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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

La littérature MÉDIÉVALE

Les fables, les contes, le corpus scandinave, le corpus celto-germanique, Beowulf, le roman de chevalerie, le littérature épique slave

 

LES FABLES

 

Longtemps, le mot fable eut la même signification que celui de mythe. Ce n'est que tardivement, avec la redécouverte de la Grèce au 19e siècle, que le mot de fable qualifia des courts récits animaliers moralisateurs, tandis que celui de mythe qualifia plutôt des récits légendaires sacrés. Bien souvent, la différence réside dans le fait que les fables mettent plutôt en scène des animaux symbolisant des archétypes, tandis que les mythes mettent en scène des héros ou des divinités, symbolisant eux aussi des archétypes. Mais encore, si la morale est systématiquement et clairement exprimée dans une fable, elle n'est que suggérée dans un mythe. La pertinence des deux genres réside dans leurs particularités : le mythe est un récit bien plus ouvert à l'interprétation, tandis que la fable propose une morale implacable à son auditeur.

Le corpus des fables est international. S'il existe des peuples qui ignorent le mythe, il n'en existe pas qui ignore la fable. L'Afrique en particulier regorgent de fables alors même que les mythes authentiques y sont rares. Dans le monde indo-européen, deux corpus se répondent : l'un est indien (il s'agit du Pancha-Tantra), l'autre est gréco-phrygienne.

« La fable ne fut pas l’apanage d’une tribu ni d’un pays particulier, mais une production commune à toute la Grèce ; et comme ce sont les pays d’Asie, depuis la Phrygie jusqu’à la Carie [Asie mineure] et à l’île de Chypre, qui tiennent le plus de place dans ce catalogue des pays qui ont pris part à la production de la fable, on peut en conclure que l’Asie mineure a été le champ où la fable a poussé la végétation la plus luxuriante, et j’ajouterai aussi la plus précoce ; car l’Asie est le pays du lion ; et les fables où figure ce roi des animaux (celle du Lion vieilli et du Renard semble déjà connue d’Archiloque et de Solon) ont dû prendre naissance en Asie, puis de là passer dans les îles et sur le continent. Les Grecs devaient avoir le sentiment de cette origine, quand ils attribuaient à Ésope une origine phrygienne ou lydienne, c’est-à-dire asiatique. » É. Chambry, notice aux Fables d'Ésope.

Comme il existe de nombreuses fables dont le contenu est similaire en Grèce comme en Inde, longtemps les universitaires se posèrent la question de l'origine des fables d'Ésope. Étaient-elles typiquement grecques, égypto-mésopotamiennes ou indiennes ? L'existence même d'Ésope fut remise en question, tout comme on doutait alors de l'identité d'Homère, d'Orphée ou de Valmiki.

« C’est surtout dans l’Inde qu’on a prétendu placer la patrie de la fable. Le savant Huet a mis cette opinion en avant dès l’année 1640. Après lui, une foule d’orientalistes et d’hellénistes sont entrés en lice pour démontrer la priorité soit de la fable indienne, soit de la fable grecque ; mais au lieu de raisonner sur des dates et des faits précis, ils prenaient pour criterium le plus ou moins de perfection de l’une ou l’autre fable et se contredisaient à qui mieux mieux sans faire avancer d’un pas la question. La publication du Pantcha-Tantra, par Benfey en 1859, donna enfin une base à la discussion, en fournissant le point de repère chronologique indispensable. D’après Benfey, les fables du Pantcha-Tantra s’échelonnent du 2e siècle avant J.-C. au 4e siècle après. Ce simple fait chronologique est décisif en faveur de la Grèce. » Ibid.

Le Pancha-Tantra, que l'on traduit par « Grand Traité », fut composé au Cachemire par Vishnou-Sharma. Les fables que l'on y trouve sont très différentes de celles appartenant au corpus ésopique. En Inde, les fables sont imbriquées les uns dans les autres de manière décousue, la moralité n'apparaissant que plusieurs fables après celle qu'elle est censée commenter. Mêlant aphorismes et récit proches de la nouvelle, le Pancha-Tantra propose un contenu plus riche, plus complexe, mais aussi moins maîtrisé que celui des fables ésopiques. Chez Ésope, les fables sont au contraire indépendantes les uns des autres et extrêmement courtes.

Le Pancha-Tantra fut adapté en Perse et en Arabie et traduit en arabe sous le nom des Fables de Pilpay. De là, il entra en Europe à la suite de l'expansion musulmane et de la rencontre des croisées avec la civilisation arabe.

La Fontaine, probablement le plus célèbre de tous les créateurs de fables, se réclama de « Bilbay » tout comme d'Ésope. Son œuvre tout entière est directement inspirée de ce deux auteurs antiques : au premier, le poète français dédicacera un recueil de ses fables, à l'autre, il fera l'honneur de traduire sa biographie en vers (La Vie d' Ésope, 1668). Il y écrit :

Quant à Ésope, il me semble qu'on le devait mettre au nombre des Sages dont la Grèce s'est vantée, lui qui enseignait la véritable sagesse, et qui enseignait avec bien plus d'art que ceux qui en donnent des Définitions et des Règles.

LES CONTES

L'influence indienne sur les contes européens (aussi appelés « contes de grands-mères » ou « contes pour enfants ») fut elle aussi largement discutée.

Citons ainsi le mythe de la femme-poisson au corps interdit. Celui-ci fut exploité par Andersen en 1835 sous la forme de la célèbre sirène, mais cette légende se trouvait déjà dans le folklore français sous les traits de Mélusine (dont le roman fut composé par Jean d'Arras vers 1394), et surtout, à peu de variations près, sous les traits de Satyavati, « la princesse qui pue le poisson », une figure littéraire du Mahabharata, dont la composition prédate de plus d'un millénaire, la première mention en Europe du mythe de la femme-poisson, née de la rivière, mais unie à un prince régnant sur la terre.

Les similitudes ne sont pas toujours aussi évidentes. Au 19e siècle, il y eut même une véritable querelle universitaire au sujet des pantoufles de Cendrillon, dont on avait retrouvé la trace en Inde :

« Le conte indien de Sodeva Bai n’est pas le conte de Cendrillon, mais certainement il lui est apparenté. Ici et là, une pantoufle, une riche pantoufle, est perdue par l’héroïne, et elle est ramassée par un prince, que la jeune fille épousera. Mais, dans Sodeva Bai, la pantoufle n’a pas été donnée par un personnage mystérieux à une pauvre fille ; elle a été confectionnée à grands frais par l’ordre d’un puissant roi, père de l’héroïne. De plus, c’est en se promenant que la princesse Sodeva Bai perd sa pantoufle d’or et de pierres précieuses ; ce n’est pas en s’enfuyant après avoir assisté en contrebande à une fête, comme Cendrillon. Enfin, ce que le roi du conte indien fait publier par ses crieurs, c’est que la princesse a perdu une pantoufle faite de telle façon, et qu’il y aura bonne récompense à qui la rapportera. Il ne s’agit pas du tout, en la circonstance, de rechercher, comme dans Cendrillon, à qui appartient l’objet perdu. » E. Cosquin. Les Contes indiens et l’Occident.

Dans Contes bretons, le folkloriste breton François-Marie Luzel partage une opinion pleine de bon sens :

« Je pense que la plupart de ces traditions orales venues jusqu’à nous de génération en génération, faisaient partie du fonds commun que tous les peuples d’origine celtique emportèrent, à différentes époques, de l’Asie, dans les diverses parties de l’Europe où ils s’établirent. Les rapports nombreux, incontestables des contes bretons armoricains avec ceux qu’ont recueillis en Allemagne les frères Grimm, et différents auteurs, entre autres Erben, Bogena Nemcova, Glinski, Campbell etc., — en Serbie, en Lituanie, en Bohème, en Russie, en Grèce, en Angleterre, dans le pays de Galles, en Irlande et dans les autres pays où se fixèrent les tribus celtiques, dans leurs migrations successives, — paraissent donner quelque poids à cette opinion, et je suis convaincu que de nouvelles découvertes viendront encore lui prêter leur appui. En effet, ces rapports sont frappants : même fond de merveilleux et d’aventures, mêmes fables, même mythologie, même naturalisme, et souvent mêmes héros et mêmes détails. On est tout étonné, quand on lit le recueil des frères Grimm, ou les Contes des paysans et des pâtres slaves traduits par M. Alex : Chodzko, de rencontrer presque tous les mêmes contes dans nos chaumières bretonnes, à peine modifiés et altérés par les conteurs. Parfois aussi, on y trouve les imaginations des poèmes indiens et les conceptions védiques, ou du moins des échos affaiblis, mais reconnaissables encore de ces monuments primitifs. »

Comme nous le rappelle le compilateur de contes slaves Alexandre Chodzko (1804 - 1891), il y a en effet dans les contes...

... des mots et des formules d’une puissance tout aussi infaillible que celle des mantras indiens ; il y a des ermites pénitents qui, en vrais rishis indiens, ne vivent que pour mourir, absorbés dans l’union avec Dieu ; il y a des génies malfaisants et bienfaisants qui servent l’homme, des luths harmonieux qui jouent sans qu’on y touche ; il y a tout un monde de créatures ensorcelées, dont il faut briser le charme, pour les rappeler à la vie normale, etc.

Contes des paysans et des pâtres slaves

À propos des contes folkloriques bretons et de l'omniprésence des animaux dans ceux-ci, F.-M. Luzel observe en effet que :

Dans ces narrations étranges, l’homme et l’animal vivent ordinairement en communion de pensées et d’intérêts ; ils conversent ensemble, familièrement, ils sont amis, presque frères, et se rendent des services réciproques. Tel personnage se présente à nous successivement sous les formes les plus diverses ; comme le vieux Protée de la fable grecque, il est tour à tour homme, quadrupède, oiseau, poisson, flamme, arbre, fontaine ; — et il est peu de contes où le héros ne soit l’obligé d’un animal quelconque, depuis l’aigle et le lion, jusqu’au roitelet et à la fourmi ; depuis la baleine, jusqu’au moindre petit poisson. C’est un naturalisme sans bornes.

LE CORPUS SCANDINAVE

La très riche et fascinante mythologie nordique est présentée dans l'Edda (v. 1260). Il existe plusieurs versions de ce monumental recueil de sagas scandinaves, mais toutes sont relativement tardives et donc ne peuvent que partiellement nous éclairer sur les véritables croyances des peuples qui jadis s'appelaient Varègues, Cimbres, Sicambres ou que l'on nomma Vikings.

« Le mot saga vient de segia (dire), il signifie récit, tradition, non pas la tradition écrite, mais verbale, ce qui se dit, ce qui se raconte ; la causerie de la veillée, l’entretien d’un ami. Ainsi s’est faite d’abord la saga, ainsi s’est faite toute tradition nationale, sans effort et sans prétention littéraire. Le soir, au coin du feu, sous le chaume du laboureur, ou sous la tente du soldat, le vieillard répétait ce qu’il avait entendu dire à son père, et les jeunes gens recueillaient ses paroles avec attention pour les transmettre ensuite à leurs enfants ; et le récit, simple et austère, passait de bouche en bouche aussi fidèlement que s’il eût été écrit par un moine patient sur un palimpseste, ou imprimé comme un livre classique par un Elzevir. Puis chaque génération en faisait une nouvelle édition, sans en rien perdre et sans y rien changer. » X. Marmier, Lettres sur l’Islande.

Quant aux runes, ces fascinantes figures alphabétiques servant autant à marquer les troupeaux qu'à nommer les divinités ou à pratiquer la divination, il est difficile de les exploiter. Leur déchiffrement, qui peut s'apparenter à celui du Yin-king chinois, peut s'avérer d'une sécheresse déconcertante. Bien plus que de simples lettres permettant de former des mots, les runes sont des médias utiles à l'initiation et à la transmission d'un savoir ésotérique, mais qui ne permettent pas de composer un poème ou de raconter un récit. Par ailleurs, nous n'en possédons que des vestiges très tardifs, proches du début de notre ère.

« Les plus anciens monuments littéraires de l’Islande sont les runes. Peu de questions ont occupé autant que celle-ci la science des antiquaires, et jusqu’à présent elle est restée indécise. [...] On ignore l’époque positive à laquelle les runes furent introduites en Europe et celle à laquelle elles cessèrent d’être en usage. On n’a pas encore déterminé leur valeur précise dans les temps anciens, ni leur filiation, ni le rapport exact du caractère runique au caractère écrit que nous employons de nos jours. Plusieurs philologues ne sont pas même d’accord sur l’interprétation à donner aux runes. […]

Le mot rune en islandais signifie parole, mais surtout parole mystérieuse. Il se retrouve dans la langue méso-gothique, kymrique, anglo-saxonne, et toujours avec la même signification. Les Finnois l’emploient pour désigner leurs chants populaires, leurs vieilles ballades, et les sagas islandaises lui donnent souvent aussi le même sens.

Selon des traditions anciennes, les runes furent apportées dans le nord par Odin. Ce fut lui qui apprit au peuple à s’en servir, et qui lui révéla leur puissance magique. Avec les runes, il pouvait, dit l’Edda, guérir les maladies, apaiser les orages, arrêter une flèche dans son vol. Avec les runes il brisait les chaînes des prisonniers, il réveillait les morts, il étouffait un incendie. Il savait comment il fallait les employer pour gagner l’amour d’une femme, et il connaissait des secrets mystérieux qu’il ne voulait révéler qu’à sa sœur ou à sa bien-aimée.

Dans une autre partie de l’Edda, Sigurd prie une valkyrie de lui enseigner la sagesse, et elle lui apprend différentes espèces de runes ; les runes victorieuses pour résister à ses ennemis, pour triompher dans les combats ; les runes de mer pour n’avoir rien à redouter des orages ; les runes de forêt pour connaître les plantes médicales, et traiter efficacement toutes les plaies.

On gravait les runes sur la proue du navire, sur le pommeau du glaive, sur les cornes à boire, quelquefois sur des baguettes en bois que l’on portait en guise d’amulette, et le peuple croyait à la vertu de ces caractères mystérieux. » X. Marmier. Lettres sur l’Islande.

 

LE CORPUS CELTO-GERMANIQUE

Pour la mythologie plus typiquement germanique, c’est-à-dire allemande et continentale, il faut se tourner vers des chansons de geste, telles que le chant épique danois Beowulf (dès 700), la Chanson de Gudrun (v. 1200) ou la Chanson des Nibelungen qui narre les aventures de Siegfried, prince de Nederland (région littéralement traduise par « Pays-Bas »). Bien que composées dans un contexte chrétien, ces courtes épopées regorgent de thèmes et de symboles païens.

Si les épopées les plus tardives, comme le cycle des Nibelungen, ne présentent que peu de références païennes, les plus anciennes, tels les romans celtes, regorgent de références indo-européennes typiques.

Tannhauser, les légendes burgondes (L'anneau des Nibelungen, L'Or du Rhin, etc.), Tristan et Yseult… Si c'est bien l'allemand Richard Wagner qui composa ces chefs-d’œuvres, et si le régime nazi exploita pleinement ces musiques, il ne faut pas en déduire trop rapidement qu'il s'agisse là de mythes propres à la nation allemande. Siegfried est en effet un roi néerlandais, les chevaliers Perceval et Tristan sont gallois et le cycle des Nibelungen est un récit burgonde, c'est-à-dire à la fois scandinave et gaulois (les nains sont d'ailleurs un thème celte par excellence). Dans Légendes du Moyen Âge, Gaston Paris, un des plus grands médiévistes du 19e siècle, met les choses au point :

« Plusieurs des sujets que Wagner a traités avec amour parce qu’il les croyait profondément allemands ne le sont pas. Il les a bien pris dans des poèmes allemands du Moyen Âge, mais ces poèmes étaient traduits ou imités du français. Tel est le cas pour Tristan et Yseult, pour Perceval, sans doute pour Lohengrin. À vrai dire, derrière la forme française copiée dans les poèmes allemands on entrevoit pour ces thèmes une forme primitive bien plus ancienne, mais elle n’est pas germanique, elle est celtique […]. C’est dans l’imagination rêveuse, mélancolique et passionnée de cette race que se sont élaborées, sinon formées, car beaucoup d’entre elles remontent à un passé plus lointain encore, les plus belles fictions du Moyen Âge. Elles se sont perdues dans leur langue originaire, mais au 13e siècle, ayant exercé sur les Français une incomparable fascination, elles prirent une forme française où elles se modifièrent notablement, et passèrent ainsi, grâce à l’influence extraordinaire de la poésie française, dans tous les pays de l’Europe et notamment en Allemagne. »

 

La littérature de France est liée quant à elle au cycle de la Table ronde, qui met en scène le roi Arthur et les héros Lancelot, Perceval, ou encore le sorcier Merlin et sa compagne la fée Viviane. Citons aussi Le Roman de Tristan et Yseult (v. 1100) et en Espagne le Livre du chevalier Zifar (v. 1300).

D'origine grecque, celtique ou germanique, ces récits, d'abord oraux, furent colportés par jongleurs et trouvères à travers toute l'Europe, non sans avoir été remaniés, enrichis, transformés, bien souvent sous l'influence du christianisme. Cette oralité originelle se retrouve dans nombre de romans. […] Bien que parfois dénaturé, il est possible de retrouver le vieux fond mythique et païen qui préside à l'organisation du roman. Car l'auteur médiéval, connu ou anonyme, ne faisait guère que retravailler une matière ancestrale convoyant des mythèmes que l'on peut aujourd'hui déchiffrer en faisant appel à plusieurs domaines, mythologie, folklore, histoire des mentalités, etc.

J. Benoît, Le paganisme indo-européen, pérénité et métamorphose

Yvain, le chevalier au lion

Yvain, le chevalier au lion

Rédigés par des hommes d'Église ou des poètes, ces ouvrages littéraires n'ont plus rien de sacré, et ce n'est qu'en grattant une couche de symboles, que le massage original du panthéiste ancestral se révèle.

Les nouveaux chants qui surgissaient sans cesse ne faisaient pas oublier les anciens quand ceux-ci, par quelque circonstance particulière, méritaient de survivre : une génération les transmettait à l’autre, en les renouvelant pour le langage, en les modifiant et les amplifiant avec plus ou moins de bonheur. La chanson de geste consacrée à Roland, née sans doute dans la Bretagne française, dont il était comte, puis répandue par la France entière, traversa ainsi toute l’époque carolingienne. Au 11e siècle, elle existait sous des formes diverses, toutes, naturellement, assez éloignées de la première.

G. Paris, Légendes du Moyen Âge

De même, en Italie, la matière qui inspire Dante et Boccace n'est autre que le fonds culturel du paganisme européen :

« Le plus vieil ouvrage qui occupe les siècles de la littérature italienne est un recueil de contes intitulé le Novellino ou encore Cento Novelle antiche (cent nouvelles antiques), composé selon le manuscrit le plus complet de 66 nouvelles seulement. C'est une œuvre mystérieuse d'origine, sans date précise et sans nom d'auteur, sorte de code réglant pour un temps les lois de l'imagination. Elle offre une foule de sujets variés allant du chevaleresque au fantastique, du dramatique au bouffon, du tendre au mélancolique. On y voit apparaître la dame de Scalot qui mourut par amour de Lancelot, le roi Mélisande ainsi que Tristan et Iseult. La mythologie et l'antiquité, singulièrement travesties, y fournissent un Narcisse « chevalier excellent et très beau » un Pythagore espagnol qui a composé une table astrologique, un Hercule qui parcourt les forêts tuant les lions et les ours, mais demeure impuissant à dompter sa femme méchante ; des héros bibliques y coudoient des personnages familiers à la poésie provençale. » A. van Bever et E. Sansot-Orland, Œuvres galantes des Conteurs Italiens.

 

BEOWULF

W. Thomas, traducteur du Beowulf, nous propose une synthèse de ce monument de la littérature médiévale.

« [Le] Beowulf se rattache au folklore primitif si répandu chez les peuples à demi-civilisés. Le héros relèverait alors non d’un symbolisme vague et enfantin, mais d’une de ces vieilles légendes déjà en faveur avant la naissance de l’histoire proprement dite et qui se retrouvent dans les contes de Perrault et dans d’autres récits populaires. [...] En d’autres termes, il fait partie de la lignée de l’Hercule grec qui abattit l’hydre de Lerne, de Persée vainqueur de Méduse et sauveur d’Andromède, de Saint Georges de Cappadoce qui transperça le dragon, et se rapprocherait enfin de ce Jean l’Ours — le nom d’ours n’a-t-il pas été proposé comme la traduction exacte du nom de Beowulf ? — dont ma mère l’Oie et ses émules vantaient les exploits aux paysans de nos campagnes. Et par là l’œuvre épique qui ouvre la littérature anglaise prend un recul extraordinaire et nous reporte bien au-delà de l’ère chrétienne et même de l’histoire authentique des tribus germaniques primitives. [...]

Si la préhistoire se continue en certaines coutumes que décrit l’œuvre épique, le paganisme lui-même ne se manifeste dans le Beowulf que par des traces parfois difficiles à reconnaître. Il est évident que le rédacteur anglo-saxon ou bien ne s’en est pas douté ou qu’il a pris soin de le dissimuler, ce qui s’accorderait d’ailleurs avec cette teinture de christianisme qu’il s’est efforcé de donner à l’ensemble. Mais les débris épars des vieilles croyances païennes n’en sont que plus significatifs et que plus précieux à recueillir pour qui veut s’assurer de l’antiquité des traditions à la base des sagas dont l’auteur définitif s’est inspiré. L’un des plus curieux se rattache à la prédilection des guerriers pour des casques pourvus d’images de sangliers. Beowulf et ses compagnons s’en recouvrent, et le premier texte dit expressément : « Le verrat faisait garde », indiquant par-là que l’homme ainsi équipé se place sous la protection de Freyr, divinité adorée jadis par les tribus voisines de la Baltique et de la mer du Nord. C’est aussi ce qu’implique l’étendard à la hure de sanglier dont Hrothgar récompense le vainqueur des monstres. Enfin, c’est une déesse bien connue que rappelle le fameux collier des Brisings dérobé par Hama (ou Heime, dans la tradition allemande) et qui avait appartenu à Freya. Le titre de bealdor ou prince, attribué aux chefs des Géates et à eux seuls, provient sûrement du culte de Balder, pratiqué dans la Suède méridionale, comme le surnom patronymique d’Ingwine (amis d’Ing), donné aux Danois, de celui d’un ancêtre divin dont le souvenir s’était effacé avec le temps. […] Dès le début du Beowulf, où l’histoire du fondateur de la dynastie danoise, Scyld, fils de Scef (l’enfant du bouclier et l’enfant de la gerbe), n’est sans doute qu’une déformation de quelque légende primitive se rapportant aux origines lointaines de l’agriculture. Du même cycle de croyances naïves relèvent la foi aux armes ensorcelées, telles que l’épée dont le héros géate s’empare dans la caverne sous-marine, et à la magie qui protège contre les atteintes du fer les êtres surnaturels du poème, Grendel et sa mère, ou bien encore la superstition du mauvais œil (l’invidia des Latins et la jettatura des Italiens) qui tarit en un instant les forces de la vie. Enfin la vieille épopée conserve des souvenirs confus du Panthéon germanique dans la mention du forgeron divin, Weland, qui a tissé la cotte de mailles du vainqueur des monstres, et dans celle de Wyrd, que le barde confond le plus souvent, de propos délibéré, avec la Providence, alors qu’en réalité c’est une personnification du destin auquel l’homme ne saurait résister. Et sans qu’il soit possible de préciser les détails absolument étrangers au christianisme, notons combien les obsèques de Beowulf, au cours desquelles pourtant le nom des dieux païens n’est pas une seule fois prononcé, se rapprochent des cérémonies du paganisme, des funérailles d’Achille dans l’Iliade et de celles du roi des Huns, Attila, à l’époque de l’invasion des barbares qui se partagèrent les débris de l’Empire romain. Il plane en effet sur la fin de l’œuvre épique comme une atmosphère de temps préhistoriques que toute la vigilance du diascévaste définitif n’a pas pu dissiper. » Beowulf et les premiers fragments épiques anglo-saxons.

 

On retrouve dans Beowulf une cosmogonie composite mais simplifiée, à la manière de la mythologie judéo-chrétienne. Les éléments ne sont pas divinisés, les planètes et les astres n'ont pas d'existence propre, ni de personnalité, mais on retrouve tout de même le puissant dualisme et le bestiaire des monstres menaçant la stabilité du monde.

« Le son de la harpe et le chant du poète retentissaient. Un homme instruit en ces matières racontait l’antique origine des mortels ; il disait que le Tout-Puissant avait créé la terre comme une belle plaine entourée par les eaux, qu’il avait posé le soleil et la lune comme des luminaires pour les habitants de la terre, qu’il avait revêtu les régions de la terre d’une parure de branches et de feuillages, qu’il avait aussi créé les êtres vivants de toute espèce.

Les guerriers vécurent ainsi dans la joie jusqu’au moment où un esprit infernal commença à machiner des forfaits ; on l’appelait Grendel ; il habitait les marais et les lieux inaccessibles depuis que Dieu l’avait maudit. (Le Seigneur éternel vengea le meurtre d’Abel sur la race de Caïn : celui-ci n’eut pas lieu de se réjouir de la haine qu’il avait encourue, car Dieu le punit de son crime en le bannissant loin de l’humanité. C’est de lui que sont venus toutes les races pernicieuses, les géants, les elfes et les monstres marins lesquels combattirent longtemps contre Dieu, mais Dieu les servit selon leur mérite) ». Beowulf, 2. Trad. Botkine.

Bien que colportés et parfois inventés par les troubadours et les trouvères, mais aussi par les druides et les scaldes, les épopées médiévales finirent par être compilées et diffusées par des lettrés chrétiens. Beowulf n'échappe donc pas à une relecture moralisante et à l’ajout de commentaires évoquant le sermon chrétien. L'extrait suivant nous en témoigne :

Parfois les païens promettaient de consacrer dans leurs temples leurs parures de guerre et priaient le démon de les secourir dans leurs calamités. Telles étaient leurs coutumes païennes : leurs idées étaient tournées vers l’enfer ; ils ne connaissaient pas le Créateur, ne savaient pas honorer Dieu. Malheur à celui qui, par une conduite déplorable précipitera son âme dans le feu et qui n’aura aucun espoir de voir finir ses maux ! Heureux, au contraire, celui qui peut chercher après sa mort un refuge dans les bras de Dieu. 

Beowulf, 3

LE ROMAN DE CHEVALERIE

La Perse est un des plus évidents berceaux du roman chevaleresque. Des études universitaires ont d'ailleurs prouvé que les épopées européennes, que l'on croit à tort celtiques, sont pour la plupart empruntées au folklore sassanide. Par exemple, la célèbre histoire de Tristan et Iseult, est une adaptation du roman Wiz et Ramin, de même que de nombreux chevaliers de la Table ronde semblent tout droit sortis du même terreau culturel perse (Perceval et ses similitudes avec le roi Khosrow, la coupe magique de Djamchid évoquant le Graal, etc.)

La présence de mythes iraniens en Europe ne s'explique pas uniquement par l'héritage du socle culturel indo-européen, mais aussi par l'arrivée dans le nord de la France et en Bretagne de tribus alaines. Les Alains émigrèrent au début du premier millénaire, depuis l'Asie centrale, le Caucase et le nord du Khorassan, pour se livrer au mercenariat en Europe pour le compte de rois celto-germaniques ou d'empereurs romains.

C'est donc sans surprise que nous retrouvons des coutumes du fin amor provençal et de l'amour courtois dans des contes kalashas originaires de l'Himalaya. Longtemps les Kalashas subirent l’influence perse, comme en témoigne leur littérature épique et orale :

La nuit dernière je t'ai servi du riz, lui dit-elle, puis tu as mis ton épée au milieu du bol et tu m'as dit que tu me tuerais si j'avançais mes mains par-delà. »
Entendant ces mots, le jeune homme demeura pensif et finit son repas sans prononcer un mot. Au moment de se coucher, il lui demanda pourtant : « qu'as-tu fait la nuit dernière ? »
« Tu as mis ton épée au milieu du lit, lui dit-elle, et tu m'as promis de me tuer si je ne respectais pas cette barrière mise entre nous.

Un roi sans fils, conte narré en 1997, par Babi (Kraka, Chitral), transcrit et traduit en anglais par Nabaig, Taj Khan et Jan Heegard Petersen, Kalasha texts – With introductory grammar.

Des études universitaires, récentes mais encore trop peu nombreuses, ont aussi mis en avant les nombreux points de ressemblance entre les romans arthuriens et le Ramayana.

Commençons par un exemple évocateur. Arthur encore adolescent, devient roi en tirant d'un rocher une épée ; un acte que lui seul pouvait réaliser grâce à la prophétie de la fée Morgane. Le même événement se retrouve dans le Ramayana, avec si peu de variations qu'on serait tenté d'oublier les 7800 kilomètres qui séparent le Gange de la Bretagne :

Alors qu'il n'a que douze ans, le prince Rama se rend à Mithila pour conquérir la princesse Sita, ce qui fera de lui un héritier puissant au trône d'Ayodhya occupé par son père. Pour Rama, il ne s'agit pas de désolidariser une épée d'un rocher, mais de brandir l'arc de Shiva, une relique divine qui demeurait entreposée dans le palais des rois de Mithila. Ce n’est cependant pas un simple objet, mais un arc mesurant plusieurs dizaines de mètres de long et pesant plusieurs tonnes. Au prince qui lèverait l'arc, le roi Janaka offrirait sa fille, la belle Sita.

Après l'échec de nombreux candidats, Rama, animé de la force de Vishnou (dont il ignore encore qu'il est un avatar), leva l'arc sans difficulté (dans une scène qui évoque par ailleurs la fin de l'Odyssée, alors qu'Ulysse est seul capable de bander l'arc du « roi d’Ithaque »).

Dans l'aventure de Rama, comme dans celle d’Arthur, le succès du protagoniste est donc garanti par un sortilège ou une appartenance divine ; le protagoniste devient roi en brandissant une arme que lui seul peut manier et donc posséder.

Le thème de l'arme fétiche est d'ailleurs récurrent dans la littérature indo-européenne. Il s’agit d’Excalibur, l'épée d'Arthur, de Durandal, l'épée de Roland, ou encore de Hrunting, l'épée magique de Beowulf. En Inde, on trouvera le pendant védique des armes sacrées : ce sont le Trishula (trident) de Rudra, le disque et la massue de Vishnou, ou encore le javelot de Skanda.

 

LA LITTÉRATURE ÉPIQUE SLAVE

 

Il existe une littérature épique slave, dont les œuvres les plus célèbres sont des chansons de gestes souvent comparées à la Chanson de Roland, telles que La Bataille de Kosovo (v. 1389), ou le Dit de la Campagne d'Igor (v. 1200). Citons aussi La Chronique des temps passés, aussi appelée Chronique de Nestor (v. 1111), qui est la plus ancienne chronique slave orientale qui nous soit parvenue.

Moins connus, mentionnons tout de même les récits mythologiques extraits de Légendes de Vaeya, un mystérieux recueil qui trouve son origine dans les îles italo-croates du nord de l’Adriatique, aussi connues sous le nom de Véglia. Il s'agit de la transcription en croate moderne de sagas antiques et médiévales. Composée dans l'ancien dialecte tchakavien et conservée par la tradition orale dans l'archipel de Kvarner (Krk.), une partie de ces légendes fut publiée par Alberto Fortis (Voyage en Dalmatie, 1774). Les Tchakaviens, dont ce texte représente en quelque sorte les annales, sont un peuple de langue slave, ancêtres des Croates qui habitent de nos jours sur la côte Adriatique.

Mentionnons encore le Livre de Vélès, supposé dater du 7e au 9e siècle mais publié de 1957 à 1959 dans la revue américaine russophone Zhar-Ptitsa. Ce texte, retrouvé dans un contexte mystérieux au début du 20e siècle, fut déclaré faux, ou plutôt, « contrefait ». Il représente pourtant un intérêt certain, car il rapporte des traditions et une histoire préchrétienne de la Slavie tout à fait crédible et vérifiable par l'archéologie et l'Histoire.

Ce livre mystérieux, s'il ne date vraisemblablement pas du Moyen Âge, renferme en effet un savoir crédible. Plutôt que l’œuvre d'un faussaire, il s'agirait plutôt du travail d'un passionné. Le Livre de Vélès est d'ailleurs considéré par les néo-païens slaves comme un livre saint.

 

LES JONGLEURS ET TROUBADOURS

Les jongleurs étaient un héritage de la société romaine (ils existaient d’ailleurs avant elle) et on peut suivre leur histoire depuis l’Empire jusqu’aux origines des littératures modernes. Ils étaient en pleine activité quand les troubadours commencèrent à chanter. Les jongleurs devinrent pour eux des auxiliaires : les troubadours grands seigneurs (et ils étaient nombreux à l’origine) leur confièrent souvent le soin de réciter les chansons qu’ils avaient composées. Leur rôle grandit ainsi, en même temps que le goût pour la poésie se développait.

J. Anglade, Les Troubadours

Selon leurs « enseignements », énoncés par le philologue et romaniste Joseph Anglade (1868 - 1930), les jongleurs devaient être capables de :

- mémoriser beaucoup de traditions, de généalogies, de paroles, etc. Il faut aussi connaître l'Histoire.

- jouer de la viole, des castagnettes, du tambour, de la cithare et de la mandoline.

- chanter tout type de chansons (sirventés, ballade, retroencha, tenson, etc.) avec une belle voix.

- danser : bien sauter et bien tourner.

- jongler (avec des fruits et des couteaux).

- jouer avec des marionnettes.

- dresser les animaux, dont le chien, à lever les deux pattes avant.

- imiter le chant de plusieurs oiseaux

- parler « bien », c'est-à-dire poliment, avec verve et pertinence.

- maîtriser les cycles de la littérature épique : la légende de Roland, celle d’Arthur, mais aussi les mythologies lorraines et scandinaves et les grandes figures semi-légendaires, comme Charlemagne, Gérard de Roussillon, l’empereur Constantin, le roi Salomon, etc.

« Grands ou petits, les poètes musiciens qu’étaient les troubadours et trouvères ne daignaient pourtant presque jamais chanter eux-mêmes leurs chants. Ils en laissaient l’exécution, comme un art secondaire, si ce n’est comme un métier, à ces rhapsodes vagabonds qu’on nommait les jongleurs. Le nom, d’ailleurs, unique, désignait plus d’une sorte de personnages, depuis les baladins, saltimbanques et montreurs d’animaux, jusqu’aux véritables artistes, fins joueurs de vièle et beaux diseurs de chansons. Formés en de véritables écoles, sorte de conservatoires populaires, ils allaient, virtuoses errants, à travers la France, encore incomplète et partagée, tantôt seuls, tantôt accompagnant les trouvères de haut parage. Partout bienvenus, ils osaient même entrer dans le cloître, à l’heure de la récréation, pour divertir les moines. Mais les cours, celle du Roi, celles des seigneurs, les accueillaient et les retenaient au passage. Hyménées et festins, tournois et veillées des armes, retours de chasse et de guerre, il n’y avait pas une circonstance, pas une fête de la vie féodale qui ne fût occasion de recourir à leur talent, à ce qu’on pourrait, d’après un autre de leurs noms (ménestrels, du latin ministri), nommer leur ministère. Ils se faisaient payer soit en argent, soit en nature. C. Bellaigue, Trouvères et Troubadours.

 

Les termes de trouvères (du Pays d’Oïl) et jongleurs s’appliquent aux artistes d'Europe de l'ouest. À l'est, ce sont les boïans russes, les gouslos serbes et les kobzars ukrainiens. Le linguiste slavophile Cyprien Robert (1807 – 1865) enregistre encore leur présence au 19e siècle « tout le long du Danube et des Balkans » :

« On rencontre des gouslars, la plupart pauvres aveugles qui, concentrant dans la poésie toute leur existence, s’en vont, comme autrefois Homère, chanter leurs œuvres de ville en ville, depuis Varna sur la Mer-Noire jusqu’à Cataro sur l’Adriatique. Sans famille, sans refuge, ils vivent de ce que le public leur donne ; mais s’ils mendient, c’est, comme Homère ou Hésiode, en recueillant les hommages des peuples. Les sobors ou fêtes annuelles des villages deviennent surtout pour eux des jours de triomphe. Dans ces réunions où sont accourus quelquefois les jeunes gens de toute une province, des tentes de feuillage sont dressées sur les prairies. Les hommes de chaque village ont là leur station particulière où ils dansent, se réjouissent et reçoivent des hôtes. Des milliers de moutons sont rôtis en plein vent, et la slivovitsa (eau-de-vie de cerise) coule à flots. C’est alors qu’il y a foule autour des rhapsodes : respectés comme des anges du ciel, ils chantent à la jeunesse assise sur l’herbe les exploits et la gloire de la tribu, comme autrefois les bardes d’Irlande et de Calédonie. » Le Gouslo et la poésie populaire des slaves.

À la fin d'un siècle qui a vu l'Europe de l'ouest s'industrialiser et s'urbaniser, tandis que l'Europe de l'est demeurait rurale, Alfred Rambaud (1842 – 1905), historien spécialiste du monde slave, assiste au récital d'un des derniers kobzars (Ostap Vérésaï) :

« Parmi les Russes et les étrangers venus au congrès archéologique de Kiev, beaucoup étaient curieux de voir un de ces kobzars, chanteurs ambulants dont la mémoire est un vaste répertoire d’anciennes ballades, et dont le type tend chaque jour à disparaître. La Société géographique s’était mise en rapport avec un de ces artistes, et par une belle soirée d’été on se réunit pour l’entendre dans un bosquet des jardins de l’université. Le chanteur, comme la plupart de ses confrères, est aveugle. Son costume est celui des paysans : un large pantalon petit-russien qui plonge dans de lourdes bottes de cuir, un bonnet de peau de mouton, une svita ou souquenille de laine grossière, dont la couleur est à peu près celle de la poussière des routes. On le fit asseoir sur une escabelle, et les auditeurs formèrent autour de lui un cercle qui devenait à chaque instant plus nombreux. Une seule lampe, presque enfouie dans la verdure, éclairait en plein le visage du kobzar, dont la voix retentissait dans la nuit aussi nette qu’un chant de rossignol. [...]

Ce kobzar n’est pas un poète dans le sens propre du mot : il n’a rien créé, il ne fait que garder le trésor de poésie populaire que lui ont transmis ses devanciers ; mais ces mélodies héroïques dont il berce sa méditation, ces fiers exploits sur lesquels revient obstinément sa pensée, ont donné une certaine élévation à son esprit et une certaine dignité à ses traits. Son existence diffère peu de celle que les légendes grecques assignent à Homère lui-même. Le paysan Ostap Vérésaï est l’héritier le plus direct de ces anciens chantres de la Slavie, qui au 6e siècle se présentèrent à l’empereur grec Maurice une cithare à la main, et qui venaient en ambassade des bords de la Baltique à ceux du Bosphore ; il est le légitime successeur de Boïan et des autres « rossignols du temps passé » que l’on voit figurer à tous les festins des princes russes, célébrant la gloire des bogatyrs et la splendeur des dieux, et dont on récompensait les chants avec l’or et les riches étoffes de la Grèce ; il est un des tard-venus de cette vaste corporation d’artistes qui sous différents noms a existé à l’âge héroïque chez tous les peuples ; aèdes ioniens, scaldes scandinaves, bardes des Gaules et de la Germanie, trouvères et jongleurs de la vieille France. Par sa vie errante et son infirmité, le kobzar aveugle de la Petite-Russie rappelle plus complètement que tout autre le type des Homères grecs ; il renoue directement le temps présent à l’antiquité classique, et, quand le dernier de ces hommes aura disparu, les récits des anciens sur le chantre d’Achille paraîtront moins vraisemblables : on cessera d’en avoir sous les yeux la vivante illustration. » L’Ukraine et ses chansons historiques.

 

LE FOLKLORE

Pour terminer avec la littérature médiévale, intéressons-nous aux fabliaux, qui, contrairement à ce que leur nom laisse supposer, ne composaient pas des fables mais des récits proches de l'épopée ou de la nouvelle. Dans les commentaires de son édition des Fabliaux et contes moraux du Moyen Âge, J.-C. Aubailly résume les différentes généalogies qui ont pu être attribuées aux fameux fabliaux du Moyen Âge tardif :

« C'est G. Paris qui, le premier, s'y intéresse, et, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en décembre 1874, essaie de démontrer leur origine orientale par l'intermédiaire des contes bouddhiques du Pantcha-Tantra, des traductions arabes (livre de Kalila et Dimna) et de la diffusion de celles-ci en Europe par la Disciplina clericalis, Le Roman des Sept Sages, le Dolopathos. Mais en 1893, son disciple, J. Bédier, dans une thèse restée célèbre, récuse ce point de vue (il démontre que sur l'ensemble des textes, seuls six fabliaux ont un équivalent dans la traduction orientale et que de plus leur filiation est douteuse. Les ressemblances sont purement fortuites ; les fabliaux français sont nés en France et tirent leur raison d'être du milieu qui les a produits, la bourgeoisie. En 1953, le Danois Per Nikrog va plus loin : pour lui, les fabliaux s'inscrivent dans la tradition de la fable ésopique (relayée notamment par les Isopets de Marie de France) et émanent d'un monde aristocratique courtois dont l'esprit se transforme et qui, à travers eux, se livre à une parodie de la littérature courtoise de l'époque précédente. […] Quoi qu'il en soit, il est indéniable que les fabliaux appartiennent à une littérature orale dans laquelle la présence du conteur se manifeste constamment, et qu'ils exploitent un fonds traditionnel et intemporel de bonnes histoires à rire qu'ils se bornent à actualiser pour leur conférer une plus grande puissance comique. »

Outre les célèbres pourvoyeurs de contes pour enfants, Grimm et Andersen, comme héritage de la tradition littéraire médiévale citons la source de Perrault, l'essentielle bien que méconnue Bibliothèque bleue. Cette collection populaire et sans prétention, perpétua de longs siècles durant la mémoire de la tradition littéraire épique moyenâgeuse. Elle est le chaînon qui permit aux légendes gauloises, gallo-romaines, alaines, celtiques et normandes, de perdurer dans les mémoires jusqu'à leur résurgence par les mouvements romantiques et folkloristes du 19e siècle.

Dans sa préface aux Légendes pour les enfants, un ouvrage qui reprend quatre des plus célèbres récits publiés par la Bibliothèque bleue, Paul Boiteau nous renseigne sur cette maison d'édition originaire de Troyes (Aube) :

« Pendant plus de deux siècles, le 17e et le 18e, elle a été une encyclopédie toute spéciale des romans, légendes, fabliaux, chansons et satires de notre pays. […] La Bibliothèque bleue a obtenu un succès incomparable. C’est Jean Oudot, libraire de Troyes, qui dès les premières années du 16e siècle, sous Henri IV, eut l’idée de recueillir et de publier successivement, à l’usage des campagnes, les légendes chevaleresques de la vieille France. Le moment était merveilleusement choisi. La vie ancienne de la France avait cessé et le travail de transformation commençait, qui allait au dix-septième siècle, réduire et limiter tout à fait, dans les mœurs et dans la langue, la part des vieilles mœurs et du vieux langage. Le Moyen Âge était enseveli ; le monde nouveau naissait. C’était l’heure propice pour les contes qui parlaient des héros de l’âge anéanti. »

De la même manière que les mythes païens antiques transparaissent dans les épopées celto-chrétiennes et germano-chrétiennes du Moyen Âge, les traces d'un folklore pré-chinois et pré-turc du bassin du Tarim se retrouvent chez Xuanzang (602 - 664). Xuanzang est un pèlerin bouddhiste qui fit le voyage de Chine continentale jusqu'à la vallée du Gange, en passant par le Tarim, puis l'Hindu Kush et l'Indus. Ses Mémoires sur les contrées occidentales comprennent des références uniques aux coutumes et au folklore indo-européen du Tarim. Il s'agit par ailleurs d'un témoignage direct, car lors de son passage, un siècle avant l'islamisation de la région, l'éradication complète des peuples europoïdes du Tarim n'avait pas encore eu lieu.

Concernant le passé préchrétien des peuples slaves, nous devons encore déplorer un manque total de témoignage littéraire, oral ou livresque. La tradition folklorique slave est cependant tout aussi riche que celles d'Europe de l'ouest, comme en témoignent les compilations de contes des Tchèques Erben (1811 - 1870) et Nemcova (1820 - 1862), du Russe Pouchkine (1799 - 1837) ou du Polonais Chodzko (1804 - 1891).

Le 19e siècle fut véritablement celui de la redécouverte du patrimoine européen. Sous le nom, emprunté à l'anglais, de « folklore », des mythes et des croyances populaires ancestrales furent sauvés de l'oubli grâce aux travaux de savants passionnés.

« Littéralement, le mot folklore est composé de deux autres : le premier, folk ; signifie « petites gens, classes populaires » et est identique pour la forme à l’allemand volk, « peuple » ; le second, lore, signifie « savoir, science ». Folklore est donc « la science des classes populaires » et l’on entend par là tout ce que le peuple sait en quelque sorte par lui-même, sans qu’aucune élite intellectuelle récente, — prêtres, instituteurs, poètes, écrivains —, soit venue directement le lui apprendre, c’est-à-dire les fables, les contes, les légendes, les vieilles chansons, les devinettes, les rimes et les jeux des petits enfants, les remèdes superstitieux, les usages de certaines fêtes, les proverbes, les dictons météorologiques, les croyances sur la lune, les étoiles, les loups garous, les sorcières, etc., toutes choses que le peuple se transmet de génération en génération par une tradition orale, sans, et, presque toujours, malgré l’intervention des classes cultivées. Ce que nous appelons folklore, ce n’est donc pas une science, ce n’est qu’un ensemble de documents. Est folklore toute la vie populaire ou sauvage en tant qu'elle se développe à côté ou en dehors de l’action des aristocraties civilisatrices. Il cesse là où apparaît la science positive des laboratoires, la spéculation du philosophe, le prêtre porteur d’un évangile ou d’une théologie, l’instituteur avec son livre de lecture, le législateur armé d’un code ou l’artiste distinct de la foule. […] « Qu’est-ce que le Folklore ? » Amas de débris de tous les âges, comme des empreintes de plantes sur des morceaux de houille ou des os de monstres antédiluviens, il nous fait revivre toute la vieille humanité. » E. Monseur. Le Folklore wallon.

 

Le roi barbare Alaric II

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La littérature MÉDIÉVALE
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