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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

Le TEMPS CYCLIQUE - de l'ÂGE D'OR au DÉLUGE (mythes indo-européens)

Lorsque le Créateur exhale un souffle (ou expansion)
Alors la création revêt une infinité de corps 
À chacune de tes inspirations
Tout ce qui est incarné rentre, au contraire, en Toi. 

Adi Granth Sahib, 10.

Le temps cyclique

Le temps pour les Anciens était une notion cyclique, composée de différents âges amenés à se succéder dans une suite de mouvements ascendants vers le progrès, ou menant vers la décadence.

Suivant la mesure jaïne du temps cosmique, un cycle de temps comporte deux divisions. Dans le cycle ascendant, il y a une amélioration graduelle des conditions physiques et mentales qui comprennent la force corporelle, la santé, le bonheur, la simplicité, aussi bien pour les êtres que pour les conditions de climat et de vie. Pendant le cycle descendant, une détérioration graduelle de ces conditions se produit. 

Up. Shri Amar Muni, Les Vies authentiques des vingt-quatre Tirthankars (jainworld.com).

Entre ces différentes étapes de progrès ou de dépréciation, ont lieu des déluges, voulus par les dieux :

À la fin du cycle, les êtres rentrent dans ma puissance créatrice ; à son commencement, je les émets de nouveau. Immuable dans ma puissance créatrice, je produis ainsi par intervalles tout cet ensemble d’êtres sans qu’ils le veuillent et par la seule vertu de mon émanation.

Bhagavad Gita, 9.

De telles notions sont partagées par des ethnies indigènes indiennes d'origine pré-aryenne, tels que les Marias (Dravidiens) du Chhattisgarh, ainsi que les Konds (Dravidiens) et les Saora (Mundas) de l'Orissa :

Un premier monde créé a été détruit par une pluie diluvienne. Un frère et une Sœur sont épargnés par le désastre, car ils ont trouvé refuge dans une calebasse. Lorsque les eaux se retirent, ils en sortent. 

P. Grimal, Mythologies classiques (d'après W. Grigson, The Maria Gonds of Bastar).

Le mythe du temps cyclique se retrouve en Europe, en Grèce :

« Ce mythe était encore transparent dans les premières spéculations présocratiques. Anaximandre sait que toutes les choses sont nées et retourneront à l'àpeiron [« illimité, indéfini, indéterminé », Wikipedia]. Empédocle explique par la suprématie alternante des deux principes opposés : philia et neikos les éternelles créations et destructions du Cosmos (cycle où l'on peut distinguer quatre phases quelque peu analogues aux quatre « incalculables » de la doctrine bouddhiste). La conflagration universelle est, nous l'avons vu, également acceptée par Héraclite. Quant à l’« éternel retour » (la reprise périodique par tous les êtres de leurs existences antérieures) c'est là un des rares dogmes dont nous savons avec quelque certitude qu'ils appartenaient au pythagorisme primitif (Dicéarque, cité par Porphyre, Vita Pyth., 19). […] Les stoïciens reprenaient à leur compte les spéculations concernant les cycles cosmiques, en insistant soit sur l'éternelle répétition, soit sur le cataclysme (ekpyrosis) par lequel se terminent les cycles cosmiques. S'inspirant d'Héraclite, ou directement de la gnose orientale, le stoïcisme vulgarise toutes ces idées en relation avec la « Grande Année » et avec le feu cosmique qui met fin périodiquement à l'univers afin de le renouveler. Avec le temps, les motifs de l’ « éternel retour » et de la « fin du monde » finissent par dominer toute la culture gréco-romaine. Le renouvellement périodique du monde (métacosmesis) était d'ailleurs une doctrine favorite du néo-pythagorisme, lequel [...] partageait avec le stoïcisme les suffrages de la totalité de la société romaine des 2e et 1er siècles avant Jésus-Christ. » M. Eliade, Le Mythe de l'éternel retour.

Comme chez les Celtes :

Ce qui caractérise le grand mythe fondamental celte, c'est la théorie de l’Éternel Retour. Cycliquement, dans l'éternité du Temps et de l'Espace des deux mondes, il revient des temps où les conditions sont exactement semblables à celles qui ont présidé aux origines : alors l'aventure divine et la vie humaine recommencent exactement comme la première fois où elles se sont produites...

P. Verdier, article « Mythes celtes » dans le Dictionnaire des mythes littéraire.

L'âge d'or

Pour les hindous, le premier âge, semblable à l'âge d'or, est la Satya Yuga, l'âge pur. Selon que l'on compte en années terrestres ou brahmaniques, il dure 4800 ans ou 1 728 000 ans. Il est long comme quatre kali yugas, l'âge final de l'humanité. Durant le Satya, les dieux ne sont pas encore entrés en concurrence ni ne montrent leurs différences. Ils règnent directement sur l'humanité. L'espérance de vie des hommes est de 4000 ans. Durant les âges suivants, cette espérance ne fera que s’amenuiser.

Mircea Eliade, en commentant la doctrine bouddhiste, fait des remarques qui peuvent tout à fait s'appliquer à l'hindouisme le plus classique :

« La décadence progressive de l'homme est marquée dans la tradition bouddhiste par une diminution continue de la durée de la vie humaine. Ainsi, d'après Dighanikaya (II, 2-7) [v. -100] à l'époque du premier Bouddha, Vipassi, qui fit son apparition il y a 91 kappa, la durée de la vie humaine était de 80 000 ans ; à celle du second Bouddha, Sikhi (il y a 31 kappa), de 70 000 ans, et ainsi de suite. Le septième Bouddha, Gautama, fait son apparition lorsque la vie humaine n'est plus que de 100 ans, c'est-à-dire est réduite à sa limite extrême. (Nous retrouverons le même motif dans les apocalypses iraniennes et chrétiennes.) Pourtant, pour le bouddhisme, comme pour la spéculation indienne tout entière, le temps est illimité ; et le Bodhisattva s'incarnera, afin d'annoncer la bonne nouvelle du salut à tous les êtres, in aeternam. La seule possibilité de sortir du temps, de briser le cercle de fer des existences, est l'abolition de la condition humaine et la conquête du Nirvana. » Le Mythe de l’Éternel Retour.

Durant l'âge d'or indien, les lois promulguées par le saint-roi Manu sont les seules lois crédibles et suivies par les habitants de la Terre. Tout se fait alors grâce à la force de l'esprit et il n'y a ni agriculture ni aucune activité laborieuse. Pour les hommes de cet âge, ni la maladie ni la fatigue n'existent. Plus encore, il suffit alors aux hommes et aux femmes de la Terre de désirer une chose pour l'obtenir. Cependant, comme ils sont tous dotés d'une sagesse irréprochable, jamais ils ne désirent autre chose que ce qui est juste et bien. Les communications se font alors sous forme télépathique et à travers la méditation. Les hommes n'ont pas non plus de mal à communiquer avec les dieux. Les Vedas ne sont pas encore fixés, ni composés ni bien sûr écrits, car chaque existence les chérit et les connaît par cœur. Durant ce yuga, Shiva apparaîtra sous la forme de Rudra et pour sauver le monde, ou aider l'Univers à se créer, Vishnou prendra la forme de ses avatars animaliers : Matsya le poisson, Kurma la tortue, Varaha le sanglier et Narasimha l'homme-lion.

L'Âge d'or jaïn est semblable :

Durant les trois premières ères du cycle descendant, l’homme était complètement dépendant de la nature, pour tous ses besoins. Les arbres qui satisfont les souhaits leur fournissaient tout ce qui leur était nécessaire. L’homme avait une attitude simple, pacifique et satisfaite. L’environnement n’était absolument pas pollué. L’eau était goûteuse, froide et douce. Le sable lui-même était doux comme du sucre. L’air était sain et vivifiant. Les grains et les fruits étaient nutritifs et rassasiants. Un simple repas d’une petite quantité de fruits et d’eau durait pour des jours. L’estomac rempli et les désirs satisfaits agissaient comme antidotes à l’irritation et réduisaient les disputes et les activités mauvaises. L’ensemble du royaume animal vivait en harmonie avec la nature.

Up. Shri Amar Muni, Les Vies authentiques des vingt-quatre Tirthankars (jainworld.com).

Les Gitans, peuple européen d'origine indienne dont la langue romani descend du sanskrit, ne possèdent plus que de rares croyances asiatiques. Mais celle d'un âge d'or leur était encore familière au milieu du 19e siècle, comme en témoigne l’excellente monographie que leur consacra Alphonse Esquiros en 1858 :

À les entendre, ils étaient une ancienne race puissante et riche ; mais si Dieu les a dépouillés de leur pourpre et de leur or, il leur a laissé la sagesse, le don de seconde vue, l’art de lire dans les étoiles et dans la main.

Les Gypsies et la Vie errante.

En Perse, le mythe de l'âge d'or est exprimé en termes de métaux nobles ou vulgaires :

 Comme l'Inde (et, dans un certain sens, la Grèce), l'Iran connaissait le mythe des quatre âges cosmiques. Un texte mazdéen perdu, le Sudkar-nask (dont le contenu a été conservé dans Denkard, IX, 8) parlait de quatre âges : d'or, d'argent, d'acier et de « mêlé de fer ». Les mêmes métaux sont mentionnés au commencement du Bahmanyasht (I, 3), lequel décrit cependant un peu plus loin (II, 14) un arbre cosmique à sept branches (d'or, d'argent, de bronze, de cuivre, d'étain, d'acier et d'un « mélange de fer »), répondant à la septuple histoire mythique des Perses. 

M. Eliade, Le Mythe de l'éternel retour

De telles notions se retrouvent à l'identique en Europe. Dans ses Métamorphoses (8), Ovide fait de l'Âge d'or, mais aussi du Déluge, les points de départ de sa colossale mythographie (Les Métamorphoses, parues en 8 apr. J.-C.)

« Le premier âge fut l’âge d’or où, de lui-même, sans lois et sans contrainte, l’homme observait la justice et la vertu. On ne connaissait alors ni les supplices ni la crainte des supplices ; on ne lisait point, gravée sur l’airain, la menace des lois, et la foule suppliante ne tremblait pas devant un juge inutile encore à la sûreté des hommes. On n’avait pas encore vu le pin arraché des montagnes, descendre sur la plaine liquide, pour visiter des climats étrangers ; les peuples ne connaissaient d’autres rivages que ceux de leur patrie, et des fossés profonds n’entouraient point les cités. On n’entendait pas résonner l’airain de la trompette allongée ou du clairon recourbé ; sans casques, sans glaives, sans soldats, les hommes goûtaient les doux loisirs d’une tranquille paix. Vierge encore et respectée des râteaux, la terre ne sentait pas encore la blessure du soc, et donnait ses fruits d’elle-même. Satisfaits des présents que la culture n’avait pas arrachés de son sein, les hommes cueillaient les fruits de l’arbousier, la fraise des montagnes, les baies du cornouiller, la mûre attachée aux ronces épineuses, ou ramassaient les glands tombés de l’arbre immense de Jupiter. Le printemps était éternel, et la tiède haleine de Zéphyr caressait doucement les fleurs écloses sans semence. La terre n’attendait pas, pour produire, les soins du laboureur, et les champs, sans repos, se chargeaient de jaunes et abondantes moissons. Des fleuves de lait, des fleuves de nectar coulaient dans les campagnes, et le miel distillait en longs ruisseaux de l’écorce des chênes. »

La source évidente de toute la mythologie antique européenne, largement magnifiée par Ovide, est bien sûr Hésiode. Dans Les Travaux et les Jours, on trouve le premier témoignage d'un âge d'or fantasmé, premier âge d'une suite dépréciative.

« En or fut d’abord formée par les immortels, habitants de l’Olympe, la race des hommes à la voix articulée. C’était au temps de Saturne, lorsqu’il régnait encore dans le ciel. Les humains vivaient alors comme les dieux, le cœur libre de soucis, loin du travail et de la douleur. La triste vieillesse ne venait point les visiter, et, conservant durant toute leur vie la vigueur de leurs pieds et de leurs mains, ils goûtaient la joie dans les festins, à l’abri de tous les maux. Ils mouraient comme on s’endort, vaincu par le sommeil. Tous les biens étaient à eux. La campagne fertile leur offrait d’elle-même une abondante nourriture, dont ils jouissaient à leur gré, qu’ils recueillaient paisiblement ensemble, comblés de biens (riches en fruits de toute espèce et chers aux dieux immortels). Mais, quand la terre eût enfermé dans son sein cette première race, le grand Jupiter en fit des génies bienfaisants, qui habitent parmi nous, veillent à la garde des mortels, observent les actions justes et criminelles, environnés de nuages qui les dérobent à nos yeux, errant sur la surface de la terre et y distribuant la richesse. Telle est la royale fonction qu’ils reçurent en partage. » Hésiode, Les Travaux et les Jours. Trad. Patin.

Revenons aux Métamorphoses, à la fin desquelles (15, 2) se trouve le monologue de Pythagore. Celui-ci reprend à son compte le mythe de l'âge d'or, afin de faire du poème d'Ovide, une œuvre elle-même cyclique et donc parfaite :

Dans cet âge antique dont nous avons fait l’âge d’or, l’homme était riche et heureux avec les fruits des arbres et les plantes de la terre ; le sang ne souillait pas sa bouche. Alors l’oiseau pouvait, sans péril, se jouer dans les airs ; le lièvre courait hardiment dans la campagne ; le poisson crédule ne venait pas se suspendre à l’hameçon. Point d’ennemis, nuls pièges à redouter ; mais une sécurité profonde. Maudit soit celui qui, le premier, dédaigna la frugalité de cet âge, et dont le ventre avide engloutit des mets vivants ! il a ouvert le chemin au crime. C’est pour détruire les bêtes féroces, que le fer a dû d’abord se rougir de sang : jusque-là, rien de trop : les animaux qui menacent notre vie, l’homme peut les tuer sans remords, mais seulement les tuer, et non pas s’en nourrir.

Chez Hésiode, toujours dans le poème Les Travaux et les Jours, on trouve une autre version du mythe de l'âge d'or, qui se superpose à celui des âges dépréciatifs. Il s'agit du mythe de Pandore. Tel un sortilège ou une malédiction que Zeus envoie aux hommes, le mythe de Pandore rompt l'état de confort parfait auquel l'humanité était parvenue.

"Auparavant, la race humaine vivait sur la terre loin de tous les maux, loin de la peine, de la fatigue, des tristes maladies, qui ont apporté aux hommes la vieillesse et la mort (car les hommes vieillissent vite dans l’affliction). Mais Pandore, découvrant de ses mains un vase qu’elle portait, laissa échapper tous ces fléaux et les répandit sur les mortels. L’Espérance seule y resta captive, errant sur les bords du vase, prête à s’envoler ; car Pandore le referma sur-le-champ, d’après l’ordre du grand Jupiter. Depuis ce temps, mille fléaux divers parcourent la demeure des mortels ; la terre est pleine de maux, la mer en est pleine ; les maladies viennent d’elles-mêmes nous visiter et, le jour, la nuit, nous apportent la douleur ; elles viennent en silence, car le prudent Jupiter leur a ôté la voix. (Il n’est donc pas possible de se soustraire aux décrets de Jupiter.)"

En Italie, le mythe de l'âge d'or s'associe à celui d'une certaine utopie politique ; celle du communisme primitif. Justin (v. 300), dans son Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée (43, 3 à 5), évoque le passé « aborigène » de la péninsule. Il s'agit du contexte celto-ligure, qui disparu à la suite de l’essor de Rome, puis de son hellénisation :

Les premiers habitants de l'Italie furent les Aborigènes ; leur roi Saturne fut d'une si grande justice, dit-on, que personne ne fut esclave sous son règne ni ne posséda de biens personnels, mais toutes choses étaient communes et indivises entre tous comme s'il n'y avait qu'un seul patrimoine pour tous. En mémoire de ce temps remarquable, on veilla à ce qu'aux Saturnales, tous étant mis sur un pied d'égalité, les esclaves se placent ça et là dans les banquets aux côtés de leurs maîtres. C'est pourquoi l'Italie a été appelée Saturnia, du nom du roi, et « Saturnien » le mont sur lequel habitait Saturne, sur lequel maintenant est le Capitole, comme si Saturne avait été chassé de sa résidence par Jupiter.

Trad. M.-P. Arnaud-Lindet.

Le cycle cosmique de la vie se retrouve bien évidemment à l'échelle d'une vie humaine, tel qu'en témoignent le Vedanta :

« Selon les anciens canons de la foi brahmanique, chaque homme doit passer par trois ou quatre stages. Le premier est celui de la discipline qui dure depuis l’enfance jusqu’à l’âge de la virilité. Pendant ces années, le jeune homme quitte la maison paternelle pour aller chez un maître on gourou, auquel il doit obéir aveuglément et qu’il doit servir de toutes manières, et qui, en retour, doit lui enseigner tout ce qui est nécessaire pour la vie, particulièrement le Veda et ce qui concerne les devoirs religieux. Pendant tout ce temps, le pupille est supposé être un récipient passif, un étudiant et un croyant.

Puis vient le second stage, celui de la virilité, pendant lequel l’homme doit se marier, fonder une famille et s’acquitter de tous les devoirs prescrits au chef de famille par le Veda et les lois. Durant ces deux périodes, aucun doute n’est même insinué, quant à la vérité de la religion, ou la force obligatoire de la loi à laquelle chacun doit obéir.

Mais avec la troisième période qui commence lorsque les cheveux ont blanchi et que l’on a vu ses petits-enfants, une vie nouvelle s’ouvre, durant laquelle le père de famille peut quitter sa maison et son village et se retirer dans la forêt, avec ou sans sa femme. Pendant cette période, il n’est plus astreint à célébrer aucun sacrifice, bien qu’il puisse ou doive pratiquer certaines abnégations et pénitences dont quelques-unes extrêmement pénibles. Il lui est permis alors de méditer en toute liberté sur les grands problèmes de la vie et de la mort. Et à cet effet il doit étudier les Oupanishads contenus dans les Aranyakas ou livres des forêts, ou plutôt, comme les livres n’existaient pas encore, il doit apprendre leurs doctrines d’un maître ayant les qualités requises. » M. Muller, Introduction à la philosophie Vedanta.

… et la sagesse grecque :

« L’enfant dans les sept premières années de sa vie voit croître toutes ses dents. Quand le ciel lui a donné sept autres années, les marques de la puberté lui annoncent qu’il peut devenir père à son tour. Dans le troisième âge ses membres s’accroissent ; un léger duvet d’une couleur indécise orne son menton. À vingt-huit ans toute sa force est venue ; cette époque la vertu paraît dans tout son éclat. À l’âge de trente-cinq ans il est mûr ; il est temps qu’il connaisse l’amour si désiré. À quarante-deux ans son âme est portée aux grandes choses ; ce qui est vil ne lui inspire que du dégoût. À quarante-neuf ans il a la plénitude de l’intelligence et de l’art de bien dire. À cinquante-six ans il possède encore ces heureux dons. Il peut encore à soixante-trois ans, mais il s’affaiblit : sa vertu, sa sagesse, son éloquence diminuent. Hélas ! Parvenu à sa soixante-dixième année, ce n’est plus qu’un fruit mûr pour tomber dans la mort. » Solon (v. 640 – v. 558), Hymne aux Muses. Trad. Falconnet.

Chez Ovide, qui reprend Pythagore, on retrouve les mêmes analogies :

« Ne voyez-vous pas l’année se présenter tour à tour sous quatre faces, image de la vie ? Le printemps, c’est l’enfant au berceau, faible, délicat, nourri de lait : alors la tige du blé verdoyant, flexible et tendre, se gonfle de sucs, et réjouit les yeux du laboureur ; alors tout fleurit ; la terre est comme une riante corbeille de fleurs, mais elle ne donne encore que des promesses. L’année grandit, l’été succède au printemps ; c’est l’âge de la force et de la jeunesse, c’est la saison la plus vigoureuse, la plus ardente, la plus féconde. Puis vient l’automne ; le feu de la jeunesse est tombé, la fougue se modère, l’âge mûrit entre les ardeurs du jeune homme et les glaces de la vieillesse, et déjà les tempes commencent à grisonner. Enfin le vieil hiver arrive d’un pas tremblant, triste, la tête chauve, ou entourée de cheveux blancs. Nos corps ne sont-ils pas soumis de même à la loi d’une continuelle transformation ? Ce que nous étions hier, ce que nous sommes aujourd’hui, demain nous ne le serons plus. Un temps a été, où germe confus, hommes en espérance, nous habitions le sein maternel ; la nature nous forma de ses mains savantes ; et quand notre corps se trouva gêné dans les entrailles fatiguées de la mère, elle le délivra de sa prison. Amené à la lumière, l’homme est d’abord un enfant étendu sans force ; puis il essaie de soulever ses membres, et comme les animaux, il se traîne sur ses pieds et sur ses mains ; peu à peu son corps tremblant se redresse sur ses jambes mal assurées ; mais sa faiblesse a besoin d’un appui. Enfin le voilà ferme et agile ; il traverse le temps de la jeunesse ; il laisse derrière lui les années de l’âge mûr, pour glisser enfin au penchant de la vieillesse qui décline. L’âge mine et abat ses forces. Tu pleures, vieux Milon, en voyant ces bras jadis égaux à ceux d’Hercule par la vigueur de leurs muscles, pendre aujourd’hui si mous et si lâches ; tu pleures, fille de Tyndare, en voyant les rides de ton visage, et tu cherches la beauté qui a pu te faire enlever deux fois. Temps qui dévore, années jalouses, vous détruisez tout ; tout, rongé par la dent des siècles, se dissout peu à peu par une mort lente. »

Enfin, citons la version agraire de l'âge d'or de la Grèce, délivrée par Platon dans Critias ; un ouvrage reposant sur le mythe de l'âge d'or et son illustration : la chute de l'Atlantide.

« On disait […] que la qualité du sol y était sans égale dans le monde entier, en sorte que le pays pouvait nourrir une nombreuse armée exempte des travaux de la terre. […] En ce temps-là, à la qualité de ses produits se joignait une prodigieuse abondance. [...] Le pays encore intact avait, au lieu de montagnes, de hautes collines ; les plaines qui portent aujourd’hui le nom de Phelleus étaient remplies de terre grasse ; il y avait sur les montagnes de grandes forêts, dont il reste encore aujourd’hui des témoignages visibles. Si, en effet, parmi les montagnes, il en est qui ne nourrissent plus que des abeilles, il n’y a pas bien longtemps qu’on y coupait des arbres propres à couvrir les plus vastes constructions, dont les poutres existent encore. Il y avait aussi beaucoup de grands arbres à fruits et le sol produisait du fourrage à l’infini pour le bétail. Il recueillait aussi les pluies annuelles de Zeus et ne perdait pas comme aujourd’hui l’eau qui s’écoule de la terre dénudée dans la mer, et, comme la terre était alors épaisse et recevait l’eau dans son sein et la tenait en réserve dans l’argile imperméable, elle laissait échapper dans les creux l’eau des hauteurs qu’elle avait absorbée et alimentait en tous lieux d’abondantes sources et de grosses rivières. Les sanctuaires qui subsistent encore aujourd’hui près des sources qui existaient autrefois portent témoignage de ce que j’avance à présent. Telle était la condition naturelle du pays. Il avait été mis en culture, comme on pouvait s’y attendre, par de vrais laboureurs, uniquement occupés à leur métier, amis du beau et doués d’un heureux naturel, disposant d’une terre excellente et d’une eau très abondante, et favorisés dans leur culture du sol par des saisons le plus heureusement tempérées. » Critias ou l’Atlantide.

Le mythe de l'Atlantide sera extrapolé par les humanistes d'abord, puis par la théosophie et enfin par le New Age et le néopaganisme. Ce mythe donna donc naissance à toute une série de nouveaux mythes aux origines douteuses, que René Guénon n'hésitait pas à qualifier de « contre-initiation ». Cependant, quelle que soit la nature initiatique qu'on lui prête, l'Atlantide reste le mythe le plus célèbre à propos de la fin des temps. Il s'agit d'un mythe très semblable à celui de la tour de Babel : une société humaine très avancée technologiquement chute irrémédiablement à cause de sa suffisance.

 

Âge d'argent, de bronze et de fer

En Inde, l'âge suivant, le Tetra Yuga dure quant à lui 3600 ans ou 1 296 000 ans. Il est long comme trois Kali Yugas. Lors de l'âge du Tetra yuga (âge d'argent), la justice a diminué d'un quart dans le cœur des habitants de la Terre. Plutôt que l'intuition, c'est la connaissance qui dicte aux hommes leurs pensées et leurs actions. L'humanité, sentant ses carences, commence alors à ressentir le besoin de sacrifices et de rituels pour se purifier. Les hommes commencèrent à rechercher une récompense pour chacun de leurs actes. Autre décadence, les hommes ne vivent plus que 3000 ans et la procréation ne se fait plus par la pensée mais par le toucher.

Les Vedas doivent être codifiés et seuls les brahmanes sont en mesure de les apprendre par cœur, tout comme de les comprendre véritablement. Enfin, ce ne sont plus les asuras qui menacent la stabilité du monde, mais les rakshasas, une race de démons qui considèrent les hommes comme leurs ennemis et leurs victimes, et non les dieux. Le combat entre les forces du bien incarnées sur Terre et les rakshasas est raconté dans l'épopée du Ramayana, qui met en scène Rama, l'avatar de Vishnou, contre Ravana, le roi des rakshasas, disciple de Shiva.

Durant ce yuga, afin de sauvegarder les brahmanes contre les excès des kshatriyas et les agressions des rakshasas, Vishnou s'incarnera en Vamana le nain, en Parashurama le guerrier-ascète et en Rama, des héros issus d'une lignée divine et dotés d'une force surhumaine.

À cet âge succède le Dvapara Yuga, marqué lui aussi par une dépréciation. Le dvapara yuga dure 2400 ans ou 864 000 années. Il est long comme deux Kali Yugas. La divine intelligence a disparu de l'esprit des hommes et la justice diminue encore de moitié par rapport à l'âge précédent. Le sacrifice, jadis absent de la vie des hommes car inutile, est maintenant leur principale vertu et seulement une minorité d'entre eux reconnaissent le devoir et la vérité comme nécessaires à leur existence. Les premières maladies apparaissent, ainsi que toutes sortes de misères. L'espérance de vie des hommes descend à 2000 ans et si la procréation se fait toujours par relation sexuelle, celle-ci ne se fait pas de manière légitime. Les Vedas cédèrent leur place comme base liturgique et philosophique aux Puranas, qui ne sont plus de la poésie magique ou des hymnes, mais de simples légendes ne s'adressant plus seulement aux brahmanes mais à l'ensemble des castes et de la population de la Terre.

Durant cette ère, l'ennemi de la vie n'est plus l'asura ou le rakshasa, mais l'homme lui-même. Cet âge s’achèvera dans une terrible guerre qui ravagera la Terre et provoquera la mort de la plupart des héros qui la feront. Cette guerre, qui opposera des familles et des frères, est racontée dans le Mahabharata. Durant ce yuga, Vishnou s'incarnera en Krishna, un héros capable de miracles, dont les judicieux conseils, compilés pour la plupart dans la Bagavad Gita et le Bhagavata Purana (Srimad Bhagavatam), seront considérés comme l'aboutissement absolu des Vedas.

En Europe, nous retrouvons dans les Métamorphoses d'Ovide, un résumé de ces mêmes âges intermédiaires :

« Mais lorsque Jupiter eut précipité Saturne dans les sombres abîmes du Tartare, et soumis le monde à ses lois, cette victoire amena l’âge d’argent, moins heureux que l’âge d’or, mais préférable à l’âge d’airain. Jupiter abrégea la durée de l’antique printemps, et dès lors, l’hiver, l’été, l’inégal automne et le trop court printemps partagèrent l’année en quatre saisons. Pour la première fois, l’air s’embrasa de chaleurs dévorantes, et l’eau se durcit au souffle glacé des vents. Pour la première fois, on chercha des abris, et ces abris furent des antres, d’épais buissons ou des claies entrelacées d’écorce. On ensevelit les semences dans de longs sillons et le poids du joug fit gémir les taureaux pour la première fois.

À ces deux âges, succéda l’âge d’airain : la race qu’il vit naître, plus farouche, plus prompte à prendre les armes, n’était point encore criminelle : le dur âge de fer fut le dernier. Dans ce siècle formé d’un métal pire que l’airain, tous les crimes envahirent la terre : on vit s’enfuir la pudeur, la vérité, la bonne foi, et régner à leur place, la fraude, la ruse, la trahison et la violence, et la coupable soif des richesses. […]

Ce ne fut point assez pour l’homme de demander aux champs les moissons et les fruits, tribut naturel de leur fécondité ; il osa fouiller jusqu’ au fond des entrailles de la terre, et en retirer ces trésors que la nature avait cachés aux confins du Ténare, et qui ne servent, hélas ! que d’aliments à nos maux. Déjà le fer coupable et l’or plus coupable encore que le fer, paraissent au jour ; avec eux paraît aussi la guerre, qui se sert de ces deux métaux pour combattre, et secoue d’une main ensanglantée des armes retentissantes. On ne vit plus que de rapine ; l’hôte n’est plus en sûreté auprès de son hôte, le beau-père auprès de son gendre ; les frères mêmes sont rarement unis : l’époux trame la mort de son épouse, l’épouse celle de son mari : les cruelles marâtres distillent les sucs mortels de la ciguë ; le fils accuse la durée des jours de son père ; les droits du sang sont foulés aux pieds ; et de toutes divinités, la vierge Astrée (déesse de la justice, ndlr.) quitte la dernière le séjour de la terre, que le meurtre a souillée de sang. »

 

Le Kali Yuga

Supporter d'être le contemporain d'une époque désastreuse, en prenant conscience de la place occupée par cette époque dans la trajectoire descendante du cycle cosmique, c'est là une attitude qui devait surtout démontrer son efficacité dans le crépuscule de la civilisation gréco-orientale.

M. Eliade, Le Mythe de l'éternel retour.

Selon la tradition indienne (Kurma Purana et Agni Purana), nous vivons actuellement dans l'âge du Kali Yuga, qui commença à la mort de Krishna, alors que celui-ci prit le chemin du ciel pour rejoindre sa demeure éternelle du Vaikuntha. Cet événement, qui marque la fin du Dvapara Yuga et le début du Kali Yuga, serait, selon les exégèses vishnavites, intervenu en -3102, alors que se terminait la guerre légendaire du Kurukshetra.

Le Kali Yuga, l'âge final de l'humanité dans lequel nous évoluerions à présent dure 1200 ans védiques ou 432 000 années puraniques, selon le système de décompte approprié. Les prophéties hindoues nous apprennent alors qu'après une période de 10 000 ans qui sera marquée par la réussite et le progrès, rappelant en cela l'âge d'or, l'humanité plongera dans une crise mortifère et les hommes, ne respectant plus la vie, se tueront entre eux. L'homme perdra alors totalement la conscience de sa véritable nature. Il agira comme un fou, et s'attaquera à la planète elle-même. L'argent sera leur unique divinité et à part quelques obscurs brahmanes qui officieront cachés, la science des Vedas sera perdue. Le chaos régnera et les castes seront mélangées.

Lors du Kali Yuga, la justice sur Terre n'est plus que le dixième de ce qu'elle était durant le Satya Yuga. La véritable adoration a disparu, de même que le véritable sacrifice. Les écritures saintes sont les Tantras, des manuels de métaphysique teintés de sexualité et souvent écrits par des profanes. Le noir est la couleur attitrée de cet âge sombre. La durée maximale d'une vie humaine est alors d'une centaine d'années et règne sur Terre et dans le cœur des hommes la colère, la haine, le désir violent, les passions, et toutes autres formes de violences. Les hommes cherchent des satisfactions en dehors du mariage, avec des femmes de basses castes, et l'homosexualité se répand. Les préoccupations matérielles sont excessives et les maladies sont universellement répandues.

« Dans le Kali, il n’y a plus de religion ; hommes et femmes ne tiennent aucun compte des dieux. Le fils n’obtempère pas au désir de son père, il ne fait que ce qui lui plaît. Les enfants meurent avant leurs parents. Il n’en naît même que fort peu et l’on n’en voit pas arriver à l’âge des cheveux blancs.

Dans le Kali, on n’ose pas témoigner de ce qu’on a vu, tandis qu’on n’hésite pas à affirmer le mensonge. La nature elle-même est changée. Le corps de l’homme est réduit de moitié. La végétation est presque nulle ; aussi beaucoup de gens meurent-ils de faim, et l’on ne peut nourrir les vaches qu’avec les feuilles destinées aux pourceaux.

Dans le Kali, les sacrifices et les bonnes œuvres sont rares ; il n’y a pas d’amis ; que dis-je ! Le père vend sa fille et ce crime est fort commun. Les Brahmanes demandent honteusement de porte en porte, eux qui devraient nourrir les offrandes faites aux dieux ; aussi font-ils le service divin pour des gens de condition basse. [...] Ils se moquent de celui qui leur reproche leur conduite ; car ils ignorent les obligations qui leur sont imposées. Les Vedas et les Puranas leur sont en effet étrangers, et ils ne s’appliquent qu’à se procurer de l’argent. Il y a parmi eux beaucoup d’ignorants et des fourbes, mais on y trouverait difficilement un homme de mérite.

Quant aux kshatriyas, ils ne s’appliquent pas non plus à l’aumône, ni à la justice. S’ils vont aux lieux de pèlerinage, c’est pour y faire le commerce. Ils négligent la connaissance des Vedas et des Puranas ; mais ils écoutent volontiers la voix des bayadères. Ils ne remplissent les devoirs que leur impose leur caste que lorsqu’ils reçoivent des présents qui les y déterminent ; et tandis qu’on leur fait ces dons corrupteurs, on ne donne rien au pauvre volontaire.

Dans le Kali, les savants tiennent au roi des discours futiles. Au lieu d’entendre la lecture des Vedas, on écoute celle des romans érotiques. Les brahmanes étudient peu, et cependant ils manifestent beaucoup d’orgueil dans les assemblées.

De leur côté, les kshatriyas commettent toutes sortes de vexations ; ils sont fiers et n’ont d’égard pour personne. Ils prennent aux brahmanes leurs vaches pour les vendre, et non seulement ils persécutent les Brahmanes, mais les bardes mêmes chargés de chanter leurs exploits, et on s’expose à la mort, soit qu’on s’oppose à leur tyrannie soit qu’on veuille s’y soustraire.

Dans ce malheureux âge, les Brahmanes ne reconnaissent pas d’impureté légale. Ils entrent sans scrupule dans la maison des gens de basse caste. Ils ne songent qu’à acquérir des richesses, quoiqu’ils n’y réussissent pas. [...]

Dans le Kali, tout le monde ment ; l’avidité règne partout. On ne respecte plus l’aîné de la famille ; on n’observe pas les fêtes ; on déserte les pèlerinages. On renonce aux bains sacrés ; on délaisse l’aumône. Le père n’hésite pas à vendre son fils pour satisfaire sa cupidité. Dans le Kali, tout le monde est débauché et avide de richesse ; on ne conserve de respect pour aucune chose, pas même pour l’arbre sacré des Banians.

Les rois se livrent à tous leurs désirs et ils ne songent pas à la gloire. Ils ne rendent pas la justice et ils ne protègent leurs sujets qu’autant qu’ils en reçoivent des présents. Sans compassion pour les malheureux qui poussent des soupirs, ils s’attachent à inspirer la crainte. Plus de sagesse, ni d’équité, mépris absolu des Vedas et des Puranas. On se laisse aller à ses passions avec une telle violence que le fils, par exemple, tue sa mère à cause d’une courtisane. Les vaches participent à la dégénération générale ; elles ne donnent que peu de lait et finissent par abandonner leurs veaux. [...]

Quant aux pénitents, ils se retirent du monde afin de se sauver ; et ils effacent leurs fautes au onzième jour de la lune. » Vishnudas Bhave, Tableau du Kali Yuga.

De même chez Hésiode :

« C’est maintenant la race de l’âge de fer. Les hommes ne cesseront plus désormais, et le jour et la nuit, de se consumer en peines et en travaux. Les dieux leur enverront des chagrins accablants. Quelques biens cependant se mêleront à tant de maux. Jupiter perdra aussi les hommes de cette race, à peine nés, lorsque leurs cheveux commenceront à blanchir autour de leurs tempes. Plus d’accord entre le père et les enfants, entre les enfants et le père, entre les hôtes, entre les amis, entre les frères. Le fils sera sans respect pour son vieux père ; il l’affligera avec impiété par des paroles cruelles, sans craindre la vengeance des dieux. Les ingrats humains ne payeront plus à leurs vieux parents le prix de leur éducation ; ils renverseront avec violence les habitations de leurs semblables. On n’aura plus d’égards pour le mortel fidèle à son serment, juste, vertueux. On n’honorera que l’homme violent et injuste. La justice et la pudeur ne se rencontreront plus ici-bas. Le méchant attaquera l’honnête homme par des paroles injustes, en y ajoutant de faux serments. L’Envie, au teint livide, aux discours médisants, à la joie cruelle, poursuivra sans relâche les malheureux.

Remontant vers l’Olympe, loin de la vaste terre, et voilant leurs beaux corps de leurs vêtements blancs, la Pudeur et Némésis ont quitté les hommes pour se joindre à la troupe des dieux ; elles ont laissé aux mortels des maux cruels, qui n’auront point de remède.» Les Travaux et les Jours.

Comme ils ont conservé l'âge d'or dans leur croyance, les Gitans ont de même gardé la trace du Kali Yuga. Pour eux aussi, cet âge de la destruction s'exprime dans la perte de pureté ethno-raciale, ainsi que le rapporte A. Esquiros dans Les Gypsies et la Vie errante :

La vieille sibylle, avec laquelle j’avais fini par faire plus ample connaissance, me dit en me revoyant : « Vous venez trop tard pour étudier nos mœurs ; nous ne sommes plus le peuple que nous étions. Les roms se sont trop mêlés aux gorgies [gadjo], ils sont devenus comme eux et pire qu’eux. Nous ne sommes plus unis, nous ne sommes plus prêts à nous assister les uns les autres en tout lieu et en toute saison. Les intérêts des individus sont maintenant distincts : le riche méprise le pauvre. Nos fils ne nous valent pas, et leurs fils vaudront encore moins qu’eux. Je vous le dis, la loi des gypsies a cessé d’exister sur la terre. 

De semblables notions se retrouvent en Scandinavie, une contrée hantée par le spectre de la famine, où le summum de la décadence et de la perversion semble être le désordre à l'intérieur même des familles.

Mais le règne des dieux est limité, et les génies du mal doivent un jour rompre leurs chaînes et bouleverser le monde. Ce jour s'annonce par des signes effrayants : trois longs hivers se succèdent sans interruption ; pas une lueur consolante n'apparaît au ciel, pas une fleur de printemps n'éclot dans la vallée, pas un brin d'herbe ne reverdit sur la colline. La famine et la peste ravagent le monde ; la haine divise les familles ; les frères s’entre-tuent ; il n'y a plus de liens d'affection, plus de foyer domestique, plus de vertus, plus d'amour. Le crime gagne tous les cœurs comme un ulcère, et ceux qui sont restés justes se réjouissent de s'endormir dans leur tombeau.

Récit résumé de l'Edda, X. Marmier, Lettres sur l’Islande

Le thème de la décadence est universel, mais il affecte particulièrement les sociétés qui ont atteint leur zénith et qui ne peuvent que chuter. Tout comme les puissantes dynasties égyptiennes du début du second millénaire avant notre ère avaient tremblé face aux invasions des « peuples de la mer », les Romains du début du premier millénaire tremblaient face à la pression exercée par les peuplades germaniques amassées aux frontières de l'empire. Pour autant, ses élites menaient une vie de débauche, le plaisir et la richesse ayant remplacé comme valeurs, le courage et la piété.

Dans un épisode qui rappelle beaucoup le mythe d'Orphée et d'Eurydice, le héros ossète Soslan traverse l'enfer. Il y rencontre sa femme, Beduha, morte avant lui. Beduha reprend alors le rôle de la Sibylle de Cumes guidant Énée, pour enseigner à Soslan le sens véritable de ce qu'il aperçoit du monde infernal :

Un temps viendra où les plus jeunes donneront conseils et leçons aux plus vieux. […] À la fin des temps, le monde sera comme une porte grande ouverte. [...] Les hommes descendront de la montagne à la plaine pour gagner leur vie, mais ensuite regagneront la montagne. [...] Un temps viendra où les étrangers se sentiront plus proches que les frères, où toutes les familles vivront entre elles dans une amitié plus étroite que les parents par le sang. [...] Un temps viendra où les femmes et les hommes auront les mêmes droits, où la suprématie des hommes ne sera plus reconnue. [...] Il n'y a pas là de mystère. Un temps viendra où les hommes se seront tellement multipliés qu'ils mesureront la terre. 

Soslan au Pays des Morts, G. Dumézil, Le Livre des héros.

Les considérations sur une destruction régulière et cyclique de la Terre sont aussi partagées par les anciens philosophes. Apulée (125 - 170), auteur d'origine berbère mais de langue latine, est un philosophe platonicien. Dans son Traité sur l'ordre du monde, rédigé dans une optique à la fois scientifique et philosophique, il relaie à son tour le mythe de la fin du monde1. Il trouve son inspiration dans la géologie et l'étude des phénomènes tectoniques, mais son argumentation reprend aussi les poncifs du mythe du déluge, dont le rôle de l'eau, puis du feu, comme agents destructeurs, de même que le mythe du héros sauveur. Ici les jeunes sauvent leurs aînés, en Inde, Manu sauve les Vedas en les remettant entre les mains des rishis célestes, mais il s'agit du même acte de transmission d'un savoir ancestral (incarné chez Apulée comme dans les Vedas par des patriarches en difficulté, ayant besoin d'un plus jeune, ou d'un mortel). En sauvant les Vedas, Manu sauve la justice et restaure l'ordre du monde (Rta). Il devient alors le roi du nouveau monde, dont il a rendu possible la renaissance. Chez Apulée, les jeunes, encore ignorants des traditions, sauvent leurs pères, s'assurant ainsi la possibilité de pérenniser leurs traditions et leurs coutumes, malgré la perte du patrimoine matériel de leur peuple (détruit par l'explosion du volcan).

« Tout ce qui est sur la terre subit des changements, des transformations, et finit en dernier lieu par s'anéantir. D'effroyables tremblements de terre font éclater le sol, des villes sont englouties avec des peuples ; c'est du moins ce que nous avons cent fois entendu dire. Nous savons également que des torrents de pluie ont noyé des contrées entières ; des pays qui d'abord étaient des continents ont été par l'incursion des flots d'une mer étrangère changés tout à coup en des îles ; d'autres terrains dont la mer s'éloignait sont devenus accessibles aux pieds de l'homme. Parlerai-je de ces cités que l'on se rappelle avoir été renversées par des vents et des orages ; de ces incendies qui éclatèrent au sein des nues, lorsque, par exemple, toutes les contrées de l'Orient périrent dans une conflagration générale à la chute de Phaéthon ? Dans les contrées de l'Occident, des feux qui jaillissaient pour couler ensuite en ruisseaux de laves, occasionnèrent les mêmes désastres. Que de fois des sommets de l'Etna qui brisait ses fournaises, des fleuves de feu semblables à un torrent descendu du ciel se précipitèrent le long des flancs de la montagne ! Dans ces scènes de péril on vit éclater des traits sublimes d'héroïsme dont le souvenir est venu jusqu'à nous. Des fils, que d'abord le bruit avait effrayés, toujours sensibles cependant à la voix de la tendresse et de la piété, arrachaient aux flammes rapides leurs vieux pères pour les emporter sur leurs épaules ; et ces ondes brûlantes, se séparant comme à la voix de Dieu, formaient en quelque sorte deux fleuves sortis d'une même source, et d'eux-mêmes faisaient circuler leurs flots inoffensifs autour de l'espace où s'avançaient ces vertueux portefaix chargés de leur religieux butin. » Du Monde, 34.

 

Typique de la tradition primordiale, la théorie des cycles temporelle inspirera toute l'Histoire de l'ésotérisme, des alchimistes aux hermétiques, en passant par les gnostiques et les scientistes actuels (le réchauffement climatique et la crise sanitaire étant une énième variation sur le thème de la fin du monde, dont l’humanité serait coupable).

 

Le mythe aryen moderne exploita particulièrement le mythe d'un combat entre deux forces élémentaires et antagonistes.

Hans Horbiger (1861-1931) est un des principaux artisans du mythe aryen moderne. Il n'appartenait pas aux cercles universitaires mais plutôt aux cercles initiatiques, étant une sorte de sorcier gnostique, qui reprenait à son compte l'héritage du dualisme mazdéen. Dans le chapitre 2, 6 du Matin des magiciens (1960), Jacques Bergier et Louis Pauwels résument la pensée d'Horbiger en quelques paragraphes qui reprennent, de fait, la plupart des thèmes que nous avons présentés plus haut dans ce chapitre.

« Un monde est englouti, un monde a disparu, les anciens habitants de la terre se sont évanouis, et nous commençons notre vie d’hommes seuls, de petits hommes abandonnés, dans l’attente des mutations, des prodiges et des cataclysmes à venir, dans une nouvelle nuit des temps, sous ce nouveau satellite qui nous arrive des espaces où se perpétue la lutte entre la glace et le feu.

Un peu partout, des hommes refont en aveugles les gestes des civilisations éteintes, élèvent sans plus savoir pourquoi des monuments gigantesques, répétant, dans la dégénérescence, les travaux des maîtres anciens : ce sont les immenses mégalithes de Malekula [Vanuatu], les menhirs celtiques, les statues de l’île de Pâques. Des peuplades que nous nommons aujourd’hui « primitives » ne sont sans doute que des restes dégénérés d’empires disparus, qui répètent sans les comprendre et en les bâtardissant des actes autrefois réglés par des administrations rationnelles.

En certains lieux, en Égypte, en Chine, beaucoup plus tard en Grèce, de grandes civilisations humaines, mais qui se souviennent des Supérieurs disparus, des géants rois initiateurs, s’élèvent. Après quatre mille ans de culture, les Égyptiens du temps d’Hérodote et de Platon continuent d’affirmer que la grandeur des Anciens vient de ce qu’ils ont appris leurs arts et leurs sciences directement des dieux.

Après de multiples dégénérescences, une autre civilisation va naître en Occident. Une civilisation d’hommes coupés de leur passé fabuleux, se limitant dans le temps et l’espace, réduits à eux-mêmes et cherchant des consolations mythiques, exilés de leurs origines et inconscients de l’immensité du destin des choses vivantes, lié aux vastes mouvements cosmiques. Une civilisation humaine, humaniste : la civilisation judéo-chrétienne. Elle est minuscule. Elle est résiduelle. Et pourtant ce résidu de la grande âme passée a des possibilités illimitées de douleur et d’entendement. C’est ce qui fait le miracle de cette civilisation. Mais elle est à son terme. Nous approchons d’un autre âge. Des mutations vont se produire. Le futur va redonner la main au passé le plus reculé. La terre reverra des géants. Il y aura d’autres déluges, d’autres apocalypses, et d’autres races régneront. « Tout d’abord, nous avons gardé un souvenir relativement net de ce que nous avions vu. Ensuite, cette vie-ci s’éleva en volutes de fumée et obscurcit rapidement toutes choses, à l’exception de quelques grandes lignes générales. À présent, tout nous revient à l’esprit avec plus de netteté que jamais. Et dans l’univers où tout retentit sur tout, nous ferons de profondes vagues. » [...]

Selon Horbiger, nous sommes donc dans le quatrième cycle. La vie sur terre a connu trois apogées, durant les trois périodes de lunes basses, avec des mutations brusques, des apparitions gigantesques. Pendant les millénaires sans lune sont apparues les races naines et sans prestige et les animaux qui se traînent, comme le serpent qui évoque la Chute. Pendant les lunes hautes, les races moyennes, sans doute les hommes ordinaires du début du tertiaire, nos ancêtres. Il faut encore songer que les lunes, avant leur effondrement, agissent en cercle autour de la terre, créant des conditions différentes dans les parties du globe qui ne sont pas sous cette ceinture. De sorte qu’après plusieurs cycles, la Terre offre un spectacle très varié : races en décadence, races en montée, êtres intermédiaires, dégénérés et apprentis de l’avenir, annonciateurs des mutations prochaines et esclaves d’hier, nains des anciennes nuits et Seigneurs de demain. Il nous faut dégager dans tout cela les routes du soleil d’un œil aussi implacable qu’est implacable la loi des astres. Ce qui se produit dans le ciel détermine ce qui se produit sur la terre, mais il y a réciprocité.

Comme le secret et l’ordre de l’univers résident dans le moindre grain de sable, le mouvement des millénaires est contenu, d’une certaine façon, dans le court espace de notre passage sur ce globe et nous devons, dans notre âme individuelle comme dans l’âme collective, répéter les chutes et les ascensions passées, et préparer les apocalypses et les élévations futures. Nous savons que toute l’histoire du cosmos tient dans la lutte entre la glace et le feu et que cette lutte a de puissants reflets ici-bas. Sur le plan humain, sur le plan des esprits et des cœurs, quand le feu n’est plus entretenu, la glace vient. Nous le savons pour nous-mêmes et pour l’humanité tout entière qui est éternellement placée devant le choix entre le déluge et l’épopée.

Voilà le fond de la pensée horbigérienne et nazie. »

Né en Allemagne vers la fin du 19e siècle, à la suite de la redécouverte des liens qui unissaient la culture celto-germanique à celles des Indiens et des Perses, le mythe aryen moderne se construit sur cet héritage conjoint. Il convient donc d'en rappeler les principes cosmogoniques fondamentaux.

Rappelons d'abord l'Edda :

« Ganglere demanda : Que se passa-t-il avant la création de l’espèce humaine ?

Har répondit : Lorsque les fleuves, désignés sous le nom d’Elivôgor, se furent tellement éloignés de leur source que leur courant empoisonné en fut desséché comme des scories, ils se congelèrent. Cette glace s’arrêta, se durcit, et les tourbillons de neige produits par le venin, se répandant sur la glace, devinrent du givre. Les couches de givre s’accumulèrent les unes sur les autres dans l’abîme de Ginnung.

Jafnhar ajouta : Le bord septentrional de cet abîme se couvrit d’un immense amas de glace pesante et de givre ; l’ouragan et la tempête y régnaient ; mais le bord méridional de l’abîme de Ginnung fut dégelé par les étincelles qui s’échappaient de Muspelheim.

Thridi ajouta : Si l’air glacé exhalé par Niflheim rendait ses environs affreux, ceux de Muspelheim, au contraire, étaient lumineux et chauds. L’abîme de Ginnung était aussi léger que l’air le plus pur. La chaleur, avançant toujours davantage, atteignit les glaces, les fondit, et forma des gouttes d’eau. La puissance de celui qui envoyait la chaleur leur donna la vie ; il en résulta une forme humaine qui fut nommée Ymir. » Le Voyage de Gylfe, 5.

Ainsi que les bases de la cosmogonie perse :

« Dieu a créé le monde de rien, pour que sa puissance apparût. Il a créé la matière des quatre éléments, il les a fait naître sans peine et sans travail. Le premier est l'élément du feu brillant, qui s'élève en haut ; au milieu est l'air, puis l'eau, et au-dessous la terre obscure. D'abord le feu commença à rayonner, sa chaleur produisit alors de la sécheresse ; ensuite le repos engendra le froid, qui à son tour fit naître l'humidité : la place de ces quatre éléments leur étant assignée, ils formèrent ce monde transitoire. Ils se pénétrèrent l'un l'autre, et des êtres de toutes espèces parurent. La voûte céleste à la rotation rapide se forma, et montra incessamment ses merveilles. [...] Les montagnes s'élevèrent, les eaux descendirent, la tête des plantes s’érigèrent. La terre n'eut pas en partage une situation élevée, elle formait un point central obscur et noir. Les étoiles montrèrent leurs merveilles dans les cieux et versèrent sur la terre leur lumière. Le feu s'éleva vers le ciel, l'eau descendit, le soleil tourna autour de la terre. » Ferdowsi, Le Livre des rois.

De l’Égypte ancienne jusqu'à nos jours, il semble que les sociétés humaines naissent d'une division initiale, s'organisent ensuite afin de connaître le plus haut degré de prospérité, puis s'effondrent inévitablement, en conséquence logique du haut degré de confort auquel elles étaient parvenues.

Une catastrophe initiale est souvent la base d'une civilisation. Les Aryens quittèrent l'Asie centrale pour fuir la désertification du Karakoram, et s'installer dans les vallées verdoyantes de l'Oxus, de l'Indus et du Gange. Poussés par d'autres peuples nomades d'Asie centrale, les Celtes et les Germains s'installèrent en Europe. Chassés d'Anatolie par les Scythes, les Cimmériens traverseront le Bosphore pour s'installer en Europe. Plus tard, les Scythes et les Alains déferleront respectivement sur l'Inde et sur la Gaule, pour échapper à la pression hunnique. En littérature, c'est Énée fuyant Troie, sa patrie en feu, ou Erik le Rouge, qui aborde le Groenland et l'Amérique du Nord, condamné à l'exil.

Afin que la société en exil survive à ce cataclysme initial, qui est une sorte de départ du jardin d’Éden, elle applique une morale ambitieuse et incorruptible. En exil à Médine, Mohammed demande (et obtient) de ses fidèles une rigueur implacable dans leur foi : les femmes se couvrent et les hommes ne se lient pas avec les étrangers. En Italie, le descendant d’Énée Romulus applique pour lui-même une rigueur morale si stricte, qu'il n'hésitera pas à tuer son propre frère pour la faire respecter. En Grèce, c'est en méprisant la mort, en imposant l'esclavage aux villages voisins et soumis et en interdisant l’enrichissement personnel, que Sparte conserva de longs siècles son indépendance... sans même se doter de murailles !

À la puissance militaire, succèdent les alliances diplomatiques. La recherche de la gloire laisse place à celle du plaisir et du confort. Des valeurs universellement partagées, comme la justice, la vérité, la beauté, la force, la fécondité, la famille, le goût du travail et de l'effort, la culture physique et intellectuelle, sont alors remplacées par l'unique quête individuelle du plaisir. Les vices se multiplient donc en conséquence.

Les rois ne sont plus des conquérants mais des administrateurs. Les religieux ne sont plus des saints mais des percepteurs. La religion, quelle qu'elle soit, n'est plus pratiquée avec autant de dévotion. Le clan, devenu peuple, puis état, n'est plus défendu avec zèle. Si il est défendu, c’est par des mercenaires capables de se retourner en cas de solde impayé. La société n'est plus un corps, mais une machine.

La civilisation jadis brillante mais à présent corrompue, cède alors son territoire, ses institutions et sa culture à une autre entité plus jeune, plus morale, elle-même issue d'un cataclysme initial.

 

Dans des poèmes qui regrettent l’échec militaire et spirituel des croisades, le chrétien Rutebeuf (v. 1230 – v. 1285) illustre l'étape finale du cycle que nous venons d’exposer. Dans L’État du Monde, il regrette la lâcheté de la caste guerrière, qui ne cultive plus le goût de l’héroïsme et de l'honneur.

J'arrive à la chevalerie
Qui aujourd’hui est ébahie,
Point de Roland, point d'Olivier,
Tous sont noyés en un vivier.
On peut bien voir et bien entendre
Qu'il n'y a nul Alexandre.
Leur métier se perd et décline :
La plupart vivent de rapine 

Le trouvère regrette aussi la condition misérable des artistes...

Les ménestrels sont éperdus

… et la corruption des élites, toujours prompte à voler ceux qu'ils devraient servir.

Je ne vois ni prince ni roi
Qui ne prélève mal l’impôt 

L'église ne montre d'ailleurs pas l'exemple, car même interdite par une bulle papale, la pratique des actes spirituels rémunérés (simonie) est encore diffuse dans le Royaume de France.

Ni nul prélat de Sainte Église
Que n'accompagne convoitise
Ou au moins dame Simonie
Par qui donneurs ne sont haïs

Le roi réserve ses largesses à ceux qui en font preuve à son égard, mais sa générosité ne va pas au-delà.

Noblement reçoit-on en Cour
Celui qui donne, en temps présent ;
Celui qui ne peut rien donner
S'en aille aux oiseaux s'adresser
Vous pouvez bien apercevoir
Si je vous conte vérité.

Rutebeuf exprime des critiques envers une société qu'il sait décadente. À son époque, vers 1250, le Moyen Âge s’essouffle, son modèle social basé sur les trois états, la loi salique et le catholicisme romain ne convient plus. Les croisades ont tourné l'Europe vers l'Orient ; Venise, Gêne (pour ne citer que les plus connues) et les villes de la Hanse, prospèrent grâce à un commerce qui n'enrichit pas les souverains, ni leurs ministres, mais les bourgeois. Une nouvelle caste sociale va alors voir le jour, inédite ; amassant les richesses matérielles sans honte ni pudeur, la bourgeoisie est pieuse mais non mystique, savante intellectuellement, mais pauvre spirituellement. Sans avoir le talent professionnel des artisans et tout en n'appartenant pas à la caste agricole soumise aux prêtres et aux rois, elle représente des intérêts qui lui sont propres.

Au guerrier et mystique Moyen Âge succéda donc l'ère de l'entreprise, de l'innovation et du commerce, qui débutera « officiellement » dans les années 1490, à la suite de la découverte des Amériques par Christophe Colomb et du passage africain vers les Indes, par Vasco de Gama.

Ayant vécu près d'un siècle après Bernard de Ventadour, Rutebeuf est un trouvère qui vit dans le souvenir glorieux des troubadours méridionaux. Né en 1230, soit un an après la croisade contre les Albigeois, Rutebeuf vit dans un royaume déchiré, sombre et violent, où règne la férule de l’Église. Par ailleurs, contemporain de la neuvième et dernière croisade, il ne peut que regretter la faiblesse des chrétiens, quand il songe aux victoires éclatantes que furent les premières croisades.

Dans ces quelques vers extraits de La Vie du Monde (un titre à comprendre comme « l'état de la société »), Rutebeuf exprime un pessimisme que l'on peut tout à fait rapprocher du mythe du Kali yuga :

 

« Puisque Justice cloche, et droit penche et s’incline,

Et Loyauté chancelle, et Vérité décline,

Et Charité roidit, et foi se perd et manque,

Je dis que n'a le monde fondement ni racine...

 

Rome, qui devrait être de notre foi la base,

Simonie, avarice et tout mal y abonde :

Ceux-là sont plus malpropres qui doivent être purs

Et par mauvais exemple avilissent le monde. […]

 

France, qui de franchise est dite par droit nom,

À perdu de franchise la Gloire et le renom :

Il n'y a plus nul franc, ni prélat ni baron,

En cité, ni en ville, ni en religion. »

 

Le Sauveur

Durant le dernier âge de l’humanité et de l'Univers, le Kali Yuga, Vishnou ne s'incarne qu'une fois, et à la fin. Le Kali Yuga est un âge si sombre que la clarté n'y trouve que difficilement sa place. Par comparaison, Vishnou s'est incarné au moins quatre fois durant l'âge d'or, et trois fois durant l'âge d'argent.

Durant le Kali yuga, ni Shiva ni Vishnou n’apparaissent sur Terre. Ils y envoient cependant des messagers, qui inspireront des maîtres spirituels.

Les Brahmanes appelleront au secours, accompagnés dans leurs prières par la Terre. Brahma leur répondra comme à l'accoutumée que seul Vishnou peut les aider. Vishnou choisira à nouveau Manu pour l'aider dans sa tâche de réhabilitation de l'Univers. Alors, Parashurama, lui aussi avatar de Vishnou deviendra le gourou de Kalki, l'ultime avatar de Vishnou, le chevalier de la fin du monde, armé de deux épées et monté sur un cheval blanc.

Dans leur combat contre les forces du mal, les divinités peuvent être aidées d'un cheval mythique. Dans la mythologie védique, il s'agit d'Uchchaihshravas, la monture d'Indra, qui possède par ailleurs Airavata, un éléphant blanc aux mille têtes. Quant au Pégase grec, le cheval de Zeus, il semble directement inspiré du Pégaz perse. Le divin cheval slave est quant à lui nommé Sémik.

À la fin du Kali Yuga Vishnou naîtra donc sur Terre sous la forme d'un enfant difforme, qui étudiera les Vedas et deviendra Kalki, le chevalier de la fin des temps, qui de son épée éradiquera la vie sur Terre tout en sauvant du chaos ses fidèles et les Vedas. C'est aussi Kalki qui inaugurera le nouvel âge d'or en cachant en lui puis en redistribuant dans le nouveau monde ce qu'il aura sauvegardé de l'ancien.

À la fin de cet âge funeste, apparaîtra donc le cavalier Kalki, le dernier avatar de Vishnou, aussi appelé le sauveur de l'humanité. C'est lui qui éradiquera le mal sur Terre et sauvera les Vedas afin que recommence, après le déluge, un nouvel âge d'or.

Il est dit que Kalki naîtra avec quatre bras de parents humains, mais que rapidement il prendra la forme d'un enfant normal. Il grandira chez ses parents et recevra une éducation de brahmane. Lorsqu'il prendra conscience de la triste condition des prêtres du Kali Yuga, Kalki décidera de consacrer sa vie à restaurer l'ordre védique.

Son gourou sera l'immortel ermite et guerrier Parashurama. C'est lui qui lui apprendra qui il est véritablement et le rôle qui devra être le sien : détruire les forces démoniaques du kali yuga, et retrouver son épouse éternelle, la déesse Lakshmi, elle sera incarnée sous les traits de la princesse Padma, fille du roi de Lanka. Avant qu'il n'entreprenne sa tâche, Shiva lui confiera un perroquet, il lui servira de monture, et une épée magique dont jaillira le tonnerre. Kalki montera un cheval blanc qui lui sera fidèle lors de toutes les batailles qu'il mènera contre les forces du Kali Yuga, c’est-à-dire les forces du mal, de la perversion et de la décadence.

Quand Kalki apparaîtra, l'espoir et la joie renaîtront, et les rivières couleront à nouveau pendant quelque temps, puis le monde sera plongé dans le plus grand et long déluge qu'il n'aura jamais connu, suite auquel il renaîtra, à nouveau merveilleux et prospère. Les quatorze domaines de l'existence, c’est-à-dire les mondes souterrains, terrestres et célestes, péricliteront et l'Univers implosera. Avant ce déluge, une famine d'un siècle frappera la Terre, alors que le Soleil brillera douze fois plus fort. Après ces cent années de sécheresse, le déluge submergera toute chose puis l'Univers sera complètement au repos.

Kalki rétablira alors sur Terre le Dharma, la loi morale de l'Univers, en rétablissant les varnas, les quatre castes complémentaires consistant en celle des brahmanes, des kshatriyas, des vaishyas et des shudras. Grâce à elles, l'humanité reprendra le chemin de la justice. Une fois le Satya Yuga établi, c’est-à-dire le nouvel âge d'or, Vishnou quittera la forme de Kalki et retournera demeurer en son paradis céleste du Vaikuntha.

Seul Vishnou, la cause sans cause, restera seul à la fin des temps. Shiva, dont la chevelure emmêlée reçoit la chute du Gange, trouvera refuge dans la partie droite de Son corps et Brahma aux quatre visages, retrouvera son origine en Son nombril. 

Nammalvar, Periya Thiruvandhadhi, 71.

Les premières mentions de Kalki remontent au Mahabharata, dont les premières compositions trouvent leur origine vers -700, soit quelques siècles avant la rédaction complète de la Torah (-350) et presque un millénaire avant la naissance de Jésus. Kalki le chevalier de la fin du monde est une figure qui fait bien sûr écho aux douze chevaliers de l'Apocalypse de Jean, tout comme à l'épisode de Mahomet montant au ciel sur un cheval blanc. De même, dans la mythologie chiite, le Madhi, une figure proche de celle de l'antéchrist, est un personnage similaire à Kalki, envoyé sur Terre juste avant la fin des temps, afin de fédérer autour de lui ceux qui croient encore en Dieu et qui souhaitent leur salut.

 

Quand Zarathoustra décéda, il avait 77 ans et laissait derrière lui trois épouses avec lesquels il avait eu de nombreuses filles et de nombreux fils. L'une des filles, Pourucista, s'unit à Jamaspa, le ministre de Vishtaspa. Quant à Hvogva, sa troisième femme, bien que non féconde, c'est de sa lignée que naîtra un jour celui qui sauvera la communauté des mazdéens. Il régnera cinquante- sept ans, puis ce sera la fin des temps.

Durant son règne, seront d'abord réveillés les os de Yima, puis ceux de Mashye et Mashyane, et enfin ceux du reste de l'humanité. Tous les morts et tous les humains se lèveront ; les justes comme les méchants. Chaque créature humaine s'éveillera à la vie, à l'endroit même où sa vie avait commencé.

C'est alors que Saoshyant préparera le homa, la blanche, pure et sainte boisson d'immortalité. Il en offrira à tous les hommes, et tous les hommes deviendront immortels pour toujours et à jamais.

Saoshyant (littéralement le « Sauveur ») est le champion des zoroastriens, le défenseur des derniers authentiques mazdéens. C'est lui qui éradiquera le mal de la Terre, marquant ainsi la victoire finale d'Ahura-Mazda sur Angra-Mainyu. Il est le pendant mazdéen à Kalki, « que les Parsis attendent comme un Messie par qui la communauté des élus parviendra à triompher des terribles épreuves qui marqueront la fin du cycle » (J. Varenne, Zarathoustra).

Par la vertu d’un second sacrifice du taureau, Saoshyant donnera aux hommes l’immortalité. Ce sera alors la fin des temps, car la création cessera d'être perturbée par l'esprit du Mal et reviendra à l'état d'unité, d’absolue pureté. La paix et l'immortalité seront alors communes à l'Univers.

Lors de l'épisode du taurobole mithriaque, seule la promesse de la venue sur Terre du Sauveur calma la colère de l'âme du taureau de vie (sacrifié par Mithra).

L'âme du taureau, guidé par le chien qui avait bu de son sang, s'éleva au plus haut des cieux et rencontra Ahura-Mazda. Celui-ci, satisfait de son sacrifice, lui offrit l'immortalité en faisant d'elle l'ange gardien du bétail. Mais cela ne suffisait pas à calmer la tristesse du taureau, qui interrogea l'être suprême :

« À qui as-tu confié l’empire des créatures, pour que le mal ravage la terre et que les plantes aient soif ? Où est l’homme dont tu avais dit que sa parole garantirait la paix ? »

Sensible à la tristesse du taureau, Ahura-Mazda mena l'âme du bovin devant l'ange gardien qui aurait pour tâche de rétablir la justice mazdéenne sur Terre, de concert avec Mithra. Le désignant, Ahura-Mazda eut ces paroles :

« Vois-tu, ce maître de sagesse, c'est Zarathoustra et c'est lui que j'enverrai bientôt sur Terre pour sauver les hommes et témoigner à l'humanité de la juste et bénéfique doctrine. C'est lui que je donnerai au monde pour lui apprendre à se préserver du mal. À la fin des temps, ce sera de sa semence, que purifiera la Lune, que naîtra Saoshyant, le Sauveur, celui qui consommera la ruine d’Ahriman et sacrifiera le second sacrifice du taureau. C'est par ce sacrifice que le Sauveur donnera à tout jamais l’immortalité aux justes. Ensuite, Mithra embrasera les mondes et purgera la création de la matière, qui retournera au néant. »

Satisfaite des paroles d'Ahura-Mazda, l'âme du taureau initial consentit à nourrir les créatures de la Terre et à permettre que s'y répandent la richesse, la prospérité et la vie. »

Héritier des traditions mazdéennes, christiques et dharmiques, Mani prétendit être le Saoshyant, qu'il associait au Messie.

En Bretagne, en évoquant la mort d'Arthur après la bataille de Salisbury, le Roman de la table ronde mentionne le retour espéré du roi-sauveur. L'attente des Bretons de leur roi légendaire est même devenue une expression, en vogue au Moyen Âge.

 

Les larmes aux yeux, Girflet s’en fut sur son destrier. Et sachez que, lorsqu’il fut à un quart de lieue, il commença de pleuvoir si merveilleusement qu’il dut s’abriter sous un arbre. Mais, l’orage passé, regardant vers la mer, il vit approcher une belle nef, toute pleine de dames avenantes, qui aborda non loin du lieu où il avait laissé le roi, son seigneur ; l’une d’elles, qui était Morgane la fée, appela et le roi se leva, puis, tout armé, suivi de son cheval, il monta dans la nef qui tendit ses voiles au vent et s’enfuit comme un oiseau. Le conte dit qu’elle s’en fut droit à l’île d’Avalon où le roi Arthur vit encore, couché sur un lit d’or : les Bretons attendent son retour. Et ainsi s’accomplit la parole du prophète Merlin, qui avait prédit que sa fin serait douteuse.

J. Boulenger, La Mort d'Artus.

Dans la Vie de Sainte Hélène de Hongrie, un poème dans lequel Rutebeuf décrit la nonchalance avec laquelle un roitelet reçoit son visiteur, le poète utilise l'expression :

La même attente il me faut faire
Que les Bretons font de leur roi.

Le mythe du déluge

Les monts s'enflamment, il n'y a plus d'arbres et l'eau se dessèche ; le marais s'engloutit, le ciel flambe, la terre ronde brûle ; feu et air balayent tout.

Chant germanique du 10e siècle cité par J. A. Mauduit, L'Épopée des Celtes.

Le mythe du déluge est sûrement le plus universel des mythes. Présent dans les mythologies sumériennes, akkadiennes et babyloniennes, et même dans les cultures amérindiennes et précolombiennes, le déluge de la Terre par inondation, ou sa destruction par le feu est un poncif philosophique et mystique qui était très en vogue au Néolithique, puis à travers l'Antiquité. Il s'agit par ailleurs d'une des rares légendes païennes que les religions abrahamiques ont reprises à leur compte sans trop les déformer, en devenant la légende de l'arche de Noé et en inspirant les visions fantastiques de l'Apocalypse et la venue du Madhi.

Cette division cyclique et dépréciative du temps, qui aboutit à un déluge, est aussi commune aux peuples indo-européens. On la retrouve de manière quasiment identique de Scandinavie en Inde, comme nous le prouve le mythe du Ragnarök des Vikings, de la chute de l'Atlantide et le mythe du Pralaya, « la fin du monde ».

Lorsque tous les rois seront occupés à voler leurs sujets, le Kali yuga s’achèvera par un cataclysme, le pralaya, le déluge à la suite duquel la Terre et l'Univers seront dissous dans l'océan initial. Cette période de chaos durera toute une nuit de Brahma, c’est-à-dire l'équivalent temporel des quatre yugas précédents pris dans leur ensemble, soit 12 000 années divines, ou 4,32 millions d'années terrestres. Un maha-yuga représente donc une vie divine, car à chaque cataclysme, tous les dieux meurent, sauf Vishnou, Shiva et Shakti.

De même, dans le monde celte :

Les dieux sont soumis au cycle naturel général de la vie et de la mort. [...] Les dieux possèdent une forme tout à fait intéressante d'éternité : ils ne meurent que pour se régénérer et revivre un cycle de vie semblable au précédent, ou en tout cas identique. 

P. Verdier, « Mythes celtes » dans le Dictionnaire des mythes littéraires.

Les Druides, qui ne sont pas les seuls du reste parmi les barbares, proclament l'immortalité des âmes et celle du monde, ce qui n'empêche pas qu'ils ne croient aussi que le feu et l'eau prévaudront un jour sur tout le reste.

Strabon, 4, 4.

Rapportant Edward Davies (Myth. and rites of the British druids et Celtic researches), Michelet mentionne un déluge celte irlandais :

Le castor noir perce la digue qui soutient le grand lac, le monde est inondé ; tout périt, excepté Douyman et Douyme'h (man, mec'h, homme, fille), sauvés dans un vaisseau sans voiles, avec un couple de chaque espèce d'animaux. Hu attelle deux bœufs à la terre pour la tirer de l'abîme. Tous deux périssent dans l'effort ; les yeux de l'un sortent de leurs orbites, l'autre refuse de manger et se laisse mourir.

Extrait des commentaires de La Gaule.

Au Pays de Galles :

Les traditions galloises au sujet de l’Atlantide sont rapportées par Timagènes. Trois races, disent-elles, ont occupé le pays de Galles et l’Armorique : 1° la population indigène ; 2° les envahisseurs Atlantes ; 3° les Gaulois Aryens. De plus ces traditions mentionnent trois grandes catastrophes qui auraient effondré à trois reprises différentes un immense continent, dont le pays de Galles était une extrémité. Et encore les vieux Gallois racontent, en montrant l’océan Atlantique, que jadis, d’après les traditions, les forêts s’étendaient très loin dans la mer et couvraient un espace immense .

M. Manzi, Le Livre de l’Atlantide.

À chaque fois, un homme, bon de nature et pieux, échappe à la mort à bord d'un bateau de fortune, souvent une simple caisse.

[Odin et ses frères] tuent Ymir, et les torrents de sang qui s’échappent de son corps inondent la terre et noient les hommes de sa race, à l’exception de Bergelmer, qui se sauva avec sa famille dans un bateau.

X. Marmier, Les Chants Danois.

Le mythe du déluge se retrouve en Arménie, patrie du mont Ararat, où, selon la tradition hébraïque, se serait échouée l'arche de Noé :

« Je ne puis raconter l'histoire de notre patrie sans faire comme tous les historiens, qui rapportent que, lorsqu'on arriva au deuxième âge du monde, Dieu purifia les trois parties de la terre en envoyant le déluge, qui détruisit en tous lieux les insensés, les impies, les hommes criminels, les hommes féroces, les détestables idolâtres, et qui enfin ne laissa rien sur la surface de la terre qui fût doué ou privé de raison. Il en excepta cependant toute une famille de justes qui, d'après son commandement, construisit un vaisseau, lequel fut l'arche de Noé. Ce dernier y fit entrer avec lui et sa famille tous les animaux purs et impurs qui étaient sur la terre. Ainsi un bois fragile les sauva et servit à conserver ce qui devait renouveler le monde. On fit après cela un sacrifice à Dieu, et Dieu donna sa bénédiction à tous les êtres qui produisirent selon leur espèce. Ils s'augmentèrent et s'accrurent considérablement, de sorte qu'ils couvrirent la terre, qui eut l'homme pour maître. » J. Saint-Martin. Histoire d'Arménie par le patriarche Jean VI, 3.

Aux confins du monde, le récit tahitien du déluge mentionne lui aussi un événement similaire à celui dont Manu ou Noé furent les héros. Contrairement au récit indien, ce n'est pas un roi qui fait ses ablutions matinales dans une rivière, mais deux frères qui pêchent dans l'océan.

C'est le conteur Tahitien Maré qui nous fait le récit de ce mythe (traduit et publié par L. Gaussin, dans Traditions religieuses de la Polynésie) :

« Deux hommes étaient allés au large pêcher à la ligne : Roo était le nom de l’un, Teahoroa celui de l’autre. Ils jetèrent leur hameçon dans la mer, et l’hameçon se prit dans les cheveux du dieu Ruahatou. Ils se dirent alors : « Un poisson ! » et ils tirèrent la ligne ; mais ils virent apparaître un être à face humaine, accroché par les cheveux. À l’aspect du dieu, ils bondirent à l’autre bord de la pirogue et restèrent comme morts de frayeur. Ruahatou leur demanda : « Qu’est ceci ? » Les deux pêcheurs répondirent : « Nous sommes venus ici pour pêcher du poisson et nous ne savions pas que tu te prendrais à notre hameçon. » Le dieu leur dit alors : « Dégagez mes cheveux » ; et ils les dégagèrent. Puis Ruahatou leur demanda : « Quels sont vos noms ? » Ils répondirent : « Roo et Teahoroa. » Ruahatou leur dit ensuite : « Retournez au rivage, et dites aux hommes que la terre sera couverte par la mer et que tout le monde périra. Vous, demain matin, rendez-vous sur l’îlot nommé Toa Marama : ce sera un lieu de salut pour vous et pour vos enfants. » Ruahatou fit monter la mer au-dessus des terres. Toutes furent couvertes, et tous les hommes périrent excepté Roc, Teahoroa et leurs familles. »

Dans la mythologie scandinave, les dieux meurent. Dans cette tradition, comme dans les autres cosmogonies indo-européennes, c'est par le feu que périt l'Univers, même si c'est par le dérèglement climatique et l'inondation que débute sa destruction. La fin du monde est alors déclenchée par l'agenda cyclique irrémédiable du temps, plutôt que par une cause particulière qui aurait provoqué un combat entre le bien et le mal.

Dans le long monologue de la Voluspa1, une magicienne expose en une série de visions riches de détails l'histoire et le destin du monde, des dieux et des hommes depuis l'origine de la création jusqu'au Crépuscule des Puissances, le Ragnarok, qui verra l'avènement d'une terre nouvelle. Ce long poème décrit la création et la fin d'un cycle d'existence, dont l’équivalent indien est le cycle des yugas. Comme pour le mythe du Pralaya (cataclysme), nous y trouvons une période d'intense sécheresse, qui selon les prophéties indo-européennes, marquera les dernières années avant le cataclysme ultime qui frappera la Terre.

Le texte en norrois appartient au Codex Regius (v. 1270). Nous en proposons ici une traduction française inspirée de celle de Régis Boyer. Lors du Ragnarok, les forces du mal, jusqu'alors maintenues enchaînées et soumises aux dieux, se libèrent, muées par une force implacable :

« Le soleil brilla d'une couleur noire durant ces étés et de terribles tempêtes s'abattront sur la terre. Garmr le chien hurlera furieusement devant Gnipahellir, le rocher qui cache l'entrée des enfers. Enfin, les liens éclateront et la bête courra... Cependant, grâce à mes visions, je sais déceler, loin dans le futur, le jugement des dieux et à qui ils donneront la victoire.

En cette fin des temps, le frère frappera son frère et les deux périront... Les parents abuseront leur descendance... Le mal sera sur terre, qui vivra alors une période d'adultère, ou la hache et l'épée fendront des boucliers... Ce sera une époque de vent et le climat sera celui des loups jusqu'à ce que le monde s'effondre sur lui-même. Nul homme n'aura pitié d'un autre homme. Alors, Gjallarhorn, la corne d'Odin, d'un son puissant et magique, sonnera le Ragnarok, la fin du monde. Yggdrasil lui-même tremblera, son vieux tronc gémira, alors que libérés, les géants marcheront sur le chemin des enfers.

Qu'en sera-t-il des dieux ? Qu'en sera-t-il des elfes ? Maîtres des falaises, les nains grogneront devant les portes de pierres. Les dieux une nouvelle fois tiendront conseil.

C'est alors qu'arrivera depuis l'Orient un géant, Hrym, qui lèvera bien haut son bouclier. À son approche, Jormungandr, le serpent gardien de Midgard, se tordra de rage, et fouettera les vagues de son corps infini, vibrant de la même frénésie que celle qui avait saisi les géants. Surgira alors au-dessus des flots Nidfolr, l'aigle au bec pâle, qui sera la charogne des guerriers morts au combat.

Enfin, le bateau géant fait des ongles des morts, le bateau sur lequel voguait l'humanité, sera sauvé et voguera libre. »

 

L'axe du monde sera le seul point de l'Univers qui ne sera pas détruit lors de ce déluge. Dans ses Métamorphoses, Ovide évoque d'ailleurs le Parnasse dans les mêmes termes que le font les sages de l'Inde, pour qui le Vaikuntha, le Shiva-Loka ou l'île de Sripura, incarnent, selon leurs sectes respectives, la demeure éternelle, absolue et immatérielle, seule à demeurer à la fin des temps (c’est-à-dire à la fin du Kali Yuga). Ce domaine céleste est le repère où se réfugieront l'ensemble des divinités, sous la protection de la plus puissante et de la plus essentielle d'entre toutes (Vishnou, Shiva ou Shakti).

« L’Attique est séparé de la Béotie par la Phocide, contrée fertile avant qu’elle fût submergée ; mais alors, confondue tout à coup avec l’Océan, ce n’était plus qu’une vaste plaine liquide. Là s’élève jusqu’aux astres un mont dont la double cime se perd au sein des nues : le Parnasse est son nom ; c’est sur cette montagne, seul endroit de la terre que les eaux n’eussent pas couvert, que s’arrêta la faible barque qui portait Deucalion et sa compagne. Ils adorent d’abord les Nymphes de Coryce, les autres dieux du Parnasse, et Thémis, qui révèle l’avenir, et qui rendait alors ses oracles en ces lieux. Jamais homme n’eut plus de zèle que Deucalion pour la vertu et pour la justice, jamais femme n’eut pour les dieux plus de respect que Pyrrha. Quand Jupiter a vu le monde changé en une vaste mer, et que de tant de milliers d’hommes, de tant de milliers de femmes qui l’habitaient, il ne reste plus qu’un homme et qu’une femme, couple innocent et pieux, il écarte les nuages, ordonne à l’Aquilon de les dissiper, et découvre la terre au ciel et le ciel à la terre. [...]

Les eaux qui tombent du ciel ne suffisent pas à la colère de Jupiter : le roi des mers, son frère, lui prête le secours de ses ondes. Il convoque les dieux des fleuves, et, dès qu’ils sont entrés dans son palais : « Qu’est-il besoin de longs discours ? Dit-il. Il s’agit de déployer toutes vos forces : allez, ouvrez vos sources, renversez vos digues, et donnez carrière à vos flots déchaînés ». Il parle : on obéit, et les fleuves, forçant les barrières qui retiennent leurs eaux, précipitent vers la mer leur course impétueuse. Neptune lui-même frappe la terre de son trident : elle tremble, et les eaux s’élancent de leurs gouffres entr’ouverts. Les fleuves débordés roulent à travers les campagnes, entraînant ensemble dans leur course les plantes et les arbres, les troupeaux, les hommes, les maisons et les sanctuaires des dieux, avec leurs saintes images. Si quelque édifice reste encore debout et résiste à la fureur des flots, l’onde en couvre bientôt le faîte, et les plus hautes tours sont ensevelies dans un profond abîme.

Déjà la terre ne se distinguait plus de l’Océan : la mer était partout, et la mer n’avait pas de rivages. L’un gagne le sommet d’une colline, l’autre se jette dans un esquif, et promène la rame dans le champ où naguère il conduisait la charrue. Celui-ci passe dans sa nacelle au-dessus de ses moissons ou de sa maison submergée ; celui-là trouve des poissons sur la cime d’un ormeau. Si l’ancre peut être jetée, c’est dans l’herbe d’une prairie qu’elle va s’arrêter ; les barques s’ouvrent un chemin sur les coteaux qui portaient la vigne ; les phoques monstrueux reposent dans les lieux où paissaient les chèvres légères. Les Néréides s’étonnent de voir au fond des eaux, des bois, des villes, des palais ; les dauphins habitent les forêts, et bondissent sur la cime des chênes qu’ils ébranlent par de violentes secousses. On voit nager le loup au milieu des brebis ; les flots entraînent les lions et les tigres farouches ; également emportés, les sangliers ne peuvent trouver leur salut dans leur force, ni les cerfs dans leur vitesse. Las de chercher en vain la terre pour y reposer ses ailes, l’oiseau errant se laisse tomber dans la mer. L’immense débordement des eaux couvrait les montagnes, et, pour la première fois, leurs sommets étaient battus par les vagues. La plus grande partie du genre humain périt dans les flots : ceux que les flots ont épargnés deviennent les victimes du supplice de la faim. […] Cependant le courroux de la mer s’apaise, le souverain des eaux dépose son trident et rétablit le calme dans son empire. Voyant, au-dessus des profonds abîmes, Triton, [...] il l’appelle et lui commande d’enfler sa conque bruyante, et de donner aux ondes et aux fleuves le signal de la retraite. »

Si c'est le feu qui est l'ultime agent destructeur, c'est bien l'eau qui doit purifier la Terre. Le déluge n'est d'ailleurs pas seulement un mythe théologique, c'est aussi une réalité, faisant parti d'un corpus « scientifique » antique. Les Anciens avaient d'ailleurs très clairement conscience de la montée des eaux ainsi que des divers cataclysmes liés à la mer et aux volcans. C'est même suite aux successifs déluges que Platon explique le relief et la nature du paysage de notre planète :

Pendant les nombreuses et grandes inondations qui ont eu lieu pendant les neuf mille ans, car c’est là le nombre des ans qui se sont écoulés depuis ce temps-là jusqu’à nos jours, le sol qui s’écoule des hauteurs en ces temps de désastre ne dépose pas, comme dans les autres pays, de sédiment notable et, s’écoulant toujours sur le pourtour du pays, disparaît dans la profondeur des flots. Aussi comme il est arrivé dans les petites îles, ce qui reste à présent, comparé à ce qui existait alors, ressemble à un corps décharné par la maladie. Tout ce qu’il y avait de terre grasse et molle s’est écoulé et il ne reste plus que la carcasse nue du pays. 

Critias ou l’Atlantide.

Mircea Eliade relie ce mythe platonicien du déluge cyclique à la doctrine mazdéenne. « Platon, écrit Eliade, semble avoir eu connaissance de la conception iranienne d'après laquelle ces catastrophes ont pour but la purification du genre humain. » La « fin de monde » perse consiste en effet en un ultime combat entre le dieu du bien et celui du mal. À la suite de cet affrontement, Ahriman va se dissoudre en Ahura-Mazda, qui englobera alors toute la Création, faisant ainsi de l'Univers un havre de paix. Insistant sur l'importance de l'influence initiale aryenne, Eliade ajoute :

« Il semble de plus en plus probable que le mythe d'une fin du monde par le feu, dont les bons sortiront indemnes, est d'origine iranienne [...]. Le stoïcisme, les Oracles sibyllins (par exemple II, 253) et la littérature judéo-chrétienne font de ce mythe la base même de leur apocalypse et de leur eschatologie. Si curieux que cela puisse paraître, ce mythe était réconfortant. En effet, le feu renouvelle le monde ; par lui sera restauré un « monde nouveau, soustrait à la vieillesse, à la mort, à la décomposition et à la pourriture, vivant éternellement, accroissant éternellement, alors que les morts se relèveront, que l'immortalité viendra aux vivants, que le monde se renouvellera à souhait » (Yasht, 19, 14, 89, trad. Darmesteter). Il s'agit par conséquent d'une apokatastasis [restauration finale de toutes choses en leur état d'origine] dont les bons n'ont rien à redouter. La catastrophe finale mettra fin à l’histoire, donc réintègre l'homme dans l'éternité et la béatitude. » Le Mythe de l’Éternel Retour.

Le déluge n’entraîne pas le retour du chaos primordial. Au contraire, il purifie le monde, ce qui permet à la vie de jaillir à nouveau. C'est bien le propos ultime de l'Avesta, que son traducteur, James Darmesteter, résume ainsi ;

Comme créateur du Bien, Ahura Mazda s’appelle Spenta Mainyu, l’Esprit Bienfaisant, et a pour antagoniste Angra Mainyu, l’Esprit du Mal, auteur de la perversion matérielle et morale du monde. Les deux Esprits se disputent l’empire du monde : un jour l’Esprit du Mal sera vaincu, les morts se relèveront et le monde sera immortel et bienheureux à jamais.

La renaissance après le déluge est par ailleurs le point de départ de toutes les théories para-scientifiques traitant de l'Atlantide et de son hypothétique héritage.

Le mythe de l'Atlantide est une variation sur le thème du déluge :

« Dans cette île Atlantide, des rois avaient formé une grande et admirable puissance, qui étendait sa domination sur l’île entière et sur beaucoup d’autres îles et quelques parties du continent. En outre, en deçà du détroit, de notre côté, ils étaient maîtres de la Libye jusqu’à l’Égypte, et de l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie. Or, un jour, cette puissance, réunissant toutes ses forces, entreprit d’asservir d’un seul coup votre pays, le nôtre et tous les peuples en deçà du détroit. [...] Mais dans le plus tard, il y eut des tremblements de terre et des inondations extraordinaires, et, dans l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit néfastes, tout ce que vous aviez de combattants fut englouti d’un seul coup dans la terre, et l’île Atlantide, s’étant abîmée dans la mer, disparut de même. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, cette mer-là est impraticable et inexplorable, la navigation étant gênée par les bas-fonds vaseux que l’île a formés en s’affaissant. » Platon, Timée.

La fameuse Table d’Émeraude, qui a servi de type à toutes les morales des peuples antiques, provenait d’Atlantide, disait-on, et avait été sauvée du déluge.

M. Manzi, op. cit.

Manu et les 8 rishis célestes à bord du bord du bateau que tire Matsya, l'avatar poisson de Vishnou

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Le TEMPS CYCLIQUE - de l'ÂGE D'OR au DÉLUGE (mythes indo-européens)

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