27 Novembre 2023
Par Matthieu Auguste Geffroy dans
La Finlande et le Kalevala, chants et traditions populaires des Finnois
Seul, c’est-à-dire sans doute antérieur à la nature, a été enfanté Wäinämöinen ; seul est né le vieux chanteur, né vieux en effet. Sa mère, la fille d’Ilma, la belle vierge de l’air, avait longtemps vécu dans une constante virginité, au milieu des vastes contrées de la voûte aérienne. Elle se fatigue enfin de vivre perpétuellement seule et vierge dans les espaces déserts. Elle quitte ses hautes régions, elle descend vers la mer, sur la croupe blanchissante des vagues. Aussitôt un vent impétueux, un fort vent d’orage, souffle du côté de l’Orient ; il fait écumer la mer au loin, il chasse la vague, qu’il fouette ; la fille de l’air est bercée, elle est ballottée par les flots autour des golfes bleus, parmi les cimes écumantes, et le vent la caresse, et la mer la rend féconde. Elle porte son sein chargé, elle porte son lourd fardeau durant sept siècles, durant neuf vies d’homme, et cependant nul fruit ne se détache d’elle. La reine de l’onde est jetée à l’est et à l’ouest, au nord et au sud, vers tous les coins du ciel, avec de violentes douleurs dans son sein, qui ne peut se délivrer.
Elle verse des larmes silencieuses, et dit :
« Malheur à moi ! Combien sont tristes mes jours et combien triste ma course errante ! Ukko, dieu suprême, toi qui supportes la voûte des cieux, viens ici où l’on t’appelle, mets fin à mes douleurs ! »
Un instant, un court instant s’écoule, et soudain apparaît une mouette voletant à tire-d’aile qui cherche où poser son nid. Elle vole ici et là, et ne trouve aucun lieu, pas la plus petite place où construire son nid, où se préparer un refuge. Longtemps elle plane, examine et médite :
« M’établirai-je dans les régions du vent ou bien sur les vagues ? »
En disant ces paroles, voici que la reine de la mer, la vierge de l’air, élève son genou au-dessus de la surface de l’Océan. C’est une place pour le nid de la mouette, un refuge au bon oiseau. La mouette vole lentement à droite et à gauche ; elle remarque enfin le genou de la fille d’Ilma sur la mer bleue ; elle le prend pour un tertre de verdure, pour une motte de frais gazon. Lentement il vole, le bel oiseau, d’un côté, puis de l’autre ; il s’abat enfin, construit son nid, et y dépose ses œufs : il y en a six qui sont d’or, le septième est de fer. La mouette ensuite commence à couver. Elle couve un jour, puis deux, puis trois ; mais alors la reine de la mer, la fille de l’air sent dans son genou une vive chaleur, comme une flamme dans sa chair, comme un incendie dans ses veines.
Elle replie précipitamment son genou et secoue tous ses membres, de sorte que les œufs roulent dans la mer et s’y brisant en morceaux ; la partie inférieure de l’œuf forme la terre mère, la partie supérieure forme la voûte du ciel, le jaune devient le soleil radieux, le blanc devient la lune éclatante, les débris composent les étoiles et les nuages. Et le temps marche, et les années se succèdent sous les rayons du jeune soleil, sous l’éclat de la jeune lune.
Quant à la reine de la mer, quant à la fille de l’air, elle continue de flotter sur les eaux. Au bout de neuf ans, après neuf étés, elle lève sa tête, elle dresse son front au-dessus des vagues, et elle commence alors la série de ses créations. Là où sa main s’avance, elle fait surgir des promontoires ; si elle effleure du flanc la terre, elle y aplanit des rivages ; si elle la heurte du pied, elle y crée des pêcheries de saumon ; si elle l’atteint de la tête, elle y pratique de profonds golfes ; au milieu de la mer, elle dresse des écueils où se briseront les navires, où le matelot périra. Déjà les îles sont créées, les rocs surgissent entre les vagues, les piliers de l’air sont debout.
La terre, née de la parole, étend ses plaines, les veines aux vives couleurs diaprent les pierres et sillonnent les rochers ; mais il n’est pas né encore, Wäinämöinen, l’éternel chanteur. Enfermé dans le sein de sa mère pendant trente étés, pendant trente hivers, le voilà errant, le vieux et imperturbable Wäinämöinen, sur les eaux tranquilles, sur les vagues que le brouillard oppresse. Il réfléchit et médite dans sa sombre retraite, dans sa demeure trop étroite, d’où il ne peut voir briller la lune ni rayonner le soleil.
« Délivre-moi, ô lune ; soleil, romps mes liens, et vous, étoiles, brisez ma prison, afin que je marche sur la terre, que je contemple la lune dans les cieux, que je me réjouisse de la lumière du soleil, que je voie les étoiles dans l’éther ! »
Mais la lune ne lui rompt pas ses entraves, le soleil ne le délivre pas. Pendant cinq ans encore, pendant six ans, pendant sept et huit ans, il se voit ballotté de vague en vague ; après quoi, il s’arrête sur un promontoire inconnu, sur un cap sans nom, sur une terre dépouillée. Là, se soulevant par l’effort de son genou et de ses bras étendus, il se délivre enfin, se dresse de toute sa taille et contemple la lune, se réjouit de la lumière du soleil, et considère les étoiles. Ainsi naquit Wäinämöinen, ainsi fut enfanté le grand chanteur, le fils de la fille d’Ilma.
Wäinämöinen dit :
« Qui viendra ensemencer le champ ? qui le remplira de germes féconds ? »
Un dieu vient qui répand la graine sur les plaines et les marécages. Il sème les pins sur les collines, les sapins sur les hauteurs, les bruyères sur les grèves ; il remplit les lieux humides de bouleaux, les lieux sablonneux d’aulnes, les terres mouvantes d’osiers, les champs arides de genévriers, le bord des rivières de chênes. Le chêne seul ne prend pas racine. Alors quatre vierges s’élancent de l’onde ; elles fauchent l’herbe, cette herbe est ensuite brûlée, et au cœur de cette cendre germe enfin le gland qui produira le chêne. Déjà la belle plante, le vert rejeton apparaît ; il brille comme une fraise, et de sa tige s’échappe une double branche. Un peu de temps, et le voilà qui arrête dans leur vol les nuées légères ; il obscurcit le soleil et la lune, et Wäinämöinen dit :
« N’y a t il personne qui puisse arracher le chêne, abattre le bel arbre ? »
Et voici qu’un héros sort des flots ; en trois coups de sa hache, il renverse le chêne à terre. Maintenant le soleil et la lune peuvent briller, les nuages peuvent poursuivre leur course, l’arc-en-ciel peut déployer son splendide croissant, et les bruyères commencent à verdir, les taillis à croître joyeusement, les feuilles à vêtir les arbres, le gazon à parer la terre, les oiseaux à gazouiller sous les ombrages, le coucou à chanter. Cependant le blé et l’orge n’ont pas encore germé. Le vieux Wäinämöinen tire de son sac de peau de martre la quantité de grain suffisante, et dit :
« Terre, sors de ton repos ; gazon du Créateur, éveille-toi. Que chaque tige s’élance, que cent, que mille épis se lèvent du champ que j’ai ensemencé, du champ qui m’a coûté tant de fatigues. Ukko, dieu suprême, rassemble les nues ; fais lever un nuage à l’orient, un nuage à l’occident, un nuage au midi, verse l’eau des hauteurs du ciel sur les germes qui poussent, sur les semences qui se développent ; moi, je répandrai la semence sur la terre à travers les doigts du Créateur, à travers la forte main du Tout-Puissant, je la répandrai sur la terre féconde, sur le champ bien préparé ! »
L'ÉPOPÉE
Il y a deux régions diverses et ennemies : le pays de Kaleva, patrie des héros et des dieux, et celui de Pohjola, demeure des trolls et des mauvais génies. Pohjola recèle cependant une merveille, une jeune fille, dont les héros ennemis brigueront la conquête.
« Gloire de la terre, parure de l’onde, elle est assise sur la voûte de l’air, appuyée sur l’arc-en-ciel, resplendissante dans ses vêtements blancs. Elle tisse un tissu d’or, un tissu d’argent, avec une navette d’or, avec un métier d’argent. »
Wäinämöinen le premier tente l’expédition ; mais plusieurs épreuves lui sont imposées : il doit fendre dans sa longueur un crin de cheval avec un couteau sans pointe, il doit ensuite construire un bateau magique. Pendant qu’avec sa hache il travaille à ce bateau, il lui arrive de se blesser au genou. Le sang coule ; il a beau multiplier les incantations et réciter les runes de la science : il a oublié les paroles spéciales, c’est-à-dire les paroles révélatrices du fer, celles qui peuvent le maîtriser et guérir les blessures de l’acier bleu. Il va donc trouver un savant vieillard, auquel, pour lui raviver la mémoire, il raconte à nouveau les origines du fer, comment le fer, caché dans la vase humide des marais, a vu sa retraite mise à découvert quand le loup s’est élancé, quand l’ours a piétiné. Le forgeron divin, Ilmarinen, a découvert le germe du fer, la semence de l’acier : il l’a pris dans sa forge ; sous la puissance merveilleuse du feu, le fer s’est liquéfié comme une bouillie, s’est enflé comme une écume, s’est étendu comme une pâte de seigle, puis le forgeron a jeté un peu de cendre dans l’eau qui devait durcir le fer. Il a goûté cette eau avec sa langue, et il a dit : « Cette eau ne saurait m’être utile pour former l’acier. »
Aussitôt Mehiläinen, c’est-à-dire l’abeille, s’est élevée du sein de la terre, l’aile bleue a surgi d’une touffe de gazon. Elle vole, elle se pose près de l’atelier du forgeron. Ilmarinen lui dit : Mehiläinen, légère créature, apporte-moi du miel sur tes ailes, du miel sur ta langue, du miel extrait du suc de six fleurs, de sept tiges de gazon, pour l’acier qui doit être préparé, pour l’acier qui doit être durci.
Pendant ce temps, Herhiläinen, c’est-à-dire la guêpe, était là qui épiait à travers le toit d’écorce de bouleau l’acier qui devait être préparé, le fer qui devait être durci. Elle se glissa, en assourdissant son bourdonnement, jusqu’au vase destiné à tremper l’acier, à durcir le fer, et y répandit les matières fatales : le venin mortel du serpent, la sanie du ver, la bave brune de la fourmi, les sucs funèbres du crapaud.
Parmi les conditions imposées à Wäinämöinen était comprise encore la construction d’un instrument ou d’un objet symbolique destiné à jouer un grand rôle, dans le poème, et qu’il faut considérer probablement comme une sorte de corne d’Amalthée ou de palladium répandant autour de soi toutes prospérités et toute richesse.
« Peux-tu me forger un Sampo, un Sampo au couvercle splendide ? Peux-tu le forger avec les pointes des plumes d’un cygne, le lait d’une vache stérile, un petit grain d’orge, un flocon de la laine d’une brebis féconde ? »
Wäinämöinen n’était pas forgeron : il promit d’envoyer le second héros, Ilmarinen, le forgeron divin. À peine arrivé dans le pays de Pohjola, Ilmarinen s’acquitte avec succès et de la fabrication du merveilleux talisman et de trois autres entreprises que la reine de ces lieux lui impose : labourer un champ rempli de vipères, museler les deux monstres du séjour des morts, capturer le grand poisson du fleuve infernal. La jeune fille l’a secouru dans ces travaux par ses utiles avis, elle l’accepte comme époux. Bientôt donc on procède à la célébration des noces, et le chant du Kalevala qui les raconte offre un morceau célèbre, souvent récité à part, aussi bien que le fragment sur les semailles et les strophes sur l’origine du fer que nous venons de citer. C’est de l’origine de la bière qu’il s’agit ici. « La bière est issue de l’orge, l’illustre boisson est née du houblon ; mais elle ne serait pas venue au monde sans le concours de l’eau, sans celui de la flamme ardente. Le houblon a été planté tout petit dans la terre, la jeune plante a grandi, la verte tige s’est développée, elle a grimpé le long d’un arbrisseau et s’est élevée jusqu’à sa cime. L’orge a été semée, l’épi a germé merveilleusement, la plante a poussé d’une façon admirable au milieu du champ défriché par le feu. Après quelque temps, le houblon a murmuré du haut de l’arbrisseau, l’orge a soupiré au milieu du champ, l’eau a parlé du fond de la source, et ils ont dit : « Quand nous unira-t-on ? Quand serons-nous à côté l’un de l’autre ? La vie solitaire est triste : il vaut bien mieux s’unir à deux, s’unir à trois. »
La fille prit six grains dans une gerbe d’orge, sept boutons de houblon, huit pots d’eau, puis elle fit cuire son mélange durant tout un long jour d’été à la cime d’un promontoire nébuleux, à l’extrémité d’une île ombragée. Elle en prépara plein un vase nouvellement fabriqué, plein une cuve en bois de bouleau. Ainsi elle brassa la bière, mais il lui manquait de quoi la faire mousser. Elle envoya donc l’écureuil chercher des pommes de pin ; elle envoya Mehiläinen, l’agile abeille, recueillir le miel d’une fleur d’or qu’elle lui révéla. Les pommes de pin et le miel à peine jetés dans la cuve, la bière se mit à mousser, la fraîche boisson commença d’écumer. Elle s’enfla jusqu’aux bords en s’écriant :
« Oh ! s’il venait maintenant, mon buveur ! s’il venait, celui que je dois nourrir, et s’il chantait gaîment quelque bonne chanson ! Si l’on ne m’amène tout de suite un bon chanteur pour que j’entende ses chants joyeux, je briserai tous mes liens, je bouillonnerai de telle sorte que les parois de la tonne voleront en éclats ! »
Cependant la possession du Sampo avait valu au pays de Pohjola richesse et prospérité. Les héros du pays de Kaleva résolurent donc de l’aller ravir. Ils s’adjoignirent pour compagnon Lemminkäinen, qui avait, lui aussi, recherché, mais en vain, la main de la jeune fille. La lutte engagée contre le pays de Pohjola, dont la reine opposait inutilement sa magie et ses sortilèges, se termina par la destruction du Sampo, dont un seul fragment put être sauvé par ceux qui le possédaient naguère tout entier. De là vient, suivant le poème, la misère d’une partie des populations de l’extrême nord.
L’épisode final dont se compose le dernier chant du Kalevala, et qui semble seulement juxtaposé, est très évidemment d’inspiration chrétienne : c’est l’histoire de l’enfantement d’une vierge, nommée Mariatta, au milieu d’une crèche, dans le dénuement et l’abandon. Elle élève parmi les mépris son nouveau-né ; mais à peine a-t-il dépassé son second mois que l’enfant divin fait la leçon au vieux Wäinämöinen, et, après avoir été baptisé, il devient roi de la Carélie. Quant à Wäinämöinen, saisi de colère et de honte, il s’en va errant le long du rivage. Par la vertu de son dernier chant, il se crée un esquif. Il s’assied au gouvernail, se dirige vers la pleine mer, et disparaît parmi les horizons lointains… Mais il a laissé son kantele mélodieux à la Finlande, c’est-à-dire des runes sublimes aux fils de sa race, une joie éternelle à son peuple.
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KALEVALA - Plongée dans la poésie finnoise (France Culture, 2010)
Voici la publication du vendredi, jour dédié aux inspirations de la Poésie française : L'émission " Tout un monde ", par Marie-Hélène Fraïssé, diffusée le 5 septembre 2010 sur France Cult...