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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

La géographie des enfers (ÉNÉE et SOSLAN)

Rescapé troyen, Énée visite l'enfer (Enéide, 6) à la recherche de son père, accompagné de la prêtresse Sibylle. Il découvre alors que les enfers sont composés de plusieurs aires bien délimitées et chacune spécialisée dans un châtiment particulier des âmes. Les âmes sont alors punies par où elles ont péché ; une conception qui sera reprise à l'identique par l'islam et le christianisme.

*

« Le gardien des enfers [Cerbère] enseveli dans le sommeil, Énée se porte en avant, et bientôt il a franchi la rive du fleuve qu'on passe sans retour.

Tout à coup il entend des voix plaintives et de grands vagissements : c'étaient les ombres des enfants qui pleuraient au seuil des enfers : privés de la douce lumière, et ravis en naissant au sein maternel, un funeste jour les avait enlevés à la vie, et plongés dans la nuit prématurée de la mort.

Près d'eux sont les hommes qu'un arrêt injuste a condamnés à mourir. Là nulle place n'est assignée que le sort et des juges n'en aient décidé, à leur tête est Minos, qui agite l'urne fatale ; c'est lui qui appelle devant son tribunal la muette assemblée des humains, qui examine leur vie, qui connaît de leurs crimes.

Non loin de là sont les tristes ombres de ceux qui, sans être coupables, ont tourné contre eux-mêmes leurs mains violentes, et qui, ayant pris la lumière en horreur, ont rejeté leur âme. Qu'ils voudraient maintenant supporter sous la voûte éthérée la pauvreté et les durs travaux ! Mais le destin s'y oppose ; l'affreux Cocyte les enchaîne dans ses tristes ondes, et le Styx neuf fois se repliant sur lui-même les tient emprisonnés.

Ailleurs on voit s'étendre de tous côtés une plaine immense ; c'est le champ des pleurs ; on l'appelle ainsi. Là, ceux que le dur amour et ses poisons cruels ont consumés errent cachés dans de secrets sentiers ; un bois de myrte les environne et les couvre de son ombre : leurs soucis ne les abandonnent pas même dans la mort. [...]

C'est ici que la route des enfers se partage en deux chemins : celui de la droite conduit au palais du redoutable Pluton et aux champs Élysées ; l'autre mène au Tartare, séjour des impies, où s'exerce à les châtier la justice des dieux. [...]

Tout à coup Énée regarde derrière lui, et voit à gauche sous une roche une vaste forteresse, flanquée d'une triple muraille : le Phlégéthon, rapide torrent, l'entoure de ses ondes enflammées, et roule avec fracas des débris de rochers. L'enceinte est fermée par une porte immense, que soutiennent des colonnes de diamant massif : aucune force humaine, les dieux eux-mêmes ne pourraient les arracher de leurs fondements : une tour de fer s'élève jusqu'aux nues. Sur le seuil est assise Tisiphone, couverte d'une robe ensanglantée dont elle relève les plis : là jour et nuit elle veille, et jamais elle ne ferme sa paupière. De là partent des voix gémissantes, les cruels sifflements des fouets, d'affreux bruits de fer et de chaînes traînées. Énée s'arrête épouvanté, et il écoute. [...]

En ce moment les portes sacrées du Tartare s'ouvrirent, en tournant sur leurs gonds avec un bruit épouvantable :

« Vois-tu, dit la Sibylle, la garde postée sous ce vestibule ? Vois-tu ce monstre qui défend le seuil du Tartare ? Au-dedans veille, immense et encore plus cruelle, l'Hydre avec ses cinquante têtes aux gueules toujours béantes : enfin le Tartare et ses abîmes s'ouvrent et plongent sous les ombres, deux fois aussi bas que de ces profondeurs où nous sommes, l'œil mesure l'espace jusqu'à la voûte de l'Olympe. Là sont les Titans, antiques enfants de la Terre, qui, foudroyés par Jupiter, roulent dans le fond de l'abîme.

Là j'ai vu les deux fils du géant Alous et leurs corps immenses ; ils avaient essayé avec leurs seules mains d'arracher la voûte immense des cieux, et de précipiter Jupiter du haut de son trône éternel.

J'ai vu dans les horreurs d'un cruel supplice l'impie Salmonée, qui osa bien imiter les feux de Jupiter et les bruits de l'Olympe. Porté sur un char que traînaient quatre coursiers, et agitant une torche flamboyante, il allait triomphant à travers les peuples de la Grèce et dans sa nouvelle ville d'Élis, et se faisait rendre les honneurs qu'on ne rend qu'aux dieux : insensé qui, par le bruit des pieds de ses chevaux et par son pont d'airain, pensait imiter les nuages et l'inimitable foudre ! Mais le père tout-puissant des dieux lança du sein des nuées épaisses, non pas de vains flambeaux, ni les pâles feux des torches enfumées, mais la foudre véritable, et, enveloppant l'impie d'un immense tourbillon, il le précipita dans le Tartare.

J'ai vu encore Tityus, ce monstrueux nourrisson de la Terre, dont le corps étendu couvre neuf arpents : un énorme vautour au bec recourbé ronge son foie immortel et ses entrailles fécondes en tourments, les fouille pour s'en repaître, et habite éternellement au fond de sa poitrine : il n'y a pas de repos pour ses fibres sans cesse renaissantes.

Te parlerai-je des Lapithes, d'Ixion et de Pirithoüs ? Sur eux pend un roc affreux qui va tomber, qui déjà tombe sur leurs têtes éternellement menacées. Devant eux brillent des lits somptueux aux pieds d'or, et des tables étalent sous leurs lèvres les mets et le luxe des rois : mais là est assise la plus redoutable des Furies ; elle leur défend de porter la main sur les tables, et, brandissant sa torche, elle se dresse et fait tonner sa voix.

Là sont ceux qui ont haï leurs frères pendant la vie, ceux qui ont frappé leurs pères, ourdi des trahisons contre leurs clients ; ceux (leur troupe est innombrable) qui ont couvé seuls des richesses entassées, et n'en ont point réservé une part pour leurs proches ; ceux qui ont été tués pour crime d'adultère ; ceux qui ont suivi des drapeaux impies, et qui n'ont pas craint de trahir la foi jurée à leurs maîtres : tous enfermés dans ces lieux y attendent leur supplice.

Ne me demande point quel il est, et les formes infinies du châtiment, et tout cet abîme de misères... Les uns roulent un énorme rocher ; d'autres, attachés aux rayons d'une roue qui les emporte, y demeurent suspendus : là est assis, assis pour jamais, sur la pierre l'infortuné Thésée ; et le plus malheureux de tous, Phlégyas, élevant sa grande voix dans l'ombre du Tartare, atteste la justice des dieux, et crie sans cesse aux mortels instruits par son supplice : Apprenez par mon exemple à n'être point injustes, et à ne pas mépriser les dieux. Celui-ci a vendu sa patrie, et lui a imposé un tyran ; celui-là pour de l'or a fait et défait les lois. Ce père incestueux est entré dans le lit de sa fille, et s'est souillé d'un abominable hymen : tous ces coupables ont osé d'énormes forfaits, et en ont joui.

Eussé-je cent bouches et cent langues, avec une voix de fer, je ne pourrais jamais te décrire tous ces crimes, compter tous ces supplices.

*

Les similitudes entre mythologie grecque, perse et ossète sont innombrables et en faire la liste serait fastidieux. Elles sont pour la plupart des plus évidentes (tâches absurdes qui recommencent sans cesse, géographie du Tartare, etc.)

Redonnons la parole à Soslan, pour un récit extrait de Soslan au Pays des Morts, dans G. Dumézil, Le Livre des héros.

*

Plus loin, j'ai vu un grand nombre d'hommes pendus les uns par le pied, d’autre part la main, par la langue, par la gorge, et, sous eux, flambaient des feux de galets.

- Ces souffrances, ils ne les doivent qu'à eux-mêmes. Dans le monde d'en haut, ils ont commis beaucoup de péchés et maintenant, dans le monde des morts, ils les expient par ces tourments : trois jours ou une semaine dans l'année, parfois plus, selon la sentence du chef du Pays des Morts.

- Je suis arrivé ensuite devant un lac. Pêle-mêle avec les grenouilles, les serpents et autres animaux répugnants, une foule d'hommes plongeaient et émergeaient sans cesse. Ils m'ont crié « Sauve-nous, Soslan ! » Mais je leur ai dit que Soslan était ici sans force. Qu'avaient-ils donc fait, ces malheureux ?

- Tu as vu là le Lac des Enfers. Quand ils vivaient dans le monde d'en haut, il n'y a pas de vols ni de calomnies qu'ils n'aient commis. Ils sont maintenant soumis à la loi du monde des morts. [...]

- Un peu plus loin, j'ai vu un autre étrange spectacle : des vieillards sont assis, tout gelés, et des rasoirs glacés sous l'apparence de les raser, leur écorchent la moitié du visage.

- Ceux-là sont des hommes qui avaient été choisis pour rendre des jugements justes, mais ils n'ont pas observé la justice : ils ont toujours soutenu les forts, tantôt par corruption, tantôt par amitié. Ils expient maintenant leurs fautes selon la loi du monde des morts.

- Je suis arrivé ensuite devant un château d'argent. Dans ce château, sur des sièges d'or, est assis un groupe d'hommes qui ne touchent pas aux bons mets, aux bonnes boissons qui sont étalés devant eux.

- Ces hommes-là, dans le monde d'en haut, n'ont jamais volé personne, se sont efforcés d'être bons, ont aimé et secouru les malheureux. Ils se rassasient de la seule vue de tous ces mets.

- J'ai vu ensuite un vieillard qui gravissait une haute montagne, portant à l'épaule des pierres et du sable dans un panier disloqué et sans fond. Qu'avait-il fait, celui-là ?

- Dans le monde d'en haut, il avait déplacé des bornes, volant des morceaux de terre aux pauvres gens. Voilà ce qu'il expie.

- J'ai vu ensuite une autre scène étrange : sur un pré vert, un bœuf négligeait la belle herbe qui montait à ceinture d'homme et mâchonnait avidement la barbe d'un vieillard. Comment ne me serais-je pas étonné ? Avoir à brouter cette belle herbe verte et mâchonner la barbe d'un vieillard !

- Ne t'étonne pas. Les jours de labour, cet homme louait un bœuf pour l'atteler avec le sien. Au sien, il donnait du fourrage bien vert et au bœuf étranger des rebuts de paille. Voilà ce qu'il a fait.

- Plus loin j'ai vu une île, reliée au rivage par un pont large comme le fil d'une épée. Un vieil homme était assis au fond de l'île, dans une coquille d'œuf.

- Celui-là, tout au long de son séjour dans le monde d'en haut, a vécu solitaire, n'ayant ni amis ni camarades. Jamais il ne recevait d'hôte, pas plus les jours de fête que les jours ouvrables. Et maintenant, dans le monde des morts, sa vie continue dans la solitude.

- Plus loin, j'ai vu une femme et un homme assis de part et d'autre d'un cadavre de cheval gelé.

- Dans le monde d'en haut, ceux-là étaient des avares, qui ne voulaient même pas manger leur bien. Dans le monde des morts, ils doivent apaiser leur faim avec de la viande de cheval gelée.

- J'ai continué mon chemin, dit Soslan, et j'ai vu une femme et un homme couchés, une grande peau de bœuf sous eux et une autre sur eux. Ils les tirent à droite et à gauche, et elles ne leur suffisent pas. Pourquoi cela ?

- Voici pourquoi, dit Beduha : pendant leur vie, ce mari et cette femme ne s'aimaient pas, ils ne cessaient de se quereller, chacun tirant tout à soi. Ils restent dans le monde des morts tels qu'ils étaient dans le monde d'en haut.

- Un peu plus loin j'ai vu une femme et un homme couchés, une peau de lièvre sous eux et une autre sur eux, et ces peaux débordent largement de tous côtés. Pourquoi cela ?

- Que trouves-tu là d'étonnant ? Pendant leur vie, ce mari et cette femme s'aimaient tendrement et, ici, dans le monde des morts, ils continuent à jouir du même amour.

- Je suis arrivé ensuite près d'un homme et d'une femme. L'homme vomissait des charbons ardents que la femme recevait dans ses mains.

- Ils ne doivent leurs tourments qu'à eux-mêmes. Dans le monde d'en haut, ils appartenaient à une famille nombreuse et ils se faisaient en cachette des plats pour eux seuls. Ils expient maintenant ce vol : trois jours par an, la sentence du chef des morts les a condamnés à ce tourment.

- J'ai vu une femme qui, avec une grande aiguille, reprise les fentes des montagnes. Elle est épuisée, la malheureuse, mais ne peut se reposer.

- Dans le monde d'en haut, cette femme trompait son mari : elle entretenait un autre homme, lui reprisant ses vêtements à petits points, tandis que, pour son mari, elle cousait à gros points, n'importe comment.

- Je poursuivis mon chemin : une femme fait du fromage dans un grand seau plein de lait, mais le fromage qu'elle retire n'est pas plus gros qu'un grain de millet. Non loin d'elle, une autre femme, d'une cuillerée de lait, tire un fromage gros comme une montagne. Ces deux spectacles m'ont paru étonnants.

- Ne t'étonne pas. Celle qui, d'un seau de lait, ne tire qu'un fromage gros comme un grain de millet, avait, dans le monde d'en haut, cent vaches et des produits laitiers en abondance, mais elle était avare ; les jours de fête, quand sa voisine lui demandait du fromage, elle répondait : « Je n'en ai pas, je n'en ai pas. » L'autre n'avait qu'une seule vache, mais elle était généreuse : jour de fête ou jour ouvrable, quand on lui demandait des produits laitiers, jamais elle ne refusait, quitte à se priver. Tu as vu ce qui leur arrive maintenant dans le monde des morts !

- Je me suis trouvé ensuite près d'une femme couchée sur le dos ; de grandes meules roulent à vide sur son sein.

- Elle allait moudre son grain, sans permission, sur le moulin d'autrui : tu vois maintenant ce qui lui arrive.

- J'ai vu ensuite une autre femme, couchée sur le dos elle aussi ; des meules roulent sur son sein, broyant des morceaux de pierre noire.

- Celle-là volait souvent de la farine d'autrui : aujourd'hui elle paye son vol dans les tourments.

- Je suis ensuite passé près d'une autre femme : des lézards sont posés sur son sein. Que signifie cela ?

- Sa voisine lui avait confié son petit enfant. Elle le mettait simplement sous son châle, sans lui donner le sein. Elle expie maintenant, selon la loi du monde des morts.

- Je passai outre. Plus loin, je vis une femme. Des lambeaux d'étoffes de laine et de coton lui sortent des narines et une flamme bleue lui brûle la main droite. Que signifie cette étrange scène ?

- Dans le monde d'en haut, cette femme était couturière. Elle volait un peu de toutes les étoffes qu'on lui donnait. Elle aussi expie.

- Je continuai et je vis devant moi un tombeau. Dans le tombeau est assis un petit garçon. La sanie lui coule des narines et sa gorge vomit le sang. N'avais-je pas raison de m'étonner ?

- Non, répond Beduha. Pendant qu'il vivait dans le monde d'en haut, cet enfant n'obéissait jamais à sa mère ni à son père, il les harassait et plus d'une, plus de deux fois ils avaient dû le maudire. À présent, il regrette sa conduite et il pleure tellement que la sanie lui coule des narines et que sa gorge vomit le sang.

- En continuant ma route, j'arrivai près d'un grand rassemblement d'enfants de tout âge, habillés de toutes les manières, qui jouaient sur une verte prairie. Les uns étaient nu-pieds, d'autres sans ceintures, d'autres sans bonnet : les bonnets étaient enfoncés dans les ceintures, les ceintures passées sur les cous, les sandales dans les pans des vêtements, les pans rejetés sur les têtes... Les uns m'appelaient leur mère, les autres leur père. Comment n'aurais-je pas eu pitié ? Je les caressai, et, à chacun, je mis son vêtement en ordre. Quand je partis, ils me crièrent : Bonne et droite route, Soslan ! Réussis dans ton entreprise ! »

- C'étaient, dit Beduha, les enfants morts orphelins. Tu les as caressés, et leur bénédiction se réalisera.

La géographie des enfers (ÉNÉE et SOSLAN)

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