25 Janvier 2022
Les Grecs
Les Mycéniens sont le peuple racine de la civilisation hellène. Originaires des Balkans, ils connurent quelques siècles de gloire entre -1400 et -1200, avant de disparaître à l'aube du premier millénaire.
Si les Mycéniens ne sont pas les descendants de la civilisation minoenne1 qui la précéda en Méditerranéen orientale, cette dernière laissa tout de même des traces dans la culture mycénienne puis grecque, en particulier avec les cultes de la vierge Britomartis ou de Déméter-Cybèle, déesse de la Terre et de l'abondance.
Selon Hubert la Marle, la langue encore indéchiffrée des premiers Minoens contiendrait des mots d'origine indéniablement indo-européenne. Selon sa propre traduction du linéaire A, la Marle aurait découvert l'inscription « Raja Asirai » sur de nombreux documents tels que des stèles présentes dans les sanctuaires. Cette mention évoquerait donc la racine indo-européenne « Raj », qui signifie roi, ainsi que les vocables Asura et Ahura, désignant les créatures célestes des mythologies perses et indiennes.
L'antique appellation des Mycéniens est le terme homérique d'Achéens. Ils sont les protagonistes de la guerre de Troie et probablement les « peuples de la mer », tant redoutés des Égyptiens.
Il existait à la même époque que Troie VI [-1800 à -1300], à Mycènes (ou Argos), une tribu grecque, les Achéens, puissante dans tout le Péloponnèse et au-delà et dont les rois, les Atrides, s'enrichissaient dans des expéditions de pillage. Des documents égyptiens attestent qu'ils ont exercé leurs ravages dans le delta du Nil. Ils battirent aussi, en Asie mineure, le peuple des Hittites qui avait dans cette région un puissant empire.
Les Grecs furent donc d'abord présents sur les rives d'Asie Mineure (Ionie), puis s'installèrent dans l'archipel.
Une ceinture d’îles, qui doublait, pour ainsi dire, les côtes de la Grèce, invitait ses peuples à la navigation, en leur montrant des buts prochains ; et dans la mer Égée, sur le chemin de l’Asie, les îles étaient si nombreuses qu’on accomplissait directement le voyage sans perdre de vue la terre. Aussi vit-on dès l’antiquité les Grecs retourner vers cette Asie, berceau de leurs pères, soit qu’ils fussent entraînés par la guerre, soit qu’ils allassent fonder des colonies.
L'Histoire les retient comme les inventeurs de la philosophie rationaliste et de la démocratie, c’est-à-dire du pouvoir collégial exercé par le peuple lui-même. Les Grecs inventèrent par ailleurs des techniques militaires qui assurèrent leur hégémonie sur la Méditerranée, comme la phalange hoplite ou la galère de combat. Ils étaient un peuple de voyageurs, commerçants et marins hors pair, et nombreux furent les colons qui s'installèrent au nord de la mer Noire, mais aussi en Inde et jusque dans le Tarim chinois.
Les Grecs sont donc des passeurs de traditions et leur foisonnant panthéon doit autant à sa source indo-européenne qu'à ses nombreuses influences à la fois égyptienne, perse, mais aussi thrace et scythe.
Spartes, Athènes, Corinthe, Thèbes, Massalia (Marseille), Éphèse, Alexandrie sont autant de villes prospères du monde hellénique. Delphes, où résidait la pythie, ainsi que les villages sacrés des pourtours du mont Olympe, étaient certaines de ses capitales rituelles et religieuses. La civilisation hellénique repose sur les œuvres d'Homère et d'Hésiode, sur un panthéon panthéiste tolérant et capable d'incorporer de nouveaux dieux.
La société hellène se veut éclairée : le travail manuel et fatigant est déconsidéré, seuls les jeux de l'esprit et la recherche de la sagesse sont encouragés. Cette société repose cependant sur la domination systématique d'une masse innombrable d'esclaves.
Rivale d’Athènes, de Thèbes et de Corinthe, Sparte est la puissante cité autosuffisante et tournée sur elle-même du Péloponnèse,. Son économie reposait sur l'exploitation massive des paysans des campagnes environnantes.
Sparte est l'anti-modèle d'Athènes. Méprisant le confort et l'argent, chérissant la violence et la guerre, les Spartiates défendirent de très longs siècles leur indépendance face aux Athéniens, mais aussi face aux Perses.
Les Ioniens sont un peuple grec d'Asie mineure, voisin des Phrygiens et des Lydiens.
Les Éoliens sont un peuple grec originaire de Thessalie, fondateur de la ville de Delphes mais aussi présent en Asie mineure.
Les Doriens sont installés en Laconie, en Crête et en Asie mineure insulaire.
Les Doriens étaient une tribu apparentée, par la race et par la langue, aux groupes de Pélasges, d’Ioniens et d’Achéens qui, depuis des siècles, habitaient les plaines et les vallées méridionales de la péninsule hellénique ; mais, tandis que ceux-ci s’adonnaient à la navigation, au commerce et à l’industrie, les Doriens n’avaient pas cessé d’être des montagnards ; ils avaient vécu surtout parmi les forêts de l’Olympe et de l’Ossa, de l’Œta, du Pinde et du Parnasse. Ce n’étaient pas des barbares, puisque le culte d’Apollon était chez eux en honneur ; mais ils avaient conservé, sous un climat plus dur que celui des plages tièdes de l’Argolide et de la Laconie, une énergie native et une humeur belliqueuse qui en faisaient des soldats redoutables.
L'influence grecque se fit aussi sentir plus profondément en Asie, où l'art gréco-bouddhique révolutionna, pour un temps, l'expression artistique indo-iranienne. C’est aux Grecs que l'on doit les premières représentations du Bouddha, mais aussi de Krishna, comme en témoignent les monnaies frappées par les rois grecs du Sindhu. L'influence de ces rois grecs s'étendait jusqu'à Patalipoutra, la capitale de la vallée du Gange (actuelle Patna, dans le Bihar). Les Indiens connaissaient les Grecs sous le nom de Yonas, ou encore Yonakas (Ioniens). Leur présence, en tant que tribu barbare alliée aux forces aryennes est attestée dans le Mahabharata. Les Yonakas prennent en effet part aux combats lors de la bataille du Kurukshetra.
Quant aux (Anciens) Macédoniens, sous l'influence du roi Philippe II puis d'Alexandre le Grand, ce petit Royaume hellénisé, situé au nord de l'archipel grec, devint pourtant l'épicentre d'un empire transcontinental. S'étalant sur les trois continents du monde connu d'alors, l'Empire d'Alexandre donna naissance à la dynastie égyptienne ptolémaïque (dont fera partie la reine Cléopâtre), ainsi qu'à la dynastie séleucide qui fut maîtresse de la Perse. Ces deux dynasties régnèrent de longs siècles sur l'Afrique et l'Asie.
Les colonies grecques
Les Grecs colonisèrent l'Asie mineure, la Méditerranée (Syracuse), la péninsule italienne (Metapunto, colonie grecque du golfe de Tarente ayant hébergé une célèbre communauté pythagoricienne et apollinienne), le delta du Nil et le sud de la Gaule (Nice, Marseille), mais aussi la partie méridionale de la Scythie. En particulier la région de la mer Noire.
Pendant de nombreux siècles, Iraniens et Grecs vécurent et travaillèrent côte à côte. Il est remarquable que ni les Scythes, ni les Sarmates ne firent aucun effort durable pour détruire les colonies grecques de la Russie du Sud ; ils préférèrent rester en relations avec elles, et maintenir un courant d'échanges très actif. Les mariages mixtes, l'hellénisation des Iraniens, l'iranisassion des Grecs progressaient de pair. [...] Ce qui était au départ une confédération assez lâche de cités et de tribus devient progressivement un organisme politique dualiste. Celui-ci est gouverné pour les Grecs par un magistrat élu, pour les indigènes par un souverain de droit divin.
Les eaux y étant moins clémentes que celles de la Méditerranée, la mer Noire fut colonisée plus tardivement, mais tout aussi efficacement.
« Les Grecs luttèrent plus heureusement contre ses vents et ses flots ; ils vinrent plus nombreux, et ils eurent raison des barbares ; ils créèrent eux-mêmes les abris et les ports qui manquaient ; leurs colonies s’échelonnèrent sur ces côtes ouvertes enfin, et pour toujours. D’ingénieux colons tirèrent d’un sol longtemps ingrat des richesses inconnues, ou développèrent des industries et des arts naissants, dont les barbares usaient à peine. La terre féconde des Scythes produisit du blé en abondance, et de longs convois s’acheminèrent vers l’Attique ; au midi, la terre donna ses fers, ses métaux divers, ses bois ; la Colchide laissa recueillir l’or de ses fleuves, De nouvelles routes s’ouvrirent au commerce ; les caravanes de l’Inde arrivèrent jusqu’à Trébizonde et jusqu’à Sinope ; et la Grèce reçut enfin le prix de ses longs labeurs, des dangers sans nombre qu’elle avait affrontés : son sang, en arrosant le sol, l’avait fécondé. » H. Chotard, Le Périple de la Mer Noire d'Arrien.
La présence grecque ne se limite pas au pourtour de la mer Noire et de la Méditerranée mais s'étend aussi jusqu'aux états perses montagneux (Gandhara, Sogdiane, Bactriane) et au pays des Tokhariens. Dans le Tarim, à Turfan et à ses environs, l'indianiste et tibétologue Grunwedel (1856 - 1935) et l’archéologue Von Lecoq (1860 - 1930) ont découvert des fragments de poteries et de statues, ainsi que des fresques et des manuscrits ; autant d'artefacts qui prouvèrent la présence grecque en Asie centrale durant l'Antiquité.
À la suite du passage des troupes alexandrines, s’ajoutèrent aux marchands-voyageurs grecs, installés en Asie depuis des siècles, les mercenaires et les élites politiques envoyés de Grèce et de Macédoine pour surveiller et gérer les nouveaux royaumes et empires gréco-perses et gréco-indiens. Avant les Macédoniens, les Perses avaient bâti un empire universel, regroupant des nations africaines et asiatiques, d'horizons culturels très différent. De l’Égypte jusqu’au nord des montagnes du Pamir, l'empire perse s'étendait alors sur les 2/3 du monde antique. Mais c'est Alexandre qui ajouta à cet empire l'Europe, et donc relia entre elles ces trois différentes aires géographiques en établissant un pont entre les cultures celtiques, italiques et grecques, et leurs cousines égyptiennes, perses et indiennes.
Sur les ordres d'Alexandre seront construites, rénovées ou rebaptisées, sur le modèle de leur aînée égyptienne, les diverses villes qui furent nommées Alexandrie, et qui demeurèrent jusqu'au début du 20e siècle, les étapes les plus essentielles des réseaux commerciaux entre l'Europe, la Chine, l'Inde et la Mésopotamie. Avec l'implantation de casernes, de comptoirs, d’entrepôts et de manufactures, les échanges commerciaux mais aussi culturels entre l'Europe et l'Inde ne cessèrent de s'intensifier de la fin de l'Antiquité au début du Moyen Âge. Plus tard, l'islam dressera une muraille douanière et religieuse, mais 800 ans durant, du premier passage d'Alexandre et de ses troupes, jusqu'à l'islamisation de ces régions, la culture grecque fut le pont entre l'Orient et l'Occident.
Cités grecques |
Aires géographiques d'expansion |
Colonie(s) correspondante(s) |
Corinthe |
Îles Ioniennes |
Corcyre (Corfou) |
Sparte |
Chypre |
Le quartier spartiate de la cité phénicienne de Lapathus |
Sparte |
Crète (Minos) |
Polyrrhenia |
Sparte |
Santorin (Cyclades) |
Thera |
Sparte |
Cyrénaïque (Libye) |
Cinyps |
Sparte |
Ionie (Asie mineure) |
Knidos |
Sparte et d'autres cités grecques |
Apennins (pays des Sabins) |
Foronia |
Sparte |
Calabre |
Locri Epizephyroi |
Sparte |
Péninsule italienne |
Tarente |
Mycènes, Corinthe, Mégare, Chalcis |
Sicile et rivage méridional de l'Italie |
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Locride |
Actuelle Calabre (Italie) |
Locres |
Chalcis |
Thrace chalcidique |
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Milet* |
Asie mineure |
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Milet |
Hellespont et Propontide |
Abydos, Lampsaque, Cyzique |
Milet |
Pont |
Sinope |
Milet |
Colchide |
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Milet* |
Tauride (actuelle Crimée) |
Panticapée |
Mégare |
Bosphore |
Chalcédoine, Périnthe, Byzance |
Athènes |
Chersonèse (Thrace) |
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Mycènes (Argos)* |
Caucase |
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* :Ammien Marcellin, Histoire de Rome, 22, 8
À mesure qu’Alexandre avançait en Asie, furent créées des villes afin d'assurer un bon ravitaillement à ses troupes, souvent en marge de villages déjà présents, à des étapes populaires sur des chemins datant des empires babyloniens et akkadiens (Alexandrie de Susiane, Alexandrie de Carmanie, au sud de l'Iran). Les conquêtes menèrent Alexandre au bout du monde, tel que le connaissaient les géographes grecs de son époque. On retrouve donc ses villes aux confins de l'empire perse, aux portes de la Chine et du désert du Taklamakan, aux pieds des montagnes du Pamir : Alexandrie de Sogdiane, Alexandrie Eskhate (Khodjent au Tadjikistan) ou encore Alexandrie de Margiane (Mary au Turkménistan).
C'est peut-être en Bactriane, terre de prédilection du bouddhisme antique, que le Macédonien fut le plus inspiré. La Bactriane, région du nord-est de l'empire perse correspondant à l'actuel Afghanistan, était alors une contrée aryenne et vouée à l'adoration des dieux de l'Avesta. Alexandre y fonda Alexandrie d'Arachosie (actuelle Kandahar), Areion (actuelle Hérat), Alexandrie du Caucase (actuelle Begram) et Alexandrie du sous Caucase, aussi nommée Alexandrie Nicée, et qui, contrairement à ce qu'indiquent leurs noms, ne sont pas des villes situées dans les montagnes du Caucase géorgien, mais tout à fait à l'ouest de la cordillère himalayenne.
Dans ses chroniques de Hérat, l'historien perse Mouyin ed-din el-Esfizari (v. 1491) doute cependant que ce soit sous Alexandre que ces villes furent fondées. Avant que les Macédoniens n'y installent des légions et des baraquements, il pense que les Achéménides avaient déjà aménagé ces lieux pour y recevoir les commerçants qui transitaient vers l'Inde ou la Chine.
Grâce à sa position géographique, Hérat devint de bonne heure le point de transit le plus important du commerce entre l'Inde et la Perse. On lit dans la chronique de Fâmi : « Dans les temps les plus reculés, lorsque le bourg d'Obeh existait seul au milieu de ces solitudes, les caravanes campaient au bord du fleuve qui passait sur l'emplacement de Hérat. » Les rois achéménides durent sentir bientôt la nécessité de développer ces relations de commerce par le rétablissement d'une ville ou tout au moins d'un entrepôt, et telle est, je n'en doute pas, la cause première de la fondation de Hérat.
Outre à travers l'empire perse, furent aussi fondées des villes au Penjab, partagées aujourd'hui entre les nations indiennes et pakistanaises : une autre Alexandrie Nicée fut bâtie, de même qu'une Alexandrie de l'Indus, une Alexandrie de l'Opiène, (actuelle Uch au Pakistan) ou encore Bucéphalie, nommée d'après le fidèle cheval que montait Alexandre depuis son enfance et qui non loin de là était passé à trépas.
Avant d'entreprendre son retour par la voie terrestre vers Babylone, suite au refus d'avancer de son armée, Alexandre ordonna à son ami et fidèle compagnon Néarque, de prendre la tête d'une flotte de navires marchands et de redescendre le cour de l'Indus vers la mer. Sa mission consistait à découvrir un moyen rapide et facile de rejoindre le détroit d'Ormuz puis la Mésopotamie. Largement documenté par divers chroniqueurs, ce voyage maritime restera l'une des œuvres les plus intéressantes d'Alexandre, car après lui, les mers d'Orient n'auront plus de secret pour les navigateurs-commerçants grecs. Ils n’hésiteront plus à prendre la mer pour rejoindre l'Inde au lieu de se risquer à un long et dangereux voyage terrestre. Cette voie maritime ne fut cependant jamais véritablement sécurisée, en raison des nombreux pirates qui pullulaient dans la région.
L’influence d'Alexandre et de ses troupes fut glorieuse et incroyablement fertile. Des villes, des villages, des oasis, des casernements furent dressés sur leur passage. Plus d'un millénaire plus tard, des nations issues des campagnes macédoniennes dominaient encore le bassin du Tarim, le Gandhara ou l'Hindu Kush, ainsi que certaines parties du Tibet.
Pour les peuplades turques du nord de l'Asie, il est le héros Iskandar, tandis qu'en Inde il serait un avatar du fils de Shiva, le dieu de la guerre à l'aspect éternellement juvénile qui se nomme Skanda (Kartikeya) au nord de la péninsule et Murugan (Subramaniya) au sud de celle-ci.
Alexandrie
De toutes les villes bâties après le passage d'Alexandre, la plus célèbre et la plus prospère demeure Alexandrie d’Égypte. Cette cité peut d'ailleurs être considérée comme une seconde Athènes. Elle fut le foyer de tant de doctrines et de tant de philosophes, qu'il convient de faire un peu plus que simplement la mentionner. Lieu de rencontre entre l'Orient et l'Occident, entre les rives nord et sud de la Méditerranée, « Alexandrie fut dans les derniers siècles antiques une ville immense. Fondée par une décision d'Alexandre à l'une des embouchures du Nil, sur l'emplacement d'un village de pêcheurs et de bergers, mais au carrefour des routes navales, fluviales et terrestres de trois continents, elle devint promptement l'entrepôt de l'univers, la plus grande ville de commerce du monde et du même coup, pour trois siècles au moins, la capitale culturelle de l'hellénisme » (A. Bonnard, Civilisation grecque).
La création d'Alexandrie évoque la naissance des villes du nouveau-monde, mais aussi celles de la Chine ou de l'Arabie du 21e siècle. La fondation d'Alexandrie se donnait en effet plusieurs raisons d'être :
- Un objectif démographique : loger les colons qui collecteraient les richesses d'un pays nouvellement conquis.
- Un objectif commercial : attirer les navires marchands des trois continents.
- Proposer la vitrine religieuse, culturelle, technologique et universitaire d'une puissance d'occupation gréco-macédonienne en quête de légitimité.
La conception d'Alexandrie par Dinocrate de Rhodes (v. -331) rappelle celle de Chandigarh par l'architecte suisse Le Corbusier (1887 - 1965) :
La ville fut divisée par lui en quatre quartiers par deux artères ; l'une nord-sud, l'autre est-ouest, qui se coupaient en son centre. Chacun de ces quartiers portait le nom de l'une des quatre premières lettres de l'alphabet. L'artère principale (est-ouest) avait en ligne droite de sept mille cinq cents mètres, elle était large d'une trentaine de mètres et bordée de trottoirs. L'artère nord-sud se dédoublait en deux larges allées, séparées par une rangée d'arbres.
Dans son Histoire universelle, Carl Grimberg ajoute que :
Le plan de la ville étonne par sa régularité et son ampleur. Les urbanistes d'aujourd'hui n'y trouveraient pas grand-chose à redire. Les rues, larges de six à dix mètres, selon leur importance, se coupaient perpendiculairement. Dans chaque quartier, une place publique de grande dimension et d'accès facile, s'entourait des portiques où l'on venait flâner à l'ombre. Les maisons, pourvues d'eau par un système d'aqueducs et de canalisations, étaient confortables et souvent luxueuses. Les bâtiments officiels et les frondaisons des parcs donnaient, à la fois, une impression de grandeur et d'humanité.
Creusé quelques décennies plus tôt par l'empereur Perse Darius 1er (-550 à -486), mais ré-ensablé depuis, le canal qui reliait le Nil à la mer Rouge fut remis en usage par les Gréco-Macédoniens. Dès lors, Alexandrie n’était plus seulement une cité moderne, qui consacrait tout le savoir-faire des architectes et urbanistes grecs, elle devint aussi un modèle quant à la modernisation du réseau de communication facilitant le commerce et la navigation intercontinentale. Le port d'Alexandrie accueillait d'ailleurs l'une des sept merveilles du monde antique :
Une des jetées réunissait le port à l'île de Pharos où se dressait une gigantesque tour de marbre de 120 mètres, due à l'architecte Sostrate. À son sommet, des esclaves entretenaient, durant la nuit, un feu qui se voyait de plus de cinquante kilomètres en mer et servait de point de repère aux vaisseaux qui pouvaient atteindre le port même la nuit.
Héritière d'Athènes et annonçant Rome et plus tard Paris et Londres, Alexandrie fut une des premières villes universitaires et cosmopolites.
Tous les peuples de la terre se côtoyaient à Alexandrie. On y rencontrait même des Indiens. Certaines caractéristiques de l'artisanat d'art de la ville semblent même indiquer que des Chinois y sont venus.
C'est d'ailleurs à Alexandrie que le philosophe Plotin put consulter des papyrus qui traitaient des sagesses indiennes (en particulier le jaïnisme et le brahmanisme) dont les notoriétés rayonnaient alors de Babylone jusqu'à Athènes (où ces doctrines étaient connues sous le nom de gymnosophisme). La colossale bibliothèque d'Alexandrie devait d'ailleurs probablement conserver non pas des traductions de la Bhagavad Gita et des Upanishads, mais plutôt des ouvrages d'introduction et de commentaires de ces mêmes ouvrages indiens.
Plotin
Plotin (205 – 270), philosophe de langue latine, est né en Haute-Égypte, étudia à Alexandrie, puis suivit les armées impériales romaines en Anatolie, avant de fonder son école à Rome. C'est Porphyre de Tyr (v. 234 - v. 310), son disciple, qui rédigea son œuvre et sa biographie :
« On le présenta aux maîtres qui avaient alors le plus de réputation dans Alexandrie, mais il revenait toujours de leurs leçons, triste et découragé. Il fit connaître la cause de son chagrin à un de ses amis : celui-ci, comprenant ce qu'il souhaitait, le conduisit auprès d'Ammonius, que Plotin ne connaissait pas. Dès qu'il eut entendu ce philosophe, il dit à son ami : « Voilà celui que je cherchai » ; et depuis ce jour il resta assidûment près d'Ammonius. […] Il prit un si grand goût pour la philosophie qu'il se proposa d'étudier celle qui était enseignée chez les Perses et celle qui prévalait chez les Indiens. Lorsque l'empereur Gordien se prépara à faire son expédition contre les Perses, Plotin, alors âgé de trente-neuf ans, se mit à la suite de l'armée. Il avait passé dix à onze années entières près d'Ammonius. Gordien ayant été tué en Mésopotamie, Plotin eut assez de peine à se sauver à Antioche. Il vint à Rome à quarante ans, lorsque Philippe était empereur. » Porphyre, Vie de Plotin.
L’helléniste Maurice Croiset (La Civilisation hellénique), résume ainsi la pensée de Plotin :
« Comme Platon, Plotin affirmait la préexistence de l'âme. Il pensait qu'émanée de la sphère suprasensible, elle venait, par la naissance, s'unir à un corps et que, de cette union, résultait pour elle une dualité en quelque sorte congénitale. Une partie de l'âme, d'après lui, tendait instinctivement vers la région supérieure, lieu de son origine, tandis que l'autre inclinait vers le monde des sens, dans lequel elle se trouvait captive, sans que d'ailleurs sa volonté cessât de demeurer libre. De cette liberté, il estimait qu'elle devait faire usage pour préparer sa destinée future ; car l'immortalité n'était pas moins certaine pour lui que pour Platon, dont il reprenait à son compte les arguments. S'attacher trop étroitement au corps, c'était se condamner à subir dans une série de vies successives l'union avec d'autres corps ; et cette captivité, sans cesse renouvelée, risquait d'être d'autant plus lourde, d'autant plus humiliante, pour cette âme venue du ciel, qu'elle se serait enchaînée davantage à la matière. Elle se voyait alors menacée de passer dans des corps d'animaux, ou même réduite temporairement à la condition purement végétative de la plante. Au contraire, celle qui aurait su se mieux garder, pouvait avoir l'espoir de revêtir des formes humaines supérieures, ou même de se dégager de plus en plus du contact dégradant de la matière. À ces âmes libérées était promise une vie de bonheur et de lumière dans les astres, et aux plus pures, le retour définitif à la source de l'être, l'union à Dieu dans la félicité absolue. Un ascétisme profondément spiritualiste était la conséquence nécessaire de ces conceptions. Tout l'effort de la morale se trouvait orienté vers le renoncement, vers le détachement absolu. La matière étant le mal, tout devait être donné à l'esprit. L'action ne pouvait qu'être sacrifiée systématiquement à la méditation ; et celle-ci devait avoir pour règle de s'élever vers l'invisible. »
Le mouvement néoplatoniste qui émergea à Alexandrie avec Ammonius Saccas (175 - 242) et se développa à Rome avec Plotin, s'inspirait non seulement de Platon, de l'orphisme et du pythagorisme, mais aussi, et c'est une évidence, du mazdéisme et de la gymnosophie.
Dans son Histoire de l’École d’Alexandrie, le philosophe Émile Saisset (1814 - 1863) exprime la mystique néoplatonicienne en des termes que comprendront peut-être mieux les orientalistes que les partisans de la philosophie classique :
« Dieu est la pensée absolue, l’être absolu. Or, qu’est-ce que la pensée ? quel en est le type ? C’est la pensée humaine, la pensée liée à la personnalité. Qu’est-ce que l’être ? L’être de cette fragile créature que nous sommes. Mais quoi ! l’être de Dieu sera-t-il comparable au nôtre ? la pensée de Dieu sera-t-elle analogue à celle des hommes ? Penser, c’est connaître un objet extérieur dont on se distingue. Rien n’est extérieur à Dieu. Penser, c’est avoir conscience de soi, c’est se distinguer, se déterminer par rapport à autre chose. Or, il ne peut y avoir en Dieu ni distinction, ni détermination, ni relation. Ce n’est donc pas encore considérer Dieu en soi, mais relativement à nous, que de se le représenter comme la pensée, comme l’Être. Dieu est au-dessus de la pensée et de l’être ; par conséquent, il est en soi indivisible et inconcevable. C’est l’Un, c’est le Bien, saisi par l’extase ; c’est la première hypostase de la Trinité alexandrine. »
Comme nous pouvons le constater, les idées de Plotin trouvent un écho particulier en Inde, mais s'agit-il pour autant d'une véritable influence indienne en Europe ? Qu'en est-il de la connaissance de l'Inde au temps de Plotin ?
C'est l'indianiste et philosophe Olivier Lacombe, dans sa Note sur Plotin et la pensée indienne, qui nous aide à répondre :
Il apparaît de plus en plus, en effet, que [les] relations ne se sont pas limitées, dans le sens Inde-Occident, au colportage de contes ou de lieux communs vagues concernant la sagesse indienne. Les lignes de communications nombreuses et fréquentées qui par mer ou par terre assuraient des échanges commerciaux importants et constants, ont aussi servi au cheminement d'informations authentiques et assez précises sur certains aspects de la pensée brahmanique.
Lacombe mentionne alors un auteur contemporain de Plotin, dont la connaissance de l'Inde est tout à fait précise :
« Dans sa Réfutation de toutes les hérésies, composée vers 230, saint Hippolyte de Rome témoigne d'une connaissance exacte de points importants des doctrines indiennes [...]. La source immédiate ou médiate du rapport d'Hippolyte est manifestement le Vedanta des Upanishad, particulièrement de la Maitryupanishad (qui fait partie du corpus de commentaire du Yajur-Veda et dont la composition remonte au milieu du premier millénaire avant notre ère.) L'écrivain chrétien reprend sans doute des thèmes traditionnels depuis l'époque d'Alexandre chez les auteurs helléniques qui se sont intéressés à l'Inde, mais il ne s'en tient pas là et fait état de renseignements certainement récents portant sur une communauté brahmanique dont il prend la peine de nous dire le lieu de résidence : les bords de la Tungabena ou Tungabhadra, en plein cœur du Deccan. Localisation d'autant plus remarquable qu'elle nous reporte loin des régions de l'Inde habituellement atteintes par les voyageurs venus des pays méditerranéens. »
Après avoir présenté de tels arguments, Lacombe ne peut que conclure :
Si tel était à Rome, en la première moitié du 3e siècle, le degré d'exactitude des connaissances sur la pensée indienne, on n'en pouvait savoir moins à Alexandrie à ce même moment, qui est celui où Ammonius Saccas devenait le maître de Plotin. L'intérêt porté par ce dernier à la philosophie de l'Inde n'a donc rien pour surprendre.
Les cultes à mystères méditerranéens
Contrairement au chamanisme, au polythéisme ou au panthéisme, le culte à mystères n'est pas une religion universelle. Le mystère ne s'adresse pas à tous les hommes, mais à certains seulement : les plus sages, les plus avancés dans l'initiation. Inspirés indirectement par le culte des maîtres spirituels indiens ayant atteint l'éveil, comme Mahavira ou Bouddha, les cultes européens de Dionysos, puis ceux d’Orphée ou de Mithra, proposent à l'initié non pas un Code civil, mais un Code moral. Non pas une place dans la société, mais une place au ciel. Non pas une ascension sociale, mais une ascension spirituelle. Non pas des conquêtes de territoires, mais la domination sur leurs propres sens.
« Les Grecs désignaient sous le nom de Mystères (« fermer la bouche, rester muet »), certaines cérémonies religieuses qui s’accomplissaient dans la nuit, et en silence. Un mystère n’était pas, pour eux un dogme incompréhensible pour la raison et imposé par l’autorité ou accepté par la foi ; cette idée est tout à fait étrangère au polythéisme ; c’était seulement un secret qu’on ne devait pas révéler, une chose ineffable. [...] Ce mot, qui signifie aussi perfectionnement, exprimait à la fois la consécration des signes visibles du mystère ; et la purification de ceux qui y participaient ; c’est ce que nous traduisons par Initiation. » L. Ménard, Du polythéisme hellénique.
« Mourir, c’est être initié aux grands mystères, et le rapport existe entre les mots comme entre les choses, l’accomplissement de la vie, la mort, tel est le perfectionnement de la vie, l’initiation. D’abord des circuits, des courses et des fatigues, et dans les ténèbres, des marches incertaines et sans issue ; puis, en approchant du terme, le frisson et l’horreur, et la sueur et l’épouvante. Mais après tout cela une merveilleuse lumière, et dans de fraîches prairies la musique et les chœurs de danse, et les discours sacrés et les visions saintes ; parfait maintenant et délivré, maître de lui-même et couronné de myrte, l’initié célèbre les orgies en compagnie des saints et des purs, et regarde d’en haut la foule non purifiée, non initiée des vivants qui s’agite et se presse dans la fange et le brouillard, attachée à ses maux par la crainte de la mort et l’ignorance du bonheur qui est au-delà. » Plutarque, cité par Stobée.
Véritable rupture avec les cultes à rituels du panthéisme classique, les cultes à mystères se développent en marge du clergé classique des druides ou des brahmanes, des mages et des patriarches. Plutôt que collectifs, les mystères sont personnels. Plutôt que d'assigner à l'homme une place sociale et une caste, le mystère lui dévoile une autre vie, une autre perception du monde, une autre échelle de valeurs.
En Europe, les principaux cultes à mystères étaient ceux de Mithra, de Dionysos, d’Orphée, d'Isis et de Cybèle. À part le premier d’entre eux, tous sont intimement reliés à la tradition dionysiaque-shivaïte. Les mystères de la Cybèle sont alors pratiqués par des prêtres au sexe émasculé, qui ont fait vœu d'abstinence, exactement de la même manière que les sadhus indiens auto-mutilés prononcent leurs vœux de continence.
Prêtre de Cybèle, chanteur orphique, poète efféminé, divinité androgyne, il s'agit toujours du même profile : celui de l'homme transformé, transcendé, revenu à son état primaire non marqué par la dualité.
Cybèle, Dionysos, Orphée, voilà la triade shivaïte la plus classique, celle formée par la déesse-mère, par le père de la nature, et par le fils du père et de la mère. Cette dernière figure est le prophète et roi du monde, conquérant de la Terre, enchanteur des hommes, pourvoyeur du bonheur comme du malheur du genre humain. Si la culture moderne n'a retenu d’Orphée que sa dimension musicale et son lyrisme, rappelons qu'il est surtout présenté par les traditions gréco-thraces comme un héros civilisateur, fondateur de cités, conseiller lors des conflits et même guerrier. S'il chante, ce n'est jamais que pour signifier son pouvoir sur les hommes et la nature. Comme le dieu celte Ogmios, le « Hercule gaulois » de Lucien de Samothrace, qui mène les hommes en les enchaînant par leurs oreilles à son verbe, Orphée est le roi des hommes parce qu'il chante et qu'il charme (tout comme Dionysos se rend maître des hommes en les ensorcelant de son pouvoir étrange et mystérieux lié à l'ivresse, mais aussi à la folie).
Le culte de Cybèle
Le culte de Cybèle, la Déesse-Mère, trouve son origine en Phrygie et plus loin encore, en Mésopotamie (Ishtar, Inana et Isis étant considérées par les sources antiques comme des incarnations de Cybèle-Démeter, « Maîtresse des blés » ou Cybèle-Rhéa « Mère des dieux »). Tout comme les cultes dionysiaque et mithriaque, c'est depuis l'Asie mineure que la dévotion à la déesse entra en Grèce, puis à Rome. Ne possédant aucun texte phrygien de référence, nous ne possédons malheureusement aucun témoignage direct. Pour cette raison, nous ne pourrons pas nous étendre dans ce chapitre, ni même tenter d'expliquer pourquoi et comment se déroulaient certaines de ces étranges pratiques (émasculations, travestissement…)
Il existe cependant des témoignages de réelles dévotions, mais très tardifs. Certaines épitaphes à la déesse se trouvent dans l'Anthologie grecque. Aussi appelée Anthologie palatine, il s'agit d'une compilation byzantine datant du premier millénaire de notre ère. Selon ces témoignages, le culte de Cybèle est violent et passionné. Si des vieillards semblent à l'origine des prières, ils ne cessent de témoigner d'une jeunesse tumultueuse passée à adorer la déesse.
Moi et mes pieds qui couraient de fureur maintenant affaiblis par l'âge, te dédient, Rhéa à l'oreille de lion, nos tambourins battus de la main, nos cymbales stridentes à bord creux, notre double flûte à corne, sur laquelle on faisait autrefois de la bruyante musique en se tordant le cou. On t'offre aussi ce couteau à deux tranchants avec lequel on s'ouvrait les veines.
Mes couteaux étaient rougis par le sang et mes cheveux blonds tombaient autrefois sur mes épaules. Sois gentille, ô Reine, et donne du repos dans sa vieillesse à celui qui était fou dans sa jeunesse.
Dans ces épitaphes, on remarque l'insistance du thème de la caverne, ainsi que des animaux domptés par le battement d'un tambour (évoquant le double-tambourin de Shiva qui permet de danser le Nataraja, la danse cosmique).
« Aiguillonné par la fureur de l'effroyable déesse, agitant ses cheveux avec une frénésie sauvage, vêtu comme une femme, coiffé de tresses bien tressées et d'une délicate étoffe, un eunuque s'était réfugié dans une caverne de montagne, poussé par la neige de Zeus. Derrière lui se précipita un lion tueur de taureaux, qui s'en retournait dans sa tanière au soir, et qui avait reniflé la chair humaine. La grotte, son antre, grondait autour de lui et le pic boisé qui montait jusqu'aux nuages en résonnait fort. Le prêtre surpris, poussa un cri perçant et jeta ses mèches, en brandissant son grand tambour, l'instrument de Rhéa olympienne ! Il le battit, et gagna sa vie ; car le lion entendant ce grondement inhabituel eut peur et prit la fuite. Voyez comme la nécessité enseigne à tout sage un moyen d'échapper à la mort ! » Anthologie grecque, 6, 219.
Le culte de Cybèle est surtout célèbre à travers sa caste de prêtres émasculés, les « gallis ». D'abord tolérés à Rome, ils en furent chassés à la suite d'une trop grande popularité de leur pratique fanatique. La castration volontaire des adeptes de Cybèle était en effet essentielle à son culte : elle signifiait le pacte entre le dévot et la déesse. Or, si le culte gagnait en popularité, il poussait aussi la jeunesse des hauts dignitaires romains à pratiquer une mutilation qui mettait en danger la pérennité du patrimoine familial.
Le romain Lucrèce (-98 à -51) est un témoin direct de ce culte aux pratiques extrêmes. En épicurien rationaliste, il n'apprécie pas les superstitions inhérentes aux cultes à mystères, mais ces quelques vers sur les adeptes de Cybèle sont emprunts d'une grave poésie, qui n'est pas sans ironie :
« [On associe à la Grande Déesse] une bande de Phrygiens pour escorte, parce que ce fut, dit-on, de la Phrygie que les moissons naissantes commencèrent à se répandre dans toutes les campagnes : ils lui assignent des prêtres mutilés, afin de nous avertir que ceux qui ne respectent pas la sainteté de leurs mères, et ceux en qui leurs pères trouvent des ingrats, doivent être jugés indignes de créer eux-mêmes une race vivante. La peau tendue des tambours tonne sous la main de ces prêtres ; les cymbales creuses et les trompes mêlent leurs sons menaçants et rauques à la flûte phrygienne, dont les accords irritent les âmes. Ils portent devant la statue des javelots, comme la marque d’une violente fureur, pour que les cœurs ingrats, les cœurs impies de la foule soient épouvantés et tremblent devant la puissance de la déesse. […] Quand elle parcourt les grandes villes [...], l’argent et l’airain pavent les chemins enrichis de pieuses largesses, et une neige de roses, une nuée de fleurs ombrage la Mère des dieux et son cortège. Alors une troupe d’hommes armés, que les Grecs nomment Curètes de Phrygie, dansent entrelacés, se mêlent au hasard, et bondissent en mesure, tandis que leur sang coule comme des larmes. Ils agitent, en secouant la tête, des aigrettes terribles, semblables aux Curètes quand ils étouffaient jadis les vagissements de Jupiter caché dans la Crète ; car on raconte que ces jeunes prêtres, environnant le jeune dieu de leur danse rapide, les armes à la main, choquaient en cadence le fer contre le fer, de peur que Saturne, découvrant son asile, ne le livrât à sa dent cruelle, et ne fît au cœur de sa mère une éternelle blessure. Voilà pourquoi des gens armés accompagnent la Mère des dieux ; ou peut-être veut-on nous dire que cette déesse prescrit aux hommes de défendre par les armes et avec courage le sol natal, et de se préparer à être le soutien et la gloire de leur famille. » Lucrèce, De la nature, 2, 600 à 650.
Les danseurs de Cybèle mentionnés par Lucrèce ne peuvent manquer d'évoquer les Naga sadhus indiens, qui manient des armes cérémonielles (épée, marteau, trident, javelot…) durant des danses rituelles. Lors des conquêtes arabo-turques, cette secte d'ascètes prit d'ailleurs les armes pour défendre l'indépendance indienne et l'hindouisme contre l'envahisseur. En outre, il convient de rappeler que l'émasculation, tout comme l'automutilation par flagellation, sont des pratiques yogiques tout à fait courantes en Inde (si ce n'est communes parmi la population des sadhus).
Quant au mythe de Cybèle, nous le connaissons grâce à Diodore, qui rapporte dans sa Bibliothèque un récit qu'il présente comme phrygien.
Ce que l'on peut immédiatement constater à la lecture de ce mythe, c'est qu'il unit, dans une même narration, la plupart des personnages mythologiques associés aux cultes à mystères : Dionysos est présent, ainsi que la ville sainte de Nysa, de même qu'Apollon, qui vit entre deux résidences, dont l'une est la Grèce et l'autre l'Hyperborée. Enfin, à travers le silène Marsyas (incarnation de l'ivresse, disciple de Bacchus), un satyre est aussi présent. Ovide renommera d'ailleurs Marsyas en Pan dans sa propre version du mythe. En outre, Marsyas est la divinité locale d'une rivière d'Anatolie, affluent du Méandre, ce qui ancre une fois de plus le mythe de Cybèle en Asie mineure (Cybèle serait alors une résurgence du culte hittite et hourrite de la déesse-mère Kubaba, elle-même d'origine sumérienne).
La naissance de Cybèle, ou plutôt de l'incarnation terrestre de Cybèle sous les traits d'une humaine, ressemble d'ailleurs beaucoup à celle de Dionysos. Les détails varient entre les deux mythes, mais la trame reste la même : un enfant frappé d'une malédiction, incarnation du divin sur Terre, naît dans des conditions précaires, puis est élevé par des femmes généreuses. L'enfant commandera aux animaux.
Méon régnait autrefois sur la Phrygie et la Lydie ; il épousa Dindyme et en eut une fille. Ne voulant pas l'élever, il l'exposa sur le mont Cybélus. Là, protégée des dieux, l'enfant fut nourrie du lait de panthères et d'autres animaux féroces. Quelques femmes, menant paître leurs troupeaux sur la montagne, furent témoins de ce fait miraculeux ; elles emportèrent l'enfant, et l'appelèrent Cybèle, du nom de l'endroit où elles l'avaient trouvée.
Ce que nous savons du mythe de Cybèle est avant tout le récit d'un amour frustré entre une femme toute-puissante (Jeunesse incarnée) et sa victime : un jeune homme qui meurt avant que son ardeur ait pu s'exprimer. Le jeune amant de Cybèle est Attis, qu'elle a changé en pin à la suite d'un excès de jalousie. À la suite de quoi :
Cybèle devint folle ; elle parcourut le pays, les cheveux épars, en gémissant et en battant du tambour. Marsyas saisi de commisération, se mit à la suivre [...] Ils arrivèrent ainsi ensemble chez Bacchus à Nysa, et ils y rencontrèrent Apollon, alors célèbre par le jeu de la cithare.
Probablement pour gagner le cœur de Cybèle, Marsyas et Apollon s'affrontent alors dans un concours musical. La joute fut serrée. Ce fut d'abord Marsyas qui l'emportait, grâce à sa maîtrise parfaite de sa flûte… Mais Apollon, en ajoutant le chant à sa mélodie instrumentale, emporta les faveurs du public.
Marsyas fut vaincu, et Apollon, que cette lutte avait aigri, l'écorcha tout vif. Apollon s'en repentit cependant peu de temps après ; et, contristé de ce qu'il avait fait, il brisa les cordes de sa cithare, et fit disparaître le mode d'harmonie dont il était l'inventeur. Les Muses retrouvèrent depuis la Mésé, Linus, la Lichanos, Orphée et Thamyris, l'Hypaté et la Parypaté. Apollon déposa dans la grotte de Bacchus sa cithare et les flûtes de Marsyas, devint amoureux de Cybèle et l'accompagna dans ses courses jusque chez les Hyperboréens.
Le couple Cybèle et Attis est une sorte de négatif de celui d'Orphée et Eurydice. Ce n'est pas un mortel qui aime en vain une nymphe, mais un avatar de la déesse-mère qui pleure la mort d'un éphèbe. Si Orphée finit sa vie seul, assassiné, après avoir visité en vain les enfers, Cybèle convole à la fin de ce mythe dans les bras d'un nouvel amant : le Soleil lui-même.
Dumuzi
Mentionner Attis ne peut se faire sans évoquer Dumuzi (Tammouz à Babylone), divinité mésopotamienne de la fertilité, dont le culte est associé à Ishtar-Inana (déesse de la fertilité, elle est la Cybèle-Aphrodite céleste des Mésopotamiens). Dumuzi évoque aussi le mythe de Dionysos, c’est-à-dire l'être cosmique démembré, puis marchant parmi les hommes pour leur apporter la prospérité, la culture et la civilisation. Divinité ambivalente, influencée par sa parèdre (il est sacrifié par Ishtar), Dumuzi meurt puis renaît. Il offre l'abondance printanière en revenant au monde, mais impose les rigueurs hivernales tandis qu'il en repart.
Le mythe de Dumuzi quittant la Terre pour rejoindre l'enfer, symbolise l'entrée de l'année dans la période chaude du printemps puis de l'été. La retraite de Dumuzi dans l’infra-monde dure tout l'automne et l'hiver, saisons durant lesquelles la nature meurt. Ce n'est qu'au printemps que Dumuzi revient à la vie, amenant avec lui le renouveau de la nature et la promesse de la vie (dans un mouvement qui rappelle celui d'Apollon revenant d'Hyperborée). L'enchaînement des saisons évoque aussi les quatre âges de la vie, chers aux peuples antiques et indo-européens en particulier. L'hiver présenté comme une saison morte, est alors à mettre en relation avec le sandhya, la période de repos qui suit un déluge destructeur et qui précède une nouvelle création du monde.
Dumuzi envoyé en enfer était un sujet de tristesse pour ses adorateurs. Son retour à la vie, inversement, était une raison de joie. C'est ainsi que l’anniversaire de la résurrection de Dumuzi était pour eux un des evènements les plus importants de l'année. Ces célébrations duraient en effet des semaines entières et Dumuzi et Ishtar étaient adorés afin qu'ils favorisent les récoltes à venir.
Par ailleurs, le mythe d'un dieu infernal partageant la gestion des enfers avec une autre divinité plus lumineuse, à raison de six mois chacun dans l'année, se retrouve dans la légende folklorique européenne du cavalier nocturne accompagné de sa meute de chiens.
Damu est une autre appellation de Dumuzi. C'est aussi un dieu de la nature, représenté sous la forme d'un enfant. Damu est la nature printanière incarnée, l'incarnation de la sève qui coule dans les plantes et les arbres. Enfin, sous le vocable Ama-ushumgal-anna, se cache Dumuzi sous la forme d'un dattier, dont les fruits étaient tenus en très haute estime.
Divinité des champs et de l'agriculture, Dumuzi est le dieu des semences et des récoltes, donc des céréales, de la bière, des fermentations et de l'ivresse. Associé au bétail, il est le « dieu-vacher », fils de la déesse du bétail, dieu tutélaire des vaches et de leur précieux lait (le lait, indispensable à la survie des nourrissons, tout comme la vache, symbolise la manne céleste qui permet la vie sur Terre). Alternativement, Dumuzi est aussi le dieu-berger, fils de la déesse des chèvres.
Dumuzi est la plus ancienne mention du mythe de Shiva-Dionysos que nous possédions. Du 3e millénaire en Mésopotamie jusqu'à nos jours en Inde, que ce soit à travers la religion polythéiste ou monothéiste, l'être humain a célébré ce mythe du dieu qui meurt et qui revit, et à qui l’on doit l'agriculture, la fertilité des champs et des femmes. Le mythe de Jésus fils de Dieu mort sur la croix mais ressuscité au ciel, est une des variations de ce mythe.
Les devins galéotes
Les galéotes sont des devins Siciliens et Africains que la généalogie légendaire fait descendre d'un fils d’Apollon. Une telle origine et une telle association de peuples ne manquent pas d'évoquer les « Peuples de la mer », constitués d'Indo-Européens et de tribus autochtones europoïdes libyennes, étrusques et siciliennes.
L'inspiration indo-européenne des galiéotes est d'ailleurs indéniable : en Inde védique aussi le soleil est présenté comme l'ancêtre par excellence. Fils du dieu créateur Brahma, le Soleil est un déva, il est le père de Yama, Yami et Manu, les premiers êtres humains. Il est aussi le père de nombreux protagonistes du Ramayana et du Mahabharata.
L'ancêtre revendiqué des galéotes serait plus particulièrement Galéos (« le lézard »), dont le père serait le Soleil lui-même, tandis que la mère était une mortelle : Thémisto, la fille du roi des Hyperboréens Zabius. C'est ce Zabius, personnage probablement purement mythologique, qui importa en Méditerranée la tradition dont se réclamaient les Galiotes. C'est en effet après avoir consulté un oracle dans sa patrie, que celui-ci se rendit en Grande Grèce pour y élever un temple solaire.
Cicéron, qui reprend Philistus (v. -432 à -356) est notre source concernant les Galéotes. « Philistus, écrit-il, nous apprend que la mère de Denys [-432 à -367], tyran de Syracuse, rêva, pendant qu'elle portait cet enfant dans son sein, qu'elle accouchait d'un petit satyre. Suivant Philistus, les galéotes, comme on appelait alors en Sicile les interprètes des présages, déclarèrent que l'enfant qu'elle mettrait au monde serait longtemps l'homme le plus célèbre et le plus heureux de la Grèce » (De la divination, 1, 20).
En outre, parmis les rares mentions de Denys, Louis de Jaucourt (principal collaborateur à L’Encyclopédie de D'Alembert et Diderot) mentionne une légende qui rattache la tradition galéote à l'ascétisme orphico-hyperboréen. Denys, écrit-il, « habitait pendant les dernières années de sa vie, une maison souterraine, où personne, pas même sa femme et son fils, ne pouvait entrer sans avoir quitté leurs habits [...] »
Sans compter le très célèbre mythe platonicien de la caverne, le thème de la grotte mystique est évoqué d'un bout à l'autre de l'aire culturelle indo-européenne : Zalmoxis, Zarathoustra, Pythagore, Parashurama, les tirthankaras du jaïnisme... Très nombreux sont les maîtres spirituels dont la légende raconte qu'ils se retirèrent du monde en choisissant une grotte comme dernier repaire. Dans l'hindouisme plus particulièrement, la grotte est le foyer de Shiva, mais surtout de Dévi, la déesse maternelle et chthonienne. Par ailleurs, en montagne, la caverne est l'endroit le plus haut permettant de camper en sécurité. C'est un lieu à la fois inaccessible au commun, mais accessible aux initiés. C'est un lieu avant tout propice à l'inspiration divine.
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