22 Décembre 2021
Dionysos contre Dériade
Nonnos 36
Cependant le père des dieux fait pencher la balance du combat; et Bacchus, croisant le thyrse contre l’épée, assaille le vigoureux Dériade. Aux traits redoublés des javelots du guerrier, le dieu, changeant d’apparence, oppose les ingénieux fantômes de toutes ses transformations: tantôt c’est une flamme furieuse et soudaine, qui, au sein d’une sautillante fumée allume et recourbe son éclat; tantôt, s’armant de traits humides, il grossit ses flots et roule des ondes mensongères. Parfois il prend la figure d’un lion, dresse en l’air sa gorge et fait sortir de sa gueule velue un mugissement sauvage, pareil au roulement de tonnerre du grondant auteur de ses jours. Ensuite de lion formidable, il devient sanglier vagabond, élargit le gouffre béant de son gosier à l’épaisse crinière; puis, lançant sa tête contre le ventre de Dériade, debout et affermi sur ses pieds de derrière, déchire de ses dents acérées le milieu des flancs d son ennemi. Il prend encore l’aspect et l’image ingénieuse d’une vigne touffue, et en double la métamorphose; car, tantôt pareil à une tige sortie du sol, il s’élance de lui-même sans arrêt et va onduler dans les airs comme le pin et le platane; et tantôt, altérant sa tête, il fait croître la chevelure factice de ses pampres imitatifs; son ventre devient un long cep, ses mains des rameaux, ses vêtements une verdoyante écorce ; ses pieds s’enracinent; il arrête les efforts du roi en s’entortillant à ses cornes et en murmurant à son visage. Il mêle ensuite à des membres mouchetés une fourrure empruntée et, panthère aérienne, rampe à petits pas, puis s’élance d’un bond de ses jarrets sur la croupe des plus hauts éléphants. L’animal se dresse, ébranle le char, secoue les brillants harnais, les rondeurs des freins recourbés, et lance dans la plaine le guide impie qu'il portait. L'immense Dériade tombe, mais en tombant il combat encore Bacchus métamorphosé, et blesse la panthère de sa lance ; le dieu en vient alors à une autre forme. Torche errante, il paraît et s'agite au haut des airs qu'il réchauffe. Les vents en irritent la flamme ardente. Il court en cercle autour des mamelles et de la poitrine velue de Dériade ; la cuirasse arabe à la surface argentée que frappe l'étincelle noircit sous la vapeur d'une fumée pénétrante, et le casque à demi consumé du guerrier, que le feu tourmente, le brûle sous son aigrette embrasée.
Cependant le fier Dériade lutte contre ces légers fantômes; égaré par une folle espérance, il veut sans cesse saisir dans ses bras une insaisissable image ; il enfonce sa lance dans le front du lion qui lui fait face, et adresse au dieu à mille formes ces insultantes paroles :
« Que crains-tu, Bacchus ? Pourquoi ces ruses au lieu de la lutte ? Dans ton effroi de Dériade, tu multiplies tes transformations. La panthère du fuyard Bacchus ne m'importune pas ; ma flèche sait atteindre les sangliers, et mon épée fend les arbres. Je puis percer les flancs d'un lion mensonger. Mais non! je t'enverrai nos sages brachmanes qui n'ont point d'armes, car ils sont nus ; et, par leurs enchanments inspirés et leurs invocations, ils ont souvent attiré du sein des airs et fait descendre du ciel la lune sous l'apparence d'un taureau indomptable; souvent aussi, pendant que ses coursiers entraînaient rapidement son char, ils ont arrêté la marche du mobile Phaéthon. »
Il dit, et l'aspect de ces diverses métamorphoses de Bacchus n'ébranle pas son incrédulité. Dans son intraitable frénésie, il a recours à l'art des vénéflces, et croit l'emporter en science mystique sur le fils de Jupiter. Bientôt il court, et remonte rapidement sur son siége; mais le dieu qui a reconnu son impiété et sa démence , crée une vigne et en fait son auxiliaire. Aussitôt le cep envoyé du dieu, chargé de rameaux au riche raisin, rampe insensiblement jusque sur le char aux roues argentées, s'attache à Dériade, l'enlace et le retient sous ses guirlandes hostiles. Né à peine, il entasse les unes sur les autres ses grappes vagabondes pour en ombrager la figure du roi qui entre en fureur; il l'ébranle en le ceignant tout entier. La tige spontanée enivre Dériade de son fruit parfumé : elle enlace à ses deux talons l'entrave dépourvue de fer d'un lierre infrangible , enracine les pieds des éléphants attelés ensemble ; et les dents acérées et opiniâtres de la rémore n'arrêtent pas plus puissamment sous leur chaîne pénétrante la barque voyageuse des mers. Ainsi affermi, c'est en vain que le bruyant conducteur agite son fouet,et pique d'aiguillons redoublés la croupe indocile des éléphants. Ce grand roi des Indes, dont ne pourraient venir à bout des lances innombrables, la vigne, tortueux guerrier, l’a dompté. La gorge emprisonnée sous les pampres et comprimée sous leurs sinueux anneaux, Dériade étouffe; immobile sous tes tortures, il veut faire retentir ses plaintes frénétiques; mais son gosier, meurtri par une divinité, ne rend plus qu’un faible murmure; ses pleurs suppliants accompagnent des gestes muets. Il tend la main sans parler; son silence témoigne et crie ses douleurs, et il n’a plus d’autre voix que ses larmes.
Mais bientôt Bacchus, brisant les étreintes de la belle vigne enroulée, détruit les entraves de Dédale. Il détourne les couronnes de pampres, les spirales de lierre, et délivre le cou des éléphants enveloppés sous ces liens.
Échappé aux chaînes des longues et meurtrières guirlandes et à cette violence des tiges entrelacées, Dériade n’a rien perdu de son audace et de son orgueil accoutumé. Il revient combattre le dieu, dans le double dessein de l’immoler ou d’en faire son esclave. Bientôt les ténèbres qui les entourent l’un et l’autre suspendent la lutte. Mais elle revient après la nuit; l’Aurore, à son retour, réveille les guerriers endormis sur leurs couches, et les arme de nouveau; car la fin des labeurs de Bacchus n’est pas arrivée; et les années, renouvelant leur cours circulaire, feront vainement entendre longtemps encore les sons du clairon belliqueux.
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