22 Décembre 2021
Nonnos, 7
Déjà cependant le tendre cultivateur Éros avait confié le grain générateur de la vie aux sillons maternels, renouvelé, éternisé l'existence, et rendu au monde infertile la fécondité. La nourrice du genre humain, la nature, s'enracinait de nouveau, et, mêlant le feu à la terre, l'air à l'eau, elle perpétuait derechef à l'aide des quatre éléments la race des mortels.
Et pourtant la douleur, si variée dans ses effets, présidait encore à leurs jours commencés dans la fatigue et continués dans l'inquiétude; lorsque le Temps, contemporain de Jupiter, signala à sa prudence les maux qui envahissaient l'humanité privée de toute joie.
Jupiter n'avait pas encore délié les chaînes de sa maternité; Bacchus, pour soulager nos soucis, n'avait point encore surgi du giron de la cuisse immortelle. Les libations du vin n'enivraient pas les routes de l'air de leurs vapeurs embaumées ; et les herbes de la prairie composaient seules les couronnes que les Heures, filles de l'année, tressaient sans plaisir pour les dieux. Le vin manquait au monde; sans Bacchus, la danse n'avait qu'une grâce insignifiante et imparfaite; et quand le mime, n'ayant d'autre bouche que sa main, d'autre voix que ses doigts, d'autre parole que ses gestes, multipliait les évolutions bondissantes et les rondes de ses pieds agiles, il ne plaisait encore qu'à de rustiques spectateurs.
C'est alors que le Temps aux formes changeantes, pilote des générations, vint étendre sa blanche chevelure sur les genoux de Jupiter, laissa traîner les flots de sa barbe suppliante, et demanda merci. Il baissa la tête jusqu'au sol ; prosterné tout de son long, il toucha la poussière de ses épaules voûtées; puis, un genou en terre, tendant sa main infinie, le vieillard, régulateur éternel de l'existence, s'exprima ainsi :
« Roi des dieux, considérez vous-même les maux qui affligent le monde. Ne voyez-vous pas que Bellone a communiqué ses fureurs à la terre tout entière et qu'elle ravage la jeunesse en moissonnant ses épis à peine mûrs? partout encore s'aperçoivent les traces de ces pluies aériennes dont vous avez inondé l'univers, quand les vagues, envahissant les airs, ont bouillonné jusqu'auprès de la Lune. Je dis adieu à ces hommes dont je réglais la destinée, puisqu'ils doivent mourir si vite. Je renonce à mes fonctions divines, et ne veux plus tenir en mes mains le gouvernail du monde. Donnez à un dieu plus puissant le timon de la vie renouvelée; qu'il dirige, à ma place, le cours des ans. J'ai trop souffert dans ma commisération pour la race des humaine si cruellement éprouvée.
« Non ! ce n'est pas le prix suffisant d'une jeunesse si tôt flétrie, qu'une vieillesse qui fait de si bonne heure vaciller la tète des mortels, qui ralentit leur marche sous des pas tremblants, et les force, pour soutenir leurs pesantes années, à se courber sur le fidèle appui d'un bâton ! Suffit-il d'une destinée qui trop souvent engloutit dans les ondes du Léthé l'époux arraché aux danses de ses noces, l'enlève à la compagne de son âge et brise les liens féconds d'une union indissoluble? Je sais qu'il est encore de joyeux mariages quand la flûte de Minerve s'unit aux chalumeaux de Pan. Je sais que l'écho (quel triste auxiliaire! ) répète le matin auprès de la chambre nuptiale les accords de la lyre aux sept tons. Mais que peut la musette sur le chagrin? Éros lui-même éteint son flambeau quand il voit l'hymen dépourvu de danses et de plaisirs.
« Faites germer quelque remède bienfaisant pour chasser les soucis des humains qui ont tant souffert : ou certes Pandore n'eût jamais dû ouvrir le couvercle de ce vase céleste qui fut pour les hommes un doux fléau. Que dis-je? Prométhée lui-même, qui a tant médité leur bonheur, n'en est pas moins coupable de leur infortune. Pourquoi, au lieu du feu, cause de sa ruine, n'a-t-il pas dérobé le délicieux nectar qui réjouit les dieux? C'est là ce qu'il fallait donner au monde pour dissiper, par le charme de votre propre breuvage, ses sollicitudes. Mais laissons les chagrins et le tumulte de la vie : ne considérez que les cérémonies attristées de votre culte. Pouvez-vous trouver quelque douceur à ces fades vapeurs que le vent vous apporte, exhalées de vos sacrifices imparfaits? »
Ainsi dit le vieillard. Le prudent Jupiter pesa longtemps dans un silence méditatif ses déterminations, et donna carrière à sa pensée infinie : ses volontés s'agitaient et se succédaient dans sa tête créatrice; enfin il fit entendre au Temps sa voix divine, et les suprêmes arrêts de ses prophétiques oracles :
« Ô père, né de toi-même, directeur des années éternelles, calme-toi. La nature humaine croît et décroît suivant l'ordre des saisons, comme la Lune ; mais, comme elle aussi, elle ne cesse pas d'exister. Laisse leur nectar aux dieux. Je vais donner aux hommes, pour apaiser leurs maux, le vin délicieux, semblable au nectar immortel, nouveau breuvage approprié à leur nature. Le monde primitif en deuil attend encore la naissance de l'un de mes fils. Je l'enfanterai, moi, son père, et je supporterai dans ma cuisse masculine toutes les douleurs des femmes pour conserver mon fruit. C'était hier à peine que, par les ordres de ma Cérès, la terre aux vastes guérets, effleurée du fer qui tranche les épis, a mis au jour un grain inconnu, père de la gerbe : et déjà mon fils, noble bienfaiteur, va créer pour elle le raisin parfumé de l'automne qui guérit le chagrin. Déjà Bacchus, l'ennemi des soucis, gonfle le joyeux raisin pour rivaliser avec Cérès. Tu m'approuveras quand tu auras vu la grappe, messagère de la gaieté, rougir sous les couleurs du vin, puis les cultivateurs au pressoir écraser sous le poids de leurs pieds la vendange, enfin la troupe enivrée des Bassarides livrer aux vents leurs chevelures follement éparses et retombant en désordre sur leurs épaules : tous, l'esprit égaré par les coupes alternatives et redoublées, célébreront autour des tables bruyantes Bacchus, le bienfaiteur de l'humanité; ce dieu aura pour couronne de ses cheveux un reptile couché sur les feuilles de la vigne et du lierre ; et ce bandeau de serpent témoignera de sa jeunesse renouvelée. C'est ce même Bacchus qui, après avoir combattu sur la terre dans la guerre des Indes, et dans le ciel contre les Géants, doit briller un jour, dans la voûte étincelante parmi les astres, à côté de Jupiter. Partageant les honneurs des immortels, il s'appellera chez les hommes Bacchus, le dieu de la la vigne, comme Mercure se nomme le dieu du caducée d'or, Mars le dieu d'airain, et Apollon le dieu qui lance au loin les traits. »
Jupiter dit ; les Parques donnèrent leur assentiment; et les Heures rapides éternuèrent en heureux présage de l'avenir. Après ces paroles, les dieux se séparent aussitôt, l'un se rend chez Harmonie, l'autre retourne dans le brillant palais de Junon.
Cependant le savant Éros, dont tout l'art vient de lui seul, Éros, le régulateur des siècles, a secoué les portes ténébreuses du chaos originel ; il en retire le divin et unique carquois où sont réservées pour le seul Jupiter les douze flèches qui doivent allumer, l'un après l'autre, ses terrestres hyménées. Au centre de la surface de l'amoureux carquois, Éros aval gravé pour chacun un vers en lettres d'or.
Le premier trait conduit Jupiter dans la couche d'Io aux yeux de génisse. - Le second livre Europe au taureau ravisseur. - Le troisième conclut l'hymen de Plouto avec le maître de l'Olympe. - Le quatrième amène la pluie d'or auprès de Danaé. - Le cinquième allume pour Sémélé l'hymen qui va la consumer. - Le sixième montre à Égine un aigle roi des airs. - Le septième unit Antiope à un satyre simulé. - Le huitième guide le cygne intelligent vers les bains de Léda. - Le neuvième présente un noble coursier à Dia de Perrhébie. - Le dixième crée les plaisirs des trois nuits d'Alcmène. - Le onzième est le médiateur de l'union de Laodamie. - Le douzième attire auprès d'Olympias les triples anneaux de son époux.
Après avoir manié successivement toutes ces flèches aux pointes de feu, Éros néglige les autres, prend en ses mains la cinquième, l'ajuste à la corde brûlante, place sur sa pointe le lierre, pour qu'il devienne la digne couronne du Génie du vin, et trempe la flèche ailée tout entière dans la liqueur d'une coupe de nectar, afin que Bacchus fasse croître aussi le nectar de l'automne.
Pendant qu'Éros s'élance vers la demeure de Jupiter, Sémélé, à l'heure où nuit la vermeille aurore, conduit ses mules au milieu de la ville qui résonne sous son fouet argenté. Le sillon direct tracé par son char aux roues rapides rase à peine la superficie de la poussière. La nymphe a chassé loin de sa paupière les ailes d'un sommeil qui vient du Léthé, et son esprit s'inquiète encore d'un songe et de ses oracles confits.
Elle a cru voir dans un jardin un arbre aux rameaux jeunes et verdoyants chargé du poids d'un fruit peu mûr encore, qui croissait sous les rosées bienfaisantes de Jupiter. Tout à coup une flamme céleste tombant des airs a consumé l'arbre tout entier sans toucher à ce fruit, et ce même fruit, un oiseau errant aux ailes étendues l'a ravi dans son incomplète maturité, et l'a porté tout imparfait à Jupiter. Le dieu le recueille dans son sein bienveillant, le coud dans sa cuisse : mais, au lieu d'un fruit, un homme sous la forme, la nature et les cornes d'un taureau, sort, tout acheva, de cette tumeur générative.
Sémélé était l'arbre. Épouvantée, elle s'est élancée hors de sa couche ; et elle a effrayé son père du récit de ce songe, de ce beau feuillage et de cette flamme étincelante. Le roi Cadmus inquiet de cette tige de Sémélé consumée, a dès l'aurore appelé auprès de lui le devin, fils de Chariclo, et lui a raconté le rêve embrasé de son enfant. Par les conseils fatidiques de Tirésias, le père envoie sa fille dans le temple accoutumé de Minerve pour y sacrifier à Jupiter foudroyant, un taureau, emblème de la forme à venir de Bacchus, et un bouc rongeur de la vigne future.
Sémélé sortait de la ville pour allumer l'autel de Jupiter tonnant. Elle assiste aux cérémonies, et reçoit sur sa poitrine l'aspersion sanglante. Le sang de la victime l'inonde, coule abondamment sur ses cheveux, et ses vêtements se teignent des libations du sacrifice. Alors, dirigeant ses pas vers les bords voisins de l'Asope couvert de joncs, elle se plonge dans les eaux du fleuve paternel pour effacer les taches que les gouttes multipliées du sang ont laissées sur ses voiles.
C'est là que se purifie la nymphe. Bientôt, avec ses suivantes, elle nage nue au sein du fleuve, et, à l'aide d'un art savant, elle tient sa tète élevée au-dessus des flots qui mouillent à peine sa chevelure : puis, pressant le courant de sa poitrine, elle frappe les ondes en arrière de ses pieds alternatifs. Ensuite elle prend d'autres vêtements, et sur cette rive rapprochée, dans cette plaine qui doit voir revenir des Indes Bacchus le vainqueur du mal, elle livre aux ondes et aux vents les souvenirs et la terreur de ses songes. Et ce ne fut pas sans une inspiration divine qu'elle choisit les courants du fleuve Asope : les Heures prophétesses l'y avaient conduite dans un dessein prémédité. Car, dès que la cruelle Érynnis aperçut Sémélé dans les courants de l'Asope, elle sourit du haut des airs, en pensant que Jupiter devait un jour, dans leur commune destinée, anéantir à la fois sous les éclats de sa foudre et l'Asope et Sémélé.
La nymphe n'échappe point à l'oeil universel de Jupiter. Du haut des cieux, il dirige vers elle son regard que rien n'arrête ; et c'est en ce moment qu'Éros, archer invisible, se place en face de son père, spectateur si attentif, et brandit dans les airs son arc auxiliaire de l'humanité. La corde étincelle sous le trait orné de fleurs; et la flèche prophétique, en s'échappant de l'arc tendu en arrière, fait entendre un bachique sifflement. Jupiter était le but; tout grand qu'il est, il dut courber la tète sous le joug de l'amour. Telle que le rayon d'une étoile, la flèche, bruissant sous un souffle conjugal, pénétra jusqu'à son coeur : mais, lancée par une main intelligente, elle avait effleuré du bout de ses ailes les replis de la cuisse du dieu, présage de ses couches futures. Le fils de Saturne désormais n'a plus qu'un regard inquiet, avant-coureur d'un violent amour, et se sent entraîné vers la nymphe par tout l'attrait du désir. A l'aspect de Sémélé, il doute s'il ne voit pas une seconde fois Europe auprès du rivage, et il éprouve de nouveau toute l'ardeur de sa passion phénicienne. Sémélé avait en effet la même blancheur; et le teint de son visage reproduisait tout l'éclat de la soeur de son père.
Le roi des dieux a recours alors à une forme trompeuse : pour l'amour de Sémélé, il plane une première fois sous les traits d'un aigle au-dessus de l'Asope, père de filles si nombreuses ; comme si, empruntant la forme du noble oiseau au regard perçant, il avait présagé son hymen avec Égine sous le même plumage. Bientôt il quitte les airs, se rapproche des rives, et parcourt les charmes de la nymphe qu'aucun voile ne lui dérobait : il ne se contente pas d'un regard lointain : c'est de près qu'il veut contempler son éclatante blancheur. Et cet oeil qui embrasse l'univers entier, cet oeil qui pénètre l'infini, ne lui suffit plus pour admirer une seule vierge.
La profondeur des ondes rougit sous les roses de Sémélé ; le courant du fleuve devient une délicieuse prairie illuminée par les grâces ; et en apercevant la nymphe, une naïade sans voile fait éclater ainsi son étonnement :
« Quoi donc ? serait-ce qu'après une première Vénus, l'astucieux Saturne aurait encore mutilé son père, et qu'à l'aide de sa faux sanglante, il aurait une seconde fois formé de l'écume des eaux un produit spontané, en créant une plus jeune Vénus maritime ? Ou bien le fleuve a-t-il voulu rivaliser avec les mers, rouler aussi des flots générateurs, et enfanter une Cypris nouvelle, pour ne céder en rien à l'Océan ? Ne serait-ce pas une des Muses de l'Hélicon voisin qui vient de plonger dans mes ondes paternelles ? Pourquoi donc aurait-elle abandonné les eaux si douces de la fontaine de Pégase, ou les flots de l'Olmée ? J'aperçois au-dessus des courants du fleuve les pieds argentés d'une jeune fille ; mais je sais que la Lune, quand elle se rend dans la grotte du Latmos auprès d'Endymion, se baigne dans lamer Égée. Ah ! quand elle cherche à s'embellir pour son berger chéri qui toujours veille, qu'a-t-elle besoin de l'Asope, après les flots de l'Océan ? Cette nymphe, il est vrai, possède toute la blancheur neigeuse de la reine des airs, mais quel autre attribut en a-t-elle? Ses mules dégagées de leurs freins et son char aux roues d'argent sont bien là sur le rivage : mais la Lune n'a jamais attelé des mules, et ne guide que des taureaux ; si c'est une déesse descendue de l'Olympe ( car je vois rayonner, sous leur paisible paupière, l'azur des yeux d'une vierge), ne serait-ce pas Minerve aux yeux bleus, laquelle après son ancienne victoire sur Tirésias, aurait une fois encore quitté pour se baigner ses vêtements? En effet, cette jeune fille aux bras de rose a bien l'apparence d'une déesse; ou si une telle beauté est sortie du sein d'une mortelle, elle n'en est pas moins digne d'avoir pour époux l'immortel Jupiter. »
Ainsi disait la voix qui s'échappait des flots. Cependant Jupiter, pénétré des feux cuisants et des fureurs de l'amour, admire les bras de rose de la nymphe à la nage; les yeux constamment fixés sur les rondeurs de son visage, il considère tour à tour l'éclat de ses joues vermeilles et ses yeux longs et brillants; tantôt ses cheveux agités par les brises vagabondes; tantôt, quand leurs boucles se rejettent en arrière, son cou libre et dégagé, surtout son sein, dont la nudité s'arme contre lui et provoque l'amour. Il la considère tout entière ; mais il ne jette que des regards timides vers les beautés qu'on ne doit pas voir. L'âme du divin Jupiter se glisse hors de lui-même pour nager avec Sémélé. Il reçoit dans un coeur accoutumé à ces épreuves la douce et charmante étincelle. Le père se soumet à son fils. Et l'enfant Éros brûle du moindre de ses traits le maître de la foudre, que ne garantissent ni les déluges, ni les brûlants éclairs. Devant une légère flamme de vénus désarmée, le plus grand flambeau du ciel succombe. Le ceste amolli l'emporte sur l'égide à l'effrayante crinière : le tonnerre, avec ses roulements qui font gronder l'écho, devient l'esclave du carquois amoureux ; et Jupiter, en faveur de Sémélé, mêle au charmant aiguillon du désir l'admiration, cette tendre admiration si voisine de l'amour.
Cependant le dieu, après avoir repris sa forme divine, était à peine revenu dans les cieux, que, méditant son stratagème, il soupirait après la nuit qui devait le rapprocher de Sémélé, tendait son regard vers le couchant pour voir venir l'étoile favorable du soir, et reprochait à Phaéton de prolonger les heures de la fin du jour; ces paroles inquiètes s'échappèrent alors de sa bouche passionnée :
« Nuit si lente à venir, dis-moi quand donc se couchera l'envieuse Aurore? Dresse ton flambeau, messager des amours de Jupiter, et augure des flambeaux nocturnes de Bacchus. Quoi donc? la jalousie de Phaéton me poursuivrait-elle? Aimerait-il aussi Sémélé, et serait-il envieux de mon ardeur ? Soleil, tu m'importunes : si tu as subi toi-même le charme de l'amour, d'où vient que tu épargnes tes lanières à tes coursiers tardifs? Je pourrais me créer une obscurité immédiate. Si je le veux, je n'ai qu'à couvrir l'Aurore et toi de mes nuages; alors, quand tu seras caché, la nuit viendra pendant le jour donner le signal de mon union, et ramener les étoiles à l'heure de midi. Oui, je puis faire qu'Hespéros, guide habituel des amours, se lève au lieu de se coucher. De grâce, précipite la marche de a ton avant-coureur Héosphore; ce sera une faveur pour ta passion et la mienne. Tu passeras ainsi une longue nuit près de ta Clymène, et je serai plus tôt auprès de ma Sémélé. Hâte donc ton char, dieu de la lumière. Et vous, ô Lune, répandez au loin cette lueur qui donne la vie aux plantes : mon union ne présage-t-elle pas la naissance de Bacchus qui fait croître les plantes aussi? Portez vos rayons jusque dans le charmant palais de Sémélé. Brillez-y pour mon bonheur avec l'étoile de Vénus, et prolongez l'heure qui va présider à mes plaisirs. »
Telles étaient les paroles que lui inspirait l'amour. Mais, dès que, selon ses voeux, une ténébreuse enveloppe, étendant ses réseaux du haut des cieux jusqu'à la terre, se répandit alentour, et atteignit de son ombre humide les bords où l'Aurore se couche, Jupiter abandonne pour Sémélé le palais des astres. D'abord, il parcourt d'un seul bond et sans laisser de trace toute la route des airs; puis il gagne Thèbes, rapide comme la flèche ou la pensée. Les portes du palais s'ouvrent d'elles-mêmes devant lui ; et Sémélé est dans ses bras.
Là, tantôt posant une tète de taureau sur des membres humains, Jupiter imite d'avance d'une voix mugissante les mugissements de Bacchus Taureau; tantôt il devient lion à l'épaisse crinière ou léopard, puisque le valeureux fils qu'il va produire doit atteler des léopards et des lions. Parfois, comme un jeune époux, il attache avec des pampres son bandeau formé des noeuds d'un serpent, et tresse à sa chevelure les guirlandes d'un lierre au fruit noir, attributs destinés à Bacchus. Puis, dragon recourbé et rampant, il effleure de ses lèvres familières le cou vermeil de la nymphe intrépide, se glisse autour du sein dont ses anneaux pressent les fermes contours, et, sifflant l'hyménée, il lance, au lieu du terrible venin de la vipère, le miel délicieux de l'abeille. Enfin, appuyant un bras appesanti sur la férule qui porte le feu du sacrifice, il secoue le thyrse entrelacé de lierre, montre d'avance à la postérité la grappe consolatrice ; et, revêtu de la peau d'un cerf, il agite amoureusement la nébride tachetée sur son épaule gauche. Jupiter, dans ses longues métamorphoses, a fait entendre le cri d'Évohé. L'Évohé si cher â son fils, que doit redire l'écho du pressoir. Puis, collant ses lèvres délirantes sur les lèvres de Sémélé, il exprime le délicieux nectar, et l'enivre afin qu'elle donne le jour au roi du nectar de la vendange.
La terre entière a souri : un rang de vignes touffues fait courir ses pampres, nés d'eux-mêmes autour de la couche de la nuit. Les murs se couvrent de fleurs, comme une prairie sous la rosée. En l'honneur de Bromios, le Jupiter Intérieur fait gronder au-dessus de son lit sans nuage son tonnerre, symbole des cymbales du Bacchus Nocturne. Bientôt le dieu adresse à Sémélé un langage bienveillant, console son épouse, et lui dévoile ainsi l'avenir:
« Femme, votre époux est Jupiter : levez fièrement votre tête enorgueillie de cette union céleste; et ne comparez aucune alliance mortelle avec la vôtre. Danaé ne peut vous égaler ; vous effacez même l'hymen du Taureau avec la soeur de votre père. Car, pour prix de l'amour de Jupiter, Europe aborda en Crète, et Sémélé montera dans l'Olympe. Que pourriez-vous souhaiter au delà du ciel et de la sphère éthérée ? Dira-t-on jamais que Jupiter a honoré d'une faveur égale Minos et Bacchus en plaçant l'un dans les enfers et l'autre dans leu cieux? Quand le fils mortel d'Autonoé succombe sous la rage de ses chiens, quand le fils d'Ino doit périr sous la flèche d'un père meurtrier, quand le fils de la furieuse Agavé n'aura qu'une si courte existence, vous, au contraire, vous allez mettre au jour un fils éternel, et je vous donnerai l'immortalité. Heureuse femme ! pour charmer les dieux et les hommes, vous portez dans vos flancs un fils qui fera oublier à l'humanité toutes ses douleurs. »
Nonnos, 8
Cependant Sémélé, dans sa grossesse et dans ces nouvelles anxiétés, veut que l'éclair soit le brûlait avant-coureur des amours, et, invoquant les ardeurs privilégiées de la couche de Junon, elle adresse à son amant ces supplications et ces reproches :
« Je vous en conjure par l'opulent hymen de Danaé, accordez-moi du moins une grâce, ô vous, Taureau, l'époux d'Europe, vous que je n'ose nommer le mien, tant que je ne vous aurai vu que comme un songe. Certes Acrisios fut mieux traité que Cadmus. J'aurais aimé moi-même à voir mes noces honorées de votre pluie d'or, si vous n'aviez réservé ce privilège à la mère de Persée ! J'aurais désiré voyager au milieu des ondes sur vos épaules de taureau! Mon frère Polydore, à son tour, aurait erré à la poursuite de la nymphe égarée, cherchant, comme Cadmus, mon ravisseur Jupiter. Que dis-je? Non, je ne puis envier ces unions sous les formes d'un boeuf ou de la pluie. Je ne veux pas de ces faveurs dispensées à de simples mortelles. Laissons à Europe son taureau, sa pluie à Danaé. Ce que j'envie uniquement, c'est l'hymen de Junon. Si vous voulez me plaire, allumez pour moi, dans le sein des nuages, un signe enflammé, et venez orner ma couche de vos feux célestes. Montrez, pour gage de notre amour, un éclair à l'incrédule Agavé. Qu'Autonoé, dans ses appartements voisins des miens, tremble au bruit du tonnerre qui fait la gloire de votre épouse : elle avouera que votre amour, caché jusqu'ici, se manifeste enfin de lui-même. Accordez-moi de presser avec délices dans mes bras cette flamme chérie, de toucher l'éclair, de manier la foudre. Donnez-moi tout l'éclat de votre asile nuptial. Il n'est pas de fiancée qui ne voie briller pour elle un flambeau. Serais-je donc indigne des foudres de votre hymen ? Le sang de Mars et de votre Vénus ne coule-t-il pas dans mes veines ? Malheureuse que je suis! je n'ai pour mon hyménée qu'un feu passager et des torches terrestres; tandis que votre Junon jouit de vos foudres et de vos éclairs.
« Époux, maître du tonnerre, quand revêtu, d'une splendeur divine vous vous rendez dans le palais étincelant de Junon, dieu du feu, vous faites reluire d'éclairs nuptiaux votre compagne ; et pour Sémélé, vous n'êtes plus qu'un taureau ou un dragon. Junon entend gronder dans tout l'Olympe l'écho de ses amours, quand Sémélé n'écoute que le sourd mugissement d'un taureau déguisé sous une forme imaginaire. Un Jupiter dépourvu de nuées arrive sans bruit auprès de moi, et il n'assemble ses nuages que pour plaire à la superbe Junon. Ah ! Cadmus, mon père, fuit le déshonneur de sa fille, si obscurément mariée; il évite, au fond de son palais, la rencontre des hommes, et craint de paraître aux yeux de ses concitoyens qui insulteraient à notre furtif hyménée, et reprocheraient à Sémélé son époux clandestin. Le digne présent que vous m'avez apporté pour ma dot ! les injures des femmes et le blâme de mes nombreuses suivantes ? Ah! plus que tout le reste, je redoute les insolentes paroles de mon indiscrète nourrice. N'oubliez pas quelle main artificieuse a ourdi le trépas de Typhée, et vous a rendu la foudre qu'il venait de vous ravir; faites pour mon père ce qu'il a fait pour vous. Le vieux Cadmus me demande sans cesse un signe de notre union. Hélas ! je n'ai jamais vu la figure du véritable Jupiter ; je ne connais ni les rayons ardents de ses yeux, ni les étincelles de son visage, ni sa barbe flamboyante. Je n'ai jamais vu votre forme olympienne. Vous êtes pour moi un léopard, un lion, mais point un dieu. Enfin, je ne vous vois que sous des traits mortels, moi qui dois enfanter une divinité. Et pourtant je sais une autre union qui fut entourée de flammes. N'est-ce pas au sein des plus vives clartés que le soleil reçut dans ses bras Clymène son épouse ?
C'est ainsi que Sémélé appelle de ses voeux sa destinée, et se flatte que, comme Junon, elle n'apercevra qu'un moment une innocente étincelle de la foudre adoucie. Jupiter, en l'écoutant, maudit les envieuses parques, gémit de la fin prématurée de Sémélé, et reconnaît l'implacable courroux qui anime contre Bacchus l'astucieuse Junon. Aussitôt il ordonne à Mercure de se tenir prêt à enlever son enfant à Thyone dès que la foudre l'atteindra ; puis il parle ainsi à la nymphe orgueilleuse :
« Ô femme, l'esprit jaloux de Junon et ses ruses ont-ils donc égaré votre esprit? Vous figurez-vous vraiment que la foudre soit inoffensive? Attendez au moins que vous ayez déposé le fardeau de votre sein ; attendez que vous ayez mis au monde mon fils, et ne me demandez pas avant vos couches vos brûlants bourreaux. Ce n'est pas en compagnie de l'éclair que j'ai obtenu les premières faveurs de Danaé. Ce m'est pas le roulement du tonnerre qui a célébré mon union avec votre nymphe de Tyr, Europe. La génisse d'Inachus n'a point vu la foudre; vous seule, bien que mortelle, vous exigez ce que n'a pas même sollicité l'immortelle Latone. »
Il dit, mais il ne songe point à lutter contre les arrêts du destin. Il traverse les airs dans son éclatant cortége, et l'assembleur des éclairs, l'époux cède à regret à la prière de l'épouse. Il vient près de Sémélé, brandissant d'une main timide ces étincelles nuptiales qui vont devenir si funestes. L'appartement en resplendit, les flots de l'Ismène les reflètent, et Thèbes tout entière s'en illumine.
Sémélé, à la vue des flammes qui vont l'anéantir, lève fièrement la tète, et dit d'une voix altière :
« Je n'ai besoin ni de la musette sonore, ni des pipeaux. Le tonnerre de Jupiter est le chalumeau de mes amours; et ce grondement olympien est ma flûte. J'ai l'éclair éthéré pour lustre de ma couche. Que me font de viles torches? Les foudres sont mes flambeaux. Je suis l'épouse de Jupiter. Agaté n'est que la femme d' Echion ; qu'Autonoé se vante d'avoir épousé Aristée : Ino a pour rivale Néplélé : ma rivale à moi, c'est Junon. Je n'ai pas un Athamas pour époux ; je n'ai pas donné le jour à Actéon, nourri dans les forêts, et mort si jeune sous la dent de ses chiens. Non, je n'ai pas besoin d'une lyre vulgaire, quand la lyre céleste fait résonner l'hymen de Sémélé dans les cieux. »
Elle disait ainsi dans son triomphe; alors elle veut toucher de ses mains l'éclair exterminateur. Elle défie la Parque, et ose saisir la foudre meurtrière. Mais la mort arrive aussitôt aux noces de Sémélé, et Erinnys lui fait trouver à la fois dans son réduit nuptial son bûcher et sa tombe. Le souffle dévorant de la foudre conjugale met en cendres la nymphe tout entière sous ses rayons générateurs aussi, puisqu'il aide à son enfantement, et que l'éclair prend la place d'Ilithyie. La flamme céleste ménage Bacchus dans le sein brûlant de sa mère, et le délivre par la même étincelle qui consuma Sémélé en terminant son hyménée. Produit prématuré, mais intact de cet enfantement, les foudres le purifièrent de leurs vapeurs tempérées ; Sémélé envisage sans regret cette mort par la foudre, et se vante de la destinée qui donne l'existence à son fils. On vit alors réunis auprès d'un seul lit nuptial, l'Amour, Ilithyie et la Vengeance. Mercure porta aussitôt l'enfant tout baigné des feux divins à son père, qui devait achever sa maturité.
Bientôt cependant Jupiter parvint à détourner la colère de la jalouse Junon, et allégea le terrible poids de ses ressentiments. Il rappela dans le ciel Sémélé l'incendiée, et il donna à la mère de Bacchus une place au sein des constellations, comme parmi les habitants de l'Olympe ; elle appartenait au sang de Junon, puisqu'elle avait pour mère Harmonie, fille de Vénus et de Mars. Sémélé, régénérée par les flammes de la foudre qui la purifient, obtient la vie immortelle de l'Olympe. Au lieu de Cadmus et de la Terre, au lieu d'Autonoé et d'Agavé, elle a pour compagnes Diane et Minerve, reçoit pour présent d'hyménée le séjour des astres, et s'assoit à la table de Jupiter, de Mercure, de Mars et de Vénus.
Le fils de Sémélé, le troisième Dionysos
Diodore 3,64
Le troisième Bacchus naquit, selon la tradition, à Thèbes, en Béotie, de Jupiter et de Sémélé, fille de Cadmus. Epris de Sémélé, qui était très belle, Jupiter eut avec elle des rapports fréquents. Junon en devint jalouse, et, voulant se venger de sa rivale, elle prit la figure d'une des confidentes de Sémélé et lui dressa un piège. Sous ce déguisement, elle lui persuada qu'il serait plus convenable, que Jupiter vînt la trouver avec la même pompe que lorsqu'il allait voir Junon. S'étant ainsi laissé séduire, Sémélé exigea de Jupiter les mêmes honneurs qu'il rendait à Junon. Jupiter se présenta donc armé de la foudre et du tonnerre ; Sémélé, qui ne put soutenir l'éclat de cette apparition, accoucha avant terme et mourut. Jupiter cacha aussitôt le foetus dans sa cuisse, et, lorsque ce foetus eut pris tout le développement d'un enfant à terme, il le porta à Nyse, en Arabie. Là, cet enfant fut élevé par les Nymphes, et appelé Dionysus, nom composé de celui de son père et de celui du lieu où il avait été nourri. Il était d'une beauté remarquable, et passa sa jeunesse parmi des femmes, en festins, en danses et en toutes sortes de réjouissances. Composant ensuite une armée avec ces femmes, auxquelles il donna des thyrses pour armes, il parcourut toute la terre. Il institua les mystères, et n'initia dans les cérémonies que des hommes pieux et d'une vie irréprochable. Il établit partout des fêtes publiques et des luttes musicales. Il apaisa les différends qui divisaient les nations et les villes, et substitua aux troubles et à la guerre l'ordre et une paix durable.
Diodore 3,65
La renommée avant partout annoncé la présence du dieu, divulgué les bienfaits de la civilisation qu'il apportait, tout le monde courait au-devant de lui ; on le recevait partout avec de grandes marques de joie. Un petit nombre d'hommes le méprisaient par orgueil ou par impiété. Ils disaient que c'était par incontinence qu'il menait les Bacchantes avec lui, et qu'il n'avait inventé les mystères et les initiations que pour corrompre les femmes d'autrui. Mais Bacchus s'en vengea immédiatement ; car quelquefois il se servait de son pouvoir surnaturel pour rendre ces impies tantôt insensés, tantôt pour les faire déchirer par les mains des femmes qui le suivaient. Quelquefois il usait d'un stratagème pour se défaire de ses ennemis : au lieu de thyrses, il donna à ses Bacchantes des lances dont la pointe acérée était cachée sous les feuilles de lierre. Les rois, ignorant ce stratagème, méprisaient ces troupes de femmes, et, n'étant protégés par aucune arme défensive, ils étaient blessés contre leur attente. Les plus célèbres de ceux qui furent ainsi punis, sont : Penthée, chez les Grecs, Myrrhanus, roi chez les Indiens, et Lycurgue, chez les Thraces. Au sujet de celui-ci, la tradition rapporte que Bacchus, voulant conduire son armée d'Asie en Europe, contracta une alliance avec Lycurgue, roi de la Thrace sur l'Hellespont. Il avait déjà fait entrer l'avant-garde des Bacchantes dans ce pays allié, lorsque Lycurgue commanda à ses soldats de faire une attaque nocturne, et de tuer Bacchus et toutes les Ménades. Averti de cette trahison par un Thrace appelé Tharops, Bacchus fut terrifié, parce que son armée était encore sur l'autre rive, et qu'il n'avait passé la mer qu'accompagné d'un très petit nombre d'amis. C'est pourquoi il repassa secrètement la mer pour aller rejoindre ses troupes. Lycurgue attaqua les Ménades dans un lieu appelé Nysium, et les tua toutes. Mais Bacchus, franchissant l'Hellespont avec son armée, défit les Thraces en bataille rangée, et fit prisonnier Lycurgue, auquel il fit crever les yeux ; et, après lui avoir fait subir toutes sortes de tourments, il le fit enfin mettre en croix. Ensuite, pour témoigner à Tharops sa reconnaissance, il lui donna le royaume des Thraces, et lui enseigna les mystères Orgiaques. Oeagre, fils de Tharops, succéda à son père, et apprit de lui les mystères, auxquels il initia plus lard son fils Orphée. Surpassant tous ses contemporains par son génie et son instruction, Orphée changea plusieurs choses dans les Orgies. C'est pourquoi on appelle Orphiques les mystères de Bacchus. Quelques poètes, au nombre desquels est Antimaque, disent que Lycurgue était roi, non de la Thrace, mais de l'Arabie ; et que ce fut à Nyse, en Arabie, qu'il avait attaqué Bacchus et les Bacchantes. Châtiant ainsi les impies et accueillant avec douceur les autres hommes, Bacchus revint des Indes à Thèbes, où il fit son entrée sur un éléphant. Il employa en tout trois ans à cette expédition ; c'est pourquoi les Grecs appellent Triétérides les fêtes Dionysiaques. Les mythologues prétendent encore que Bacchus, chargé des dépouilles qu'il avait recueillies dans une si grande expédition, conduisit le premier triomphe en revenant dans sa patrie.
Diodore, 3,66
Telles sont les origines de Bacchus sur lesquelles on est le plus d'accord chez les anciens. Mais beaucoup de villes grecques se disputent l'honneur d'avoir donné le jour à Bacchus. Les Eliens, les Naxiens, les habitants d'Eleuthère, les Teïens, et beaucoup d'autres encore essaient de prouver que Bacchus est né chez eux. Les Teïens donnent pour preuve une source qui, à des époques fixes, laisse couler naturellement un vin d'un parfum exquis. Les uns allèguent que leur pays est consacré à Bacchus ; d'autres appuient leur prétention sur les temples, et les enceintes sacrées, qui sont de temps immémorial dédiées à ce dieu. En général, comme Bacchus a laissé, en beaucoup d'endroits de la terre, des marques de sa présence bienfaisante, il n'est pas étonnant que tant de villes et de contrées le réclament. Le poète confirme notre récit, lorsque, dans ses hymnes, il parle ainsi des villes qui se disputent la naissance de Bacchus ; et en même temps, il le fait naître à Nyse, en Arabie : «Les Dracaniens, les habitants d'Icare exposés aux tempêtes, les Naxiens, la race divine des Iraphiotes, ceux qui habitent les rives de l'Alphée aux tournants profonds, les Thébains, réclament, ô Seigneur, ta naissance. Ils se trompent. Tu naquis du père des dieux et des hommes, loin des mortels et à l'insu de Junon aux bras blancs. [Tu reçus le jour] à Nyse, sur une montagne élevée, couverte de bois fleuri, loin de la Phénicie, et près des ondes de l'Egyptus ». Je n'ignore pas que les Libyens, qui habitent les bords de l'Océan, revendiquent aussi la naissance de Bacchus. Ils prétendent que la plupart des choses que les mythes racontent de ce dieu, se sont passées dans leur pays ; ils ont même une ville appelée Nyse, et citent beaucoup d'autres vestiges qui, à ce qu'on dit, s'y voient encore aujourd'hui. De plus, ils s'appuient sur ce que beaucoup d'anciens mythologues et poètes de la Grèce, et même quelques écrivains plus récents, ont adopté cette opinion. Aussi, pour ne rien omettre relativement à l'histoire de Bacchus, rapporterons-nous succinctement les traditions des Libyens, conformes à celles que racontent les historiens grecs, et surtout Dionysos, qui a mis en ordre les anciens mythes. Cet auteur a rassemblé tout ce qui concerne Bacchus, les Amazones, les Argonautes, la guerre de Troie et plusieurs autres choses ; il y a joint les chants des anciens mythologues ou poètes.
Diodore, 3,74
Le troisième, né de Jupiter et de Sémélé, fut, chez les Grecs, l'émule des deux précédents, imitant les deux premiers, il parcourut tonte la terre à la tête d'une armée ; il éleva plusieurs colonnes pour marquer les termes de son expédition ; il répandit la culture de la terre ; il menait avec lui des femmes armées, comme l'ancien Bacchus avait à sa suite les Amazones. Il s'occupa beaucoup des Orgies, perfectionna quelques cérémonies, et en inventa de nouvelles. Ce dernier Bacchus recueillit ainsi la gloire des deux premiers, que la longueur du temps avait presque effacés de la mémoire des hommes.
Diodore 4,2
Cadmus, fils d'Agénor, fut envoyé, par le roi de Phénicie, à la recherche d'Europe, avec défense de revenir en Phénicie sans ramener cette fille avec lui. Cadmus parcourut bien des pays sans la trouver, et ne pouvant la rencontrer nulle part il renonça à retourner dans sa patrie ; il arriva dans la Béotie, où il fonda Thèbes, selon l'ordre d'un oracle. Il y établit sa résidence et épousa Harmonia, fille de Vénus ; il en eut Sémélé, Ino, Autonoé, Agavé et Polydore. Sémélé, qui était très belle, fut aimée de Jupiter. Mais comme Jupiter ne la voyait qu'en secret, elle se crut méprisée ; et elle le pria de la visiter avec toute la pompe qui l'entoure, lorsqu'il s'approche de Junon. Jupiter s'avança donc armé du tonnerre et de la foudre ; Sémélé, qui était enceinte, ne put soutenir cet éclat : elle avorta et fut elle-même brûlée. Jupiter prit l'enfant et le remit à Mercure, avec ordre de le porter dans une grotte à Nyse, située entre la Phénicie et le Nil, et de le donner à nourrir aux Nymphes, qui devaient en prendre un soin extrême. Bacchus, ayant été élevé à Nyse, fut appelé Dionysus d'un nom composé de Dios et de Nyse. Ainsi que le témoigne Homère, lorsqu'il dit dans ses hymnes : «Nyse, montagne élevée, toujours verdoyante, loin de la Phénicie et près des ondes de l'Egyptus.». Après avoir été ainsi élevé par les Nymphes, Bacchus découvrit le vin, et enseigna aux hommes la culture de la vigne. Il parcourut presque toute la terre, répandit dans beaucoup de pays la civilisation, et recueillit partout de grands honneurs. Il inventa aussi une boisson préparée avec de l'orge, et que quelques-uns appellent zythus ; cette boisson est presque aussi bonne que le vin. Il en enseigna la préparation à ceux qui habitent les contrées impropres à la culture de la vigne. Il était accompagné d'une armée, composée non seulement d'hommes, mais aussi de femmes : elle lui servait à punir les méchants et les impies. Bienfaisant envers sa patrie, il rendit libres toutes les villes de la Béotie, et il en fonda une qui fut appelée Eleuthera, nom qui rappelle sa constitution libérale.
Diodore, 4,4
Le fils de Sémélé était luxurieux, délicat de corps, et surpassait tous les autres hommes par sa beauté. Il était aussi fort adonné aux plaisirs vénériens, et se faisait suivre par un grand nombre de femmes armées de lances en forme de thyrses. Il fut accompagné dans ses courses par les Muses, filles instruites, et qui le divertissaient par leurs chants, par leurs danses, et d'autres amusements. Il avait aussi dans son armée Silène, son nourricier et son précepteur ; Silène avait beaucoup contribué à la gloire de son disciple. Dans les combats, Bacchus était couvert d'armes guerrières et de peaux de panthère. Mais en temps de paix, pendant les solennités publiques et les fêtes, il était vêtu d'étoffes fines, belles comme les fleurs. Son front était serré d'un bandeau, pour se garantir des maux de tête, causés par l'excès du vin : c'est pourquoi on l'a appelé Mithrophore. On dit que ce bandeau est l'origine du diadème des rois. Bacchus est aussi appelé Dimeter, parce que les deux Bacchus sont nés d'un seul père, et de deux mères. Le plus jeune a hérité des exploits de son aîné. De là vient que la postérité, ignorant la vérité, et trompée par la ressemblance du nom, a pensé qu'il n'y avait eu qu'un Bacchus. On donne à Bacchus une baguette comme attribut, par la raison que nous allons dire. Comme primitivement on n'avait pas encore songé à mélanger le vin avec de l'eau, on le buvait pur. Il arrivait donc souvent que dans les assemblées et les festins, les convives enivrés entraient en fureur, et se frappaient les uns les autres avec des bâtons. Les uns étaient blessés, et les autres mouraient de leurs blessures. Pour remédier à ces choses, Bacchus ne condamna pas les hommes à s'abstenir entièrement du plaisir de boire du vin pur, mais il ordonna qu'au lieu de bâtons, ils se servissent de baguettes.
Diodore, 4.5
Les hommes ont donné à Bacchus plusieurs épithètes, rappelant différents événements. Ils l'ont appelé Bacchéus, à cause des Bacchantes qui l'accompagnaient ; Lénéus, parce qu'on écrase les raisins dans le pressoir ; Bromius à cause du bruit qu'on entendit au moment de sa naissance. C'est pour une raison semblable qu'on l'a appelé aussi Pyrigène. Il fut nommé Thriambus, parce que, revenant de l'Inde chargé de riches dépouilles, il obtint le premier, dans sa patrie, l'honneur du triomphe. On explique de la même façon les autres épithètes qu'on lui donne. Il serait trop long, et bois de notre sujet, de nous y arrêter davantage. On le représente dimorphe parce qu'il y a eu deux Bacchus ; l'ancien était barbu, car tous les anciens laissaient croître leur barbe ; le plus jeune était beau et voluptueux, comme nous l'avons déjà dit. Quelques-uns prétendent qu'on lui a attribué deux formes à cause du caractère différent des gens ivres, dont les uns sont furieux, les autres gais. Bacchus avait aussi avec lui les Satyres qui l'amusaient par les danses et par les jeux tragiques. Les Muses le délassaient par la variété de leurs connaissances, et l'égayaient par leurs divertissements. Les Satyres lui faisaient passer une vie heureuse. Enfin, Bacchus est regardé comme l'inventeur des représentations scéniques et des théâtres. Il établit même des écoles de musique. Il exempta de toute charge, ceux qui, dans ses expéditions militaires, s'étaient rendus habiles dans l'art musical. C'est pourquoi on a depuis lors fondé des sociétés de musiciens qui ont joui d'immunités. Ce que nous avons dit de Bacchus suffit dans l'ordre de notre plan.
POÉSIE ANTIQUE - Qui est DIONYSOS ? (France Culture, 1987)
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