23 Décembre 2021
Le thème de l'ascète qui ruine ses années de pénitence pour une femme plus jeune, est très commun dans la littérature indienne. Le récit de la déconvenue de Kandou, le sage qui était tombé amoureux de la nymphe Pramocha, se trouve dans le Brahma Purana.
Depuis L'Hermitage de Kandou, d'Antoine-Léonard Chézy :
*
Va, belle Pramocha, lui dit Indra, va avec la rapidité de l’éclair à l'ashram de Kandou et mets tout en œuvre pour rompre sa pénitence et porter le trouble dans ses sens. »
- Divinité puissante, lui répondit la nymphe, je suis prête à remplir tes ordres, mais je tremble pour mes jours ! Je redoute cet illustre solitaire, au regard terrible, au visage éclatant comme le soleil. De quelle horrible imprécation ne peut-il pas m’accabler dans sa colère, s’il vient à soupçonner le motif de mon arrivée ? Que ne désignes-tu plutôt pour cette périlleuse entreprise Pramocha, Ménaka, Rambha, Misra-Késsi ou n'importe quelle autre nymphe de ta cour, toutes si fières de leurs charmes ?
- Non, lui répondit Indra, ces nymphes doivent rester près de moi ! C'est en toi que j’espère, beauté céleste ! Cependant, si tu as peur, je te confie le Désir, Kamadéva et le Vayou, le dieu du vent pour te venir en aide !
La nymphe au doux regard, rassurée par ces paroles flatteuses, traversa aussitôt l’Éther avec ses deux compagnons, pour descendre dans la forêt aux environs de laquelle se situait l’ermitage de Kandou. Ils errèrent quelque temps sous ces vastes ombrages, qui leur rappelaient l’éternelle verdure des jardins enchantés d’Indrapura. Partout y souriait la nature : ce n’était que fruits, que fleurs, que mélodieux concerts. Là, leur vue s’arrêta sur un manguier superbe ; ici, sur un citronnier aux fruits d’or ; plus loin, de hauts palmiers attiraient leur regard : le bananier, le grenadier, le figuier aux larges feuilles, leur prêtaient tour à tour la fraîcheur de leur ombre. Perchés sur leurs rameaux flexibles, un peuple d’oiseaux aussi variés dans leur plumage que dans leur chant, flattaient également leurs oreilles et leurs yeux.
De distance en distance, des étangs limpides, des ruisseaux purs comme le cristal, embellis par les coupes d’azur et de pourpre du nénuphar sacré, étaient sillonnés de couples de cygnes d’une blancheur éblouissante et d’une foule d’oiseaux aquatiques amis de l’ombre et de la fraîcheur.
Pramocha ne se lassait pas de contempler ce ravissant spectacle, cependant elle rappela au Vent et au Désir l’objet de leur voyage, et les encouragea à agir de concert pour la faire réussir dans son entreprise. Elle-même s’apprêtait à déployer toutes les ressources de la séduction.
« Voici l'ermitage de ce Kandou, s’écrie-t-elle, nous allons donc voir cet intrépide conducteur du char de Brahma qui se vante de tenir sous le joug le coursier fougueux de ses sens. Pourtant, je crains bien qu'une fois qu'il nous aura rencontrés, les rênes n’échappent de ses mains ! Fût-il Brahma, Vishnou, ou même le terrible Roudra lui-même, son cœur éprouvera aujourd’hui ce que lui dicteront les flèches du Désir ! »
Achevant ces mots, Pramocha atterrit non loin de l’ermitage. Aux alentours, grâce à la puissance du rishi, les bêtes les plus farouches se sentaient dépouillées de leur férocité.
Pramocha se trouva un lieu à l’écart, sur le bord d'un fleuve qui passait là avec nonchalance, puis elle mêla sa voix enchanteresse à celle du rossignol et fit entendre un cantique de louanges dans la forêt.
Au même instant, le Vent répandit de nouveaux charmes sur toute la nature ; les oiseaux soupirèrent. Alors, avec plus de douceur et une harmonie indicible, il jeta les âmes des créatures qui vivaient dans cette contrée dans une langueur voluptueuse. Chargé de tous les parfums de l'Himalaya, Vayou agita mollement les airs, faisant tomber partout sur la terre des pétales de fleurs les plus odorantes. C'est alors que le Désir, armé de ses flèches brûlantes, s’approcha de Kandou et fit pénétrer dans ses veines un feu qui le dévora sans attendre.
Frappé des chants mélodieux qui parvenaient à son oreille, dans le plus grand trouble, déjà ivre d’amour, le rishi s'empressa de se rendre vers le lieu d’où partaient les douces et sensuelles mélodies. Au détour d'un bosquet, se trouvant face à l'apsara, il resta stupéfait à la vue des charmes que Pramocha déployait devant son regard.
« Qui es-tu ? quelle est ton origine, femme adorable, lui dit-il, toi, dont la taille élégante, les sourcils si délicatement arqués, le sourire enchanteur ne me laissent plus maître de ma raison ? Dis-moi la vérité, je t’en conjure ! »
« Tu as devant toi, lui répondit Pramocha, la plus humble des servantes occupées seulement à cueillir des fleurs… Maître, que puis-je faire pour me rendre agréable ? Fais-moi donc promptement connaître tes désirs et je les exhausserai ! »
À ces douces paroles, toute la fermeté que Kandou avait mis tant d'années à acquérir acheva de s’évanouir, et prenant aussitôt la jeune nymphe par la main, il la fit entrer dans sa cabane.
Alors le Désir et le Vent, jugeant que leur ministère était à présent inutile, regagnèrent le sommet du Mont Mérou et la ville céleste d'Indrapura, puis racontèrent à Indra satisfait la réussite de leur stratagème.
Quant à Kandou, jeûnes, ablutions, prières, sacrifices, méditations profondes, devoirs envers les dieux, il oublia tout cela. Uniquement occupé par sa passion pour Pramocha, de nuit comme de jour, le pauvre ermite ne songeait pas à l’échec de sa pénitence.
Plongé dans les plaisirs, les jours se succédèrent alors sans qu’il s’en aperçût.
Plusieurs mois s’étaient ainsi écoulés dans un ravissement continuel lorsque Pramocha lui témoigna le désir de retourner au Svarga, sa patrie. Mais Kandou, plus épris que jamais, la conjurait de demeurer encore avec lui.
Dans un premier temps, prise de pitié, la nymphe céda ; mais au bout de quelque temps, elle lui déclara de nouveau ses intentions et l’ermite chercha encore à la retenir. Pramocha, dans la crainte d’attirer sur sa tête une imprécation redoutable, prolongea encore son séjour, trouvant même dans Kandou un amant de plus en plus passionné.
Alors que le rishi ne l'avait pas quittée d'un instant durant des mois, Pramocha fut singulièrement surprise un soir, de le voir se lever brusquement pour se précipiter vers un bocage qui longeait la rivière.
« Eh bien ! Quelle pensée t'agite donc, lui demanda-t-elle aussitôt ?
- Ne vois-tu pas, lui répondit Kandou, que le jour se termine ? Il est plus que temps que je fasse le sacrifice du soir ! Comme tu le sais, je suis très pieux et je dois me dépêcher car j'ai peur de commettre la moindre faute dans l’accomplissement de mes devoirs !
- Et alors ? Lui répondit la nymphe, que t'importe donc ce jour, de préférence à cent autres ? Quand bien même celui-ci se passerait encore sans être fêté, qui pourrait bien s’en scandaliser ? N'a-t-on pas passé ensemble de longs mois sans nous soucier de ne jamais célébrer aucun matin ni aucun soir ? »
Troublé, le sage balbutia alors des paroles étranglées :
« Mais, répliqua-t-il, n'est-ce pas ce matin même, ô femme charmante, que je t’ai aperçue sur le bord du fleuve ? N'y a-t-il pas quelques heures que je t’ai reçue dans mon ermitage ? N'est-ce pas en ce moment même le premier soir témoin de ta présence avec moi ? Dis-moi, que signifient ce langage et ce rire moqueur que j’aperçois sur tes lèvres ?
« Comment, lui répondit-elle, ne pas sourire de ton erreur ! Depuis le matin de notre rencontre, une année s'est en grande partie écoulée !
- Quoi ! Dis-tu vraiment la vérité, ô nymphe trop séduisante ? Ou plutôt ne serait-ce pas un pur badinage ? Il me semble que je n’ai passé qu’un seul jour avec toi !
- Oh ! s'emporta la nymphe, comment peux-tu me soupçonner d’user de mensonge envers un aussi vénérable brahmane que toi ! »
Puis d'un air malicieux elle ajouta : « toi, un saint ermite qui as fait vœu de ne jamais t’écarter un instant du chemin suivi par les sages... Comment pourrais-je me moquer de toi ?
« Ô malheur, malheur sur moi ! s’écria alors l’infortuné brahmane dont les yeux s'étaient enfin ouverts. Ô fruit à jamais perdu de ma longue pénitence ! Toutes ces œuvres méritoires, toutes ces actions conformes à la doctrine des Védas sont donc anéanties par la séduction d’une femme ! Fuis, fuis loin de moi, perfide ; va, ta mission est accomplie ! »
Le même thème de l'ermite troublé par une femme se retrouve en Europe, comme en témoignage cette légende bretonne racontée par François-Marie Luzel dans Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne (1881) :
« Un vieil ermite vivait retiré dans un bois, où il se nourrissait de racines d’herbes et de fruits sauvages, et passait la plus grande partie de son temps à prier, en expiation de quelques désordres de jeunesse. Sur la lisière du bois, une jeune bergère venait tous les jours garder ses moutons, et elle chantait constamment des cantiques à la sainte Vierge. La voix de la jeune fille était si claire, si pure, que le vieillard s’oubliait à l’écouter et perdait le fil de ses oraisons.
Le Mahâbhârata avec Guy Vincent
Les Vivants et les dieux du 25 juin 2006 produite et présentée par Michel Cazenave. Mise en ligne sur la chaîne "Résonance[s] avec l'amical accord de Michel...