24 Décembre 2021
Les paroles du sage rapportées et mises en scène dans ce texte sont une transcription du célèbre poème de Shankara (v. 700 à 1 000 apr. J.-C.) intitulé Bhaja Govindam (« le vacher céleste »). Shankara vécut à Varanasi, ville dont un ghât porte le nom : Shankarayaghat.
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Sur les ghâts de Varanasi, on pouvait assister à un étranger sermon :
Au coin d'une rue, un vieux brahmane proposait ses services comme professeur de grammaire. Sa maigre silhouette trahissait son appartenance à une famille si pauvre qu'elle ne pouvait pas le prendre à sa charge, et qu'il avait dû s'en aller par les ruelles mettre à profit sa connaissance du sanskrit.
Une petite troupe de brahmanes s'était approchée de lui. Un petit homme à l'allure juvénile, le crâne rasé, drapé d'une toge rouge, s'adressa alors au vieil homme :
« Hola ! Baba ! l’interpella-t-il, au lieu de te vendre ainsi sur la place publique comme une belle-de-jour, que ne vénères-tu pas l’âme cosmique de l'univers ? Car le jour où la mort te croisera pour t'emporter avec elle, tes règles de grammaire ne te seront d'aucune aide ! Tu ferais mieux d'adorer et chanter le sombre Krishna, le protecteur des vaches, le vacher de l'univers ! Un fou ne se conduirait pas autrement que toi, qui entasse et amoncelle tout ce qui périt. Occupe plutôt ton esprit à l'observation de ce qui est réel, ainsi seulement tu pourras enfin jouir du fruit de tes actes passés. »
Le brahmane baissa la tête et n'osa pas considérer celui qui lui avait donné de si puissants conseils, qui résonnaient en lui en brisant ses certitudes.
« Vieillard, prends garde à ne pas te noyer dans l'océan de la passion, continua le petit homme vêtu de rouge, ne te fie pas aux illusions qui émanent des plaisirs et des désirs. Qu'ils viennent du ventre ou du cœur, ces illusions ne sont qu'une seule et même variation sur le thème de la chaire. Quand tu faibliras, rappelle-toi, encore et encore, que tout n'est que chaire et viande. »
Puis, après s'être éloigné de quelques pas, le petit homme se retourna vers ses disciples pour leur adresser ces mots inspirés :
« Mes amis, ne suivez pas l'exemple pitoyable de cet homme, et ne perdez donc jamais à l'esprit que ce monde est la proie de la maladie, de l’ego et des peines et que la vie d’un homme est aussi incertaine qu'une goutte qui tremble sur une feuille du lotus. Aussi longtemps qu’un homme est puissant et capable de nourrir sa famille, voyez comme tous lui témoignent de l'affection. Mais soyez bien certains que nul dans sa maison ne prendra la peine de lui dire un seul mot quand l'âge fera fléchir son corps. Tant qu’il est vaillant, sa famille l'entoure et s’enquière de son bien-être, mais dès que l’âme partira de son corps, même sa propre épouse s’enfuira en voyant sa dépouille.
Ne soyez pas comme ce vieil homme que nous venons de croiser et qui ignore encore que l'enfance est consacrée aux jeux, la jeunesse aux femmes, et la vieillesse à ressasser les erreurs du passé, jusqu'à en mourir. D'ici là, combien d'entre vous auront pris le temps de se poser quelques questions essentielles sur l'univers? »
Enthousiasmés par la verve de leur gourou, les disciples l'écoutaient avec intérêt et admiration, buvant chacune de ses paroles comme s'il se fût agit d'une gorgée d'amrita, le nectar d'immortalité. Le plus docte d'entre eux, un vieil homme à lunettes, faisait office de scribe et notait sur un long rouleau de manuscrit, qu'un plus jeune portait sur son dos, les moindres paroles du gourou, qui prenait soin de marquer de longues pauses entre chacun de ses aphorismes.
Estimant qu'il se devait d'aider le vieux grammairien à trouver le véritable éveil spirituel, le jeune gourou revint sur ses pas pour s'adresser à nouveau à celui qui n'osait plus proposer ses services de professeur, mais demeurait hagard, assis sur un bord du caniveau, l'âme en proie au doute le plus profond.
« Frère, pose-toi donc les bonnes questions : quelle est la véritable nature de ton épouse ? Qui est vraiment ton fils ? Quel mystère que le samsara, qui d'une renaissance à l'autre t'a fait oublier qui tu es et d'où tu viens !
Pourquoi ne nous rejoindrais-tu pas ? Si tu es deux fois né et brahmane, tu n'as pourtant pas encore compris le sens de ces Védas que tu prétends connaître par cœur ! Sache, mon ami, que de l'extase ressentie à vivre en communauté dans un ashram où règne la communion entre maîtres et disciples, naît le détachement, et que le détachement libère de l'illusion. Une fois celle-ci dissipée, l'être connaît la réalisation, c'est à dire qu'il s'est libéré de l'existence de son vivant. À sa mort, le nirvana l'attend, et il ne connaîtra plus jamais ni naissance ni souffrance... Car enfin, dis-moi, ne désires-tu pas ton intégration au Brahman, l'âme cosmique de l'univers ? »
Une petite foule s'était attroupée pour écouter la leçon du jeune brahmane au plus âgé. Le gourou s'écarta alors de ses amis et du grammairien, pour se rapprocher d'une vache dont il caressa le front après y avoir déposé un baiser. S'adressant à la foule, il délivra un autre sermon :
« De même que l'on se saurait quoi faire d'un lac qui n’aurait plus d’eau, à quoi bon désirer quand la jeunesse est morte ? Que deviennent les richesses une fois la prospérité évanouie ? Comment s’enthousiasmer encore de l’apparente multiplicité du monde si l'on sait qu'en vérité, l'universelle n'est qu'un ? Ne vous vantez ni de vos richesses, ni de vos amis, ni de votre jeunesse, car chacune de ces choses peut être détruite en moins de temps qu'il n'en faudrait pour cligner la paupière. Libérez-vous plutôt des illusions de ce monde d’apparence, car c'est ainsi que vous atteindrez la vérité éternelle.
Viennent et repartent les jours et les nuits, les aurores et les crépuscules, les hivers et les printemps, le temps passe et la vie s'éteint pour se rallumer, mais jamais ne cesse de tonner l'orage de nos désirs. Ne soyez pas des fous, qui ne possèdent d'autre guide que sa soif des richesses ! De tout ce que renferment les trois dimensions de l'univers, il n'y a qu'une seule chose qui puisse nous sauver du naufrage dans l'océan des réincarnations !
Suis-mois donc, dit-il alors au vieux professeur en lui tendant les bras, embarquons ensemble sur le vaisseau qui navigue à présent vers ta réalisation. Tu ne manqueras pas de vêtements, tant qu'il y aura quelques loques au bord du chemin. Libéré du vice et de la vertu, tu marcheras, simplement. Il est temps que tu vives en harmonie avec l'univers, comme un enfant qui n’aurait pas encore bu le poison de l'existence. »
La foule s'était jetée à ses pieds, et après avoir posé sa main sur le front des femmes qui s'inclinaient devant lui et réclamaient sa bénédiction, le gourou continua son discours. Montrant le Gange il dit :
« Dans cette direction, il y en a qui vont les cheveux emmêlés, d’autres avec le crâne rasé de la veille, d’autres encore y vont en rampant et en s’arrachant les cheveux. Qu'ils soient habillés de safran ou d'autres couleurs chatoyantes, ce chemin n'est pour eux qu'un gagne-pain et tu sauras toute la vérité quand ces fous jamais ne la verront. Il existe des hommes, continua-t-il, qui chauffent leur dos et leur visage au soleil et qui, la nuit venue, se blottissent contre un feu de camp pour combattre le froid. Ceux-là mangent dans un bol la nourriture qui convient aux mendiants et dorment sous un arbre. Mais aussi sévère soit leur ascétisme, ils n'en demeurent pas moins des poupées aux mains de leurs passions. Ces hommes sont alors bien inspirés d'aller en pèlerinage dans les villes sacrées, de jeûner, de faire la charité, mais malgré tout ils demeurent ignorants de ce qui peut le sauver de cent autres naissances, et ainsi, tous leurs efforts resteront vains. »
Interrogeant la foule il ajouta :
« Qu'ils vivent dans un temple ou bien sous un arbre, qu'ils dorment sur une peau de bête ou sur la poussière, qu'ils aient renoncé au confort et lâcher toutes les attaches qui les maintenaient au monde, ceux-là même qui sont pris pour des saints, sont-ils seulement heureux ? »
Son auditoire resta bouche bée, se contentant de dodeliner de la tête en fermant les paupières en signe d’acquiescement. Le maître continuait :
« Que ceux qui prennent plaisir à pratiquer les rituels soient attachés ou pas à leur existence, cela n'est pas le plus important, continua-t-il, car seuls ceux qui ancrent fermement leur esprit dans le Brahman peuvent jouir du bonheur sans commencement, ni fin, ni limite... Pourtant, voyant que leurs forces les quittent, que leur tête devient chauve, que leurs gencives ne portent plus leurs dents, et quand bien même ils ne tiendraient debout qu'à l'aide de béquilles, les hommes s'accrochent encore fermement à leurs désirs dont ils savent eux-mêmes qu'ils ne porteront aucun fruit...
Pour ne pas souffrir de la mort et ne pas livrer combat à Yama, qu'un homme qui se voudrait sage lise un peu la Bagavad Gita, qu'il boive un peu d'eau du Gange et enfin, qu'il prie un dieu quelconque. »
S'adressant plus particulièrement au grammairien, le sage dit encore :
« En toi, en moi, en tout ce qui nous entoure et jusqu'aux confins de l’univers, habite la même énergie, jaillit la même saveur. La colère et l'impatience n’ont pas de sens, si tu veux atteindre sans plus tarder l'état de grâce, sois constant et détaché, adopte une humeur égale et stabilise tes émotions. Ne perds plus ton énergie à chercher ni à mériter l'amour. Ne combats pas tes ennemis, n'affronte ni tes amis, ni tes enfants, ni ta famille. Retrouve-toi en eux, et considère les comme nul autre autre que toi-même. Abandonne l'idée qu'ils te seraient étrangers.
Abandonne aussi tes désirs, ta colère, ta fierté, ton avidité et prends conscience de ce qu'est ta vraie nature. Ne sois pas comme ces fous qui sont ignorants d’eux-mêmes et qui, jetés dans l'enfer du Naraka, y souffrent sans fin. Contrôle ton souffle vital, ne sois pas affecté par les influences extérieures et sépare le valable du futile. Avec un soin extrême, chante le divin et fais taire en toi l'esprit turbulent qui parfois s'agite. L'argent ne fait pas le bonheur, on peut même dire qu'en vérité, il n’y a nulle joie en lui et l'on dit même qu'une malédiction l'accompagne d'ailleurs où qu'il soit, poussant le riche à avoir peur de son propre fils. Ne sois pas avare de tes prières, récite, médite, fais une place à l'univers dans ton cœur, chante sa gloire. Prends plaisir à ce qui est noble et sacré car celui qui cède à ses obsessions abandonne son corps à la maladie. Et même si la mort marque la fin de son corps, jamais ne pourra guérir son âme malade.
Mon ami, vénère l’âme cosmique de l'univers, adore et chante le sombre Krishna, le protecteur des vaches, le vacher de l'univers ! Rien que ce chant t’aidera à traverser l’océan de ta vie ! Si tu t'appliques, bientôt tu seras libre du Samsara et une fois tes sens maîtrisés et ton esprit dompté, tu feras l’expérience du dieu qui réside dans ton cœur ! »
En entendant ces mots, le grammairien stupide qui était perdu dans les règles, nettoya sa vue et la lumière entra en lui alors qu'il prenait place dans le cortège des disciples qui suivait le gourou. Qui, parmi ces braves gens, n'avait pas le désir de vivre dans un dimension supérieure ?
Alors que la foule se dispersait, un pèlerin s'enquit du nom de celui qui venait de parler avec autant de sagesse. « C'est le maître porteur de Lumière et de Félicité, notre père Adi Shankaraya ! » lui révéla une vieille dame qui avait les larmes au yeux d'avoir pu entendre de si intelligentes paroles.
Adi Shankara
Adi Shankara, aussi appelé Adi Shankaraya, est un poète et philosophe moine errant hindou parmi les plus fascinants. Né dans un petit village du pays tamoul, dans une famille de brahmanes pauvres mais dignes, il vécut dans la ville sacrée de Varanasi et fut à l'origine de nombreux temples et ashrams. Auteur de nombreux chants, poèmes, discours et essais métaphysiques, Shankara est le père d'une école qui composa en son nom, encore de longs siècles encore après sa mort. Lui-même est l'auteur du Viveka Cudamani, « le joyau de la discrimination », de l'Atma Bodha et du Tattva Bodha. Ses disciples le considéraient comme l'avatar de Shiva. Son nom, qui est emprunté à une épithète de Shiva, veut d'ailleurs dire « Père-maître spirituel scintillant ».
La légende de Shankara raconte que Shiva serait apparu à ses parents et leur aurait laissé le choix : avoir une engeance nombreuse mais minable, ou un fils unique mais brillant. Les parents choisirent la seconde option, et Shankara naquit.
Extrêmement vif, le petit Shankara reçut l'initiation des brahmanes à 5 ans (la cérémonie du cordon, rituel sacré des brahmanes se déroule habituellement à la puberté). Dès lors, il commence l'étude des chants sacrés des Védas. Montrant des dispositions miraculeuses, il connaît par cœur les quatre Védas alors qu'il n'a pas même huit ans ! En brahmane, le petit Shankara mendie chaque jour sa nourriture et vit séparé de ses parents.
Alors qu'un crocodile manque de lui arracher la jambe, Shankara accède à l’illumination. Il comprend le caractère subtil et impermanent de l'existence et renonce à la vie familiale. Selon les versions, à 8 ans ou à 16 ans, Shankara prononce les vœux des renonçants et entre dans l'ordre de moines errant et ascétique. Il quitte définitivement sa famille pour se rendre dans la vallée de la Narmada, au nord du plateau du Deccan. Là, il rencontre celui qui sera son gourou, l'illustre Govinda Bhagavatpada, lui-même élève du non moins illustre Gaupada.
Ordonné sadhu par Govinda, Shankara voyage alors à travers l'Inde. Il commente les Védas, les interprète et les enseigne. Doté d'une intelligence hors norme associée à une sagesse et un charisme puissant, il plaît à ses auditeurs et leur apporte le bonheur et la véritable connaissance des Védas.
Bientôt, de très nombreux disciples l'entourent. Shankara se rend en leur compagnie au Cachemire. Là, il mena seul un débat contre chacun des brahmanes de l'université théologique locale. Vainqueur, il eut alors le droit de s’asseoir sur le trône de Sarasvati, un honneur que n'avait encore jamais connu aucun gourou. Shankara n'avait pas vingt ans.
Où qu'il aille, où qu’il se déplace afin de visiter ses congrégations d'adeptes, Shankara était suivi d'une foule importante. Au cours de sa vie, Shankara aurait fait trois fois le tour de la péninsule indienne et fondé dix ordres monastiques et quatre monastères.
Le vœu de Shankara était de réformer l'hindouisme afin de rendre cette tradition ancestrale résistante à l'acculturation musulmane, mais aussi aux diverses sectes qui morcelaient alors la péninsule. Alors que l’islam ravageait le Sindh et le nord de l’inde à la suite de permanente razzia et compagne de déportation d'esclaves hindoue, dans le sud de la péninsule s'affrontait vishnavisme et shivaïsme, les derniers se proposant de renvoyer les premiers à la mer. Par ailleurs, l'arrivée des zoroastriens émigrés de Perse, le pullulement des sectes soufies, poussèrent Shankara à considérer comme plus que nécessaire l’établissent de nouvelles règles rituelles spécifiquement destinées aux hindous, c'est-à-dire aux adeptes des cultes védiques, shivaïtes et vishnavite (Krishna).
Shankara réforma donc le culte hindou, et d'une si sage manière, que les pratiques modernes de l'hindouisme portent encore la trace de son incommensurable influence. Aux divinités rituelles du védisme et du brahmanisme (les dévas élémentaires, Varuna, Indra, Surya), Shankara préféra axer le culte et la prière sur cinq divinités populaires, qui pouvaient être, au choix, Ganesh, Shiva, Krishna, Parvati, Vishnou ou encore Hanuman. Une de ces 5 divinités pouvait être la divinité domestique du foyer et pouvait donc changer d'une famille à une autre.
Ouvert à tous les courants spirituels du sous-continent, Shankara s'inspira du vishnavisme mais aussi de ce plaisait au peuple dans le bouddhisme et le jaïnisme : la simplicité des rituels et l'humilité des offrandes. Shankara œuvra pour rendre L’Ahimsa (non-violence envers le vivant), un concept clé du bouddhisme et du jaïnisme, encore plus important qu'il ne l'était déjà dans l'hindouisme. Les sacrifices de sang, comme ceux des animaux ou des poissons, furent remplacés par des offrandes de laitages, de gâteaux, de riz et de fruits.
Pour toutes ces raisons, et grâce à son immense apport à la philosophie indienne, Shankara est considéré comme le plus grand représentant du védanta, la métaphysique qui s'inspire des grands poncifs du védisme, du brahmanisme et des puranas, et même parfois des agamas (traditions non-védiques). L'école védanta possède trois textes canonisés : les Upanishads majeurs, la Bhagavad Gita, et le Brahma-sutra.
Vu pour la dernière fois dans son pays natal du Tamil Nadu, la légende de Shankara prétend que celui-ci se serait rendu une dernière fois au mont Kailash. Ce serait sur les versants de la montagne sacrée où réside Shiva et Parvati qu'il se serait éteint, âgé seulement de 32 ans.
Plotin et l'Advaita-Vedânta de Shankara
France Culture - Les Vivants Et Les Dieux du 10 juin 2006 par Michel Cazenave. Mise en ligne sur la chaîne "Résonance[s] avec l'amical accord de Michel Cazen...