24 Décembre 2021
Philippe Frédéric « Édouard » Schuré : Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 87, 1888 (p. 285-321)
L'ermitage du sage Vashishte
[Dévaki] marcha ainsi toute la journée. Vers le soir, au-dessus d’un bois de bambous, elle aperçut la tête immobile d’un sage éléphant. Il regarda la vierge d’un air intelligent et protecteur, et leva sa trompe comme pour la saluer. Alors la forêt s’éclaircit, et Dévaki aperçut un paysage d’une paix profonde, d’un charme céleste et paradisiaque.
Devant elle s’épandait un étang semé de lotus et de nymphéas bleus : son sein d’azur s’ouvrait dans la grande forêt chevelue comme un autre ciel. Des cigognes pudiques rêvaient immobiles sur ses rives, et deux gazelles buvaient dans ses ondes. Sur l’autre bord souriait, à l’abri des palmiers, l’ermitage des anachorètes. Une lumière rose et tranquille baignait le lac, les bois et la demeure des saints rishis. À l’horizon, la cime blanche du mont Mérou dominait l’océan des forêts. L’haleine d’un fleuve invisible animait les plantes, et le tonnerre tamisé d’une cataracte lointaine errait dans la brise comme une caresse ou comme une mélodie.
Au bord de l’étang, Dévaki vit une barque. Debout auprès, un homme d’un âge mûr, un anachorète, semblait attendre. Silencieusement, il fit signe à la vierge d’entrer dans la barque et prit les avirons. Pendant que la nacelle s’élançait en frôlant les nymphéas, Dévaki vit la femelle d’un cygne nager sur l’étang. D’un vol hardi, un cygne mâle, venu par les airs, se mit à décrire de grands cercles autour d’elle, puis il s’abattit sur l’eau auprès de sa compagne en frémissant de son plumage de neige. À cette vue, Dévaki tressaillit profondément sans savoir pourquoi. Mais la barque avait touché la rive opposée, et la vierge aux yeux de lotus se trouva devant le roi des anachorètes : Vasichta.
Assis sur une peau de gazelle et vêtu lui-même d’une peau d’antilope noire, il avait l’air vénérable d’un dieu plutôt que d’un homme. Depuis soixante ans, il ne se nourrissait que de fruits sauvages. Sa chevelure et sa barbe étaient blanches comme les cimes de l’Himavat, sa peau transparente, le regard de ses yeux vagues tourné au dedans par la méditation. En voyant Dévaki, il se leva et la salua par ces mots :
« Dévaki, sœur de l’illustre Kansa, sois la bienvenue parmi nous. Guidée par Mahadéva [Vishnou], le maître suprême, tu as quitté le monde des misères pour celui des délices. Car te voilà près des saints rishis, maîtres de leurs sens, heureux de leur destinée et désireux de la voie du ciel. Depuis longtemps, nous t’attendions comme la nuit attend l’aurore. Car nous sommes l’œil des Dévas fixé sur le monde, nous qui vivons au plus profond des forêts. Les hommes ne nous voient pas, mais nous voyons les hommes et nous suivons leurs actions. L’âge sombre du désir, du sang et du crime sévit sur la terre. Nous t’avons élue pour l’œuvre de délivrance, et les Dévas t’ont choisie par nous. Car c’est dans le sein d’une femme que le rayon de la splendeur divine doit recevoir une forme humaine. »
À ce moment, les rishis sortaient de l’ermitage pour la prière du soir. Le vieux Vasichta leur ordonna de s’incliner jusqu’à terre devant Dévaki. Ils se courbèrent, et Vasichta reprit :
« Celle-là sera notre mère à tous, puisque d’elle naîtra l’esprit qui doit nous régénérer. »
Puis se tournant vers elle :
« Va, ma fille, les rishis te conduiront à l’étang voisin où demeurent les sœurs pénitentes. Tu vivras parmi elles et les mystères s’accompliront. »
Dévaki alla vivre dans l’ermitage entouré de lianes, chez les femmes pieuses qui nourrissent les gazelles apprivoisées en se livrant aux ablutions et aux prières. Dévaki prenait part à leurs sacrifices. [...] Quelquefois elle rencontrait des cortèges de vieux anachorètes qui revenaient du fleuve. En la voyant, ils s’agenouillaient près d’elle, puis reprenaient leur route. [...] Près de la source, il y avait un arbre d’âge immémorial aux larges branches, que les saints rishis appelaient « l’arbre de vie. » Dévaki aimait à s’asseoir à son ombre. Souvent elle s’y assoupissait, visitée par des visions étranges. [...] Parfois il lui semblait qu’une influence lointaine ou une présence mystérieuse, comme une main invisible étendue sur elle, la forçait à dormir. Alors elle tombait dans un sommeil profond, suave, inexplicable, d’où elle sortait confuse et troublée. [...]
Un jour Dévaki tomba dans une extase plus profonde. Elle entendit une musique céleste, comme un océan de harpes et de voix divines. Tout à coup le ciel s’ouvrit en abîmes de lumière. Des milliers d’êtres splendides la regardaient, et, dans l’éclat d’un rayon fulgurant, le soleil des soleils, Mahadéva, lui apparut sous forme humaine. Alors, ayant été adombrée par l’Esprit des mondes, elle perdit connaissance, et dans l’oubli de la terre, dans une félicité sans bornes, elle conçut l’enfant divin.
La mort de Vashishte
Cependant, le roi Kansa, ayant appris que sa sœur Dévaki avait vécu chez les anachorètes et n’ayant pu la découvrir, se mit à les persécuter et à les chasser comme des bêtes fauves. Ils durent se réfugier dans la partie la plus reculée et la plus sauvage de la forêt. Alors leur chef, le vieux Vasichta, quoique âgé de cent ans, se mit en route pour parler au roi de Mathura. Les gardes virent avec étonnement un vieillard aveugle, guidé par une gazelle qu’il tenait en laisse, apparaître aux portes du palais. Frappés de respect pour le rishi, ils le laissèrent passer. Vasichta s’approcha du trône où Kansa était assis à côté de Nysoumba et lui dit :
_ Kansa, roi de Madoura, malheur à toi, fils du Taureau qui persécute les solitaires de la forêt sainte ! Malheur à toi, fille du Serpent qui lui souffles la haine. Le jour de votre châtiment approche. Sachez que le fils de Dévaki est vivant. Il viendra couvert d’une armure d’écailles infrangibles, et il te chassera de ton trône dans l’ignominie. Maintenant, tremblez et vivez dans la peur ; c’est le châtiment que les Dévas vous assignent. [...]
Persécuté nuit et jour par les paroles de l’anachorète, le roi de Mathura dit à son conducteur de char :
_ Depuis que l’ennemi a mis le pied dans mon palais, je ne dors plus en paix sur mon trône. Un magicien infernal du nom de Vasichta, qui vit dans une forêt profonde, est venu me jeter sa malédiction. Depuis, je ne respire plus ; le vieillard a empoisonné mes jours. Mais avec toi qui ne crains rien, je ne le crains pas. Viens avec moi dans la forêt maudite. Un espion qui connaît tous les sentiers nous conduira jusqu’à lui. Dès que tu le verras, cours à lui et frappe-le sans qu’il ait pu dire une parole ou te lancer un regard. Quand il sera blessé mortellement, demande-lui où est le fils de ma sœur, Dévaki, et quel est son nom. La paix de mon royaume dépend de ce mystère. [...]
Le mouni centenaire Vasichta vivait depuis un an dans cette cabane, cachée au plus profond de la forêt sainte, en attendant la mort. Avant la mort du corps, il était délivré de l’esclavage du corps. Ses yeux étaient éteints, mais il voyait par l’âme. Sa peau percevait à peine le chaud et le froid, mais son esprit vivait dans une unité parfaite avec l’esprit souverain. Il ne voyait plus les choses de ce monde qu’à travers la lumière de Brahma, priant, méditant sans cesse. Un disciple fidèle parti de l’ermitage lui apportait tous les jours les grains de riz dont il vivait. La gazelle qui broutait dans sa main l’avertissait en bramant de l’approche des fauves. Alors il les éloignait en murmurant un mantra et en étendant son bâton de bambou à sept nœuds. Quant aux hommes, quels qu’ils fussent, il les voyait venir par le regard intérieur, à plusieurs lieues de distance.
Krishna, marchant dans l’allée obscure, se trouva tout à coup en face de Vasichta. Le roi des anachorètes était assis, les jambes croisées sur une natte, appuyé contre le poteau de sa cabane, dans une paix profonde. De ses yeux d’aveugle sortait une scintillation intérieure de voyant.
Dès que Krishna l’eût aperçu, il sentit une commotion de joie ; le respect courba son âme tout entière. Oubliant le roi, son char et son royaume, il plia un genou devant le saint, — et l’adora.
Vasichta semblait le voir. Car son corps appuyé à la cabane se dressa par une légère oscillation ; il étendit les deux bras pour bénir son hôte, et ses lèvres murmurèrent la syllabe sainte : AUM.
Cependant le roi Kansa, n’entendant pas un cri et ne voyant pas revenir son conducteur, se glissa d’un pas furtif dans l’allée et resta pétrifié d’étonnement en apercevant Krishna agenouillé devant le saint anachorète. Celui-ci dirigea sur Kansa ses yeux d’aveugle, et levant son bâton, il dit :
_ Ô roi de Madoura, tu viens pour me tuer ; salut ! Car tu vas me délivrer de la misère de ce corps. Tu veux savoir où est le fils de ta sœur Dévaki, qui doit te détrôner. Le voici courbé devant moi et devant Mahadéva, et c’est Krishna, ton propre conducteur ! Considère combien tu es insensé et maudit, puisque ton ennemi le plus redoutable est celui-là même que tu as envoyé contre moi pour me tuer. Toi-même tu me l’as amené pour que je lui dise qu’il est l’enfant prédestiné. Tremble ! Tu es perdu, car ton âme infernale va être la proie des démons !
Kansa stupéfié écoutait. Il n’osait regarder le vieillard en face ; blême de rage et voyant Krishna toujours à genoux, il prit son arc, et, le tendant de toute sa force, décocha une flèche contre le fils de Dévaki. Mais le bras avait tremblé, le trait dévia et la flèche alla s’enfoncer dans la poitrine de Vasichta, qui semblait l’attendre comme en extase.
Un cri partit, un cri terrible, [...]. Cependant, Vasichta, la flèche dans sa poitrine, sans changer de posture, agitait encore les lèvres. Il murmura :
_ Pourquoi pousser ce cri ? Tuer est vain. La flèche ne peut atteindre l’âme, et la victime est le vainqueur de l’assassin. Triomphe, Krishna ; le destin s’accomplit : je retourne à celui qui ne change jamais. Que Brahma reçoive mon âme. [...]
Dans les brumes de Majuli | ARTE
Au fin fond du Nord-Est de l'Inde, dans l'État d'Assam, sur l'une des plus grandes îles fluviales au monde, se trouvent des monastères longtemps restés inacc...