Là, nous attendîmes, suivant la règle, le bon moment de la nuit, l’heure où il n’y a pas de lune, et où chacun dort du premier somme, d’ordinaire si fort et si profond. Notre troupe, l’arme au poing, fait déjà faction à la porte de Démocharès. Nul ne manque à l’appel du pillage. (4) De son côté, Thrasyléon, non moins vigilant, sort à point de sa cage, poignarde l’un après l’autre ses gardiens à moitié assoupis, dépêche également le portier, (5) s’empare de la clef et ouvre les deux battants. On n’eut garde de s’amuser à la porte ; nous voilà dans la maison. Il nous montre un grenier où son oeil observateur avait dans la soirée surpris le dépôt d’un trésor considérable. (6) En un instant la porte est enfoncée par nos efforts réunis. J’ordonne à nos compagnons de prendre chacun toute sa charge d’or ou d’argent, d’aller promptement le cacher dans la demeure des morts, de revenir à toutes jambes, et de recommencer. (7) Moi, pendant ce temps, je devais rester seul devant la porte, et faire bonne garde dans l’intérêt commun. D’ailleurs l’apparition d’un ours se promenant en long et en large me semblait un merveilleux épouvantail pour tenir en respect ceux qui viendraient à se réveiller. (8) Il n’y a courage ni intrépidité qui tienne à pareille rencontre, la nuit surtout : chacun devait prendre la fuite, et se blottir tout tremblant derrière de bons verrous.
(IV, 19, 1) Jamais mesures ne furent mieux prises. Un contretemps fit tout échouer : tandis que, l’oreille au guet, j’épiais le retour de mes camarades, le sort voulut qu’un page se réveillât au bruit. Le petit drôle, arrivant en tapinois, (2) aperçoit la bête qui allait et venait du haut en bas tout à son aise. Vite, sans souffler, il revient sur ses pas et fait part à chacun de ce qu’il a vu. (3) La maison avait un nombreux domestique. Voilà tout le monde sur pied : torches, lanternes, flambeaux avec chandelle ou bougie, etc., chassent à l’instant les ténèbres. (4) Chacun s’est armé de bâtons, de lances, d’épées nues. Tous les passages sont gardés. (5) On détache la meute aux grandes oreilles, au poil hérissé ; on la lance contre la bête.
(IV, 20, 1) Au milieu du vacarme qui croissait de moment en moment, je jugeai à propos de faire retraite. Mais, caché derrière la porte, je voyais parfaitement Thrasyléon faisant tête aux chiens de la meilleure contenance possible. (2) Réduit aux abois, il continuait, déjà sous la dent de Cerbère, à se montrer digne de lui, de nous, de son antique prouesse, (3) soutenant jusqu’à la mort le rôle dont il s’était volontairement chargé. Thrasyléon tantôt fuyait, tantôt faisait face à l’ennemi. Il fit si bien à force de ruse et d’agilité, qu’il parvint à gagner la porte. Il était libre enfin ; mais la retraite lui fut coupée. (4) Voilà que tous les chiens du quartier, débouchant du premier coin de rue, viennent, aussi nombreux qu’acharnés, apporter du renfort à la meute. (5) L’affreux, le cruel spectacle que j’eus alors ! le pauvre Thrasyléon assailli de tous côtés par cette bande enragée, qui le déchirait à belles dents ! (6) Mon cœur en était navré. À la fin, je n’y pus tenir ; je me mêlai aux groupes environnants ; (7) et, m’adressant aux principaux piqueurs de cette chasse, seul moyen que j’eusse d’intervenir, sans me compromettre, en faveur de notre brave camarade : Quel meurtre ! m’écriai-je ; sacrifier ce bel animal ! une bête de si grand prix !
(IV, 21, 1) Mais l’infortuné ne gagna rien à toute mon éloquence. Un grand et vigoureux gaillard sort en courant de la maison, et, sans balancer, lui enfonce un épieu au milieu de son poitrail d’ours. Un autre en fait autant, et bientôt, tous revenus de leur frayeur, le chargent à l’envi à grands coups d’épée. (2) Thrasyléon, honneur de la troupe, ils ont pu t’ôter la vie, cette vie qui devait être immortelle, mais non triompher de ta constance, mais non t’arracher un cri, ou même un hurlement, qui trahit la foi jurée ! (3) Déchiré par les dents, mutilé par le fer, tu n’as pas un instant démenti ton rôle ; c’était bien toujours le grognement, le frémissement de l’ours aux abois. Ton dévouement te coûte l’existence mais, en dépit du sort, la gloire te reste. (4) Cependant il avait jeté tant d’effroi, tant de terreur dans toute cette foule, que jusqu’au grand jour, et même longtemps après, personne n’avait osé toucher, même du bout du doigt, le monstre étendu sans vie. (5) Enfin après mainte hésitation, un boucher, plus hardi que le reste, ouvrit le ventre de la bête, et le corps de l’héroïque brigand parut alors sous cette dépouille. (6) Voilà comment Thrasyléon est perdu pour ses amis ; mais son souvenir est impérissable. Quant à nous, après avoir réuni tous nos ballots, dont les excellents morts se montrèrent fidèles dépositaires, nous quittâmes lestement le territoire de Platée, non sans faire plus d’une fois réflexion qu’il était tout simple qu’on ne trouvât plus la bonne foi dans le commerce de la vie, puisqu’en haine de la perversité des vivants, elle s’était réfugiée chez les morts. (7) En résumé, nous arrivons bien fatigués d’avoir porté lourd et marché ferme. Trois de nous manquent à l’appel, et voilà notre butin.
(IV, 22, 1) Ce récit terminé, ils prennent des coupes d’or, et font des libations de vin pur à la mémoire de leurs défunts camarades. On entonne ensuite des hymnes en l’honneur du dieu Mars, puis on prend quelque repos. (2) Quant à nous, la vieille nous apporta de l’orge nouvelle, à discrétion et sans la mesurer. Mon cheval ne s’était jamais trouvé à pareille fête ; c’était pour lui un vrai repas de Saliens. (3) Notez que je lui en laissai ma part. Je suis assez amateur d’orge ; mais il me la faut bien pilée, et cuite en mijotant dans le bouillon. (5) Or, en furetant de coin en coin, je finis par trouver celui où l’on déposait le pain de reste du souper. Aussitôt je me mis à jouer vaillamment des mâchoires. Depuis le temps que je jeûnais, mon gosier avait bien pu se tapisser de toiles d’araignée.
(IV, 22, 6) La nuit s’avançant, les voleurs se réveillent, et décampent diversement accoutrés : les uns armés, les autres déguisés en spectres. Bientôt toute la bande fut loin. Je continuais cependant à manger fort et ferme, en dépit de l’envie de dormir qui commençait à me gagner. Au temps où j’étais Lucius, un pain ou deux suffisaient à mon appétit, mais depuis il m’était survenu un ventre d’une bien autre ampleur à remplir ; et je ruminais déjà sur la troisième corbeille, quand, à ma honte, le grand jour me surprit dans cette occupation.
(IV, 23, 1) Pour ne pas déroger à la sobriété proverbiale de l’espèce, je fis alors une pause à mon grand regret, et j’allai me désaltérer dans un ruisseau voisin. Les voleurs ne tardèrent pas à revenir, l’air inquiet et troublé, (2) ne rapportant aucun butin, pas la moindre harde. Mais ils retournaient en masse, tous l’épée au poing, et conduisant avec assez d’égards (3) une jeune fille de haute condition, à en juger par les dehors, et telle qu’un âne de ma sorte ne pouvait la voir impunément, je vous assure. L’infortunée était au désespoir ; elle s’arrachait les cheveux et déchirait ses vêtements. (4) Une fois dans la caverne, les voleurs essayaient à leur manière de lui calmer l’esprit. Votre vie et votre honneur, disaient-ils, sont ici en toute sûreté. Un peu de patience ; laissez-nous seulement tirer notre épingle du jeu. C’est la misère qui nous a réduits au métier que nous faisons. (5) Vos parents roulent sur l’or, et, bien que durs à la desserre, ils n’iront pas se faire tirer l’oreille pour mettre à leur sang une rançon convenable.
(IV, 24, 1) Ils avaient beau dire, la jeune fille ne s’en désolait pas moins : elle laissa tomber sa tête sur ses genoux, et se prit à pleurer plus amèrement que jamais. (2) Les voleurs alors appellent la vieille, lui ordonnent de s’asseoir auprès de la prisonnière, et de faire de son mieux pour l’endoctriner : (3) mais quoi que celle-ci pût dire, les pleurs ne laissaient pas d’aller leur train ; ils redoublaient même. (4) Malheureuse que je suis ! s’écriait-elle ; moi, née d’un tel sang ! si magnifiquement alliée ! entourée de serviteurs si dévoués ! si chérie des vénérables auteurs de mes jours ! me voir indignement ravie, réduite au pire des esclavages, emprisonnée comme la dernière des créatures sous cet horrible rocher ! (5) Où sont toutes ces délices pour lesquelles je suis née, au sein desquelles on m’a nourrie ? Ah ! quand on me laisserait la vie, s’il faut la passer dans ce repaire de carnage, au milieu de cette horde d’effroyables brigands, d’atroces meurtriers, comment ne pas verser des larmes de sang ? comment supporter l’existence ? (6) Ces lamentations durèrent quelque temps. Enfin, accablée par sa douleur, épuisée par ses cris et comme brisée dans tous ses membres, elle laisse tomber ses paupières appesanties, et s’endort un moment.
(IV, 25, 1) Ce ne fut pas pour longtemps : à peine assoupie, elle se réveille en sursaut, et, dans un transport frénétique, se livre à un paroxysme de douleur encore plus violent. Elle se meurtrissait la poitrine et n’épargnait pas son charmant visage. (2) Et comme la vieille s’enquérait avec instance de ce qui ramenait ces signes de désespoir : (3) Ah ! dit-elle avec un profond gémissement, je suis perdue, perdue sans ressource ! Adieu toute espérance. Il ne me reste plus qu’à me pendre, à me percer le sein, ou à me jeter dans un précipice. (4) La vieille alors prit de l’humeur. Elle lui dit, en fronçant le sourcil : Que signifie, dites-moi, ce débordement de chagrin, après avoir dormi d’un si bon somme ? (5) Auriez-vous dessein, la belle, de frauder ces braves gens du prix de votre rançon ? (6) Continuez, et vous aurez affaire à moi, et toutes vos larmes ne vous empêcheront pas de griller toute vive. Ce genre de musique, voyez-vous, ne réussit guère ici.
(IV, 26, 1) La menace effraya la pauvre fille ; elle couvrit de baisers la main de la vieille : Grâce ! ma mère, lui dit-elle ; je suis si malheureuse ! (2) Non, l’âge qui vous a mûri n’a pas, sous vos vénérables cheveux blancs, éteint toute compassion dans votre coeur. Laissez-moi dérouler devant vous le tableau de mon infortune.
(3) J’étais fiancée à un beau jeune homme distingué entre tous ceux de son âge, et que la cité avait tout d’une voix adopté comme son fils. Il était mon cousin, et comptait à peine trois ans de plus que moi. (4) Nourris des mêmes soins, nous avions grandi l’un près de l’autre sous le même toit, dans la même chambre, partageant le même lit. Plus tard, unis des saints noeuds de l’affection la plus tendre, (5) nous nous étions mutuellement engagé notre foi par une promesse de mariage. Déjà le titre de mon époux lui était conféré par l’aveu de ma famille et par les actes publics. Entouré d’un nombreux cortège de parents et d’alliés, il préludait à notre union, en offrant dans tous les temples des sacrifices aux dieux. Notre maison, tapissée de laurier, resplendissait des feux, résonnait des chants d’hyménée. (6) Ma pauvre mère, tenant sa fille sur ses genoux, ajustait ma parure nuptiale, couvrait mon front de baisers, et déjà, au gré de ses voeux ardents, se voyait renaître en espoir dans une postérité nombreuse ; (7) quand l’irruption soudaine d’une troupe de gens armés tout à coup fait briller à nos yeux des épées nues, et effraye toute la maison par les démonstrations les plus menaçantes. Ils s’abstiennent toutefois de tuer ou de piller ; mais, formés en colonnes serrées, ils se précipitent dans notre appartement. (8) Aucun des nôtres ne songe à les repousser, ou seulement à se mettre en défense. Éperdue et tremblante, je m’évanouis sur le sein de ma mère. Ils vinrent m’en arracher. C’est ainsi que comme celles d’Athrax et de Protésilas, nos noces se changèrent en une scène de trouble et de désolation.
(IV, 27, 1) Tout à l’heure un songe affreux renouvelait pour moi ces images cruelles, et mettait le comble à mon désastre. (2) Je me voyais arrachée violemment de la maison, de la chambre et même du lit nuptial. On m’entraînait dans un affreux désert, et j’implorais à grands cris le nom de mon époux infortuné. (3) Lui, il ne s’aperçoit pas plutôt de mon enlèvement que, tout couvert de parfums, et la couronne de fleurs encore sur la tête, il se met à courir après moi qu’on emportait. (4) Désespéré du rapt de sa femme, il implorait à grands cris le secours de la force publique, quand un des ravisseurs, outré de cette poursuite opiniâtre, ramasse un énorme pavé, et en frappe mortellement mon jeune et malheureux époux. Le saisissement que m’a causé ce rêve épouvantable a mis fin à mon funeste sommeil.
(5) La vieille alors, entrant dans son chagrin, lui parle ainsi : Courage, maîtresse ! ne nous laissez pas aller aux vaines terreurs un songe. Les images produites par le sommeil du jour sont, dit-on, tout-à-fait insignifiantes ; et le plus souvent, des rêves que l’on fait la nuit, c’est le contre-pied qu’il faut prendre. (6) Pleurer, être battu et quelquefois être assassiné, c’est présage de gain et de réussite ; (7) tandis que rire, se bourrer de friandises, goûter le plaisir d’amour, sont tous signes de chagrin, de maladie, ou de quelque autre mésaventure. (8) Tenez, laissez-moi vous distraire par quelque récit intéressant : je sais plus d’un conte de bonne femme. Et elle commence ainsi :
(IV, 28, 1) Il y avait une fois un roi et une reine qui avaient trois filles, toutes trois fort belles. Mais pour la beauté des deux aînées, quelque charmantes qu'elles fussent, on n'était pas en peine de trouver des formules de louange ; (2) tandis que celle de la cadette était si rare, si merveilleuse, qu'il y avait dans le langage humain disette de termes pour l'exprimer, ou même pour la louer dignement. (3) Habitants du pays ou étrangers, que la curiosité de ce prodige attirait en foule, en perdaient l'esprit, dès qu'ils avaient contemplé cette beauté incomparable ; ils portaient la main droite à la bouche, en croisant l'index avec le pouce, absolument dans la forme l'adoration sacramentelle du culte de Venus elle-même. (4) Déjà dans les villes et pays circonvoisins un bruit se répand que la déesse née du sein de la profonde mer, et qu'on vit un jour sortir de l'écume des flots bouillonnants, daignait déroger à sa divinité jusqu'au point de se mêler à la vie des mortels. La terre, suivant d'autres, et non plus la mer, fécondée par je ne sais quelle influence génératrice des astres, avait fait éclore une Vénus nouvelle, une Vénus possédant encore la fleur de virginité.
(IV, 29, 1) Cette croyance fit en un instant des progrès incroyables. Des îles, elle gagna le continent, et de là, se propageant de province en province, elle devint presque universelle. (2) Il n'était si grande distance, ni mer si profonde, que ne franchissent les curieux, apportant de toutes parts leur tribut d'admiration à la merveille du siècle. (3) On oublie Paphos, on oublie Cnide ; et Cythère elle-même ne voit plus dans ses parages de dévots navigateurs, empressés de jouir de la contemplation de la déesse. Les sacrifices s'arrêtent, les temples se dégradent, l'herbe croît dans les sanctuaires. Plus de cérémonies, plus de guirlandes aux statues : une cendre froide déshonore les autels désormais vides d'offrandes. (4) C'est à la jeune fille que s'adressent les prières, c'est sous ses traits mortels qu'une divinité puissante est adorée. Le matin, lorsqu'elle sort de son palais, mêmes victimes, mêmes festins qu'en l'honneur de Vénus elle-même, dont on n'invoque plus le nom qu'en sacrifiant à une autre. La voit-on passer dans les rues, aussitôt le peuple de lui jeter des fleurs et de lui adresser des voeux. (5) Cette impertinente attribution des honneurs divins à une simple mortelle alluma le plus violent dépit dans le coeur de la Vénus véritable. Ne pouvant contenir son indignation, elle secoue en frémissant la tête, et, du ton d'une fureur concentrée : (IV, 30, 1) Quoi ! se dit-elle, à moi, Vénus, principe vivifiant de toutes choses, d'où procèdent les éléments de cet univers, à moi, l'âme de la nature, une souveraineté partagée avec une fille des hommes ! Mon nom, si grand dans le ciel, là-bas serait profané par un caprice humain ! (2) Il ferait beau me voir avec cette divinité en commun, ces honneurs de seconde main ! attendant des vœux qui pourraient se tromper d'adresse ! Une créature périssable irait promener sur la terre l'image prétendue de Vénus ! (3) Vainement donc, par une sentence dont le grand Jupiter lui-même a reconnu la justice, le fameux berger de l'Ida aura proclamé ma prééminence en beauté sur deux des premières déesses ! et l'usurpatrice de mes droits jouirait en paix de son triomphe ! Non, non ; elle payera cher cette insolente beauté.
(4) Aussitôt elle appelle son fils, ce garnement ailé qui ne respecte ni morale, ni police, qui se glisse chez les gens comme un voleur de nuit, avec ses traits et son flambeau, cherchant partout des ménages à troubler, du mal à faire, et ne s'avisant jamais du bien. (5) Le vaurien n'est que trop enclin à nuire ; sa mère vient encore l'exciter. Elle le conduit à la ville en question, lui montre Psyché (c'était le nom de la jeune princesse), (IV, 31, 1) et de point en point lui fait l'historique de l’odieuse concurrence qu’on ose faire à sa mère. Elle gémit, elle pleure de rage : Mon fils, dit-elle, je t’en conjure, au nom de ma tendresse, par les douces blessures que tu fais, par cette flamme pénétrante dont tu consumes les cœurs, (2) venge ta mère ; mais venge-la pleinement, que cette audacieuse beauté soit punie. C’est la grâce que je te demande et qu’il faut m’accorder : (3) avant tout, qu’elle s’enflamme d’une passion sans frein pour quelque être de rebut ; un misérable qui n’ait honneur, santé, feu ni lieu, et que la fatalité ravale au dernier degré d’abjection possible sur la terre.
(4) Vénus dit, et de ses lèvres demi-closes presse ardemment celles de son fils ; puis, gagnant le rivage, s’avance vers un flot qui vient au-devant d’elle. De ses pieds de rose, elle effleure le dos des vagues, et s’assied sur son char qui roule au-dessus de l’abîme. (5) À peine elle en forme le souhait, et déjà l’humide cour l’environne, comme si elle l’eût d’avance convoquée pour lui rendre hommage. (6) Ce sont les filles de Nérée chantant en chœur, c’est Portune à la barbe verte et hérissée, c’est Salacia portant sa charge de poissons qui se débattent contre son sein, et le petit dieu Palémon chevauchant son dauphin docile. Des troupes de Tritons bondissent de tous côtés sur les ondes. (7) Celui-ci, soufflant dans une conque sonore, en tire les sons les plus harmonieux ; celui-là oppose un tissu de soie à l’ardeur du soleil. Un autre tient un miroir à portée des yeux de sa souveraine. D’autres se glissent en nageant sous son char, que traînent deux coursiers, et de leur dos le soulèvent à la surface. C’est avec ce cortège que Vénus allait rendre visite au vieil Océan.
(IV, 32, 1) Psyché cependant n’en était pas plus avancée avec sa beauté merveilleuse. Personne qui n’en soit frappé, personne qui ne la vante ; mais personne aussi, roi, prince ou particulier, qui se présente comme époux. (2) On admire ses formes divines comme on admire le chef-d’œuvre d’art statuaire. (3) Ses deux sœurs, beautés nullement insolites, et qui n’avaient point fatigué la renommée, trouvent des rois pour partis, font toutes deux de brillants mariages. (4) Psyché reste non pourvue dans la maison paternelle, pleurant la solitude où on la laisse : sa santé en souffre, son humeur s’en aigrit ; idole de l’univers, sa beauté lui devient odieuse.
(5) Si la fille est infortunée, le père est au désespoir. Il soupçonne quelque rancune d’en haut ; et, craignant sur toute chose le courroux des dieux, il va consulter l’oracle antique du temple de Milet. (6) Un hymen, un mari, c’est tout ce qu’il demande pour la vierge délaissée. Apollon, bien que Grec, et Grec d’lonie, du fait de celui qui fonda son culte à Milet, rend, en bon latin, la réponse que voici :
(3) Quand l’oracle eut ainsi parlé, le monarque, autrefois heureux père, revint fort triste sur ses pas, et avec assez peu d'empressement de revoir sa famille. Cependant il se décide à faire part à la reine de l'ordre du destin. Pendant plus d'un jour on gémit, on pleure, on se lamente ; mais il faut se soumettre à l'arrêt fatal. (4) Déjà se font les apprêts de l'hymen lugubre. Le flambeau nuptial jette une flamme noirâtre, et se charbonne au lieu de briller ; la flûte zygienne ne donne que les notes dolentes du mode lydien ; on entonne un chant d'hyménée qui se termine en hurlements lamentables. La jeune fille essuie ses larmes avec son voile de mariage. (5) La fatalité qui s'appesantit sur cette maison excite la sympathie de toute la ville. Un deuil public est proclamé.
(IV, 34, 1) Mais l'ordre du ciel n'en appelle pas moins la victime au supplice inévitable ; le lugubre cérémonial se poursuit au milieu des larmes, et la pompe funèbre d'une personne vivante s'achemine, escortée d'un peuple entier. Psyché assiste non plus à ses noces, mais à ses obsèques ; (2) et tandis que le désespoir des auteurs de ses jours hésite à consommer l'affreux sacrifice, elle les encourage en ces mots : (3) Pourquoi noyer dans des pleurs sans fin votre vieillesse infortunée ? Pourquoi épuiser par vos sanglots le souffle qui vous anime, et qui m'appartient aussi ? Pourquoi ces inutiles larmes qui déforment vos traits vénérables ? vos yeux qu'elles brûlent sont à moi. Cessez d'arracher vos cheveux blancs, cessez de meurtrir, vous, votre poitrine auguste, et vous, ces saintes mamelles qui m'ont nourrie. (4) Voilà donc tout le fruit que vous aurez recueilli de ma beauté ! Hélas ! frappés à mort par le ressentiment d'une divinité jalouse, trop tard vous en sentez le coup. (5) Quand les peuples et les nations me rendaient les divins honneurs, quand un concert universel me décernait le nom de seconde Vénus ; ah ! c'était alors qu'il fallait gémir et pleurer sur moi, car, dès ce moment, votre fille était morte pour vous. Oui, je le vois, je le sens, c'est ce nom de Vénus qui m'a perdue. (6) Allons, qu'on me conduise à ce rocher où mon sort veut que je sois exposée. Il me tarde de conclure ce fortuné mariage, de voir ce noble époux à qui je suis destinée. Pourquoi différer ? A quoi bon éviter l'approche de celui qui naquit pour la ruine de l'univers entier ?
(IV, 35, 1) Ainsi parle la jeune fille. Puis, sans un mot de plus, elle se mêle d'un pas ferme au cortège qui la conduit. (2) On arrive au sommet du rocher indiqué, qui se dresse au-dessus d'une montagne escarpée ; on y place Psyché, et on l'y laisse seule. La foule se retire, abandonnant les torches nuptiales, dont elle éteint la flamme dans des flots de ses larmes. Ainsi se termine la cérémonie, et chacun, la tête baissée, regagne tristement sa demeure. (3) Quant aux infortunés parents que ce malheur accable, ils vont s'enfermer au fond de leur palais, et se condamnent à ne plus revoir la lumière.
Cependant la solitude rend à Psyché toutes ses craintes ; ses larmes recommencent à couler, quand tout à coup elle se sent caressée par le souffle amoureux du Zéphyr, qui d'abord fait seulement onduler les deux pans de sa robe. Le vent en gonfle peu à peu les plis. Insensiblement Psyché se voit soulevée dans l'air, et enfin transportée sans secousse du sommet d'un rocher dans un vallon, où la belle se trouve mollement assise sur un gazon fleuri.
LIVRE CINQUIÈME
(V, 1, 1) Déposée avec précaution sur une pelouse épaisse et tendre, Psyché s'étend voluptueusement sur ce lit de fraîche verdure. Un calme délicieux succède au trouble de ses esprits, et bientôt elle s'abandonne aux charmes du sommeil. Le repos rétablit ses forces, et au réveil la sérénité lui était revenue. (2) Elle voit un bois planté de grands arbres, d'un épais couvert ; elle voit une fontaine dont l'onde cristalline jaillit au centre même du bocage. Non loin de ses bords s'élève un édifice de royale apparence ; construction où se révèle la main, non d'un mortel, mais d'un divin architecte. (3) On y reconnaît dès le péristyle le séjour de plaisance de quelque divinité. Des colonnes d'or supportent une voûte lambrissée d'ivoire et de bois de citronnier, sculptée avec une délicatesse infinie. Les murailles se dérobent sous une multitude de bas-reliefs en argent, représentant des animaux de toute espèce, qui semblent se mouvoir et venir au-devant de vos pas. (4) Quel artiste, quel demi-dieu, quel dieu plutôt, a pu jeter tant de vie sur tout ce métal inerte ? (5) Le sol est une mosaïque de pierres précieuses, chargées des tableaux les plus variés. O sort à jamais digne d'envie ! marcher sur les perles et les diamants ! (6) À droite et à gauche, de longues suites d'appartements étalent une richesse qui défie toute estimation. Les murs, revêtus d'or massif, étincellent de mille feux. Au refus du soleil, l'édifice pourrait sécréter un jour à lui, tant il jaillit d'éclairs des portiques, des chambres et des parois mêmes des portes. (7) L'ameublement répond à cette magnificence : tout est céleste dans ce palais. On dirait que Jupiter, voulant se mettre en communication avec les mortels, se l'est élevé comme pied-à-terre.
(V, 2, 1) Psyché s'approche, attirée par le charme de ces beaux lieux, et bientôt elle s'enhardit à franchir le seuil. De plus en plus ravie de ce qu'elle voit, elle promène son admiration de détail en détail, passe aux étages supérieurs, et y reste en extase à la vue d'immenses galeries où s'entassent trésors sur trésors. Ce qu'on ne trouve pas là n'existe nulle part sur terre. (2) Mais ce qu'il y a de plus merveilleux, c'est qu'à cette collection des richesses du monde entier on ne voit fermeture, défense, ni gardien quelconque. (3) Tandis que Psyché ne peut se rassasier de cette contemplation, une voix invisible vient frapper son oreille : Pourquoi cet étonnement, belle princesse ? Tout ce que vous voyez est à vous. Voilà des lits qui vous invitent au repos, des bains à choisir. (4) Les voix que vous entendez sont vos esclaves : disposez de nos services empressés. Un royal banquet va vous être offert, après les premiers soins de la personne, et ne se fera pas attendre.
(V, 3, 1) Psyché vit bien qu'elle était devenue l'objet d'une sollicitude toute divine. Docile aux avis du conseiller invisible, elle se met au lit ; puis elle entre dans un bain, dont l'influence eut bientôt dissipé toute fatigue. (2) Une table en hémicycle se dresse auprès d'elle. C'est son dîner sans doute qu'on va servir : sans façon elle y prend place. (3) Les vins les plus délicieux, les plats les plus variés et les plus succulents se succèdent en abondance. (4) Nul serviteur ne paraît. Tout se meut comme par un souffle. Psyché ne voit personne ; elle entend seulement des voix : ce sont ces voix qui la servent. (5) Après un repas délectable, un invisible musicien se met à chanter, un autre joue de la lyre : on ne voit ni l'instrument ni l'artiste. Un concert de voix se fait entendre ; c'est l'exécution d'un choeur sans choristes.
(V, 4, 1) Enfin, au milieu de tant de plaisirs, le soir vient ; et Psyché, que l'heure invite au repos, se retire dans son appartement. Déjà la nuit avançait ; un bruit léger vient frapper son oreille : (2) la jeune vierge s'inquiète alors de sa solitude. Sa pudeur s'alarme, elle frémit, elle craint d'autant plus qu'elle ignore ; (3) mais déjà l'époux mystérieux est entré, il a pris place, et Psyché est devenue sa femme. Aux premiers rayons du jour il a disparu. (4) Aussitôt les voix sont là pour prêter leur ministère à l'épouse d'une nuit et panser de douces blessures. Le temps s'écoule cependant, et chaque nuit ramène la même scène. (5) Par un effet naturel, Psyché commence à se faire à cette singulière existence ; l'habitude lui en semble douce ; et le mystère de ces voix donne de l'intérêt à sa solitude.
(6) Cependant les malheureux parents usaient leurs vieux jours dans une douleur sans fin. L'aventure de Psyché avait fait du bruit, et la renommée l'avait fait parvenir aux oreilles de ses soeurs aînées. Toutes deux, le cœur serré, et la douleur peinte sur le visage, avaient quitté leurs foyers, empressées d'aller chercher la présence et l'entretien de leurs vieux parents. (V, 5, 1) La nuit même de leur arrivée, l'époux eut avec Psyché la conversation suivante : (2) Ma Psyché, ma compagne adorée, la cruelle Fortune te prépare la plus périlleuse des épreuves. Ta prudence, crois-moi, ne saurait être trop éveillée. (3) On te croit morte, et tes deux soeurs, affligées de ta perte, sont déjà sur ta trace. Elles vont venir au pied de ce rocher. Si leurs lamentations arrivent jusqu'à ton oreille, garde-toi de leur répondre, de leur donner même un coup d'oeil. Sinon, il en résultera pour moi les plus grands chagrins, pour toi les plus grands malheurs. (4) Psyché parut se résigner, et promit obéissance. Mais l'époux n'eut pas plutôt disparu avec les ténèbres, qu'elle se lamente, et toute la journée se passe en pleurs et en gémissements. (5) C'est maintenant qu'elle est perdue, puisque ces beaux lieux ne sont qu'une prison pour elle, puisque désormais, sevrée de tout commerce humain, elle ne peut rassurer ses soeurs désolées, et qu'elle n'a pas même la consolation de les voir. (6) Elle néglige le bain, ne prend aucune nourriture, et se refuse à toute distraction. Ses pleurs n'avaient pas cessé de couler, quand elle se retira pour se mettre au lit.
(V, 6, 1) Son mari est à ses côtés plus tôt que de coutume ; et l'embrassant tout éplorée : (2) Ma Psyché, dit-il, est-ce là ce que tu m'avais promis ? Ton époux n'a-t-il rien à attendre, rien à espérer de toi ? Quoi donc ! toujours gémir, et le jour et la nuit, et jusque dans mes bras ? (3) Eh bien ! satisfais ton envie, contente un désir funeste : mais rappelle-toi mes avis, lorsque viendra (trop tard hélas !) le moment du repentir. (4) Psyché le presse, Psyché l'implore : il y va, dit-elle, de sa vie. Enfin elle l'emporte. Elle verra ses soeurs, elle pourra les consoler, s'épancher avec elles. L'époux accorde tout aux prières de la jeune épouse. (5) Il va plus loin ; il lui permet de combler à discrétion ses soeurs et d'or et de bijoux. (6) Mais il lui interdit à plusieurs reprises, et sous les plus terribles conséquences, de jamais chercher à voir sa figure, au cas où ses soeurs lui en donneraient le conseil pernicieux. Cette curiosité sacrilège la précipiterait du faîte du bonheur dans un abîme de calamités, et la priverait à jamais de ses embrassements.
(7) Psyché remercie son époux, et, dans un transport de joie : Ah ! dit-elle, plutôt cent fois mourir que de renoncer à cette union charmante ! car je t'aime, qui que tu sois ; oui, je t'aime plus que ma vie. Cupidon lui-même me paraîtrait moins aimable. (8) Mais, de grâce, encore une faveur. Ordonne à ton familier Zéphyr d'amener mes soeurs ici, comme il m'y a transportée moi-même. (9) Elle prodigue en même temps à son époux les baisers, les mots tendres ; et l'enlaçant des plus caressantes étreintes : Doux ami, disait-elle, cher époux, âme de ma vie... (10) C'en est fait, Vénus sera vengée. L'époux cède, non sans regret ; tout est promis, et l'approche du jour le chasse encore des bras de Psyché.
(V, 7, 1) Les deux soeurs cependant se sont fait indiquer le rocher et la place même où Psyché a été abandonnée. Elles y courent aussitôt. Les pleurs inondent leurs yeux ; elles se frappent la poitrine, et l'écho renvoie au loin leurs lamentations. (2) Elles appellent par son nom leur soeur infortunée. Du haut de la montagne, leurs cris déchirants vont retentir jusqu'aux oreilles de Psyché dans le fond de la vallée. Son cœur palpite et se trouble ; elle sort éperdue de son palais. Pourquoi cette douleur et ces lamentations, s'écria-t-elle ? La voilà celle que vous pleurez ; (3) cessez de gémir, séchez vos pleurs. Il ne tient qu'à vous d'embrasser celle qui les cause. (4) Alors elle appelle Zéphyr, et lui transmet l'ordre de son époux. Aussitôt, serviteur empressé, Zéphyr, d'un souffle presque insensible, enlève les deux soeurs, et les transporte auprès de Psyché. (5) On s'embrasse avec transport, mille baisers impatients se donnent et se rendent. Aux larmes de la douleur succèdent les larmes que fait couler la joie. (6) Allons, dit-elle, entrons dans ma demeure : plus de chagrin ; il faut se réjouir, puisque votre Psyché est retrouvée.
(V, 8, 1) Elle dit, et se plaît à étaler à leurs yeux les splendeurs de son palais d'or, à leur faire entendre ce peuple de voix dont elle est obéie. Un bain somptueux leur est offert, puis un banquet qui passe en délices tout ce dont l'humaine sensualité peut se faire idée. (2) Si bien que, tout en savourant à longs traits l'enivrement de cette hospitalité surnaturelle, les deux soeurs commencent à sentir la jalousie qui germe au fond de leurs jeunes coeurs. (3) L'une d'elles à la fin presse Psyché, et ne tarit pas de questions sur le possesseur de tant de merveilles. Qui est ton mari ? comment est-il fait ? (4) Fidèle à l'injonction conjugale, celle-ci se garde bien de manquer au secret promis. Une fiction la tire d'affaire. Son mari est un beau jeune homme, dont le menton se voile d'un duvet encore doux au toucher. La chasse est son occupation habituelle ; il est toujours par monts et par vaux. (5) Et, pour couper court à une conversation où sa discrétion pourrait à la longue se trahir, elle charge ses deux soeurs d'or et de bijoux, appelle Zéphyr, et lui enjoint de les reconduire où il les a prises. Aussitôt dit, aussitôt fait.
(V, 9, 1) Et voilà ces deux bonnes soeurs qui, tout en s'en retournant, le coeur rongé déjà du poison de l'envie, se communiquent leurs aigres remarques. L'une enfin éclate en ces termes : (2) Voilà de tes traits, ô cruelle Fortune ! Injuste, aveugle déesse ! nées de même père et de même mère, se peut-il que ton caprice nous fasse une condition si différente ? (3) Nous, ses aînées, on nous marie à des étrangers, ou plutôt on nous met à leur service ; on nous arrache au foyer, au sol paternel, pour nous envoyer vivre en exil, loin des auteurs de nos jours ; (4) et cette cadette, arrière-fruit d'une fécondité épuisée, nage dans l'opulence, et elle a un dieu pour mari ; elle, qui ne sait pas même user convenablement d'une telle fortune ! (5) Vous avez vu, ma soeur, comme les joyaux (et quels joyaux !) font partout litière en sa demeure. Des étoffes d'une beauté ! des pierreries d'un éclat ! de l'or partout ! (6) Et s'il est vrai que son époux soit aussi beau qu'elle s'en vante, existe-t-il une plus heureuse femme au monde ? Vous verrez que l'attachement de cet époux-dieu, fortifié par l'habitude, ira jusqu'à faire de cette créature une déesse ! Et certes tout l'annonce : ces airs, cette tenue.... (7) On aspire au ciel ; on ne tient plus à la terre, quand déjà l'on a des voix pour vous servir, quand les vents vous obéissent. (8) Et quel est mon lot à moi ? Un mari plus vieux que mon père, chauve comme une citrouille, le plus petit des nabots et qui cache tout, tient tout sous la clef. (V, 10, 1) Moi, reprit l'autre, j'ai sur les bras un mari goutteux, perclus et tout courbé, qui n'a garde de faire souvent fête à mes charmes. (2) Je n'ai d'autre soin, pour ainsi dire, que de frictionner ses doigts tors et paralysés. Et mes mains, ces mains délicates que vous voyez, se gercent à force de manipuler des liniments infects, de dégoûtantes compresses et de fétides cataplasmes. Est-ce là le rôle d'épouse, ou le métier de garde-malade ? (3) Enfin, voyez, ma soeur, jusqu'où il vous convient de pousser la longanimité ou la bassesse ; car il faut parler net. Quant à moi, je ne puis tenir à voir un si haut bonheur tombé en de pareilles mains. (4) Vous rappelez-vous sa morgue, son arrogance, et quel orgueil perçait dans cette superbe ostentation de toutes ses richesses ? (5) et comme elle nous en a jeté, comme à regret, quelques bribes ? et comme elle s'est débarrassée de nous ? comme, sur un mot d'elle, on nous a mises ou plutôt soufflées dehors ? (6) Oh ! j'y perdrai mon sexe et la vie, ou je la précipiterai de ce trône de splendeur. Tenez, l'insulte nous est commune ; et si vous la sentez comme moi, prenons ensemble un grand parti. (7) D'abord, ne montrons à nos parents, ni à personne, les jolis cadeaux que nous portons là. Il y a mieux ; ne disons mot de ce que nous savons d'elle. (8) C'est bien assez de mortification de l'avoir vu, sans l'aller conter à nos parents et proclamer par toute la terre. Richesse ignorée n'est pas contentement. (9) Faisons-lui voir que nous sommes ses aînées, et non ses servantes. En attendant, allons revoir nos maris et nos ménages : s'ils sont pauvres, ils sont simples du moins. Nous méditerons notre vengeance à loisir, et nous reviendrons bien en mesure de punir cette orgueilleuse. (V, 11, 1) L'odieux pacte fut bientôt conclu entre ces deux perverses créatures. Elles cachent d'abord leurs riches présents ; et, s'arrachant les cheveux, se déchirant le visage, (traitement, du reste, trop mérité), les voilà qui se lamentent sur nouveaux frais, mais cette fois par simagrée. (2) Quand elles ont réussi à rouvrir les plaies de leurs parents infortunés, elles les quittent brusquement, et regagnent leurs demeures ; et là, gonflées de rage au point que la tête leur en tourne, elles ourdissent contre leur soeur innocente un détestable, disons mieux, un parricide complot.
(3) Cependant le mystérieux époux de Psyché continue ses admonitions nocturnes. Tu le vois, disait-il, la Fortune déjà escarmouche de loin contre toi, et va bientôt, si tu ne te tiens ferme sur tes gardes, engager le combat corps à corps. (4) Deux monstres féminins ont mis en commun, pour te perdre, leur infernal génie. Leur plan est de t'amener à surprendre le secret de ma figure. Or, je te l'ai dit souvent, tu ne la verras que pour ne plus la revoir. (5) Si donc ces infâmes mégères revenaient armées de perfides desseins (elles reviendront, je le sais), point d'entretien avec elles ; ou si c'est trop exiger de ce coeur si simple et si bon, du moins sur ce qui me touche n'écoute rien, ne réponds rien. (6) Nous allons voir s'augmenter notre famille. Enfant toi-même, tu portes un enfant dans ton sein, enfant qui sera dieu si tu respectes mon secret, simple mortel, si tu le profanes.
(V, 12, 1) Grande joie de Psyché à cette nouvelle. Une progéniture divine ! un si glorieux gage de leur union ! Et ce respectable nom de mère ! (2) Dans son impatience, elle compte les jours et récapitule les mois. Elle suit avec surprise l'incompréhensible progrès de ce petit ventre qui s'arrondit ; effet prodigieux d'une si légère piqûre. (3) Cependant les deux abominables Furies dont la bouche distille le poison, pressaient déjà leur retour avec l'impatience du crime. Nouvelle visite, nouvel avertissement de l'époux. (4) Ma Psyché, voici le jour décisif ; nous touchons à la crise. Ton propre sexe, ton propre sang est armé contre toi. L'ennemi est en marche, il a pris position ; le signal est donné. Déjà tes affreuses soeurs ont le poignard levé sur toi. (5) O ma Psyché ! quelles calamités nous menacent ! Aie pitié de toi, aie pitié de nous, et que ta discrétion inviolable conjure la ruine de ta maison, de ton mari, la tienne, celle de notre enfant. (6) Ces femmes, qu'une haine homicide, et les droits du sang foulés aux pieds, ne te permettent plus d'appeler tes soeurs, ces sirènes vont se remontrer sur la montagne, et envoyer à l'écho des rochers leur appel perfide. Ne les reçois pas, ne les écoute pas.
(V, 13, 1) Psyché répond, d'une voix entrecoupée par les sanglots et les larmes : Je vous ai montré, je pense, que je tiens ma parole et que je sais me taire ; laissez-moi vous prouver maintenant que ma persévérance n'est pas moindre que ma discré tion. (2) Ordonnez seulement à notre Zéphyr de me prêter encore son ministère ; et, ne pouvant jouir de votre divine image, que j'aie du moins la consolation de voir mes soeurs. (3) Je vous en conjure par les boucles flottantes et parfumées de votre chevelure, par ces joues charmantes, non moins délicates que les miennes ; par cette poitrine qui brûle de je ne sais quelle mystérieuse chaleur. Un jour les traits de cet enfant me révéleront ceux de son père ; mais qu'aujourd'hui j'obtienne de vous d'embrasser mes soeurs. (4) Accordez cette faveur à mes instances, et comblez d'une douce joie le cœur de cette Psyché aussi dévouée qu'elle vous est chère. (5) Désormais je ne vous parle plus de votre visage : les ténèbres n'ont plus rien qui m'importune ; vous êtes ma lumière, à moi. (6) Elle dit, et en même temps lui prodigue les plus douces caresses. Le charme opère. L'époux, de ses propres cheveux, essuie les larmes de sa Psyché, et s'évanouit encore de ses bras, avant que le jour n'ait paru.
(V, 14, 1) À peine débarqué, le couple conspirateur, sans visiter père ni mère, va droit au rocher, en franchit la hauteur d'une traite ; et toutes deux, au hasard de ne pas trouver de vent pour les porter, se lancent aveuglément dans l'espace : (2) mais Zéphyr est là, prêt à exécuter, bien qu'à contrecoeur, les ordres de son maître. Son souffle les reçoit, et les dépose mollement sur le sol de la vallée. (3) Aussitôt elles précipitent leurs pas vers le palais. Elles embrassent déjà leur proie, et la saluent effrontément du nom de soeur ; elles l'accablent de cajoleries : (4) Psyché n'est pas une petite fille à cette heure ; la voilà bientôt mère. Sais-tu ce que nous promet cette jolie petite rotondité ? Quelle joie pour notre famille ! (5) oh ! que nous allons être heureuses de choyer ce petit trésor ! Si (ce que nous ne pouvons manquer de voir) sa beauté répond à celle des auteurs de ses jours, ce sera un vrai Cupidon.
(V, 15, 1) Enfin elles jouent si bien la tendresse, qu'insensiblement le coeur de Psyché se laisse prendre à la séduction. Elle les fait asseoir, pour reposer leurs jambes de la fatigue du voyage. Puis, la vapeur d'un bain chaud ayant achevé de les remettre, elle leur fait servir sur une table magnifique les mets les plus recherchés et les plus exquis. (2) Psyché veut un air de lyre, et les cordes vibrent ; un air de flûte, et la flûte module ; un choeur de voix, et les voix de chanter en partie. Aucun musicien n'a paru, et les oreilles sont charmées par la plus suave harmonie : (3) mais l'âme des deux mégères est à l'épreuve des attendrissements de la musique, et elles n'en songent pas moins à enlacer leur soeur dans leurs traîtres filets. Avec une indifférence apparente, elles lui demandent quel air a son mari ? quelle est son origine et sa famille ? (4) La pauvre Psyché avait oublié sa réponse précédente ; elle fit un nouveau conte. Son mari était d'une province voisine ; il faisait valoir par le négoce un capital considérable ; c'était un homme de moyen âge, et dont les cheveux commençaient à grisonner. (5) Là-dessus, coupant court à toute information, elle les comble de nouveau des plus riches présents, et leur fait reprendre leur route aérienne.
(V, 16, 1) Tandis que la douce haleine de Zéphyr les voiturait vers leurs demeures, les deux soeurs s'entretenaient ainsi, tout en cheminant par les airs : Eh bien ! ma soeur, cette imprudente nous a-t-elle débité d'assez grossiers mensonges ? (2) L'autre jour, c'était un adolescent, dont un poil follet ombrageait à peine le menton ; maintenant c'est un mari sur le retour, et qui déjà grisonne : conçoit-on qu'un homme change ainsi à vue d'oeil, et vieillisse si lestement ? (3) Tenez, ma soeur il n'y a que deux manières d'expliquer cette contradiction : ou l'effrontée se joue de nous, ou elle n'a jamais vu son mari en face. Quoi qu'il en soit, il faut l'expulser de cette position splendide. (4) Si elle n'a jamais vu les traits de son époux, c'est qu'elle a pour époux un dieu, et c'est un dieu qu'elle va mettre au jour. Or, avant qu'elle entende (ce qu'aux dieux ne plaise !) un enfant divin l'appeler sa mère, j'irai me pendre de mes propres mains. (5) Allons, avant tout, voir nos parents ; et pour nous préparer au langage que nous devons tenir à Psyché, faisons-leur quelque bon conte dans le même sens.
(V, 17, 1) Là-dessus, leurs têtes se montent, elles brusquent sans façon leur visite au manoir paternel : s'en retournant au plus vite et encore exaspérées par une nuit de trouble et d'insomnie, dès le matin elles revolent au rocher, et en descendent, comme à l'ordinaire, sur l'aile du vent. Les hypocrites se frottent les yeux pour y faire venir des larmes, et voici quelles insidieuses paroles elles adressent à Psyché : (2) Tu t'endors, mon enfant, dans une douce quiétude, heureuse de ton ignorance et sans te douter du sort affreux qui te menace, tandis que notre sollicitude, éveillée sur tes périls, est pour nous un tourment de toutes les heures. (3) Écoute ce que nous avons appris de science certaine, et ce que notre vive sympathie ne nous permet pas de te celer. Un horrible serpent dont le corps se recourbe en innombrables replis, dont le cou est gonflé d'un sang venimeux, dont la gueule s'ouvre comme un gouffre immense, voilà l'époux qui chaque nuit vient furtivement partager ta couche. (4) Rappelle-toi l'oracle de la Pythie, ce fatal arrêt qui te livre aux embrassements d'un monstre. Il y a plus : nombre de témoins, paysans, chasseurs ou bourgeois de ce voisinage, l'ont vu le soir revenir de la pâture, et traverser le fleuve à la nage.
(V, 18, 1) Personne ne doute qu'il ne te tienne ici comme en mue, au milieu de toutes ces délices, et qu'il n'attende seulement, pour te dévorer, que ta grossesse plus avancée lui offre une chère plus copieuse. (2) C'est à toi de voir si tu veux écouter des soeurs tremblantes pour une soeur qu'elles aiment, et si tu n'aimes pas mieux vivre tranquillement au milieu de nous, que d'avoir les entrailles d'un monstre dévorant pour sépulture. (3) Trouves-tu plus de charmes dans cette solitude peuplée de voix, dans ces amours clandestins, dans ces caresses nauséabondes et empoisonnées, dans cet accouplement avec un reptile ? Soit. Du moins nous aurons fait notre devoir en bonnes soeurs.
(4) La pauvre Psyché, dans sa candide inexpérience, reçut comme un coup de foudre cette formidable révélation. Sa tête s'égara ; tout fut oublié, les avertissements de son mari, ses propres promesses ; (5) et elle alla donner tête baissée dans l'abîme ouvert sous ses pas. Ses genoux fléchissent, la pâleur de la mort couvre son visage, et ses lèvres tremblantes livrent à peine passage à ces mots entrecoupés :
(V, 19, 1) Chères soeurs, je n'attendais pas moins de votre affection si tendre. Oui, je ne vois que trop de vraisemblance dans les rapports que l'on vous a faits. (2) Effectivement je n'ai jamais vu mon époux ; je ne sais d'où il vient ; sa voix ne se fait entendre que la nuit ; il ne me parle qu'à l'oreille ; il fuit soigneusement toute lumière. C'est quelque monstre, dites-vous ? je n'hésite pas à le croire ; (3) car il n'est peur qu'il ne me fasse de sa figure et des terribles conséquences de ma curiosité, au cas où je chercherais à le voir. (4) Si votre assistance peut conjurer un tel danger, ah ! ne me la refusez pas. Que sert de protéger, si l'on ne protège jusqu'au bout ?
(5) Les deux scélérates voient la brèche ouverte. Elles démasquent alors leur attaque, se ruent sur le corps de la place, et exploitent à force ouverte les terreurs de la simple Psyché. (V, 20, 1) L'une d'elles lui parle ainsi : Il s'agit de te sauver. Les liens du sang nous obligent à fermer les yeux sur nos propres périls. Un seul moyen se présente ; nous l'avons longtemps médité. (2) Écoute ; prends un poignard bien aiguisé, donne-lui le fil encore, en passant doucement la lame sur la paume de ta main ; puis va le cacher soigneusement dans ton lit, du côté où tu te couches d'ordinaire. Munis-toi également d'une petite lampe bien fournie, afin qu'elle jette plus de lumière. Tu trouveras bien moyen de la placer inaperçue derrière le rideau. (3) Tout cela dans le plus grand secret. Il ne tardera pas à venir, traînant sur le plancher son corps sinueux, prendre au lit sa place accoutumée. Attends qu'il soit étendu tout de son long, et que tu l'entendes respirer pesamment, comme il arrive dans l'engourdissement du premier sommeil : (4) alors glisse-toi hors du lit, et va, sans chaussure, à petits pas, et sur la pointe du pied, tirer ta lampe de sa cachette. Sa lueur te servira à bien prendre tes mesures pour mettre à fin la généreuse entreprise. (5) Saisis alors l'arme à deux tranchants, lève hardiment le bras, frappe le monstre sans hésiter à la jointure du cou et de la tête, et tu feras de son corps deux tronçons. (6) Notre assistance ne te manquera pas. Aussitôt que par sa mort tu auras opéré ta délivrance, nous serons à tes côtés. Nous t'emmènerons avec nous, sans oublier toutes ces richesses, et, par un hymen de ton choix, nous t'unirons, toi créature humaine, à un être qui soit de l'humanité.
(V, 21, 1) Quand elles crurent avoir assez attisé le feu dans le cœur de Psyché par ce langage incendiaire, elles se hâtent de s'esquiver, redoutant fort pour leurs personnes la proximité du théâtre de la catastrophe. (2) Elles font, comme à l'ordinaire, l'ascension du rocher sur les ailes du vent. Puis, courant à toutes jambes vers leur vaisseau, elles s'embarquent, et quittent le pays.
(3) Psyché reste livrée à elle-même, c'est-à-dire obsédée par les Furies. Le trouble de son coeur est celui d'une mer orageuse. Son dessein est arrêté, elle s'y obstine ; et ses mains déjà s'occupent des sinistres préparatifs, que son âme doute et flotte encore. Les émotions s'y combattent : (4) Tour à tour elle veut et ne veut pas, menace et tremble, s'emporte et mollit. Pour tout dire en un mot, dans le même individu elle déteste un monstre, elle adore un époux. Cependant le soir est venu ; la nuit va suivre. Elle s'occupe à la hâte des préliminaires du forfait.
(V, 21, 5) Il est nuit. L'époux est à son poste. Il livre un premier combat, prélude de sa campagne nocturne, puis s'endort d'un sommeil profond.
(V, 22, 1) La force abandonne alors Psyché ; le cœur lui manque. Mais le sort a prononcé, le sort est impitoyable, son énergie revient. Elle avance la lampe, saisit son poignard. Adieu la timidité de son sexe. (2) Mais à l'instant la couche s'illumine, et voilà ses mystères au grand jour. Psyché voit (quel spectacle !) le plus aimable des monstres et le plus privé, Cupidon lui-même, ce dieu charmant, endormi dans la plus séduisante attitude. Au même instant la flamme de la lampe se dilate et pétille, et le fer sacrilège reluit d'un éclat nouveau. (3) Psyché reste atterrée à cette vue, et comme privée de ses sens. Elle pâlit, elle tremble, elle tombe à genoux. Pour mieux cacher son fer, elle veut le plonger dans son sein ; (4) et l'effet eût suivi l'intention, si le poignard, comme effrayé de se rendre complice de l'attentat, n'eût échappé soudain de sa main égarée. Elle se livre au désespoir ; mais elle regarde pourtant, et regarde encore les traits merveilleux de cette divine figure, et se sent comme renaître à cette contemplation. (5) Elle admire cette tête radieuse, cette auréole de blonde chevelure d'où s'exhale un parfum d'ambroisie, ce cou blanc comme le lait, ces joues purpurines encadrées de boucles dorées qui se partagent gracieusement sur ce beau front, ou s'étagent derrière la tête, et dont l'éclat éblouissant fait pâlir la lumière de la lampe. (6) Aux épaules du dieu volage semblent pousser deux petites ailes, d'une blancheur nuancée de l'incarnat du coeur d'une rose. Dans l'inaction même, on voit palpiter leur extrémité délicate, qui jamais ne repose. (7) Tout le reste du corps joint au blanc le plus uni les proportions les plus heureuses. La déesse de la beauté peut être fière du fruit qu'elle a porté.
(V, 23, 1) Au pied du lit gisaient l'arc, le carquois et les flèches, insignes du plus puissant des dieux. La curieuse Psyché ne se lasse pas de voir, de toucher, d'admirer en extase les redoutables armes de son époux. Elle tire du carquois une flèche, (2) et, pour en essayer la trempe, elle en appuie le bout sur son pouce ; mais sa main, qui tremble en tenant le trait, imprime à la pointe une impulsion involontaire. La piqûre entame l'épiderme, et fait couler quelques gouttes d'un sang rosé. (3) Ainsi, sans s'en douter, Psyché se rendit elle-même amoureuse de l'Amour. De plus en plus éprise de celui par qui l'on s'éprend, elle se penche sur lui la bouche ouverte, et le dévore de ses ardents baisers. Elle ne craint plus qu'une chose, c'est que le dormeur ne s'éveille trop tôt. (4) Mais tandis qu'ivre de son bonheur, elle s'oublie dans ces transports trop doux, la lampe, ou perfide, ou jalouse, ou (que sais-je ?) impatiente de toucher aussi ce corps si beau, de le baiser, si j'ose le dire, à son tour, épanche de son foyer lumineux une goutte d'huile bouillante sur l'épaule droite du dieu. (5) O lampe maladroite et téméraire ! ô trop indigne ministre des amours ! faut-il que par toi le dieu qui met partout le feu connaisse aussi la brûlure ! par toi, qui dus l'être sans doute au génie de quelque amant jaloux des ténèbres, et qui voulait leur disputer la présence de l'objet adoré !
(6) Le dieu brûlé se réveille en sursaut. Il voit le secret trahi, la foi violée, et, sans dire un seul mot, il va fuir à tire d'aile les regards et les embrassements de son épouse infortunée.
(V, 24, 1) Mais au moment où il se lève, Psyché saisit à bras-le-corps sa jambe droite, s'y cramponne, le suit dans son essor, tristement suspendue à lui jusqu'à la région des nuages ; et lorsqu'enfin la fatigue lui fait lâcher prise, elle tombe sans mouvement par terre. (2) Cupidon attendri répugne à l'abandonner en cet état : il vole sur un cyprès voisin ; et d'une voix profondément émue : (3) Trop crédule Psyché, dit-il, pour vous j'ai enfreint les ordres de ma mère. Au lieu de vous avilir, comme elle le voulait, par une ignoble passion, par un indigne mariage, je me suis moi-même offert à vous pour amant. (4) Imprudent ! je me suis, moi, si habile archer, blessé d'une de mes flèches, j'ai fait de vous mon épouse. Et tout cela, pour me voir pris pour un monstre, pour offrir ma tête au fer homicide, sans doute parce qu'il s'y trouve deux yeux trop épris de vos charmes. (5) J'ai tout fait pour tenir votre prudence éveillée. Ma tendresse a prodigué les avertissements ; mais sous peu j'aurai raison de vos admirables conseillères et de leurs funestes insinuations. Quant à vous, c'est en vous fuyant que je veux vous punir. En achevant ces mots, il se lance en oiseau dans les airs.
(V, 25, 1) Psyché prosternée sur la terre suivit longtemps des yeux son époux dans l'espace, tout en le rappelant par ses cris lamentables ; et quand un vol rapide l'eut élevé à perte de vue, elle se lève, et court se précipiter dans un fleuve voisin : (2) mais le fleuve eut compassion de l'infortunée, et, par respect pour le dieu qui fait enflammer même les ondes, par crainte peut-être, il la soulève sur ses flots, et la dépose pleine de vie sur le gazon fleuri de ses rivages.
(3) Le rustique dieu Pan se trouvait là par hasard, assis sur la berge. Il tenait entre ses mains ces roseaux qui furent jadis la nymphe Canna, et les faisait résonner sur tous les tons ; son troupeau capricieux folâtrait, en broutant çà et là l'herbe du rivage. (4) Le dieu chèvre-pied, apercevant la belle affligée, dont l'aventure ne lui était pas inconnue, l'invite à s'approcher, et lui adresse quelques mots de consolation : (5) Ma belle enfant, je ne suis qu'un gardeur de chèvres, un peu rustre, il est vrai, mais j'ai beaucoup vécu et acquis raisonnablement d'expérience ; or, si je sais bien former mes conjectures (ce que les gens de l'art appellent être devin), cette démarche égarée et chancelante, cette pâleur universelle, ces continuels soupirs, et surtout ces yeux noyés dans les larmes, tout cela me dit que vous souffrez du mal d'amour. (6) Croyez-en mon conseil, renoncez à chercher la mort dans les flots ou par toute autre voie ; séchez vos pleurs, défaites-vous de cet air chagrin, offrez vos prières avec ferveur au grand dieu Cupidon, et, comme c'est un enfant gâté, sachez le prendre et flatter ses fantaisies.
(V, 26, 1) Ainsi parla le dieu pasteur. Psyché ne répondit rien ; elle s'inclina devant le dieu, et se mit en marche. Après avoir longtemps et péniblement erré à l'aventure, elle se trouve dans un sentier en pente, qui la mène inopinément à la ville où régnait le mari d'une de ses soeurs. (2) Aussitôt qu'elle en fut informée, elle fait annoncer sa venue. Elle est introduite, et, après les baisers et les politesses d'usage, on lui demande son histoire. Psyché commence ainsi : (3) Il vous souvient du conseil que vous me donnâtes, d'accord avec notre autre soeur. Abusée, disiez-vous, par un monstre qui venait, se donnant pour mari, passer les nuits avec moi, il fallait, sous peine de servir de pâture à cette bête vorace, le frapper d'un poignard à deux tranchants, et j'y étais bien décidée ; (4) mais lorsque, toujours par votre conseil, j'approchai la lampe qui devait me découvrir ses traits, quel divin spectacle vint s'offrir à mes regards charmés ! c'était le fils de la déesse Vénus, Cupidon lui-même, endormi d'un paisible sommeil. (5) Éperdue, ivre de volupté, je cédais au délire de mes sens. (6) Tout à coup, ô douleur ! une goutte d'huile brûlante tombe sur son épaule ; il se réveille en sursaut ; et, voyant dans mes mains le fer et la flamme : Va, me dit-il, ton crime est impardonnable. Sors à jamais de mon lit ; plus rien de commun entre nous. (7) C'est ta soeur (et il prononça votre nom) que je veux désormais pour épouse. Il dit, et, sur son ordre, le souffle de Zéphyr me transporte hors du palais.
(V, 27, 1) Psyché n'avait pas fini de parler, qu'enivrée du succès de sa ruse, sa soeur brûle d'en recueillir les coupables fruits. Pour tromper son mari, elle feint qu'on vient de lui apprendre la mort de ses parents, s'embarque en toute hâte, et fait voile vers le rocher. (2) Zéphyr ne soufflait pas alors ; mais, dans l'espoir qui l'aveugle : Cupidon, dit-elle, reçois une épouse digne de toi ; et toi, Zéphyr, soutiens ta souveraine ! Et soudain elle s'élance de plein saut. (3) Mais elle ne peut même arriver morte où elle voulait aller ; car les saillies des rocs se renvoyèrent les débris de ses membres, et, par un sort trop mérité, les lambeaux dispersés de son corps devinrent à moitié chemin la pâture des bêtes féroces et des oiseaux de proie. (4) L'autre punition ne tarda guère. Psyché, continuant sa course vagabonde, arriva dans la ville où résidait sa seconde soeur. (5) Celle-ci, dupe de la même fiction, et rêvant comme sa devancière le criminel honneur de supplanter sa cadette, courut vite au rocher et y trouva même fin.
(V, 28, 1) Pendant que Psyché courait ainsi le monde à la recherche de Cupidon, Cupidon, malade de sa brûlure, gémissait couché sur le lit même de sa mère. (2) Or, cet oiseau blanc qui rase de l'aile la surface des mers, plongeant dans les profondeurs de l'Océan, va trouver Vénus, (3) qui se baignait en se jouant au milieu des flots. Il lui annonce, en l'abordant, que son fils s'est fait une grande brûlure, dont la guérison est incertaine. (4) Il ajoute que les bruits les plus fâcheux se répandent sur elle et sur sa famille : La mère et le fils, disait-on, ne sont plus occupés, l'un que d'une intrigue d'amour sur une montagne, et l'autre que du plaisir de nager au fond des mers. (5) Adieu la volupté, adieu les grâces, adieu les jeux et les ris. Tout s'enlaidit, se rouille, s'assombrit dans la nature ; plus de tendres noeuds, de commerce d'amitié, d'amour filial. Le désordre règne ; ce n'est plus qu'une dissolution générale, un affreux dégoût de tout ce qui entretient l'union et fait le charme de la vie. (6) La volatille babillarde n'oublia rien dans son rapport de ce qui pouvait irriter Vénus contre son fils. (7) Ah ! dit la déesse irritée, mon bon sujet de fils a fait une maîtresse ! Voyons, toi, seule créature qui me montres du zèle, dis-moi le nom de la femme assez osée pour faire les avances à un enfant de cet âge. Est-ce une des Heures, une Nymphe, une Muse, ou l'une des Grâces de ma suite ? (8) L'oiseau jaseur n'eut garde de se taire. Maîtresse, je ne sais trop, répondit-il ; mais il y a de par le monde une jeune fille du nom de Psyché, si je ne me trompe, dont on le dit passionnément épris. (9) Qui ? s'écria Vénus tout à fait outrée, cette Psyché qui se mêle d'être aussi belle que moi ? qui s'ingère de porter mon nom ? C'est celle-là qu'il aime ? Ce marmot, apparemment, s'est servi de moi comme entremetteuse ! c'est moi qui lui aurai mis le doigt sur cette donzelle !
(V, 29, 1) Tout en grondant, elle sort précipitamment des ondes, et se dirige vers la couche d'or où repose le dieu malade. De la porte, elle lui crie de sa plus grosse voix : (2) Belle conduite, en vérité, pour un enfant discret et sage ! Est-ce là le cas que vous faites des ordres d'une mère, d'une souveraine ? Au lieu de livrer mon ennemie à d'ignobles amours, (3) vous osez, enfant libertin, lui prodiguer vos caresses précoces, et chercher dans ses bras des plaisirs défendus à votre âge ! Vous prétendez m'imposer pour bru la femme que je déteste ! (4) Ah çà, croyez-vous, petit drôle, séducteur avorton, enfant insupportable, que seul vous soyez en état d'avoir lignée et que moi je sois hors d'âge ? Oh bien ! (5) Sachez que je veux avoir un fils qui vous remplacera, et qui vaudra mieux que vous. Tenez, afin que l'affront soit plus sensible, j'adopterai quelqu'un de mes serviteurs, et je le doterai de ces ailes, de ce flambeau, de cet arc et de ces flèches, que je vous avais confiés pour un meilleur usage ; car tout cet équipement m'appartient, (6) et il n'en est pas une pièce qui vous vienne de votre père.
(V, 30, 1) On vous a gâté dès l'enfance : vos mains n'ont jamais su qu'égratigner et battre ceux à qui vous devez le respect. Moi-même, moi, votre mère, enfant dénaturé, ne suis-je pas journellement volée par vous, et quelquefois battue ? Vous n'en useriez pas autrement avec moi si j'étais veuve ; et votre beau-père, ce grand et formidable guerrier, ne vous impose même pas. (2) Je le crois bien, au surplus : pour me faire enrager, vous vous êtes mis sur le pied de lui procurer de bonnes fortunes ; mais le jeu vous coûtera cher, et ce beau mariage ne sera pas tout roses pour vous, je vous le promets. (3) Suis-je assez bafouée ? Que faire ? que résoudre ? comment avoir raison de ce petit vaurien ? Irai-je mendier le secours de la Sagesse, elle qui m'a vue si souvent lui rompre en visière, toujours pour les frasques de ce mignon ? (4) La créature, d'ailleurs, la plus désobligeante et la plus mal peignée... ! Ah ! j'en ai le frisson ; mais il est si bon de se venger, coûte qui coûte ! (5) Allons, j'irai trouver la Sagesse, oui, la Sagesse. Du moins, mon fripon sera châtié de main de maître. Elle videra son carquois, désarmera ses flèches, détendra son arc, éteindra son flambeau, et ne ménagera pas non plus sa petite personne. (6) Je ne serai point satisfaite qu'elle n'ait et rasé cette chevelure dorée que j'ai si souvent peignée de mes propres mains, et rogné ces ailes, autrefois arrosées du nectar de mon sein.
(V, 31, 1) Elle dit, et sort furieuse, tout en continuant d’exhaler sa bile. Elle est accostée par Junon et Cérès, qui, la voyant le teint allumé, lui demandent pourquoi ce sourcil froncé qui obscurcit le brillant de ses yeux. (2) Je vous rencontre à propos, leur dit-elle : la colère pourrait me porter à quelque excès ; mais, je vous en conjure, aidez-moi de tous vos efforts à retrouver cette Psyché qui s’est enfuie, envolée je ne sais où ; car vous n’en êtes pas à apprendre le scandale de ma maison, et les hauts faits de celui que je ne veux plus appeler mon fils.
(3) Les deux déesses, bien instruites de l’aventure, essayent d’apaiser la grande colère de Vénus. Mais, madame, qu’a donc fait votre fils, pour motiver cet acharnement contre lui, et cette hostilité si violente contre celle qu’il aime ? (4) Où est le crime, s’il vous plaît, de faire les yeux doux à une jolie fille ? Vous n’ignorez pas qu’il est garçon sans doute, et, de plus, grand garçon ? Auriez-vous oublié la date de sa naissance ? ou, parce qu’il porte si gentiment ses années vous obstinez-vous à le voir toujours enfant ? (5) Vous, sa mère, vous, femme de sens, vous iriez d’un œil curieux épier ses amusements, lui faire un crime de ses petites fredaines, contrecarrer ses amourettes, et condamner enfin, dans ce beau jouvenceau, (6) vos propres gentilles pratiques, et les doux passe-temps que vous ne vous refusez pas ? Singulière prétention, d’aller semant l’amour partout, et de le prohiber dans vos domaines ! d’exclure vos enfants du droit commun de prendre part aux faiblesses du beau sexe ! Ah ! l’on ne vous la passera pas, ni au ciel, ni sur la terre. (7) Ainsi les officieuses déesses prennent la défense de l’absent, dont elles redoutent les flèches ; mais Vénus, qui n’entend pas raillerie sur les torts dont elle se plaint, leur tourne le dos, et précipite ses pas vers la mer.
LIVRE SIXIÈME
(VI, 1, 1) Psyché cependant allait errant à l’aventure. Jour et nuit elle cherche son époux ; le sommeil la fuit, et sa passion s’en exalte encore. Il s’agit pour elle non plus d’attendrir un époux, mais de désarmer un maître. (2) Au sommet d’une montagne escarpée, elle aperçoit un temple. Qui sait ? dit-elle, peut-être est-ce là le séjour de mon souverain seigneur : et la voilà, oubliant ses fatigues, qui court d’un pas rapide vers ce but de son espoir et de ses vœux. (3) Elle gravit intrépidement la hauteur, et s’approche du sanctuaire. Elle y voit amoncelés des épis d’orge et de froment, dont une partie était tressée en couronne. (4) Il y avait aussi des faux et tout l’attirail des travaux de la moisson ; mais tout cela pêle-mêle et jeté au hasard ; comme il arrive quand l’excès de la chaleur fait tomber l’outil des mains au travailleur fatigué. (5) Psyché s’occupe aussitôt à débrouiller cette confusion, et à remettre chaque chose en ordre et en place, persuadée qu’il n’y a pour elle détail de culte ni observance à négliger, et qu’il n’est aucun dieu dont elle n’ait à se concilier la bienveillance et la pitié.
(VI, 2, 1) Tandis qu’elle vaque à ce soin consciencieusement et sans relâche, arrive Cérès la nourricière, qui la trouve à l’ouvrage : Ah ! malheureuse Psyché, s’écria-t-elle, avec un soupir prolongé, (2) Vénus en courroux cherche par tout l’univers la trace de tes pas; elle veut ta mort; elle se vengera de tout son pouvoir de déesse et toi, je te trouve ici uniquement occupée de mon service, et ne songeant à rien moins qu'à ta propre sûreté ! (3) Psyché se prosterne aux pieds de Cérès, les inonde de ses larmes, et, balayant le sol de ses cheveux, implore la déesse sous toutes les formes de prières.
(4) Par cette main prodigue des trésors de l'abondance, par les rites joyeux de la moisson, par votre attelage ailé de dragons obéissants, (5) par les fertiles sillons de la Sicile, par le char ravisseur, par la terre receleuse, par la descente de Proserpine aux enfers et son ténébreux hyménée, par la triomphante illumination de votre retour après l'avoir retrouvée, par tous les mystères enfin que le sanctuaire de l'antique Éleusis renferme et protège de son silence sacré, prenez en pitié la malheureuse Psyché qui vous supplie; (6) souffrez que je me cache pour quelques jours dans cet amas d'épis. Ou ce temps suffira pour calmer le courroux de ma redoutable ennemie, ou je pourrai du moins retrouver mes forces, épuisées par tant de fatigues. (VI, 3, 1) Cérès lui répond : Je suis touchée de tes prières et de tes larmes, et je voudrais te secourir; mais Vénus est ma parente; c'est une ancienne amie, bonne femme d'ailleurs, que je ne veux en rien contrarier. (2) Il te faut donc sortir à l'instant de ce temple; et sache-moi gré de ne pas t'y retenir prisonnière.
(3) Refusée contre son espoir, Psyché s'éloigne, emportant dans son coeur un chagrin de plus. Elle revenait tristement sur ses pas, quand son oeil plongeant au fond d'un vallon, découvre un autre temple, dont l'élégante architecture se dessinait dans le demi-jour d'un bois sacré. Décidée à ne négliger aucune chance, même douteuse, de salut, et à se mettre sous la protection d'une divinité quelconque, elle s'avance vers l'entrée de l'édifice. (4) Là se présentent à sa vue les plus riches offrandes. Aux portes sacrées, ainsi qu'aux arbres environnants, étaient suspendues des robes magnifiques; et sur leur tissu la reconnaissance avait brodé en lettres d'or, avec le nom de la déesse, le sujet de chaque action de grâces qu'on lui rendait. Psyché fléchit le genou, embrasse l'autel tiède encore, et, après avoir essuyé ses larmes elle fait cette prière :
(VI, 4, 1) Épouse et soeur du grand Jupiter, toi qui habites un temple antique dans cette Samos, si fière d'avoir entendu tes premiers vagissements et de t'avoir vu presser le sein de ta nourrice; toi que l'altière Carthage, aux opulentes demeures, honore sous les traits d'une vierge traversant les airs avec un lion pour monture; (2) toi qui, sur les bords que l'lnachus arrose, présides aux murs de la célèbre Argos qui t'adore; et toi, la reine des déesses, l'épouse du maître du tonnerre; (3) toi que l'Orient vénère sous le nom de Zygie, et qu'invoque l'Occident sous celui de Lucine; ah ! montre-toi pour moi Junon protectrice ! La fatigue m'accable; daigne me préserver des dangers qui me menacent. Jamais, je le sais, tu ne refusas ta protection aux femmes sur le point d'être mères.
(4) Pendant cette invocation, Junon lui apparaît dans tout l'éclat de la majesté céleste. Je ne demanderais pas mieux, dit-elle, que d'accueillir ta demande; (5) mais me mettre en opposition avec Vénus ma bru, que j'aime comme ma fille, le puis-je vraiment avec convenance ? Et puis il y a des lois qui défendent de recueillir les esclaves fugitifs, et je n'irai pas y porter atteinte.
(VI, 5, 1) Découragée de ce nouvel échec, et renonçant à suivre un mari qui a des ailes, Psyché se livre à de cruelles réflexions. (2) Où chercher du secours, quand des déesses même ne me témoignent qu'une bonne volonté stérile ? (3) Où porter mes pas, quand tant de pièges m'environnent ? Quel toit, quelle retraite assez obscure pour me cacher à l'oeil inévitable de la toute-puissante Vénus ? Allons, Psyché, une résolution énergique ! plus d'illusions frivoles. Va, de toi-même, te remettre aux mains de ta souveraine : ta soumission, pour être tardive, peut encore la désarmer. (4) Qui sait ? peut-être celui que tu cherches va-t-il se retrouver dans le palais de sa mère. Ainsi décidée à cette soumission hasardeuse, dût-elle y trouver sa perte, Psyché déjà préparait son exorde.
(VI, 6, 1) Cependant Vénus, qui a épuisé tous les moyens d'investigation sur terre, en va demander au ciel. Elle ordonne qu'on attelle son char d'or, oeuvre merveilleuse de l'art de Vulcain, qui lui en avait fait hommage comme présent de noces. La riche matière a diminué sous l'action de la lime; mais, en perdant de son poids, elle a doublé de prix. (2) De l'escadron ailé qui roucoule près de la chambre de la déesse, se détachent quatre blanches colombes; elles s'avancent en se rengorgeant, et viennent d'un air joyeux passer d'elles-mêmes leur cou chatoyant dans un joug brillant de pierreries. (3) Leur maîtresse monte; elles prennent gaiement leur vol; une nuée de passereaux folâtres gazouillent autour du char. D'autres chantres des airs, au gosier suave, annoncent, par leurs doux accents, l'arrivée de la déesse. (4) Les nuées lui font place; le ciel ouvre ses portes à sa fille chérie, et l'Empyrée tressaille d'allégresse à sa venue. L'harmonieux cortège défile, sans avoir à craindre la rencontre de l'aigle, ni du vorace épervier.
(VI, 7, 1) Vénus va droit à la royale demeure de Jupiter, et la fière solliciteuse demande hardiment qu'il lui prête le ministère de Mercure; car il lui faut la meilleure poitrine de l'Olympe. (2) Signe d'assentiment des noirs sourcils. Vénus revient triomphante, et, tout en descendant des cieux avec Mercure, lui dit d'un ton animé : (3) Mon frère l'Arcadien, vous savez que votre soeur Vénus ne fait jamais rien sans vous; vous n'ignorez pas non plus que je suis en quête d'une esclave à moi qui se cache, et que je perds mon temps à la chercher. Je n'ai plus qu'une ressource, c'est de faire proclamer que je promets récompense à qui la trouvera. (4) Je compte sur vous pour me rendre, sans tarder, ce bon office. Surtout que son signalement soit clair et précis. S'il y a lieu plus tard de poursuivre quelque receleur en justice, qu'on ne puisse prétexter cause d'ignorance. (5) Là-dessus, elle remet par écrit à Mercure le nom de Psyché avec les indications nécessaires, et regagne son palais.
(VI, 8, 1) Mercure, empressé de s'acquitter de la commission, se met à parcourir la terre, proclamant partout ce qui suit : "(2) On fait savoir qu'une fille de roi, du nom de Psyché, esclave de Vénus, a pris la fuite. Quiconque pourra la livrer, ou indiquer sa retraite, (3) recevra pour sa peine sept baisers de la bouche même de Vénus; plus, un huitième, emmiellé de ce que ses lèvres ont de plus doux. S'adresser pour la réponse au crieur Mercure, derrière les Pyramides Murciennes." (4) À cette annonce, on juge quelle excitation l'espoir d'un pareil prix dut produire chez les mortels. Cette circonstance acheva de détruire toute irrésolution dans l'esprit de Psyché.
(5) Déjà elle approchait des portes de sa maîtresse; l'Habitude, une des suivantes de Vénus, accourt, en criant du plus haut ton de sa voix : (6) Te voilà donc, servante détestable ! Enfin tu te souviens que tu as une maîtresse ! Ne vas-tu pas, avec l'effronterie dont tu es pourvue, feindre d'ignorer quelle peine nous avons eue à courir après toi ? (7) Par bonheur, c'est dans mes mains que tu tombes; autant vaudraient pour toi les griffes de l'enfer. Ah ! tu vas recevoir le prix de ta rébellion. (VI, 9, 1) Et, la saisissant par les cheveux, elle entraîne la pauvrette, qui n'oppose aucune résistance. En voyant sa victime devant elle, et comme offerte à ses coups, Vénus poussa un grand éclat de rire; de ce rire que produit souvent l'excès de la colère. (2) Enfin, dit-elle, en secouant la tête et se frottant l'oreille droite, vous daignez venir saluer votre belle-mère. N'est-ce pas à votre mari, malade par votre fait, que s'adresse l'honneur de votre visite ? Oh ! soyez tranquille; on vous traitera comme le mérite une aussi estimable belle-fille. Où sont, dit-elle, mes deux servantes, l'Inquiétude et la Tristesse ? (3) On les introduit; et Vénus livre Psyché à leurs mains cruelles. Suivant l'ordre qu'elles ont reçu, elles la frappent de verges, la torturent de mille manières, puis la ramènent en présence de leur maîtresse.
(4) Vénus se mit de nouveau à rire. Oh ! voici, dit-elle, un gros ventre bien fait pour me disposer à la commisération. Cette belle progéniture va faire de moi une si heureuse grand-mère ! Grand-mère ! (5) n'est-ce pas bien réjouissant de s'entendre donner ce nom, et d'avoir pour petit-fils l'enfant d'une vile servante ? (6) Mais je suis folle, en vérité, d'appeler cela mon fils. Ce mariage disproportionné, consommé dans une campagne, sans témoins, sans le consentement du père, ne saurait être légitime. Le marmot sera bâtard, supposé que je lui donne le temps de naître.
(VI, 10, 1) En proférant ces mots, elle s'élance sur la pauvre Psyché, met sa robe en pièces, lui arrache les cheveux, et lui meurtrit de coups la tête. Ensuite elle se fait apporter du froment, de l'orge, du millet, de la graine de pavots, des pois, des lentilles et des fèves. Elle mêle et confond le tout, et s'adressant à sa victime : (2) Une servante, une créature si disgraciée doit être une habile personne pour avoir su se faire si bien venir. Eh bien ! je veux essayer ton savoir faire. (3) Tu vois cet amas de graines confondues ? tu vas me trier tout, séparer chaque espèce, et en faire autant de tas. Je te donne jusqu'à ce soir pour m'expédier cette tâche. (4) Et, après lui avoir taillé cette belle besogne, la déesse sort pour se rendre à un repas de noces.
Psyché ne songe pas même à mettre la main à ce chaos inextricable. Elle reste immobile et stupéfaite d'une exigence aussi extravagante. (5) Alors la fourmi, chétive habitante des champs, qui pouvait si bien apprécier la difficulté d'une semblable tâche, prend en pitié l'épouse d'un dieu, qu'elle y voit impitoyablement condamnée. Tout indignée de cet acte de marâtre, elle court convoquer le ban des fourmis de son quartier. (6) Soyez compatissantes, filles alertes de la terre; vite au travail ! une femme aimable, l'épouse de l'Amour, a besoin de vos bons offices. (7) Aussitôt la gent aux mille pieds de se ruer, de se trémousser par myriades. En un clin d'oeil tout cet amas confus est divisé, classé par espèces, distribué en autant de tas distincts; et zeste, tous les travailleurs ont disparu.
(VI, 11, 1) Vers le soir, Vénus revient de la fête, échauffée par les rasades, arrosée de parfums et couverte de guirlandes de roses. Elle voit avec quel soin merveilleux la tâche a été remplie : (2) Ce n'est pas toi, coquine, cria-t-elle, qui as fait cette besogne. J'y reconnais la main de celui à qui tu as trop plu, pour ton malheur et pour le sien. Là-dessus, elle jette à Psyché un morceau de pain, et va se mettre au lit.
(3) Cependant Cupidon, confiné au fond du palais, y subissait une réclusion sévère. On craint qu'il n'aggrave sa blessure par son agitation turbulente : surtout, on veut le séquestrer de celle qu'il aime. Ainsi séparés, bien que sous le même toit, les deux amants passèrent une nuit cruelle. (4) Le char de l'Aurore se montrait à peine, que Vénus fit venir Psyché, et lui dit : Vois-tu ce bois bordé dans toute sa longueur par une rivière (5) dont les eaux sont déjà profondes, bien qu'encore voisines de leur source ? Un brillant troupeau de brebis à la toison dorée y paît, sans gardien, à l'aventure: il me faut à l'instant un flocon de leur laine précieuse. Va, et fais en sorte de me le rapporter sans délai.
(VI, 12, 1) Psyché court, vole; non pour accomplir l'ordre de la déesse, mais pour mettre un terme à ses maux dans les eaux du fleuve. Or, voici que, de son lit même, un vert roseau, doux organe d'harmonie, inspiré tout à coup par le vent qui l'agite et qui murmure, se met à prophétiser en ces termes : (2) Pauvre Psyché, déjà si rudement éprouvée, garde-toi de souiller par ta mort la sainteté de mes ondes, et n'approche pas du formidable troupeau qui paît sur ce rivage. (3) Tant que le soleil de midi darde ses rayons, ces brebis sont possédées d'une espèce de rage. Tout mortel alors doit redouter les blessures de leurs cornes acérées, le choc de leur front de pierre, et la morsure de leurs dents venimeuses; (4) mais une fois que le méridien aura tempéré l'ardeur de l'astre du jour, que les brises de la rivière auront rafraîchi le sang de ces furieux animaux, tu pourras sans crainte gagner ce haut platane nourri des mêmes eaux que moi, et trouver sous son feuillage un sûr abri. (5) Alors tu n'auras, pour te procurer de la laine d'or, qu'à secouer les branches des arbres voisins, où elle s'attache par flocons. (VI, 13, 1) Ainsi le bon roseau faisait entendre à Psyché de salutaires conseils. Elle y prêta une oreille attentive, et n'eut pas lieu de s'en repentir; car, en suivant ses instructions, elle eut bientôt fait sa collecte furtive, et retourna vers Vénus, le sein rempli de cet or amolli en toison.
(2) Psyché ne se vit pas mieux accueillie après le succès de cette seconde épreuve. Vénus, fronçant le sourcil, dit avec un sourire amer : (3) Toujours la même protection frauduleuse ! Mais je vais faire un essai décisif de ce courage si ferme et de cette conduite si prudente. (4) Vois-tu ce rocher qui se dresse au sommet de cette montagne escarpée ? Là jaillit une source dont les eaux noirâtres, recueillies d'abord dans le creux d'un vallon voisin, se répandent ensuite dans les marais du Styx, et vont grossir les rauques ondes du Cocyte. (5) Tu iras au jet même de la source puiser de son onde glaciale, et tu me la rapporteras dans cette petite bouteille. Elle dit, et lui remet un flacon de cristal poli, en accompagnant l'injonction des plus terribles menaces.
(VI, 14, 1) Psyché hâte le pas pour gagner le sommet du mont, croyant bien cette fois y trouver le terme de sa misérable existence. Arrivée au haut, elle voit toute l'étendue et la mortelle difficulté de sa tâche, et quels périls il lui faut surmonter. (2) En effet, le rocher s'élevait à une hauteur effroyable, et c'était à travers ses flancs abrupts, d'un escarpement inaccessible, que l'onde formidable trouvait passage. Elle s'échappait par une foule de crevasses, (3) d'où elle glissait perpendiculairement, et s'encaissait ensuite dans une rigole étroite et profonde, qui la conduisait inaperçue jusqu'au fond du vallon. (4) Du creux des rocs qui enfermaient ses deux rives, on voyait s'allonger de droite et de gauche d'affreuses têtes de dragons aux paupières immobiles, aux yeux constamment ouverts; gardiens terribles et qui ne s'endorment ni ne se laissent gagner. (5) De plus, ces eaux étaient parlantes et savaient se défendre elles-mêmes : Arrière ! Que fais-tu ? où vas-tu? Prends garde ! fuis ! Tu mourras! Tels étaient les avertissements qu'elles ne cessaient de faire entendre. (6) Psyché resta pétrifiée en voyant l'impossibilité de sa tâche. Présente de corps, elle est absente par ses sens.
(VI, 15, 1) Accablée par la conscience de son danger, elle n'a pas même la triste ressource des larmes; mais une providence tutélaire veillait sur cette âme innocente. Le royal oiseau de Jupiter, l'aigle aux serres ravissantes, parut tout à coup, déployant ses grandes ailes. (2) Il n'a pas oublié combien il fit autrefois sa cour au souverain des dieux par le rapt de ce jeune Phrygien qui lui sert à boire, et que ce fut Cupidon lui-même qui l'inspira. Des hauteurs de l'Olympe, il vient offrir bien à propos son assistance, jaloux de se rendre agréable au mari en secourant sa jeune épouse. Le voilà donc qui voltige autour de Psyché, et lui dit : (3) Eh quoi ! pauvre innocente, croyez-vous que vos mains novices puissent dérober une seule goutte de l'eau de cette fontaine ? Vous flattez-vous d'approcher seulement de ses bords sacrés et terribles ? (4) Ne savez-vous pas que les dieux, que Jupiter lui-même, ne les nomment qu'en tremblant ? qu'ils jurent par la majesté du Styx, comme vous autres mortels vous jurez par la puissance des dieux ? (5) Mais confiez-moi ce flacon. Il dit, s'en empare, et ne tarde pas à le rapporter plein, passant et repassant, majestueusement soutenu par le balancement de ses puissantes ailes, entre ces deux rangs de gueules béantes, qui ne peuvent que montrer leurs dents terribles et darder sans effet leur triple langue. (6) L'onde s'irrite, et lui crie : Loin d'ici, sacrilège ! Mais il disait : C'est par l'ordre de Vénus; et ce mensonge adroit lui servit aussi de passeport.
(VI, 16, 1) Psyché reçoit avec joie le flacon si heureusement rempli, et le rapporte en toute hâte à Vénus; mais rien n'apaise l'implacable déesse.
(2) Avec un sourire sinistre, et qui présage de nouvelles et plus périlleuses exigences, elle l'apostrophe en ces mots : il faut que tu sois magicienne, et magicienne des plus expertes, pour avoir mis si lestement de telles commissions à fin; (3) mais voici, ma poulette, ce qu'il te faut encore faire pour moi. Prends cette boîte (elle lui en remit une au même instant), et va de ce pas aux enfers, au sombre ménage de Pluton. (4) Tu présenteras la boîte à Proserpine, et tu lui diras : Vénus demande un peu de votre beauté, ce qu'il en faut pour un jour seulement; (5) car toute sa provision s'est épuisée par la consommation qu'elle en a faite en servant de garde-malade à son fils. Va, et ne tarde pas à retourner; car je veux m'en servir avant de paraître au théâtre de l'Olympe.
(VI, 17, 1) Psyché crut recevoir le coup de grâce. Cette fois l'ordre était clair : c'était tout simplement l'envoyer à la mort. Comment en douter ? On voulait que d'elle-même elle descendît au Tartare et visitât les Mânes. (2) Sans plus tarder, elle court vers une tour élevée, avec l'intention de se précipiter du sommet. C'était, suivant elle, le meilleur et le plus court chemin pour aller aux enfers; (3) mais de la tour s'échappe tout à coup une voix : Quelle est, pauvre enfant, cette idée de se jeter ainsi la tête la première ? Pourquoi reculer devant cette épreuve et vous sacrifier sans but ? (4) Votre âme une fois séparée du corps ira bien en effet au fond du Tartare, mais pour n'en plus revenir. Écoutez-moi :
(VI, 18, 1) Lacédémone, cette noble cité de l'Achaïe, n'est pas loin; elle touche au Ténare, où l'on n'arrive que par des sentiers peu connus; (2) c'est un soupirail du sombre séjour de Pluton. Osez vous engager dans sa bouche béante : devant vous s'ouvrira une route où nul pas n'a laissé sa trace, et qui va vous conduire en ligne directe au palais de l'Orcus; (3) mais il ne faut pas s'aventurer dans ces ténèbres les mains vides. Ayez à chaque main un gâteau de farine d'orge pétri avec du miel, et à la bouche deux petites pièces de monnaie. (4) Vers la moitié du chemin infernal, vous rencontrerez un âne boiteux, chargé de fagots. L'ânier, boiteux aussi, vous demandera de lui ramasser quelques brins de bois tombés de sa charge; passez outre, et ne répondez mot. (5) Bientôt vous arriverez au fleuve de l'Érèbe. Charon est là, exigeant son péage; car ce n'est qu'à prix d'argent qu'il passe les arrivants sur l'autre rive. Ainsi l'avarice vit encore chez les morts ! (6) Ni Charon, ni Pluton même, ce dieu si grand, ne font rien pour rien. Le pauvre en mourant doit se mettre en fonds pour le voyage : nul n'a droit de rendre l'âme que l'argent à la main. (7) Vous donnerez à ce hideux vieillard, à titre de péage, une de vos deux pièces de monnaie. Il faut qu'il la prenne de sa main à votre bouche. (8) En traversant cette onde stagnante, vous verrez flotter le corps d'un vieillard, qui vous tendra ses mains cadavéreuses, vous priant de le tirer à vous dans la barque. La compassion ne vous est pas permise; n'en faites rien.
(VI, 19, 1) Le fleuve franchi, vous rencontrerez à quelques pas de vieilles femmes occupées à faire de la toile, et qui vous demanderont d'y mettre la main : ne vous avisez pas d'y toucher, autant de pièges tendus par Vénus, et elle vous en réserve bien d'autres pour vous amener à vous dessaisir de l'un au moins de vos gâteaux : (2) n'en croyez pas la perte indifférente, il vous en coûterait la vie. (3) Un énorme chien à trois têtes, monstre formidable, épouvantable, sans cesse aboyant aux mânes qu'il effraye sans leur pouvoir faire d'autre mal, jour et nuit fait sentinelle au noir vestibule de Proserpine; c'est le gardien du manoir infernal. (4) Vous le ferez taire aisément en lui jetant un de vos gâteaux, et vous passerez outre. Vous pénétrerez ainsi jusqu'à Proserpine, qui vous fera le plus aimable accueil, vous engagera à vous asseoir et à prendre part à un somptueux festin; (5) mais ne vous asseyez que par terre, et n'acceptez d'autre aliment que du pain noir. Vous exposerez ensuite l'objet de votre mission, et vous prendrez ce qu'elle vous donnera. Cela fait, retournez sur vos pas. (6) Vous vous rachèterez encore de la gueule du chien au prix de votre second gâteau. Vous repasserez le fleuve, en livrant à l'avare nautonier votre autre pièce de monnaie; vous reprendrez le chemin que vous aurez suivi en venant, et vous reverrez ainsi la voûte céleste: (7) mais, sur toutes choses, ne vous avisez pas d'ouvrir la boite qui vous aura été confiée, et de porter les yeux sur ce qu'elle renferme. Point de regard curieux sur ce trésor secret de la beauté divine.
(VI, 20, 1) Ainsi parla cette tour prévoyante en véritable oracle. Psyché dirige aussitôt ses pas vers le Ténare. Munie de ses deux oboles et de ses deux gâteaux, elle descend rapidement le sentier souterrain; (2) passe, sans mot dire, devant l'ânier boiteux; donne le péage au nocher, reste sourde aux instances du mort qui surnage; ne tient compte de l'appel insidieux des tisseuses; et, après avoir endormi, en lui abandonnant son gâteau, la rage du gardien infernal, elle pénètre dans la demeure de Proserpine. (3) En vain son hôtesse lui offre un siège douillet, des mets délicats; elle persiste à s'asseoir à ses pieds sur la terre, et à n'accepter qu'un morceau de pain grossier. C'est en cette posture qu'elle s'acquitte du message de Vénus. (4) La boîte au contenu mystérieux lui est remise hermétiquement close; et, après avoir de nouveau fermé la gueule de l'aboyeur avec le second gâteau, désintéressé le nocher avec la seconde obole, elle quitte les enfers plus gaillardement qu'elle n'y était descendue, (5) et elle revoit et adore la blanche lumière des cieux; mais, tout empressée qu'elle est de terminer sa mission, une curiosité téméraire s'empare de son esprit. (6) En vérité, se dit-elle, je serais bien simple, moi qui porte la beauté des déesses, de n'en pas retenir un peu pour mon usage, quand ce serait peut-être le moyen de ramener le charmant objet que j'adore.
(VI, 21, 1) En disant ces mots, elle ouvre la boîte. De beauté point; objet quelconque ne s'y montre : mais à peine le couvercle est-il soulevé, qu'une vapeur léthargique, enfant de l'Érèbe, s'empare des sens de Psyché, se répand comme un voile épais sur tous ses membres, et la terrasse au milieu du chemin, (2) où elle reste étendue dans l'immobilité du sommeil ou plutôt de la mort.
Cependant la blessure de Cupidon s'était cicatrisée. La force lui était revenue, et avec elle l'impatience de revoir sa Psyché. Il s'échappe à travers l'étroite fenêtre de sa prison. (3) Ses ailes rafraîchies et reposées le transportent en un clin d'oeil près de son amante. Il la dégage avec soin du sommeil qui l'oppresse, et qu'il replace dans sa boîte. Puis, de la pointe d'une de ses flèches, il touche légèrement Psyché et la réveille : (4) Eh quoi ! malheureuse enfant, encore cette curiosité qui te perd ! Allons, hâte-toi de t'acquitter de la commission de ma mère; moi, j'aviserai au reste. À ces mots, l'amant ailé reprend son vol, et Psyché se dépêche de porter à Vénus le présent de Proserpine.
(VI, 22, 1) Cependant Cupidon, que sa passion dévore et qui craint, à l'air courroucé de sa mère, que la Sagesse ne vienne à se mettre de la partie, se résout à tenter les grands moyens. De son aile rapide il perce la voûte des cieux, va présenter requête à Jupiter, et plaide sa cause devant lui. (2) Le maître des dieux pince doucement ses petites joues, les attire près de ses lèvres, les baise, et lui dit : (3) Monsieur mon fils, vous n'avez guère respecté en moi la suprématie déférée par le consentement des dieux : de moi le régulateur des éléments, le moteur des révolutions célestes, vous avez fait le point de mire ordinaire de vos flèches. Vous m'avez compromis dans je ne sais combien d'intrigues amoureuses avec des mortelles. (4) En dépit des lois, notamment de la loi Julia et de toute morale publique, vous avez chargé ma conscience, aussi bien que ma réputation, d'assez scandaleux adultères. Flamme, serpent, oiseau, bête des bois, bête d'étable; il n'est métamorphose ignoble où vous n'ayez ravalé la majesté de mes traits; (5) mais je veux être débonnaire, et me rappeler seulement que vous avez grandi entre mes bras. J'accède à votre requête; mais arrangez-vous pour qu'elle ne se renouvelle pas. D'autre part, en revanche, s'il se montre là-bas quelques minois hors de ligne, souvenez-vous que vous me devez une compensation. (VI, 23, 1) Il dit, et ordonne à Mercure de convoquer à l'instant tout le conseil des dieux, sous peine pour chaque immortel absent d'une amende de dix mille écus. Grâce à la menace, on fut exact à la céleste conférence. Alors le grand Jupiter, assis sur un trône élevé, adresse ce discours à l'assemblée : (2) Dieux conscrits du rôle des Muses, vous savez que c'est moi-même qui ai fait l'éducation de ce jouvenceau. Or, j'ai décidé de mettre un frein aux emportements de sa jeunesse ardente. Il n'a que trop fait parler de lui pour des adultères et des désordres de tous genres. (3) Je veux ôter à cette fougue tout prétexte, et la contenir par les chaînes de l'hymen. Il a fait choix d'une jeune fille, et lui a ravi sa fleur. Elle est sa possession, qu'il la garde : heureux dans ses embrassements, qu'il en jouisse à toujours. (4) Se tournant alors du côté de Vénus : Vous, ma fille, dit-il, ne vous affligez pas; ne craignez pour votre rang ni pour votre maison l'injure d'une mésalliance. Il s'agit de noeuds assortis, légitimes, et contractés selon les formes du droit.
(5) Il ordonne aussitôt à Mercure d'enlever Psyché, et de l'introduire devant les dieux. Jupiter présente à la jeune fille une coupe d'ambroisie : Prends, Psyché, lui dit-il, et sois immortelle. Cupidon et toi, qu'un noeud indestructible vous unisse à jamais.
(VI, 24, 1) Soudain se déploie le splendide appareil des noces. Sur le lit d'honneur, on voyait l'époux tenant dans ses bras sa Psyché; et, dans la même attitude, Jupiter avec sa Junon. Venaient ensuite tous les dieux, chacun selon son rang. (2) Le nectar circule (c'est le vin des immortels); Jupiter a son jeune berger pour échanson; Bacchus verse rasade au reste de l'assemblée. Vulcain s'était chargé de la cuisine. (3) Les Heures semaient partout les fleurs et les roses, les Grâces répandaient les parfums, les Muses faisaient entendre leurs voix mélodieuses. Apollon chanta en s'accompagnant de la lyre, et les jolis pieds de Vénus dessinèrent un pas gracieux, en le réglant sur ces accords divins. Elle-même avait ainsi complété son orchestre : les Muses chantaient en choeur, un Satyre jouait de la flûte, un Faune du chalumeau. (4) C'est ainsi que Psyché fut unie à Cupidon dans les formes. Une fille naquit de leurs amours : on l'appelle la Volupté.
(VI, 25, 1) Voilà ce que cette vieille radoteuse contait entre deux vins à la belle captive. Et moi qui écoutais à quelques pas de là, je regrettais amèrement de n’avoir ni stylet, ni tablettes, pour coucher par écrit cette charmante fiction. (2) En ce moment, les voleurs rentrent chargés de butin. Ils paraissaient avoir soutenu un rude combat; ce qui n’empêcha pas quelques-uns des plus résolus de se montrer impatients de repartir. Ils avaient à rapporter, disaient-ils, un reste de leur prise qui était resté caché dans une caverne. Les blessés pouvaient demeurer au logis et panser leurs plaies. (3) Là-dessus, ils dévorent à la hâte leur dîner, et les voilà qui repartent, nous emmenant mon cheval et moi, et ne nous épargnant point le bâton. (4) Après avoir tourné, viré, monté, descendu cent et cent fois, nous arrivons vers le soir à une caverne. On nous charge de quantité de paquets, et, sans nous laisser souffler, on nous fait retourner sur nos pas en toute hâte. Leur précipitation était telle, qu’à force de me rouer de coups, (5) ils me firent donner contre une pierre placée le long du chemin, et je m’abattis. Une grêle de coups me fit relever à grand-peine, tout éclopé de la jambe droite et du sabot gauche.
(VI, 26, 1) L’un d’eux se mit à dire: À quoi bon nourrir plus longtemps ce baudet éreinté, et que voilà boiteux par-dessus le marché ? Sur ma parole, reprit un autre, depuis que cette malencontreuse rosse a mis le pied chez nous, rien ne nous a réussi. Nous avons gagné force horions et perdu les meilleurs de notre monde. (2) Ce dont je puis répondre, ajoute un troisième, c’est qu’aussitôt qu’il aura tant bien que mal rapporté son bagage à notre montagne, je l’en ferai dégringoler la tête la première, pour faire fête aux vautours. (3) Mes doux maîtres discouraient encore sur l’espèce de mort qu’ils me réservaient, que déjà nous arrivions à la caverne; car la peur m’avait donné des ailes. (4) En un clin d’oeil les fardeaux sont à bas, et, sans plus s’inquiéter que je vive ou que je meure, ils s’adjoignent leurs camarades blessés et terminent le transport à bras, ennuyés, disaient-ils, de la lenteur de leurs bêtes de somme. (5) Cependant mon inquiétude n’était pas médiocre en songeant aux menaces dont j’avais été l’objet. Eh bien! Lucius, me disais-je, qu’attends-tu ? ces brigands ont décidé ta mort, une mort affreuse, (6) et les préparatifs en seront bientôt faits. Tu vois ces angles saillants, ces pointes de rochers. Tes membres vont être en pièces avant de toucher le sol; (7) car, avec toute ta magie, tu as bien su prendre de l’âne sa forme et ses misères, mais non son cuir épais; ton épiderme est toujours aussi mince que celui d’une sangsue. Que ne prends-tu quelque parti énergique pour ta délivrance, tandis qu’elle est possible ? (8) L’occasion est des plus belles. Cette vieille n’a que le souffle: est-ce une surveillante comme elle qui t’arrête ? Une ruade de ton pied boiteux va t’en faire raison. Mais où fuir ? où trouver asile ? (9) Sotte appréhension! voilà bien raisonner en âne. Est-ce que le premier passant ne va pas se trouver heureux de t’avoir pour monture ?
(VI, 27, 1) Cela dit, d’un effort vigoureux je romps mon licou, et je me mets à jouer des quatre jambes. Mais mon mouvement n’avait pas échappé aux yeux d’épervier de la maudite vieille. Avec une résolution qu’on n’aurait attendu ni de son sexe ni de son âge, elle saisit mon licou, dès qu’elle me voit en liberté, et s’efforce de me retenir et de me rattacher. (2) La perspective du traitement que me gardaient les voleurs me rendit impitoyable. Je lui appliquai une ruade qui l’étendit sur le carreau; (3) mais la malheureuse, toute renversée qu’elle était, se cramponne obstinément à la longe, et se fait traîner quelques pas tout en hurlant, pour obtenir main-forte; (4) mais elle s’égosillait en pure perte: nul n’était à portée, excepté la jeune prisonnière. (5) Celle-ci accourt au bruit, et voit (spectacle mémorable) une Dircé en cheveux blancs, que tirait un baudet en guise de taureau. D’une énergie toute virile, elle tente aussitôt le coup le plus hardi. (6) Elle arrache la courroie des mains de la vieille, me flatte de la voix pour me faire arrêter, saute lestement sur mon dos, et me fait détaler à toute bride.
(VI, 28, 1) Moi qui n’aspirais qu’à m’échapper, qui brûlais de sauver la jeune fille, et qui, de plus, recevais d’elle quelque avertissement manuel de temps à autre, je me lançai au galop en vrai cheval de course, non sans essayer de donner de mon gosier pour répondre à sa douce voix. (2) Quelquefois même tournant la tête, comme pour me gratter le dos, je me hasardais à baiser ses pieds charmants. Enfin, poussant un profond soupir, et s’adressant au ciel avec l’expression la plus fervente: (3) Grands dieux! s’écria-t-elle, secourez-moi dans cet affreux péril. Et toi, Fortune cruelle, cesse enfin de me persécuter! Ne suffit-il pas à tes autels des tourments que j’ai subis ? (4) Et toi, mon libérateur, mon sauveur, si par ton aide je puis revoir le foyer paternel, si tu me rends à mon père, à ma mère, au jeune homme charmant à qui je fus promise, quels remerciements ne te devrai-je pas ? Combien je te choierai! quelle chère je te ferai faire! (5) Cette crinière sera peignée, parée de mes mains; je partagerai en belles touffes le bouquet de ton front; les soies de ta queue, que je vois si mêlées et si rudes parce qu’on ne les lave jamais, je veux, à force de soin, les rendre nettes et luisantes: (6) tu auras des colliers d’or, un harnais relevé en bossettes d’or; tu brilleras de tous les feux du firmament; tu ne marcheras qu’en triomphe, au milieu des acclamations publiques; chaque jour tu t’engraisseras d’amandes et de friandises, offertes de ma propre main dans un tablier de soie.
(VI, 29, 1) C’est peu d’une nourriture exquise, d’un complet repos, de toutes les douceurs de l’existence: je veux que ta vie soit embellie encore par les honneurs et la gloire. (2) Je veux, par un durable monument, perpétuer le souvenir de cette aventure, et de ma gratitude pour la bonté des dieux. Dans le vestibule de ma demeure, un tableau votif retracera l’image de notre fuite. (3) On verra figurée, on entendra raconter, on lira dans les beaux livres, jusqu’à la postérité la plus reculée, la naïve histoire de La jeune princesse délivrée de captivité par un âne. (4) L’antiquité te comptera au nombre de ses merveilles; ton exemple rendra croyable, et le transport de Phryxus à dos de bélier, et le dauphin discipliné par Arion, et le taureau s’offrant pour monture à Europe. (5) Jupiter a bien pu mugir sous la forme d’un boeuf: qui sait si sous cette figure d’âne ne se cachent pas les traits d’un homme, d’un dieu peut-être ? (6) Tandis que la jeune fille exprimait ainsi des voeux entremêlés de fréquents soupirs, nous arrivons à un carrefour. Là, s’emparant de la bride, elle s’efforce de me faire tourner à droite, parce que c’était le chemin qui conduisait chez ses parents. (7) Moi qui savais que c’était dans cette direction que les voleurs étaient allés chercher le reste de leur butin, je résistais de toutes mes forces, en lui adressant cette supplication muette: Que fais-tu, malheureuse enfant ? que fais-tu ? c’est te précipiter dans un abîme. Où veux-tu me conduire ? Tu vas consommer du même coup ta perte et la mienne. (8) Pendant que nous étions là, chacun tirant à soi, comme dans une question de propriété ou de bornage, bien qu’il ne s’agît au fond que de prendre à droite ou à gauche, nous voilà tout à coup face à face avec les voleurs qui revenaient chargés de leur butin. Ils nous avaient reconnus de loin au clair de la lune, et salués de leurs risées.
(VI, 30, 1) L’un d’eux nous apostrophe en ces termes: Où donc allez-vous si vite à pareille heure ? Vous ne craignez pas les Larves ni les Mânes dans vos excursions nocturnes ? (2) L’honnête fille va sans doute voir ses chers parents en cachette ? Eh bien! nous allons lui donner bonne compagnie, lui montrer le plus court chemin. (3) Le geste suit; et, d’une main saisissant mon licou, le voleur m’oblige à rebrousser chemin, non sans me faire renouveler connaissance avec le bâton noueux qu’il tenait de l’autre. (4) Ainsi piteusement revenu à la perspective d’une mort certaine, je me rappelle tout à coup mon mal de pied, et je recommence à boiter en hochant de la tête. (5) Oh! oh! dit celui qui venait de me faire faire volte-face, te voilà clopinant et chopant de nouveau. Ces pieds pourris, qui savent si bien fuir, ne sauraient marcher, Tout à l’heure tu aurais défié les ailes de Pégase. (6) Pendant cette aimable plaisanterie, qu’accompagnait le jeu de son bâton, nous arrivons à la palissade extérieure de la caverne. Là nous vîmes la vieille pendue à la branche élevée d’un haut cyprès. (7) Ils la détachent, et, sans se donner la peine d’ôter la corde qui lui serrait le cou, la jettent au fond d’un précipice. Ensuite, après avoir garrotté la jeune fille, ils se jettent en loups affamés sur le repas que le zèle posthume de la malheureuse vieille avait préparé pour eux.
(VI, 31, 1) Tout en le dévorant, mes gloutons se mettent à délibérer sur notre châtiment et leur vengeance. Comme dans toute assemblée turbulente, chacun eut son avis. Celui-ci opinait pour que la patiente fût brûlée vive, celui-là conseillait de la livrer aux bêtes féroces, un troisième voulait qu’elle fût mise en croix. Un quatrième proposait de la démembrer par la torture. (2) Du reste, le scrutin fut unanime pour la peine de mort. Alors un de la bande requiert le silence, et s’exprime posément comme il suit : (3) Nos principes, notre mansuétude à tous, ma modération personnelle, répugnent à la cruauté, à l’exagération des supplices. Point de bêtes féroces, point de gibet, point de bûcher, point de tenailles. Je ne voudrais même d’aucun de ces moyens violents qui précipitent la mort. (4) Si vous m’en croyez, vous laisserez vivre cette jeune fille, mais de la vie qu’elle mérite. Vous n’avez pas sans doute oublié votre résolution bien prise à l’égard de ce baudet, si paresseux à l’ouvrage, si diligent au râtelier, qui maintenant fait l’éclopé, après avoir été l’agent et le complice de cette malheureuse. (5) Que demain donc sans plus tarder on lui coupe le cou, qu’on lui ouvre le ventre, et qu’après en avoir retiré les entrailles, on y enferme cette créature qu’il nous a préférée ; qu’on l’y couse comme dans un sac, (6) de manière à l’emprisonner tout entière, et ne laisser passer que la tête. Puis exposez-moi cet âne, farci de la sorte et bien recousu, sur quelque pointe de rocher, aux rayons d’un soleil ardent.
(VI, 32, 1) Ce procédé réunit en substance toutes les judicieuses propositions qui ont été faites contre les deux coupables L’âne y trouve une mort dès longtemps méritée ; la fille sera de fait livrée aux bêtes, quand les vers rongeront ses membres : elle subira le supplice du feu, quand l’ardeur du soleil aura échauffé le cuir de l’animal ; les tortures du gibet, quand les chiens et les vautours viendront lui arracher les entrailles. (2) Mais énumérons un peu ce qu’elle aura à souffrir en outre. Vivante, habiter le ventre d’une bête morte, être suffoquée par cette infection cadavéreuse, se sentir miner par la faim, et ne pouvoir faire usage de ses bras pour se donner la mort. (3) À ces mots, tous, sans déplacement de personne, mais d’une commune voix, accèdent avec transport à cette proposition. Mes longues oreilles n’en avaient pas perdu un mot, et je pleurais sur moi-même, qui le lendemain ne devais plus être qu’un cadavre.
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Eros et Psyché : Quand le Dieu de l'Amour tombe amoureux - Partie 1/2 - Mythologie Grecque en BD
Mythologie Grecque en BD: Eros et Psyché : Quand le Dieu de l'Amour tombe amoureux - Partie 1/2Dessin: Mariana GonçalvesScénario: Bruno Viriato