24 Décembre 2021
Les dieux jaloux
Récit inspiré du Brahma-Purana
Dans la vallée du Gange, sur les bords sacrés du fleuve Gomati, dans une forêt solitaire, abondante en racines, en fruits de toute espèce, sans cesse retentissant du gazouillement des oiseaux, du bruit léger des pas du cerf et de la timide gazelle, était situé l’ermitage paisible du sage Kandou, loin du concours des hommes .
Dans ce lieu de délices, le saint personnage était tout entier livré aux austérités les plus rudes ; jeûnes, ablutions, prières, privations sans nombre étaient ses activités quotidiennes... Mais encore, ces pénibles devoirs étaient trop doux pour lui. L’été régnait-il dans toute sa force ? il marchait sur le feu, et recevait sur sa tête nue les rayons ardents du soleil, dans la saison des pluies, il se baignait dans les torrents et au cœur de l’hiver, des vêtements humides enveloppaient ses membres transis de froid.
Témoins de ces effrayantes austérités, capables de lui assurer la conquête des trois mondes, les dieux étaient frappés d’admiration. « Quelle étonnante fermeté ! Quelle constance dans la douleur » ! ne cessaient-ils de répéter entre eux.
Cependant, leur admiration faisant place à la crainte, et désirant faire perdre au pieux ermite le fruit de sa longue pénitence, ils se rendirent craintifs auprès de leur chef Indra et lui demandèrent son secours pour accomplir leur dessein.
Accédant à leurs vœux, le dieu des éléments s'en alla chercher Ourvashi, qui était d'entre toute les apsaras peuplant le palais d'Indra, la plus remarquable par sa beauté, sa jeunesse, l’élégance de sa taille, l’éclat de ses dents et le contour gracieux de ses seins.
Si Ourvashi était la plus belle et la plus fatale des apsaras, elle n'était pas apparue lors du barattage cosmique mais fut plus tard créée par Narayana, un avatar de Vishnou qui vivait alors en ascète dans les montagnes de l'Himalaya.
En réponse à Indra qui avait envoyé deux apsaras pour le perturber dans sa méditation, l'ascète avait créé de sa propre cuisse une créature si belle que les deux nymphes envoyées par Indra parurent fades à coté d'elle. Une fois sa méditation terminée, n'étant pas rancunier et n'ayant pas besoin d'une femme auprès de lui, l'ermite, inspiré par Vishnou, offrit Ourvashi à Indra qui l'installa à sa cour et fit d'elle une de ses plus proches amies.
Éternellement jeune, dotée de charmes irrésistibles, Ourvashi était une femme fatale source de plaisir comme de souffrances infinies pour ceux qui tombaient amoureux d'elle.
« Va, belle Ourvashi, lui dit Indra, va avec la rapidité de l’éclair à l'ashram de Kandou et mets tout en œuvre pour rompre sa pénitence et porter le trouble dans ses sens. »
_ Divinité puissante, lui répondit la nymphe, je suis prête à remplir tes ordres, mais je tremble pour mes jours ! Je redoute cet illustre solitaire, au regard terrible, au visage éclatant comme le soleil. De quelle horrible imprécation ne peut-il pas m’accabler dans sa colère, s’il vient à soupçonner le motif de mon arrivée ? Que ne désignes-tu plutôt pour cette périlleuse entreprise Pramocha, Ménaka, Rambha, Misra-Késsi ou n'importe quelle autre nymphe de ta cour, toutes si fières de leurs charmes ?
_ Non, lui répondit Indra, ces nymphes doivent rester près de moi ! C'est en toi que j’espère, beauté céleste ! Cependant, si tu as peur, je te confie le Désir, Kamadéva et le Vayou, le dieu du vent pour te venir en aide!
La nymphe au doux regard, rassurée par ces paroles flatteuses, traversa aussitôt l’Éther avec ses deux compagnons, pour descendre dans la forêt aux environs de laquelle se situait l’ermitage de Kandou. Ils errèrent quelque temps sous ces vastes ombrages, qui leur rappelaient l’éternelle verdure des jardins enchantés d’Indrapura. Partout y souriait la nature : ce n’était que fruits, que fleurs, que mélodieux concerts. Là, leur vue s’arrêta sur un manguier superbe ; ici, sur un citronnier aux fruits d’or ; plus loin, de hauts palmiers attiraient leur regard : le bananier, le grenadier, le figuier aux larges feuilles, leur prêtaient tour à tour la fraîcheur de leur ombre. Perchés sur leurs rameaux flexibles, un peuple d’oiseaux aussi variés dans leur plumage que dans leur chant, flattaient également leurs oreilles et leurs yeux.
De distance en distance, des étangs limpides, des ruisseaux purs comme le cristal, embellis par les coupes d’azur et de pourpre du nénuphar sacré, étaient sillonnés de couples de cygnes d’une blancheur éblouissante et d’une foule d’oiseaux aquatiques amis de l’ombre et de la fraîcheur.
Ourvashi ne se lassait pas de contempler ce ravissant spectacle, cependant elle rappela au Vent et au Désir l’objet de leur voyage, et les encouragea à agir de concert pour la faire réussir dans son entreprise. Elle-même s’apprêtait à déployer toutes les ressources de la séduction.
« Voici l'ermitage de ce Kandou, s’écrie-t-elle, nous allons donc voir cet intrépide conducteur du char de Brahma qui se vante de tenir sous le joug le coursier fougueux de ses sens. Pourtant, je crains bien qu'une fois qu'il nous aura rencontrés, les rênes n’échappent de ses mains ! Fût-il Brahma, Vishnou, ou même le terrible Roudra lui-même, son cœur éprouvera aujourd’hui ce que lui dicteront les flèches du Désir ! »
Achevant ces mots, Ourvashi atterrit non loin de l’ermitage. Aux alentours, grâce à la puissance du rishi, les bêtes les plus farouches se sentaient dépouillées de leur férocité.
Ourvashi se trouva un lieu à l’écart, sur le bord d'un fleuve qui passait là avec nonchalance, puis elle mêla sa voix enchanteresse à celle du rossignol et fit entendre un cantique de louanges dans la forêt.
Au même instant, le Vent répandit de nouveaux charmes sur toute la nature ; les oiseaux soupirèrent. Alors, avec plus de douceur et une harmonie indicible, il jeta les âmes des créatures qui vivaient dans cette contrée dans une langueur voluptueuse. Chargé de tous les parfums de l'Himalaya, Vayou agita mollement les airs, faisant tomber partout sur la terre des pétales des fleurs les plus odorantes. C'est alors que le Désir, armé de ses flèches brûlantes, s’approcha de Kandou et fit pénétrer dans ses veines un feu qui le dévora sans attendre.
Frappé des chants mélodieux qui parvenaient à son oreille, dans le plus grand trouble, déjà ivre d’amour, le rishi s'empressa de se rendre vers le lieu d’où partaient les douces et sensuelles mélodies. Au détour d'un bosquet, se trouvant face à l'apsara, il resta stupéfait à la vue des charmes qu'Ourvashi déployait devant son regard.
« Qui es-tu ? quelle est ton origine, femme adorable, lui dit-il, toi, dont la taille élégante, les sourcils si délicatement arqués, le sourire enchanteur ne me laissent plus maître de ma raison ? Dis-moi la vérité, je t’en conjure ! »
« Tu as devant toi, lui répondit Ourvashi, la plus humble des servante occupée seulement à cueillir des fleurs… Maître, que puis-je faire pour me rendre agréable ? Fait-moi donc promptement connaître tes désirs et je les exhausserai ! »
À ces douces paroles, toute la fermeté que Kandou avait mis tant d'années à acquérir acheva de s’évanouir, et prenant aussitôt la jeune nymphe par la main, il la fit entrer dans sa cabane.
Alors le Désir et le Vent, jugeant que leur ministère était à présent inutile, regagnèrent le sommet du Mont Mérou et la ville céleste d'Indrapura, puis racontèrent à Indra satisfait la réussite de leur stratagème.
Quant à Kandou, jeûnes, ablutions, prières, sacrifices, méditations profondes, devoirs envers les dieux, il oublia tout cela. Uniquement occupé par sa passion pour Ourvashi, de nuit comme de jour, le pauvre ermite ne songeait pas à l’échec de sa pénitence.
Plongé dans les plaisirs, les jours se succédèrent alors sans qu’il s’en aperçût.
Le départ d'Ourvashi
Récit adapté du Brahma Purana et complété par un extrait de l'hymne à Ourvashi et Pourouravas, « le roi pleurnichard » (Rig-Véda, trad. Langlois).
Pour composer ce récit, nous avons mélangé deux contes brahmaniques, l'un est « Kandou et Pramocha », l'autre « Pourouravas et Ourvashi. » Ces deux histoires sont sensiblement différentes, tout en gardant la même et exacte structure. Par exemple, tandis que Kandou est un ermite, Pourouravas est un roi, et si Pramocha est une véritable apsara (nymphe), Ourvashi est quant à elle la création du rishi Kapila Muni, l'avatar de Vishnou. Cependant toutes les deux sont les favorites d'Indra et sont célèbres pour leur charmes irrésistibles employés au dépend des mortels.
*
Plusieurs mois s’étaient ainsi écoulés dans un ravissement continuel lorsqu' Ourvashi lui témoigna le désir de retourner au Svarga, sa patrie. Mais Kandou, plus épris que jamais, la conjurait de demeurer encore avec lui.
Dans un premier temps, prise de pitié, la nymphe céda ; mais au bout de quelque temps, elle lui déclara de nouveau ses intentions et l’ermite chercha encore à la retenir. Ourvashi, dans la crainte d’attirer sur sa tête une imprécation redoutable, prolongea encore son séjour, trouvant même dans Kandou un amant de plus en plus passionné.
Alors que le rishi ne l'avait pas quittée d'un instant durant des mois, Ourvashi fut singulièrement surprise un soir, de le voir se lever brusquement pour se précipiter vers un bocage qui longeait la rivière.
« Eh bien ! quelle pensée t'agite donc, lui demanda-t-elle aussitôt ?
_ Ne vois-tu pas, lui répondit Kandou, que le jour se termine ? Il est plus que temps que je fasse le sacrifice du soir ! Comme tu le sais, je suis très pieux et je dois me dépêcher car j'ai peur de commettre la moindre faute dans l’accomplissement de mes devoirs !
_ Et alors ? Lui répondit la nymphe, que t'importe donc ce jour, de préférence à cent autres ? Quand bien même celui-ci se passerait encore sans être fêté, qui pourrait bien s’en scandaliser ? N'a-t-on pas passé ensemble de longs mois sans nous soucier de ne jamais célébrer aucun matin ni aucun soir ? »
Troublé, le sage balbutia alors des paroles étranglées :
« Mais, répliqua-t-il, n'est-ce pas ce matin même, ô femme charmante, que je t’ai aperçue sur le bord du fleuve ? N'y a-t-il pas quelques heures que je t’ai reçue dans mon ermitage ? N'est-ce pas en ce moment même le premier soir témoin de ta présence avec moi ? Dis-moi, que signifie ce langage et ce rire moqueur que j’aperçois sur tes lèvres ?
« Comment, lui répondit-elle, ne pas sourire de ton erreur ! Depuis le matin de notre rencontre, une année s'est en grande partie écoulée !
_ Quoi ! Dis-tu vraiment la vérité, ô nymphe trop séduisante ? Ou plutôt ne serait-ce pas un pur badinage ? Il me semble que je n’ai passé qu’un seul jour avec toi !
_ Oh ! s'emporta la nymphe, comment peux-tu me soupçonner d’user de mensonge envers un aussi vénérable brahmane que toi ! »
Puis d'un air malicieux elle ajouta : « toi, un saint ermite qui as fait vœu de ne jamais t’écarter un instant du chemin suivi par les sages... Comment pourrais-je me moquer de toi ?
« Ô malheur, malheur sur moi ! s’écria alors l’infortuné brahmane dont les yeux s'étaient enfin ouverts. Ô fruit à jamais perdu de ma longue pénitence ! Toutes ces œuvres méritoires, toutes ces actions conformes à la doctrine des Védas sont donc anéanties par la séduction d’une femme ! Fuis, fuis loin de moi, perfide ; va, ta mission est accomplie ! »
Pourtant, la nymphe n'avait pas fait quelques pas pour s'en aller que déjà Kandou la rattrapait en lui agrippant la robe.
« Ô femme terrible et légère comme l'est le cheval de course dans la steppe, arrête-toi et écoute à ma prière, lui dit-il. Engageons je t'en prie une conversation et que cet entretien, que nous prolongerons toute la nuit, nous soit propice !
Elle lui répondit :
« Ô sage dont les sentiments troublent la force, comment pourrais-je jamais te répondre ? Je suis une nymphe, cher Kandou, je suis comme le vent, alors rentre dans ton ashram, car je suis trop difficile à retenir.
«Ourvashi, lui dit alors le rishi si, pour prix de ce que tu m'accorderas, tu désires la nourriture que je garde en offrandes aux dévas, approche donc, et sois sûre de trouver chez moi une maison où tes vœux seront comblés et où tu seras nuit et jour heureusement tourmentée par le mortier consacré aux rituels !
Mais Ourvashi n'était nullement intéressée par l'offre du vieillard :
« Cher ami, seule parmi mes semblables, je fus l’objet de ton amour. Je t’ai suivi chez toi où tu fus mon roi et le roi de mon corps... Trois fois par jour à l'aide du mortier tu m’as travaillée avec bonheur... mais encore cela n'est rien pour moi, qui connaît les caresses d'Indra ... »
Elle ajouta d'une voix douce et rassurante :
« Kandou, grâce à toi les dieux se sont préparés pour le redoutable combat qui se soldera par la mort de leurs ennemis ; sois heureux et laisse-moi partir. »
Alors le rishi sombra dans un torrent de pleurs et de récriminations :
« Pauvre de moi ! Je me suis uni à une ces déesses qui pour moi abandonna sa forme divine... Mais alors, tel que le chasseur qui s'était changé en daim fit fuir la biche qu'il guettait, cette déesse me fut arrachée et déjà la voilà qui s'éloigne de moi comme tirée par un char en cavale ! »
Ourvashi, qui s'était élevé dans les airs et s’apprêtait à s’envoler pour Indrapura, lui dit encore :
«Kandou, sache que lorsqu'un mortel devient l'amant d'une immortelle, quand il s’unit à elle par la parole et par les œuvres, elle étale pour lui sa forme brillante ; et légère comme un oiseau et fringante comme une génisse en cavale, elle folâtre avec lui... mais jamais elle ne lui appartiendra comme une femme appartient à son mari. »
Kandou, que le Désir avait rendu fou et lui avait fait oublié qu'il était un vieillard, osa encore proposer ce qui ne se propose pas à une déesse :
«Ourvashi, dit-il, tel un éclair tu m'es tombée dessus, apportant avec toi tous les trésors du cosmos... Qu’un fils naisse donc de nous car il sera zélé, généreux et bon pour l'humanité ! »
La nymphe fit preuve d'une divine patience et ne voulant pas plus attrister ou humilier le vieil homme qui avait perdu toute sa précieuse pudeur, elle lui répondit :
« Mon ami ! Tu es né pour honorer la Terre et son avatar la Vache Céleste. C’est grâce à des brahmanes comme toi que je tiens ma force. Tandis que je vivais avec toi, je n'ai cessé de te mettre en garde et ma sagesse t’a chaque jour donné conseils mais tu ne m’as pas écoutée... À présent que je pars, que pourrais-tu encore me dire ? Comprendras-tu enfin que tu me perds, aussi vrai que tu ne m'as jamais possédée ? »
Cependant, Kandou ne pouvait plus être raisonné, et toutes ses longues années à pratiquer la pénitence et à se parfaire dans l'étude des Védas, apparurent lui alors tout à fait vaines.
Il avait suffi du passage d'une nymphe dans sa vie pour réduire à néant tous ses efforts, toutes ses certitudes, toutes ses responsabilités... En somme, au contact d'Ourvashi, Kandou avait perdu toute la sagesse durement acquise par ses pénitences.
« Depuis quand empêche-t-on le fils qui aime son père, de crier et de pleurer en le voyant partir ? » balbutia-t-il encore, la voix suffocante des douleurs de sa passion.
«Kandou, l'interrompit l'apsara, cet enfant dont tu parles peut bien pleurer et crier, on ne pleure pas pour une douleur qui procure le bonheur ! Ne t'en fais pas, je t’enverrai le fruit que je porte en mon sein. À présent, retourne dans ta cabane car tu ne peux pas me garder ! »
La nymphe disparut alors, pour traverser l'éther et se présenter l'instant d'après devant Indra, déjà prête à accomplir d'autres missions pour le compte du roi des dieux.
Sur Terre, le rishi gémissait encore : « C'est donc en voulant m’élever que je tombe inanimé! disait-il à l'intention du Ciel. Puissent les loups enragés me dévorer ; je me remets à présent aux soins de Nirti, la déesse qui règne depuis l'enfer sur les blessures qui jamais ne se referment... »
C'est alors que le Ciel résonna de la voix d'Ourvashi :
« Kandou, ne meurs pas ! pouvait-on entendre. Garde-toi de faillir, et de te livrer à la dent des loups. J’ai habité avec toi parmi les mortels durant les six mois d'hiver et j'ai vu comment ici-bas les objets changent de forme, comment tout évolue, se transforme et disparaît pour renaître ailleurs... et chaque jour passé avec toi, je ne t'ai pris qu’une goutte du beurre avec lequel tu pratique les libations... Je m’en vais donc satisfaite, tout comme tu devrais l'être aussi... »
À l'écoute d'une voix qui lui était si chère mais dont il ne pouvait ni voir le visage ni toucher le corps, le rishi s'écria :
« Reviens! Comme le feu est soumis au sacrifice, mon cœur brûle pour toi ! Puisse ma foi ardente te plaire encore, à toi qui remplis l'espace et fais tomber la pluie ! »
La voix de l'apsara résonna encore avant de se taire et de laisser Kandou seul avec le Ciel, les Nuages et le Vent :
« Mon ami, pour finir, voici ce que les dévas m'envoient te dire : tel que tu es, tu te trouves soumis à la mort. Que l'enfant que tu attends de moi les honore par des holocaustes. Quant à toi, rejoins-moi au ciel afin de t'y livrer aux plaisirs sans fin ! »
Dans les brumes de Majuli | ARTE
Au fin fond du Nord-Est de l'Inde, dans l'État d'Assam, sur l'une des plus grandes îles fluviales au monde, se trouvent des monastères longtemps restés inacc...