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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

L'ARGONAUTIQUE

Traduction par Ernest Falconnet, Les Petits poèmes grecs, Desrez, 1838 (p. 21-37).


O roi qui commandes à Python, poëte qui lances au loin tes traits, toi qui habites les sommets élevés du Parnasse, je chante ta vertu. Inspire à mon cœur une voix véridique, et donne-moi la gloire de répéter aux hommes dispersés de toutes parts un chant conforme aux préceptes de la Muse, un chant digne de la lyre. Car il est dans ma pensée, ô dieu qui portes le luth, de te dire en des vers bien aimés, des choses que je n’ai pas encore dites, lorsque, animé du zèle de Bacchus et du roi Apollon, je chantai les flèches horribles, les remèdes favorables aux mortels et ensuite les droits mystiques des initiés. Et la nécessité du premier Chaos, et Kronus qui produisit l’Éther dans un laborieux enfantement, et l’Amour son frère jumeau, dieu aimable, parent de la Nuit éternelle que les hommes plus modernes ont nommée Phanète, et qui apparut le premier, et les parens du puissant Brimon et les ouvrages immenses des Géans, race dangereuse qui est tombée du ciel, race de la première génération, d’où sont sortis les hommes répandus aujourd’hui sur la surface de la terre, et la servitude de Jupiter, et le culte de la mère errante sur les montagnes, qui sur les sommets de Cybèle avait accompagné la jeune Proserpine à cause de Saturne son père toujours dur, et les mystères sacrés des Idéens, et la force prodigieuse des Corybantes, et l’erreur de Cerès, et le deuil amer de Proserpine ; comment elle fut législatrice, et les dons splendides des Cabires, et les mystères du roi Bacchus qu’il faut taire, et Lemnos la divine, et la maritime Samothrace ; Chypre montueuse et Vénus adonéenne, les orgies de Praxidice et les fêtes nocturnes de Minerve, et les fêtes pleines de deuil des Égyptiens, et les inféries sacrées d’Osiris, et les moyens sans nombre de l’art nouveau du devin qui s’exerce sur les bêtes sauvages, sur les oiseaux et dans les entrailles ; et tout ce que les âmes des hommes révèlent dans leurs songes lorsqu’elles sont agitées par le sommeil ; et les positions des signes qui annoncent l’avenir, et les révolutions des astres, et l’expiation qui purifie, avantage divin accordé aux vivants, et la manière dont les mortels apaisent les dieux en leur présentant de larges offrandes.

Je t’ai raconté d’autres merveilles encore, que j’ai vues moi-même et que j’ai recueillies dans mon esprit, lorsque j’ai parcouru la route ténébreuse du Ténare et que j’ai pénétré dans l’enfer poussé par mon amour pour mon épouse et me confiant à la puissance de ma cithare, et combien j’ai fréquenté la foule sacrée des Égyptiens, lorsque j’ai vu Memphis la divine et les villes sacrées d’Apis que le Nil rapide environne d’une vaste ceinture. Mon cœur t’a répété toutes ces choses. Maintenant que le taon aërien abandonne notre corps et remonte dans les larges espaces des cieux, tu apprendras de ma voix ce que je t’ai d’abord caché. Tu sauras comment, cédant aux sollicitations de . . . . je me joignis à lui et je devins compagnon de son voyage ; comment sur un navire errant je visitai la Piérie, les sommets élevés des Libèthres, des contrées habitées par des hommes inhospitaliers et des nations impies sur lesquelles régna Éète fils du Soleil qui porte la lumière aux mortels.

Pélias craignait que l’empire royal ne lui fût arraché par les mains du fils d’Æson, comme un oracle l’avait prédit. Alors dans son cœur il résolut de recourir à des moyens fallacieux. L’oracle lui avait ordonné d’enlever la toison d’or de la Colchide et de l’apporter dans la Thessalie fertile en chevaux. Mais lui, dès qu’il eut entendu cette voix sévère, il éleva les mains et prit à témoin la vénérable Junon, car il la respectait entre toutes les immortelles et l’environnait d’un culte sacré. Elle écouta favorablement ses prières : le fils valeureux d’Æson était de tous les hommes le héros intrépide qu’elle aimait et estimait le plus. Elle appela Minerve, et la voyant auprès d’elle lui déclara sa volonté. Celle-ci construisit un vaisseau en bois de hêtre, qui le premier avec des rames sillonna les profondeurs salées de l’Océan et tenta hardiment les voies de la mer. Le divin Jason réunit des héros intrépides et se dirigea vers la Thrace fertile en bons chevaux ; il me trouva préparant ma lyre aux accens mélodieux.

Je me préparais à faire entendre les sons d’une harmonie pareille à des flots de miel et à charmer par mes chants les bêtes sauvages, les reptiles et les oiseaux. En ce moment le héros arriva dans l’antre agréable qui me servait de demeure et du fond de sa poitrine velue sa douce voix se fit entendre.

« Orphée, fils chéri de Kalliopè et d’Oiagros, toi qui règnes dans la Bistonie sur les Kikones riches en troupeaux, salut, puisque pour la première fois j’arrive aux portes de l’Hémus, au bord du Strymon, non loin des hautes vallées du Rhodope. Je suis Jason de Thessalie, le sort me fit naître du plus noble sang des Minyens, je te demande l’hospitalité. Mais accueille-moi avec amitié, avec bienveillance ; prête une oreille paisible à mes paroles et exauce ma prière. Viens avec nous sur le navire Argo affronter les profondeurs de la mer inhospitalière et les rives difficiles du Phase ; viens, tu nous montreras les routes du Pont-Euxin : ce sera une œuvre agréable aux héros qui attendent le secours de ta lyre et de ta voix divine et qui désirent t’avoir pour aide et compagnon de leurs travaux. Car ils ne se soucient point d’entreprendre sans toi une longue navigation vers des tribus barbares, puisque seul entre les hommes tu as su pénétrer dans les vaporeuses ténèbres, dans les plus profonds abîmes et jusqu’aux entrailles nues de la terre...

« Voilà pourquoi je te conjure de partager leurs souffrances et leur gloire qui seront connues de la postérité. »

Je pris la parole à mon tour et je répondis en ces termes.

« Fils d’Æson, que me proposes-tu dans tes discours ? Que, pour plaire aux héros Minyens, j’aille visiter la Colchide et que je traverse sur un navire solidement construit la noire étendue des mers ? Assez de fatigues ont été mon partage, assez de travaux j’ai accomplis, quand j’ai parcouru des régions immenses et des villes nombreuses pour aller en Égypte et en Libye révéler aux mortels les oracles des dieux. Et certes alors ma mère me sauva des périls d’une vie errante et de la passion mystérieuse qui me dévorait, pour me reconduire dans ma demeure et m’y faire attendre la mort dans le sein de la triste vieillesse. Mais il n’est point permis de fuir ce qui est fixé par le sort. J’obéis à la volonté des Destins, car il ne faut point mépriser les Prières, filles de Zeus Jupiter, protecteur des supplians. C’en est fait : j’irai prendre mon rang parmi les Demi-Dieux et les rois de la génération nouvelle. »

Alors je quittai mon antre agréable, je partis emportant ma lyre avec moi, et mes pieds agiles me conduisirent aux bords du Pagase, auprès des héros Minyens. C’est là qu’ils étaient réunis : leur assemblée couvrait les rives sablonneuses du torrent ; mais lorsqu’ils m’aperçurent au terme du chemin, ils se levèrent pour me saluer, et chacun d’eux se réjouissait dans son cœur. Or je pris la parole et je demandai les noms de ces hommes illustres.

D’abord je vis le puissant, le divin Héraclès, qui naquit de l’union d’Alcmène et de Zeus fils de Kronus, alors que le brûlant soleil déroba durant trois jours sa lumière et qu’une longue nuit couvrit le monde. Auprès de lui était Tiphys fils d’Aignias qui devait diriger le navire à la forme allongée. Sur les eaux du Permesse non loin de Thespies il avait jusqu’alors servi de nocher aux peuples de Sipha pour traverser le fleuve qui borne leur territoire : aussi une longue expérience féconde en bons conseils lui avait-elle appris à diriger un navire à travers les vents et les rapides tempêtes. Je reconnus Castor, habile à dompter les coursiers, et Polydeukès son frère ; et Mopsos de Titarè que la belle Arégonis épouse d’Ampyx mit au monde sous un hêtre dans les champs de la Chaonie ; et Pélée, illustre descendant d’Aiakos, qui régnait sur les Dolopes dans la Phtie aux fertiles guérets. Puis je vis les trois héros du sang d’Hermès : Aitalidès, qui reçut le jour d’Eupolemeia, noble fille de Myrmidon, dans la pierreuse Alopè, et avec lui Erutos et le bel Echiôn, que le dieu de Kyllênè, le meurtrier d’Argus, qui porte une baguette d’or, engendra tous deux de sa mystérieuse union avec la nymphe Laotoè de Ménetos. Ensuite s’offrirent à mes regards Actoridès et Korônos qui se nourrissait de la chair du bœuf ; et Iphiklos, divin rejeton de Phylacos, et Boutès enfant d’Ainias, semblable à Apollon qui porte une épée d’or. Le fils d’Abas, Kanthos, était aussi venu de l’île d’Eubée ; mais il succomba aux coups du destin et l’inflexible nécessité lui imposa la loi de finir ses jours en Libye et de ne point revoir son foyer domestique. Des rives de l’Aisope était accouru Alkonos de Phalère, celui qui fonda la ville de Gyrtôn au milieu des flots. Après ces guerriers paraissait Iphitos fils de Naubolos, qui régnait sur la Phocide et sur Tanagre couronnée de tours. Puis marchaient, précédés de leur renommée, les irréprochables Abantiadès, Laodokos, Talaos et Areios, qu’enfanta Pèrô. Amphidamos les suivait : fidèle aux ordres du généreux Aléos son père, il avait quitté le territoire de Tégée. D’autres guerriers se présentèrent à ma vue : c’était Erginos qui avait dit adieu aux campagnes de Branchos couvertes de fertiles moissons et aux fortes murailles de Milet qu’arrosent les eaux du Méandre aux mille détours. C’était Périclymenos, fils de Néleus, qui avait quitté la marécageuse Kolonès et la ville florissante qui s’élève non loin de Pallènè et des ondes pures du Lipaxos. C’était le héros de Kalydon, le léger Méléagre, qui naquit d’Oinéeus et d’Altaiè aux bras de rose : avec lui marchait Iphiklos parent d’Altaiè qui avait abandonné pour le suivre le lac d’Atrakeis, car il honorait par-dessus tout ce héros au beau visage et lui-même lui avait enseigné les hauts faits qui conduisent à la gloire. Ensuite venait Asteriôn fils de l’illustre Komètos, qui habitait Peiresie où le Pénée mêlant ses eaux à celles de l’Apidane va se perdre avec elles dans la mer. Je vis encore Eurydamas, qui avait quitté les bords du lac Bobéis non loin du Pénée et de Méliboiè, la cité maritime ; Polyphèmes, fils d’Elatos, qui se distinguait dans la foule belliqueuse des héros ; Kainéus qui succomba, dit-on, dans les rangs des Lapithes sous les coups des Centaures : frappé avec des torches et des branches de sapin couvertes d’une longue écorce, il soutint le choc, et ses genoux ne fléchirent pas, mais il descendit vivant parmi les morts dans les entrailles secrètes de la terre. Je remarquai Admète, arrivé de Phères ; Admète, auquel le dieu Paian loua ses services, alors qu’il fuyait la colère de Zeus, après avoir percé les Cyclopes de ses flèches inévitables, en punition de la mort d’Asklepios. Puis marchaient Eurytiôn fils d’Iros Actoriôn, sorti de la sauvage Oponte, et Idas, et Lyncéas, qui seul d’entre les hommes pénétrait de son regard puissant l’étendue du ciel, les profondeurs de la mer et les abîmes de Pluton roi du monde souterrain. Télamon le suivait : l’épouse de l’invincible Aiakos, Aiginè fille de l’illustre Asope lui avait donné le jour sur les rivages de Salamine que la mer élreint comme une vaste ceinture. Ensuite apparaissait l’enfant naturel d’Abas, Idmôn, que le puissant Apollon eut de son union avec Antianeira la belle Phérienne, près des eaux de l’Amphryse ; à ce fruit de son amour le dieu avait donné la science de prédire et une voix qui rendait des oracles afin d’annoncer aux hommes les destinées. Après lui venaient Menoitios d’Oponte, parent des héros Minyens, et le divin Oiléus, et le célèbre Phlias, guerrier au corps sans tache et au cœur prudent, qui naquit de Bacchus et d’une nymphe non loin des eaux fugitives de l’Asope. A la troupe belliqueuse se joignirent encore Képhéos et Ankaios arrivés tous deux de l’Arcadie riche en troupeaux ; Ankaios que son père envoya prendre part à la navigation du Pont-Euxin. Jamais ses robustes épaules ne se revêtirent d’une longue tunique, mais une peau d’ours velue couvrait sa poitrine. Puis Nauplios s’avançait : Amumonè, sa tendre mère, unie, au dieu qui porte le trident, mit au monde ce noble guerrier semblable aux immortels. Euphêmos de Tainare le suivait laissant bien loin derrière lui les gorges du promontoire de Malée et Thérapnès la ville baignée des flots. Je vis ensuite Ankéos de Pleurône qui connaissait les révolutions célestes des astres et les globes errans dans l’étendue, (car il cherchait à connaître les choses présentes et celles qui devaient arriver aux hommes) ; Palaimonios, fils bâtard de Lerne, blessé aux deux pieds et mal assuré sur ses jambes, d’où vient que chacun l’appelait le descendant d’Héphaistos ; Augeias fils du Soleil à la flamme brillante, qui abandonnait les environs de Pise et les bords de l’Alphée ; et avec eux les deux irréprochables héros Amphion, célèbre par ses chants, et Astérios inébranlable au combat, abandonnant tous deux Pallène et le sol de la patrie. Je reconnus encore les deux beaux rejetons de Borée, qu’enfanta Orithya fille d’Erechteus, alors que l’amour l’unit avec ce dieu non loin des bords de l’Ilissus : Zétès et Kalaïs, semblables aux immortels, s’enlevant à leur gré sur les aîles qui se déployaient sous leurs oreilles. Ensuite paraissait le fils du roi Pélias, car il désirait ardemment aborder avec les héros le Phase inhospitalier. Enfin marchait avec lui le compagnon du divin Héraclès, le bel Hylas ; un tendre duvet ne brunissait pas encore ses joues blanches au-dessus de son menton de roses. Mais il était encore enfant et Héraclès mettait en lui toutes ses complaisances.

Tels furent ceux qui se réunirent auprès du vaisseau pour l’expédition lointaine ; épars sur le rivage ils se haranguaient et s’exhortaient de part et d’autre. Puis le repas fut préparé et les nombreux convives s’assirent aussitôt à la table hospitalière, et chacun d’eux désirait l’accomplissement du grand œuvre. Lorsque leur cœur se fut rassasié de nourriture et de boisson, ils se levèrent tous de l’arène profonde, et se dirigeant vers le lieu où le vaisseau destiné à fendre les mers était tiré sur le sable, ils demeurèrent à sa vue saisis de stupeur. Alors fidèle aux conseils de la prudence, Argos se prépara à mettre en mouvement le navire avec des rouleaux de bois et des câbles bien tordus attachés à la proue ; et il appela ses guerriers à cette tâche pénible, leur donnant à tous des louanges. Et ceux-ci empressés d’obéir à sa voix, se dépouillèrent de leurs armes, et chacun attachant un câble autour de sa poitrine se courbait sur lui de tout le poids de son corps afin de mettre bientôt à flot Argo, ce navire doué du merveilleux don de la parole.

Mais le navire demeurait pesamment enfoncé dans le sable, et, retenu sur le sol par les algues desséchées, il refusait d’obéir aux mains puissantes des héros. Le cœur de Jason fut saisi de douleur : il jeta sur moi un regard pénétrant, et me fit signe de ranimer par mes accords le courage et la force de ses compagnons fatigués. Alors je tendis ma lyre, je répétai les chants harmonieux que j’avais appris de ma mère, et ma voix mélodieuse s’élança de mon sein.

« Héros, le plus noble sang des Minyens, courage ! Appuyez sur les câbles vos vigoureuses poitrines, portez-vous en avant d’un commun effort, affermissez vos pas sur la terre, tendez les muscles de vos pieds et que leur pointe se dresse sur le sol, et entraînez joyeusement le vaisseau sur la vague azurée.

» Argo, toi dont les flancs sont tissus de chênes et de sapins assujétis ensemble, écoute ma voix, car déjà tu l’as entendue lorsque je charmais par mes accens les arbres des épaisses forêts, et que les rochers inaccessibles, abandonnant les montagnes, descendaient à mes accents. Viens donc, avance-toi dans les sentiers de la mer parthénienne et hâte-toi de traverser les flots jusqu’aux rives du Phase. Viens, confiant dans la puissance de ma lyre et dans les paroles divines qui sortent de ma bouche. »

A ces mots frémit la grande poutre de hêtre, que l’habile Argos avait coupée sur le Mont-Tonnerre pour en former la quille du vaisseau, suivant les conseils de Pallas. Elle frémit et fit voir qu’elle avait entendu. Aussitôt elle se souleva, et, enlevant dans sa course les ais sur lesquels elle était appuyée, elle glissa rapidement vers la mer : le choc dispersa les rouleaux qu’on avait placés en ligne sous la carène et le navire descendit dans le port. Le flot azuré recula pour lui ouvrir un chemin, et les ondes rebondirent sur la plage. Jason se réjouit dans son cœur. Argos s’élança sur le vaisseau, Tiphys le suivit de près. Ils y placèrent toutes les choses nécessaires préparées par leurs soins, et le mât et les voiles ; ils attachèrent le gouvernail à la poupe, en le liant avec de fortes courroies ; puis, après avoir étendu les rames de part et d’autre, ils invitèrent les héros empressés à monter sur l’esquif. Alors le fils d’Æson leur adressa ces paroles qui volèrent sur l’aile des vents :

« Écoutez-moi, princes irréprochables, car je ne me soucie point de commander à de meilleurs que moi, choisissez pour chef celui que votre cœur désire ; que tous les soins du commandement lui soient confiés, que toute puissance lui appartienne en œuvres et en paroles pour nous guider dans notre course maritime, lorsque nous aurons touché la terre, puis dans la Kolchide, ou parmi d’autres nations. En effet, autour de moi seul vous êtes un grand nombre de guerriers vaillans, qui vous vantez de descendre d’une race divine et qui avez ambitionné une gloire commune, acquise par de longs travaux ; mais je ne crois pas qu’il soit un héros plus fort et plus vaillant que le puissant Héraclès : et vous aussi, vous le savez comme moi. »

Il dit et tous lui applaudirent, et du sein de la foule s’éleva un murmure approbateur ; une voix unanime pour placer Alcide à la tête des Minyens, Alcide qui, par sa valeur, l’emportait de beaucoup sur ses nombreux compagnons. Mais le héros inspiré ne céda point à leurs vœux, car il savait quels honneurs étaient réservés au noble fils d’Eson, dans les desseins de la déesse Héra, qui lui assurait une gloire immortelle à travers la postérité ; il décerna donc à Jason le commandement de cinquante Argonautes, et sur la terre et sur la mer, et tous applaudirent à l’ordre d’Héraclès, et revêtirent Jason de la suprême autorité.

Mais lorsque le soleil, brisant la ligne immense de l’horizon, pressa ses rapides coursiers pour faire place à la nuit ténébreuse, le fils d’Eson médita dans son cœur de lier les héros par une foi commune et des sermens d’alliance, afin qu’ils gardassent une sévère discipline. Et alors, ô Musée ! fils chéri d’Antiophêmes, il m’ordonna de préparer promptement un brillant sacrifice. Aussitôt j’apportai sur l’aride plage des morceaux de bois, dépouille du chêne dont le gland nourrit les hommes ; au-dessus, je plaçai dans un voile les offrandes abondantes destinées aux dieux, et alors j’égorgeai un grand taureau, puissant chef d’un troupeau de bœufs : tournant sa tête vers le ciel, je le frappai à mort et je répandis son sang de part et d’autre à l’entour du bûcher. Puis, retirant son cœur de ses flancs entr’ouverts, je le plaçai sur un gâteau, en l’arrosant avec du miel et du lait de brebis. J’ordonnai ensuite aux héros debout autour de moi, de saisir leurs lances et leurs épées, et de les plonger dans la peau et dans les entrailles du taureau. Je plaçai en outre au milieu un vase d’argile renfermant, selon les rites, un breuvage dont les élémens étaient de la farine, du sang de la victime et de l’eau de mer, et après y avoir fait ajouter de l’huile jusqu’au bord, je pris une fiole d’or, et, l’emplissant de ce mélange, je la présentai tour à tour à chacun des puissans rois, pour qu’ils y trempassent les lèvres ; puis j’ordonnai à Jason d’approcher du bûcher une torche de picéa. La flamme divine jaillit soudain. Alors, étendant les mains vers les flots de la mer retentissante, je prononçai ces paroles :

« Vous qui régnez sur l’Océan, dieux de l’abîme, vous tous qui habitez les rives et les profondeurs de la mer, je vous invoque, toi d’abord Nérée, le plus ancien de tous, avec tes cinquante filles ; toi, Glaucus, qui fus changé en poisson, et toi, Amphytrite, dont l’empire est immense ; Protée et Phorcyn, puissant Triton, vents rapides, zéphyrs qui avez des ailes d’or aux talons, astres qui nous éclairez du haut des cieux, épaisses ténèbres de la nuit, lumière du Soleil qui voles devant les pieds des coursiers divins, génies des mers, héros, dieux des rivages, fleuves qui vous jetez dans la mer, et toi-même Neptune à la chevelure noire, toi qui ébranles la terre, élance-toi des flots ; venez tous, je vous invoque, soyez témoins de notre serment. Si nous demeurons fidèles à Jason, si nous prenons tous avec joie notre part des travaux communs, chacun de nous reviendra sain et sauf dans sa patrie. Mais quiconque violera le traité qui nous lie, sans s’inquiéter du serment prêté, soyez témoins contre lui, toi Thémis, et vous furies vengeresses. »

C’est ainsi que je parlai ; ils y consentirent à l’unanimité, et jurèrent en étendant les mains. Après avoir prêté ce serment, ils entrèrent dans les profondeurs de leur navire tous en ordre, et posèrent leurs armes, et saisirent les rames dans leurs mains robustes. Tiphys leur ordonna alors de former une échelle avec des cordes étendues, de déployer les voiles et de s’éloigner du port à l’aide des câbles. Junon, épouse de Jupiter, envoya aussitôt un vent tranquille, qui poussa le navire Argo dans une douce navigation. Rois infatigables, ils maniaient les rames avec le courage de cœur et la force des bras, et le vaisseau sillonnait la mer immense, rejetant de sa carène rapide de larges flocons d’écume à droite et à gauche. Mais lors que le crépuscule sacré s’éleva au sein du grand fleuve Océan, et que l’aurore le suivit, apportant aux mortels et aux immortels sa lumière délicieuse, alors on aperçut le rivage, les bords et les sommets orageux du Pélion, couvert de bois. Tiphys saisit aussitôt le gouvernail des deux mains et ordonna de fendre l’onde sous les rames : ils arrivèrent ainsi rapidement au rivage, ils appuyèrent l’échelle de bois sur le port, les héros Minyens descendirent et cessèrent toute fatigue. Et l’écuyer Pelée se mit à les haranguer, groupés à l’entour de lui.

« O amis, voyez-vous cette montagne élevée, dont le sommet est couronné d’ombrages. Là, dans une caverne habite Chiron, le plus juste des Centaures qui furent nourris sur le Phaluè et les cimes élevées du Pinde. Il distribue la justice aux mortels, et leur donne des remèdes pour leurs maladies. D’autrefois, prenant la cithare des mains de Phœbus, ou la phorminx, qui rend un son semblable à la tortue de Mercure, il déclare les jugemens à tous les voisins. C’est là que Thétis aux pieds d’argent, recevant mon fils nouveau né, le prit dans ses langes, monta sur le Pélion ombragé et le confia à Chiron, qui l’aima tendrement et le nourrit avec soin. Amis, mon âme est remplie du désir de le voir. Approchons de cet antre, voyons l’habitation de mon fils, et comment il est élevé. »

Il dit et entra dans un sentier, et nous le suivîmes. Nous arrivâmes dans une grotte obscure, où le Centaure reposait sur un humble lit, étendant ses membres agiles à la course, terminé par des cornes robustes de chevaux. A côté le fils de Thétis et de Pelée touchait la lyre de ses doigts habiles, et l’âme dé Chiron en était enchantée. Dès qu’il vit ces rois magnanimes, il se leva modestement et embrassa chacun d’eux ; il prépara les viandes du festin, il apporta les vins délicieux, et, ôtant les feuilles de son lit, il les dispersa pour en former une couche agréable ; puis il leur ordonna de s’asseoir et leur servit abondamment les chairs des porcs et des cerfs rapides, et leur distribua pour boisson un vin mêlé avec du miel. Et lorsqu’ils eurent abondamment satisfait leur faim, ils m’ordonnèrent avec applaudissemens de lutter contre Chiron, en faisant résonner les sons de la lyre qui retentit au loin. Mais je ne voulais pas, car j’eus honte, moi jeune homme, de venir m’égaler à un vieillard. Mais Chiron lui-même le désira, et malgré moi il m’invita à lutter par le chant. Le Centaure prit alors une belle cithare qu’Achille lui remit entre les mains.

Et d’abord il chanta les luttes des Centaures magnanimes, que les Lapithes massacrèrent. Il dit comment, irrités contre Hercule, ils combattirent dans Pholae. La colère les avait saisis parce que le vin leur avait été enlevé. Après lui je pris la lyre aiguë, et mes lèvres firent entendre un chant plein de la douceur du miel. Je chantai d’abord l’hymne triste du vieux Chaos, comment les élémens furent distribués, comment naquit le ciel, comment naquirent les terres et les profondeurs des mers ; et l’amour antique et générateur de tous les bons conseils et tout ce qu’il avait engendré, et les séparations qu’il avait établies entre plusieurs choses, et le pernicieux Saturne, et comment l’empire royal des dieux immortels avait été départi à Jupiter le maître de la foudre ; je chantai la race plus récente des mortels bien heureux et leur désaccord, les destins cruels de Brimion, de Bacchus et des Géants ; je chantai en outre l’origine de plusieurs nations et des hommes devenus plus faibles. La voix mélodieuse de ma lyre se répandait à travers les profondeurs étroites de la caverne ; les hauts sommets et les vallées ombreuses du Pélion furent émues, et la voix parvint jusqu’aux chênes élevés : ébranlés dans leurs plus profondes racines, ils s’approchèrent de la caverne ; les pierres nous répondirent : les bêtes féroces, entendant nos chants, arrivaient rapidement devant la grotte ; les oiseaux, se soutenant à peine sur leurs aîles fatiguées, oublièrent leurs nids et environnèrent la demeure du Centaure. Le Centaure vit ces prodiges et fut étonné, il frappa ses mains et de son pied il fit retentir la terre. En ce moment Tiphys vint du navire et appela tout à coup Mynias : moi je cessai de chanter, eux se levèrent rapidement et chacun revêtit ses armes. L’écuyer Pelée embrassa son fils dans les langes, il déposa un baiser sur sa tête et sur ses deux beaux yeux, en souriant au milieu des larmes, et Achille fui réjoui dans sa pensée. Puis le Centaure me fit don d’une peau de léopard, pour que je la portasse comme un souvenir d’hospitalité. Quand, nous retirant, nous quittâmes la grotte, le vieillard du haut du tertre leva les mains vers le ciel, et pria les Phillyrides et invoqua tous les dieux pour qu’ils voulussent accorder le retour de Minyas, et que les jeunes rois et ceux qui plus tard seront des hommes recueillissent une grande gloire.

Parvenus au rivage, ils descendirent tous dans le navire, ils prirent place sur les bords, et, pesant de tous leurs bras sur les rames, ils frappaient les ondes en s’éloignant du Pélion. L’écume bouillonnant sur les ondes immenses blanchissait la mer aux teintes verdâtres. On perdit de vue ces bords éloignés, et l’on aperçut Sciathos, et l’on vit le tombeau de Dolapis, la maritime Homale et le courant de l’Amyrus, qui se précipite dans la mer et roule à travers les terres immenses ses ondes tumultueuses. Les Minyens virent encore les sommets inaccessibles de l’Olympe élevé ; ils naviguèrent autour de l’Athos environné d’arbres, de la large Pallène et de la divine Samothrace. D’après mes conseils, les héros approchèrent des mystères redoutables des dieux, et inviolables aux mortels. Car il est utile aux hommes qui naviguent de sacrifier ainsi des offrandes divines. De là nous poussâmes notre rapide navire aux bords sintiaques, dans la divine Lemnos. Là les femmes étaient occupées à de terribles et criminels travaux. Elles avaient tué tous leurs maris, et la plus belle entre toutes, l’intrépide Hypsipile leur commanda selon leurs désirs. Mais pourquoi te dirai-je en beaucoup de paroles quel immense désir dans le cœur des nobles Lemniades excita Cypris, la mère des amours ? Toutes brûlaient de partager les couches des héros. Hypsipile, par ses séduisantes caresses, captiva Jason. Ils s’unirent ensemble et tous avaient oublié leur route, si je ne les eusse persuadés par mes conseils salutaires et la douceur de mes chants ; alors tous descendirent vers le navire aux flancs recourbés, ils se remirent à désirer une prompte navigation et se rappelèrent leurs travaux. De là le vent Zéphire, soufflant à la surface des eaux, nous porta avec l’aurore au-delà de l’étroite Abydos, laissant à droite Ilion la dardanienne et Pythos. Argo, le navire prophétique, rencontra ensuite les côtes d’Abarnie et les Periotes, terre fertile que l’Esepus arrose de ses ondes argentées. Quand nous approchâmes des sables du bord, Tiphys, le gouverneur du navire, et le fils illustre d’Eson, et les autres Minyens élevèrent un immense rocher à Minerve aux yeux glauques. Là les nymphes sous la fontaine d’Abtracie font courir de belles ondes, parce qu’une Sirène se présente à ceux qui naviguent sur le large Hellespont ; mais la tranquillité la plus parfaite règne en cet endroit, et des baies recourbées s’enfoncent dans les terres, afin que les navires soient à l’abri du souffle des tempêtes. Là, préparant sur le rivage élevé le repas et nos tentes, nous songeâmes à nous livrer aux festins.

Pendant que nous étions ainsi occupés, arriva le héros Cycicus qui commandait aux Dolopes du voisinage, fils chéri d’Enée, et qu’enfanta une mère divine, la fille d’Eusore, Enéta aux belles joues. Minyas les honora tous d’une bienveillante hospitalité : il tua pour eux des brebis grasses et des chevreaux aux pieds rapides, et des porcs sauvages. Il leur donna en outre du vin rouge.

Il ordonna qu’on remît en abondance du froment à ceux qui s’en allaient ; il leur offrit aussi des vêtemens, des tapis et des tuniques peintes ; et durant la journée toute entière il les engagea à boire. Mais quand Titan se fut précipité dans les flots de l’Océan, et que la lune vêtue d’étoiles amena la nuit sur la terre, alors arrivèrent des hommes redoutables, semblables à des bêtes sauvages, et qui habitaient les montagnes élevées. Ils ressemblaient aux Géants et aux Titans robustes. En effet chacun d’eux avait six mains qui lui pendaient des épaules.

Les rois courageux les voyant se précipiter pour la bataille revêtirent leurs armes. Dès que la nuit ténébreuse put favoriser leur téméraire entreprise, ils se précipitèrent sur Mynias. Le robuste fils de Jupiter qui lance les flèches les extermina au milieu de cet assaut, mais il tua aussi le jeune Cysique, bien involontairement, et entraîné par une précipitation fatale : il était dans sa destinée de périr de la main d’Hercule. Les Myniens armés descendirent aussitôt dans les flancs creusés du navire, et chacun s’assit sur les bords. Tiphys se mit à crier de l’extrémité de la poupe, et ordonna de tirer l’échelle et de délier les cordes, mais les cordes ne pouvaient être déliées : retenues par des nœuds inextricables, elles enchaînaient le navire et l’empêchaient d’avancer. Le prudent Tiphys resta d’abord stupéfait, mais bientôt effrayé il ouvrit les mains et abandonna le gouvernail du navire Argo. Il désespérait en effet de traverser désormais les flots, car Rhéa était irritée du meurtre de ses sujets : mais lorsque la nuit fut arrivée au milieu de sa course, et que les astres jetant une lumière plus éloignée se précipitèrent dans les eaux de l’Océan, un profond sommeil descendit sur les yeux du pilote. Pendant qu’il dormait ainsi, Minerve aux armes retentissantes lui apparut et lui déclara ses véritables volontés. Elle lui dit ces paroles divines d’une voix menaçante :

« Tu dors, fils d’Agniades, lu dors en proie au plus doux sommeil, mais hâte-toi de t’éveiller, appelle Tiphys, ordonne aux héros de revenir sur le rivage tranquille, de sortir du vaisseau, et de se rendre au lieu où repose leur hôte tué sur les sables, pour lui rendre les derniers devoirs. Rhéa, la mère de tous, ordonne qu’on fasse aux enfers des libations et des offrandes, que des larmes coulent de tous les yeux, et qu’on témoigne ainsi son respect pour la sainteté des tombes et pour la table hospitalière. Hercule, il est vrai, l’a tué sans le vouloir, en lançant des traits durant l’obscurité de la nuit, et cependant l’âme de la déesse Rhéa est remplie de colère. Dès que vous aurez rendu à voire hôte mort de justes devoirs, alors montez jusqu’à Dindymon, demeure de Rhéa , apaisez la fille de la terre par des supplications, vous pourrez ensuite reprendre votre voyage maritime. »

En disant ces mots, la déesse disparaît et remonte au ciel rapide comme une flèche. Le sommeil du nautonnier se dissipe aussitôt : il s’élance promptement sur la poupe, réveille le peuple par ses cris, et lorsque tous les héros arrachés au sommeil sont réunis à ses côtés, tremblant encore au fond du cœur, il leur raconte à la hâte cette vision. S’étant ainsi levés rapidement, ils se précipitent tous sur le rivage. Cependant l’Aurore, secouant les rênes dorées de ses coursiers, ouvre la porte du pôle obscur et s’élance dans le ciel éclairé encore d’une lueur incertaine. Les chefs Minyens reconnaissent en effet le héros mort, souillé de sang et de poussière. Les autres guerriers belliqueux gisaient à l’entour comme des corps immenses de bêtes fauves. Ils posent alors le cadavre de Cysique sur de grandes pierres, ils lui creusent un tombeau et lui élèvent un monument. Ils réunissent précipitamment des racines et les brûlent pour préparer un sacrifice. Moi, j’apaise son âme en offrant aux divinités de l’enfer des libations de lait et de miel, je répands de l’eau puisée à des fontaines douces comme du miel, et je l’honore de mes hymnes.

Jason lui-même proposa un prix à ses compagnons pour récompense de la lutte autour du tombeau ; il leur destine le don précieux que Hypsipile lui avait apporté de Lemnos. Il donna à Ancée le prix de la palestre, un vase d’or très large. Il donna à Pelée, vainqueur au jeu du stade par la rapidité de ses pieds, une tunique de pourpre, ouvrage habile de Minerve, il donna à Hercule une coupe d’argent, ornée d’une manière remarquable ; il donna à Castor, vainqueur à la course de chevaux, de magnifiques ornemens d’or ; à Pollux, vainqueur au pugilat, il donna de somptueux tapis, car il avait remporté une magnifique victoire. Lui-même il prend un arc flexible et des flèches. Il tend l’arc et lance le trait qui vole au loin.

Minyas donne à Eson, comme tribut d’honneur, une couronne de lauriers entremêlée de fleurs. Mais le divin Jason me donne à moi le prix du chant, un cothurne d’or aux aîles étendues. C’est ainsi que fut terminé le combat ; mais la renommée en vola bien vite jusque dans la maison de Cysique, qui avait été tué. Dès que sa veuve malheureuse l’eut appris, elle pleura amèrement, se déchirant la poitrine, et attachant une corde à son cou, elle perdit la vie en s’étranglant. La terre recevant ses larmes dans son sein fit jaillir une fontaine. Son eau semblable à de l’argent s’élance toujours bouillonnante du milieu de sa source. Les habitans l’appellent Clyten. Alors les rois, obéissant aux avis divins qu’ils avaient reçus durant la nuit, montèrent sur les sommets élevés du Dindymon, pour satisfaire la déesse Rhéa par d’abondantes libations, et pour apaiser l’âme de la reine. Je suivais tenant la lyre dans les mains. Argos lui-même vint, laissant son navire habilement construit. Avec un fer tranchant il coupa un rameau de vigne flexible, et il sculpta une idole sacrée d’une forme très-délicate, pour qu’elle pût rester constamment auprès de ses derniers descendans ; avec des pierres bien taillées il construisit la maison de la reine. Puis les héros Minyens, pleins d’ardeur, élevèrent avec des pierres un autel élégant, sur lequel les chefs firent des libations infernales et des sacrfices somptueux. L’âme de Rhéa était satisfaite de ces libations. Ils m’ordonnèrent de célébrer la déesse pour qu’elle accordât à nos supplications un retour agréable. Après que nous eûmes adressé ainsi des sacrifices, des prières et des supplications, nous descendîmes au navire Argo. De là Tiphys appela les héros au navire ; tous se précipitèrent en même temps, et tous prenant place sur les bords se remirent aux travaux de la navigation. Les cordes se délièrent d’elles-mêmes, les câbles furent tendus, et Rhéa, dont le front est couronné de tours élégantes, envoya du sommet de Dindyme un vent favorable et rapide. Nous fîmes de nouveau dans le navire de splendides sacrifices, et nous couronnâmes l’autel, pour qu’il apprît à nos descendans qu’en ce lieu les cordes du navire Argo s’étaient dénouées d’elles-mêmes. Dès que le vent eut rempli les voiles de notre vaisseau, et que nous eûmes frappé en les sillonnant les flots sacrés de la mer, il bondit et s’élança sur l’Océan, passant près des confins de la terre de Mysie. Il pénétra aussitôt en courant dans le port de Royndace, il entra dans la baie couverte de sable et toucha au rivage. Prenant les cordes avec leurs mains les héros roulèrent les voiles et les lièrent avec des courroies, ils appuyèrent l’échelle sur la terre et descendirent, poussés par le désir ardent de prendre de la nourriture. A l’entour apparut la colline d’Arganthe et ses sommets élevés. Hercule se précipita aussitôt vers les bois ténébreux, tenant dans ses mains son arc et ses flèches à trois pointes, pour se livrer au plaisir de la chasse, et pour apporter à ses compagnons un souper agréable, ou des sangliers ou une génisse ornée de cornes, ou un chevreau sauvage. Comme il s’égarait, Hylas sortit du navire et le suivit ; mais lui-même se perdit dans une route tortueuse, il erra dans la forêt, et arriva à la grotte des nymphes champêtres. Elles, le voyant dans la fleur de l’adolescence et semblable aux dieux, le retinrent afin qu’il fût immortel au milieu d’elles, et qu’il vécût éternellement sans connaître la vieillesse.

Lorsque le Soleil eut conduit ses chevaux rapides au milieu du jour, un vent favorable et violent souffla de la montagne et vint enfler nos blanches voiles : alors Tiphys ordonna de rentrer dans le navire et de détacher les cordes du rivage. On obéit aux ordres du nautonier ; mais Polyphème monta rapidement sur le sommet de la montagne pour rappeler avec promptitude Hercule au navire. Il ne le rencontra pas, car il était dans la destinée qu’Hercule doué d’une force prodigieuse ne pût pas venir jusqu’au Phasus qui roule de belles ondes. Nous arrivâmes sans lui au matin, vers une terre funeste, dans laquelle Amycus commandait aux Bébryciens parjures.

Amycus, méprisant la vengeance de Jupiter auquel rien n’échappe, déclarait toujours le combat aux hôtes qui habitaient à l’entour, quels qu’ils fussent, quand ils venaient habiter son pays ou sa maison ignominieuse. Il les provoquait insolemment au pugilat. Pollux, d’une force prodigieuse, le tua en le frappant rudement sur la tête avec ses durs cestes. Les Minyens détruisirent par le fer la tourbe vulgaire des Bébryciens ; enfin, étant remis de la fatigue de notre navigation, nous sommes arrivés sur le rivage à la grande ville des Bithyniens. C’est là que le malheureux Phinée, séduit par les charmes et les caresses des femmes, creva les yeux à ses deux fils et les exposa sur des rochers élevés, pour en faire la proie des bêtes sauvages. Mais les fils de Borée les ramenèrent à la vie et leur rendirent la vue. Remplis de colère, ils imposèrent au contraire une cruelle punition à Phinée, et ôtèrent la lumière à ses yeux. Puis ensuite le véhément Borée l’ayant enlevé dans une tempête impétueuse le roula dans les épaisses forêts de la Bistonie, pour qu’il y fût puni par un mauvais destin et par une vie malheureuse.

Nous laissâmes ensuite les contrées de Phinée et nous nous échappâmes sur les plaines immenses de la mer, jusqu’aux rochers de Cyanée, dont ma mère, la sage Calliope, m’avait souvent entretenu. Nul repos dans leur pénible labeur : précipités par les ouragans contraires, ils retombent à l’envi les uns sur les autres, et le bruit tumultueux se répand au-delà de la mer et du ciel spacieux, le bruit de l’onde qui se brise et de la mer profondément émue. Et la mer immense résonne dans les bouillonnemens des flots. J’avais annoncé toutes ces choses à Hayniades, afin qu’il veillât du haut de la poupe, de peur de s’exposer à quelque danger. L’ayant entendu, il resta stupéfait dans son esprit ; mais seul entre tous les héros il cacha dans son cœur ce qui devait arriver. Alors la déesse Minerve, d’après les conseils de Junon, envoya un héron qui se posa à l’extrémité d’une vergue : il volait tristement. Puis porté sur ses ailes rapides il pénétra jusque dans les cavités les plus profondes de ces roches animées. De suite il fut environné ; toutes se soulevèrent et se précipitèrent impétueusement sur lui, cherchant à dévorer l’oiseau, elles engageaient entre elles des combats dangereux. Tiphys, voyant la manière dont le héron, par une fuite impétueuse, échappait à ces périls, avertit les héros en baissant la voix. Ceux-ci le comprirent et sillonnèrent plus rapidement la mer de leur rame. Quant à moi, par la mélodie de mon chant, je parvins à tromper ces roches élevées, et toutes se retirèrent à l’envi ; et les flots s’entr’ouvrirent, et l’abîme s’éloigna du vaisseau, charmé par ma cithare et par mon chant divin. Mais dès que notre navire eut évité le péril de ce passage et les roches Cyanées, elles devinrent immobiles et fixées irrévocablement ; elles restèrent désormais dans cet état, car c’est ainsi que le décidèrent les Parques.

Arrachés aux amères destinées du trépas, nous voguâmes à travers les embouchures du Rhéban, jusqu’au rivage noir dans la longue île de Tynéide, où le Timbre poissonneux bouillonne dans ses rives verdoyantes, et le Sangarius se précipite dans les flots de l’Euxin. Nous étant approchés du bord à force de rames, nous nous arrêtâmes près du courant du Lycus, où le roi Lycus, qui porte le nom du fleuve, commande à des peuples nombreux. Il reçut les héros Minyens avec un amical empressement, les fit asseoir plusieurs nuits à sa table hospitalière, et les retint pendant plusieurs jours. En cet endroit la Parque nous enleva deux guerriers, Idmon Ampycide et le nautonier Typhis. L’un fut emporté par une douloureuse maladie ; l’autre fut tué par un sanglier sauvage. Nous leur élevâmes des statues, puis nous reprîmes notre navigation sur les immensités de la mer, en confiant notre sort à Ancée. Tous le disaient fort habile dans la navigation. Il saisit donc d’une main ferme la courroie du gouvernail, et dirigea le navire sur les courans du Parthénius, connu aussi sous le nom de Callichoron, et dont j’ai déjà parlé précédemment. De là, dirigeant notre navigation par delà les montagnes élevées, nous arrivâmes à la terre des Paphlagons ; le navire Argo l’évita en sillonnant la mer immense, et il arriva au rivage de Carambie où repose Thermodon, et sur les bords du fleuve Algas, qui jette ses flots rapides dans le sein de l’Océan. En naviguant un peu plus loin de la région de l’Arctique boréal, on trouve le tombeau et les restes immenses de Themicyre Déantide. Non loin de là sont les villes des amazones. Les Chalybes, les Tibarins et d’autres peuples voisins habitent confusément dans cette région de Mosyn. Tournant à notre gauche, nous arrivâmes à un port où se trouvent les Taures, voisins des Maryandins. Encore plus bas vers le Septentrion, se trouve une longue chaîne de montagnes, dont les sommets s’élancent les uns sur les autres. À leurs pieds des vallées ouvrent leur large sein. C’est là qu’est le mont Symes, immense pâturage toujours verdoyant. Là se trouve le fleuve Araxe, dont les eaux roulent avec de grands retentissemens ; le Phasis et le Tanaïs en découlent aussi, et le pays est habité par la nation intrépide des Colches, des Enioches et des Araxons. Après l’avoir traversé, nous naviguâmes jusqu’aux ports des Uriens, des Chidnéens, des Charandiens et des Solymiens, et des derniers Assyriens ; nous vîmes les âpres sommets du Synape, et les habitans de Philyre et les cités nombreuses des Sapeires, les Bysériens et les nations inhospitalières des Sigynniens. Le navire Argo, poussé par un vent favorable, entra à pleines voiles dans le Phasis au cours gracieux depuis le matin, à l’heure où l’Aurore se levait sur le monde immense, jusqu’au soir. Ancée prenant la parole ordonna de plier les voiles, de délier les antennes et de faire route à la rame après avoir abattu le mât. Quand nous fûmes entrés dans le lit du fleuve tranquille, alors les murs et les fortifications d’Eète nous apparurent ; les bois sacrés s’offrirent à nous ; c’était là que se trouvait la toison d’or, suspendue à un humble hêtre.

C’est ainsi que se passèrent toutes ces choses : Jason hésita longtemps dans sa pensée et fut incertain, puis il soumit aux Myniens cette question indécise, s’il irait seul à la maison d’Ééte, sans être accompagné d’aucun de ses guerriers, ou si de suite il se précipiterait avec ses héros pour engager la bataille. Mais les Minyens ne voulurent pas aller ainsi. Junon, la belle déesse, avait inspiré à leurs âmes de la crainte et de l’hésitation, pour que les destins fussent accomplis. Elle envoya promptement du ciel un songe humide dans la maison d’Ééte : elle éveilla une terreur profonde dans son esprit : il lui semblait qu’une jeune vierge qu’il avait fait soigneusement élever dans son palais, Médée, recevait avec ravissement dans son sein un astre éclatant qui brillait dans les airs et venait s’unir à elle. Puis, l’ayant ainsi reçu, elle le portait dans l’onde immense du fleuve Phasis. Mais l’astre l’enlevant s’échappa avec elle à travers les flots de l’Euxin. Voyant cela dans ses songes, il secoua précipitamment ce sommeil pénible, et son esprit resta en proie à une crainte effroyable. Il s’élança de sa couche et ordonna à ses serviteurs de préparer de suite les chevaux et de les atteler à son char, pour qu’il pût aller sur les bords aimables du Phasis, avec les nymphes paternelles, apaiser les âmes des héros qui erraient sur les rives du fleuve. Il appela ses filles de leur lit odorant pour qu’elles le suivissent, Chalciope, avec les enfans de Phryxus mort, et la tendre Médée, douée de toutes les grâces de la taille et vierge pudique. Absyrius habitait des maisons séparées dans la ville. Ééte monta donc sur son char d’or avec ses filles. Ses chevaux le portèrent rapidement à travers les champs à l’embouchure du fleuve couvert de roseaux, où s’accomplissaient toujours les vœux et les sacrifices. Argo abordait en cet instant les rives, fendant l’onde à pleines voiles : Ééte, voyant le navire, se hâta ; il aperçut grand nombre de héros rangés en ordre, semblables à des Immortels. Leurs armes brillaient à leurs côtés. Entre tous le divin Jason se faisait distinguer, car Junon le préféra à tous les autres, et lui donna les grâces de la forme et les forces de la taille. Quand, s’étant approchés, ils jetèrent par un mouvement naturel les yeux les uns sur les autres, Myniens et Éétes furent également étonnés. Devant eux Ééte sur son char, comme le soleil, dardait de tous côtés des rayons d’or par la splendeur de ses vêtemens. Sa tête était environnée d’une couronne qui jetait des éclairs de magnificence : il tenait dans les mains un sceptre brillant comme les rayons des étoiles. De chaque côté étaient ses filles, au milieu desquelles il était orgueilleusement traîné par ses coursiers. Il s’approcha du navire en jetant autour de lui des regards furieux, et, arrachant de sa poitrine sa voix frémissante, il prononça d’horribles menaces et hurla ces paroles terribles :

« Dites, qui êtes-vous ? Qui vous a amenés ici ? Comment êtes-vous parvenus en ces lieux ? Comment n’avez-vous pas frémi de terreur en méprisant ainsi mon pouvoir, en méprisant le peuple soumis à mon sceptre, les Colchyens, guerriers redoutables à la lance et que Mars lui-même ne saurait surpasser ; peuple illustre qui combat vaillamment ses ennemis. »

Il dit, et les nôtres se sentirent glacés de frayeur. Mais Junon, la vénérable déesse, inspira du courage à Jason et il répondit avec une colère non moins grande :

« Nous ne venons pas ici comme des voleurs, jamais nous n’avons envahi une terre en vagabonds. Forcés par une injure fatale, nous avons entrepris une conquête que plusieurs désirent. C’est à cause de toi que nous entreprenons cette pénible expédition. Pélias, fils de Neptune, m’a imposé cette conquête. Il m’a ordonné de ne pas rentrer dans la belle ville de Yolchos sans rapporter cette belle toison, objet de mes désirs. Mes compagnons bien-aimés ne sont pas des hommes à mépriser : les uns sont nés du sang des Dieux, les autres du sang des héros, et certes aucun d’eux n’est inhabile aux guerres terribles et aux chances hasardeuses des combats. Mais nous préférerions être reçus par toi comme des hôtes bienveillans. »

Il dit ; l’âme d’Ééte fut émue comme par une tempête : il nous jeta un regard terrible, et dès-lors il médita dans son cœur une vengeance effroyable contre les héros : cependant il leur répondit par ces paroles insidieuses :

« Si vous avez l’intention de déclarer la guerre aux Cholques et de les attaquer, soyez persuadés que vos guerriers useront inutilement leurs forces : mais maintenant même je vous permets d’enlever cette toison et de retourner dans votre patrie : si vous étiez battus par nos phalanges, votre navire serait détruit ; si au contraire vous vous rendez à mes avis, ce qui vous sera bien plus utile, vous choisirez le meilleur d’entre vous ou celui qui est le plus noble, afin qu’abandonnant les autres il s’expose seul aux travaux que je lui proposerai pour enlever la toison d’or : alors elle deviendra voire bien ! »

Ayant ainsi parlé, il poussa les chevaux qui l’entraînèrent rapidement loin de nous. Le cœur des Myniens était en proie à la douleur ; ils regrettèrent alors profondément Hercule ; car ils ne pensaient pas qu’ils pourraient lutter sans lui contre la nation impétueuse et invincible des Cholques.

Maintenant, ô Musée, je te raconterai brièvement tout ce qu’ont souffert les Myniens et les grandes choses qu’ils ont accomplies ; comment d’une course rapide le belliqueux Argos, fils de Phrixus, se rendit du palais d’Ééte vers les Myniens. Il avait été enfanté par Chalciope qui fut forcée, par les menaces de son père, à s’unir d’amour avec Phrixus quand il vint à Colches sur le dos du bélier. Il raconta aux Myniens tout ce que l’impie Ééte avait l’intention de faire contre eux. Je te dirai, ô Musée, comment l’infortunée Médée, par la volonté de Junon, s’abandonna aux tendres séductions de Jason : Cythérée, qui nourrit les amours, excita en elle d’ardens désirs, et l’atroce Érinnys lança une flèche dans son sein ; comment Jason parvint à courber sous le joug les taureaux dont les naseaux vomissaient la flamme et laboura quatre arpens qu’il ensemença de la semence apportée par Phrixus quand il vint dans la maison d’Ééte, et comment des dents du dragon il recueillit une moisson de guerriers ; comment d’une main funeste il tua cette génération ennemie et se couvrit ainsi d’une gloire éclatante ; comment Médée, la vierge malheureuse, protégée par les brouillards de la nuit, et couverte d’un simple voile, se glissa en secret loin du palais d’Ééte : la Destinée respectable et les Amours qui la subjuguaient la conduisaient au navire Argo, sans qu’elle craignît la colère de son père. Je te dirai encore comment s’étant jetée au cou de Jason elle l’embrassa et déposa d’ardens baisers sur son sein et sur sa figure charmante : ses joues étaient mouillées de larmes, et son désir de s’unir au héros n’était pas combattu par la pudeur. Tourmentée d’amour, elle livra sa virginité, elle abandonna son esprit à toutes les joies de la couche nuptiale. Plus tard, tu apprendras encore bien d’autres faits.

Quand Médée eut ainsi abandonné en secret la maison d’Ééte, et fut venue à notre navire, nous délibérâmes ensemble pour savoir comment nous parviendrions à arracher la toison d’or du hêtre sacré. Nous apprîmes d’elle comment tout cela pouvait être fait d’une manière bien facile, et aucun de nous ne désespéra de terminer heureusement cette entreprise. Plus tard, les héros rencontrèrent de grandes difficultés, et le gouffre des maux s’ouvrit pour eux ; car devant la maison d’Ééte et devant le fleuve qui était fortifié s’élevait un grand enclos, environné de tours redoutables et de sept murailles. De triples portes immenses et plus loin encore un mur élevé les protégeaient. Sur le seuil de la porte était placée la statue d’une reine qui distribue tous les rayons du feu. Les Colches l’adorent sous le nom de Diane la janitrice (la portière), déesse redoutable par sa présence et par les accens de sa voix pour tous les hommes qui s’approcheraient de ses demeures sacrées sans avoir fait des expiations. La malheureuse Médée, seule dépositaire de ces mystérieuses cérémonies, les avait toujours accomplies en secret, comme prêtresse de cette divinité. Ni habitant ni étranger n’avaient jamais passé le seuil et pénétré dans cette enceinte. La déesse qui habite en ces lieux en éloigne tous les mortels en les faisant garder par des chiens enragés. Dans les portions les plus reculées de cette enceinte se trouve un bois épais composé d’arbres verdoyans, de lauriers, de cornouilliers et de hauts platanes. Des herbes moindres croissent à l’ombre des arbres : l’asphodèle, le capillaire et le beau chèvrefeuille, les primevères, les violettes, le velar, l’orvale et le divin cyclamen, l’hysope et le dictame subtil, l’aconit et plusieurs plantes dangereuses poussent aussi dans cette terre. Au centre du bois s’élève un vaste tronc d’or dominant tous les arbres à l’entour et projetant des rameaux de hêtre. Là une toison d’or pend de chaque côté, suspendue à une longue branche. Elle est gardée par un serpent horrible, merveille redoutable pour les mortels. Il est cuirassé d’écailles d’or, et son corps se déroule en des contours qui forment d’immenses spirales. Tel est ce monstre infernal, gardien vigilant de la toison. Il la garde avec une infatigable persévérance, jamais ne s’endort, et tient toujours fixés sur elle les regards abominables qu’il lance de ses yeux glauques. Nous écoutâmes d’abord attentivement quelle conduite nous avions à tenir pour tromper la surveillance du terrible dragon, ce que Médée nous apprit d’une manière évidente. Nous cherchâmes ensuite si nous n’aurions pas l’espoir de faciliter notre travail, de fléchir la terrible déesse, d’arriver jusqu’à ce monstre dangereux et d’enlever cette toison que nous rapporterions dans notre patrie. Alors Mopsus exhorta les héros, car lui seul possédait l’art de la divination, à me prier d’entreprendre cette œuvre, d’apaiser Diane et d’assouvir la faim de cette bête féroce. Tous réunis autour de moi se mirent donc à me supplier. J’ordonnai alors à Jason de désigner des hommes courageux, le cavalier Castor et Pollux, fameux au pugilat, et Mopsus Ampycide pour accomplir notre travail.

Médée me suivit seule. Quand je fus arrivé au temple et au lieu sacré, je creusai dans le champ une large fosse et amassant des troncs de genévrier, des branches de cèdre aride, de nerprun aigu et de noirs peupliers qui sifflent sous le vent, je construisis une pyramide de bois à côté de la fosse ; Médée, initiée à ces mystères m’apportait tous les objets utiles qu’elle prenait dans les corbeilles au lieu le plus secret du temple. Je préparai sous mes vêtemens les mélanges nécessaires, je les jetai sur le bûcher, j’immolai des victimes, je sacrifiai trois petits chiens noirs. J’y mêlai du vitriol, du strylion, herbe à foulon, et le psyllion difforme et l’organette rouge et le calcimon. J’en remplis le ventre des petits chiens et je les mis ainsi sur le bûcher ; je mélangeai leurs intestins crus avec de l’eau, je les répandis autour de la fosse, et, couvert d’un manteau noir, je récitai des prières favorables. Tisiphone, Alecto et la divine Mégère m’entendirent aussitôt : elles rompirent les barrières de l’empire ténébreux et s’élancèrent sur leur char sanglant en secouant dans leurs mains des torches résineuses. La fosse absorba aussitôt la flamme et le feu pétilla ; et la flamme ardente répandit une immense fumée. Aussitôt se précipitèrent des enfers, au milieu de la flamme, les déesses horribles, redoutables et invisibles. Celle que les enfers appellent Pandore avait un corps de fer ; avec elle, Hécate aux trois têtes, révélant tour à tour des formes différentes, se présente comme un monstre horrible ; son épaule gauche portait une tête de cheval hérissée de crins et l’épaule droite portait une tête de chien enragé ; la tête du milieu était celle d’une bête féroce. Des deux mains, elle tenait une épée par la poignée. Pandore et Hécate tournaient toutes les deux en rond autour de la fosse, et les furies se ruaient avec elles dans des courses de bacchantes. La statue de Diane gardienne fut émue et éleva les yeux vers le ciel ; les chiens, les gardiens, nous caressaient en remuant la queue, les verrous d’argent tombaient, les belles portes du grand mur s’entr’ouvraient et le bois sacré nous apparut.

Je franchis le seuil le premier. Après moi vinrent la fille d’Éète, Médée et le fils intrépide d’Éson, et les Tyndarides ; Mopsus les suivait. Lorsque nous approchâmes du hêtre sacré, du lieu hospitalier consacré à Jupiter et de l’autel qui lui est élevé, le dragon, qui était roulé dans ses replis tortueux, leva la tête et poussa de ses horribles mâchoires un profond sifflement ; l’air immense en fut ébranlé, et les arbres résonnèrent vibrant à droite et à gauche dans leurs plus profondes racines. Le bois épais répéta ce bruit par un sourd hurlement. La peur me prit ainsi que mes compagnons. Médée seule garda son âme tranquille et calme dans sa poitrine. Moi je pris ma lyre et j’unis ses sons aux accens de ma voix : mes lèvres récitèrent de doux chants.

J’invoquai le sommeil, le roi des dieux et des hommes, pour qu’il vînt au plus tôt calmer la colère du terrible dragon. Il se rendit aussitôt à mes désirs et il vint sur la terre des Citaïdes. Sur son passage il endormit les nations des hommes, les souffles furieux des vents et les flots de la mer, les fontaines d’eaux éternelles, et les courans des fleuves, et les bêtes féroces et les oiseaux, tous les animaux et les reptiles. Il arriva porté sur ses ailes d’or et s’abattit dans la contrée florissante des Colches. Il s’empara aussitôt des yeux de l’immense dragon. Le monstre recourba son cou chargé d’écailles et ramena sa tête sous son ventre. A cette vue, la malheureuse Médée fut frappée d’étonnement ; elle conseilla au fils intrépide d’Éson de profiter de cet instant pour enlever à l’arbre cette belle toison d’or. Lui n’hésita pas : saisissant la toison immense, il se dirigea vers son navire. Dès que les héros myniens le virent, leur cœur fut réjoui d’allégresse ; ils élevèrent les mains vers les dieux qui habitent le ciel immense.

Cependant Éète apprit de ses esclaves que Médée avait disparu : il ordonna aussitôt à Absyrte de convoquer son peuple et de chercher partout cette jeune vierge, sa sœur germaine. Celui-ci, ne perdant pas un instant, se précipita vers la rive, arriva à la flotte des héros et saisit l’infortunée jeune fille. Cependant la nuit, vêtue d’étoiles, avait fait la moitié de sa route lorsqu’une ruse horrible, un crime atroce fut commis par Médée contre l’amour du noble Absyrte : il fut tué, puis fut précipité sur les rives du fleuve rapide. Le vent impétueux l’entraîna aussitôt. Absyrte, ainsi poussé par les flots, fut roulé jusqu’aux immensités de la mer, et enfin il fut jeté dans les îles qui depuis ont pris le nom d’Absyrtides. Mais ce crime n’échappa point à Jupiter, dont l’œil embrasse tous les hommes, ni à Némésis, car lorsque les héros furent venus au navire et que, s’appuyant de toutes leurs forces sur les rames rapides, ils sillonnèrent le fleuve, nous n’arrivâmes pas directement à la mer par l’embouchure du large Phasis, mais nous déviâmes malgré nous et nous fûmes entraînés en arrière en revenant sur nos pas.

Nous avions laissé les villes des Colches sans que les Myniens pussent s’en apercevoir, car une nuit ténébreuse nous environnait. A force de bras, en ramant péniblement, nous arrivâmes au milieu du fleuve, au centre de la région. Les peuples qui habitent à l’entour sont les Gymniens, les Buonomiens, les Arciens sauvages, la nation des Cercétiques et des féroces Sindoriens. Dès que l’aurore bien-aimée des hommes apparut dans les cieux, nous abordâmes à une île couverte d’herbes. Deux fleuves l’environnent de leurs eaux, qui ne sont pas navigables, le lent Phasis et le tranquille Saranges. Celui-ci se précipite dans la mer à travers des herbes marécageuses avec de profonds relentissemens. Alors nous naviguâmes à la rame pendant le jour et pendant la nuit : nous parvînmes ainsi, à travers les détours des marais Méotides, jusqu’au Bosphore, que Titan traversa assis sur un immense taureau, après avoir dérobé des bœufs. Fatigués d’avoir ramé tout le jour, nous abordâmes d’abord sur les rives des Méotiens aux légers vêtemens, vers la tribu des Gélons et les populeuses nations des Comates. Nous vîmes encore les Sauromates, les Gètes, les Gymnéens, les Céoryphes, les terribles Arimaspiens, nations formidables aux autres peuples et qui habitent sur les terres situées autour des marais Méotides. Mais les dieux nous opposèrent encore de grandes difficultés après que nous eûmes traversé les dernières eaux de l’abîme. Les flots sont resserrés dans des rives étroites ; ils rongent leurs bords avec de tels bruits que la forêt tout entière en résonne, jusqu’à ce qu’enfin ils se précipitent dans l’océan. Malgré tous les dangers, Argo pénétra à travers ces étroites ouvertures. Après avoir travaillé pendant neuf jours et autant de nuits, nous nous éloignâmes de toutes ces nations féroces, de la tribu des Arctiens, des Léliens cruels et des Scythes armés de lances, serviteurs bien-aimés de Mars. Nous laissâmes encore les Taures homicides, qui font à Hécate de tristes sacrifices en lui offrant des coupes pleines de sang, les Hyperboréens, les Nomades et la nation Caspienne. Quand la dixième aurore apparut apportant la lumière aux mortels, nous approchâmes des vallons de Ripée, et notre navire s’élança aussitôt à travers le courant étroit. Il tomba dans l’Océan hyperboréen, que les hommes, à cause du calme plat, appellent la mer Morte. Là nous espérions à peine éviter le plus fâcheux malheur si Ancée n’avait forcé le vaisseau à passer du côté droit du rivage en maniant habilement le gouvernail. Aidé de toutes nos forces réunies, le navire s’élança et navigua en pleine eau. Mais les héros étaient fatigués par le pénible labeur des rames au point qu’elles échappaient à leurs mains basanées ; leurs cœurs étaient attristés ; ils reposèrent sur le lit leurs têtes mouillées de sueur et ils songèrent à satisfaire leur faim. Ancée s’approcha d’eux, et leur adressant de douces paroles, il releva leur courage abattu.

Alors ceux-ci, encouragés et voyant que le fond était rempli de vase, tressèrent des cordes et, se précipitant dans la mer, lièrent le vaisseau avec ses câbles, tandis qu’Argus et Ancée, jetant une longue corde du haut de la poupe, en remirent l’extrémité aux héros, qui se mirent à marcher sur la rive en traînant le navire ; et le vaisseau les suivit en fendant les plaines humides tout près du rivage ; car il n’y avait pas dans cet instant le moindre souffle qui agitât la mer profonde, ce royaume de tous les vents ; car en cet endroit, où sont les dernières ondes de Thetyas et d’Hélice, l’immensité de la surface est toujours muette.

Lorsque s’approcha la sixième aurore apportant la lumière aux hommes, nous arrivâmes auprès d’une opulente nation, les Macrobiens, qui vivent de longues années : leur existence est de douze mille mois sans aucune souffrance ; quand approche le dernier mois, la mort leur vient dans un doux sommeil. Ils ne sont jamais inquiets de leur nourriture ou des choses dont s’occupent les hommes : ils se nourrissent d’herbes emmiellées qui se trouvent au milieu des pâturages ; ils ont pour boisson divine une rosée délicieuse comme l’ambroisie ; c’est ainsi qu’ils vivent dans une jeunesse éternelle et florissante. Une charmante sérénité brille toujours dans les yeux des fils comme des pères, leur esprit est calme et tranquille pour faire les choses justes et dire des paroles prudentes. C’est ainsi que nous traversâmes ce rivage au milieu d’un grand nombre d’hommes. Traînant toujours notre navire rapide, nous arrivâmes aux Cimmériens, qui seuls sont toujours privés de la chaleur bienfaisante du soleil : le mont Ripée et le sommet du Calpin éloignent sa lueur et leur cachent ses doux rayons en les protégeant contre les vents du midi ; les Alpes élevées leur voilent aussi le soleil couchant ; un épais brouillard pèse toujours sur eux. Nous sortîmes de là et, toujours sur nos jambes fatiguées, nous vînmes jusqu’à un âpre promontoire et un port qui manque de vent, où le fleuve Achéron, qui roule de l’or, parcourt avec de profonds tourbillonnemens cette froide contrée : son eau, semblable à de l’argent, est reçue par un noir marécage ; non loin du fleuve murmurent des arbres qui la nuit comme le jour sont chargés de fruits. Cérès, la déesse de la terre et des guérets, habite là dans des bourgs bien bâtis. Le peuple de ces contrées est une race juste entre tous les hommes ; quand ils meurent, un navire leur suffit, car leurs âmes traversent aussitôt l’Achéron, près duquel se trouvent les cités et les portes impénétrables des enfers et le peuple des songes. Lorsque nous eûmes traversé le pays de ces nations et leurs villes, toujours fatigués par le dur service que nous nous imposions, Ancée sortit du navire ; il ordonna aussitôt à ses compagnons harassés de revenir auprès de lui et les flatta parées douces paroles :

« Amis, supportez courageusement ce travail ; j’espère que plus tard il ne s’en présentera pas de plus fatigant ; car je sens déjà le zéphire qui s’élève et ride légèrement la surface de la mer. Ce n’est pas un vain signe pour moi quand l’eau de l’océan fait de doux bruits en caressant les sables. Élevez donc promptement le mât, déliez les voiles des antennes, et retirant les cordes, disposez-les convenablement et abandonnez-les de chaque côté du navire. »

Ils exécutèrent aussitôt tous ses ordres. Mais dans cet instant, du fond du navire résonna une voix qui annonça l’avenir : c’était celle du prêtre sacré que Pallas avait cloué sous les poutres ; elle parla en ces termes, et la terreur saisit l’âme de chacun de nous :

« O malheureux que je suis ! Qu’il eût mieux valu que j’eusse été brisé sur les roches Cyanées dans les flots de l’Euxin que de porter ainsi l’opprobre et l’infamie des rois ! Car le sang d’Absyrte, versé par un assassinat, demande vengeance et suit toujours ma trace ; et c’est là l’injure qui nous insulte plus que toute autre. Moi je vous accuserai de ce crime récent et infâme lorsque nous serons plus près des Érynnies, et si vous ne m’apaisez par des sacrifices, quand vous me pousserez entre la terre et la mer, je me précipiterai dans l’océan Atlantique. »

Après avoir prononcé ces mots, il se tut. Les âmes des héros, ayant entendu ces paroles, furent effrayées qu’un si grand malheur les menaçât à cause de l’amour de Jason. Et plusieurs roulaient dans leur esprit le projet de tuer la malheureuse Médée et de la jeter en pâture aux poissons pour calmer ainsi les Furies. Ils auraient accompli ce projet si le fils illustre d’Éson ne les eût suppliés lui-même et n’eût ainsi calmé leurs cœurs. Ayant entendu ces paroles prophétiques des flancs d’Argos, ils s’assirent promptement sur les bords et reprirent les rames. Ancée mania habilement le gouvernail et nous arrivâmes à l’île Hibernie ; là un vent rapide et obscur, se précipitant sur notre poupe, emplit nos voiles, et notre navire courut rapidement sur la mer soulevée. En ce moment, aucun de nous n’espéra échapper à la mort, car la douzième aurore avait déjà passé ; aucun de nous n’aurait su non plus où nous étions si Lyncée n’eût parfaitement connu le cours désormais tranquille de l’océan. En effet, celui-ci découvrit dans le lointain une île toute couverte d’arbres résineux et les vastes temples de la reine Cérès, qui étaient environnés d’une nuée immense.

O Musée plein de prudence, tu as déjà appris dans mes vers comment Proserpine, cueillant de tendres fleurs, fut enlevée un jour dans un bois épais ; comment Pluton, attelant à son char ses noirs coursiers, ravit la jeune fille d’après la volonté des dieux, et l’emmena de force à travers les flots stériles. Je fus d’avis de ne pas naviguer vers le rivage de l’île couvert de maisons splendides où jamais aucun mortel ne put arriver avec un navire ; car il n’y a pas de port qui puisse recevoir et abriter les vaisseaux. Mais l’île est toute environnée d’une roche immense sous laquelle croissent les dons merveilleux de Cérès. Ancée, le patron de notre noir navire, reconnut la sagesse de mon conseil ; inclinant le gouvernail à gauche, il repoussa aussitôt le navire et le fit rétrograder. Ensuite, de peur qu’il ne continuât sa route directement, il le fit tourner vers la droite. Le troisième jour nous parvînmes à la maison de Circé, à la terre de Lycée, et en des lieux de tous côtés environnés par la mer. Dès que nous touchâmes le rivage, inquiets au fond du cœur, nous attachâmes les câbles du navire à des rochers, et Jason envoya du navire ses compagnons chéris pour s’informer quels hommes habitaient cette terre immense et pour connaître aussi la ville et les mœurs de ces peuples. Comme ils faisaient tranquillement la route, se présenta devant eux la sœur du magnanime Éète, fille du Soleil, fille de sa mère Astérope et de l’illustre Hypérion, on l’appelle Circé ; elle se dirigea vers le navire. Tous les héros furent fort étonnés en la voyant, car sa tête était couverte de cheveux semblables à des rayons ardens. Son beau visage brillait d’un magnifique éclat ; elle jetait autour d’elle toute la splendeur d’une flamme. Quand elle vit Médée couverte d’un voile blanc, car par pudeur elle avait ainsi caché sa face et son cœur était dévoré d’inquiétude, elle eut pitié d’elle et lui parla ainsi :

« Ah ! malheureuse ! quel sort t’a donc réservé Cypris ? car nous n’ignorons pas ce que vous avez fait avant votre arrivée dans notre île ; nous n’ignorons pas les crimes que vous avez commis sur notre père, pauvre vieillard, et sur notre frère, que vous avez tué d’une horrible manière. Certes, je ne vous promets pas que vous rentrerez au foyer paternel si vous persévérez tranquillement dans de tels crimes. Hâtez-vous de vous laver d’une telle ignominie par diverses expiations, ayez recours à l’art d’Orphée dès que vous serez parvenue aux rivages de Maléa. Je vous interdis d’entrer dans notre maison tant que vous serez souillée d’un tel forfait. Je vous enverrai cependant des présens comme à des étrangers, du froment, du vin agréable et des chairs pour votre nourriture. »

Elle parla ainsi et elle reprit son vol vers les cieux. Aussitôt nous vîmes au milieu du navire des vases abondans remplis de nourriture et de boisson. Comme nous préparions notre départ, il s’éleva un vent violent ; nous relâchâmes les cordes, nous traversâmes la mer dans le golfe de Tartèse, et nous arrivâmes au colonnes d’Hercule. Nous passâmes la nuit autour du promontoire du roi Denys, car nous avions besoin de prendre de la nourriture. Lorsque la brillante aurore se leva à l’orient, dès le matin, nous sillonnâmes de nos rames agiles les flots de l’océan ; nous parvînmes à la mer des Sardiens et au golfe des Latins. Nous visitâmes les îles de l’Ausonie et les bords tyrrhéniens. Lorsque nous arrivâmes à la mer retentissante de Lilybée et que nous touchâmes à l’île de Trinacrie, nous aperçûmes les flammes de l’Etna, sous lequel Encelade est écrasé. L’onde terrible bouillonna autour de nous, Charybde résonna dans les profondeurs les plus impénétrables de son abîme, et les flots, s’enflant tumultueusement, rejaillirent jusqu’à nos voiles. Le gouffre tourbillonnant retenait notre navire au même lieu, il ne pouvait ni avancer ni reculer ; il tournait rapidement sur lui-même, attiré et fouetté par l’onde tournoyante du golfe. Le moment approchait où notre vaisseau allait être englouti si la fille du dieu des mers Eurybie n’eût désiré voir son mari Pélée et ne fût venue doucement du fond de la mer pour sauver d’une perte imminente le navire Argo.

Poursuivant notre course, nous doublâmes non loin de là un rocher élevé : cette roche, brisée à son sommet, s’avance dans la mer en larges cavernes sous lesquelles les flots noirs s’engouffrent en hurlant. C’est là que de jeunes filles, les syrènes , modulent les accens d’une douce voix et charment les hommes par la suavité de leurs chants. Les Myniens étaient charmés de les entendre ainsi ; ils ne voulaient pas naviguer plus loin et déjà ils avaient rejeté les rames, et Ancée avait dirigé le navire vers l’écueil le plus élevé lorsque je saisis ma lyre et je leur chantai les chants délicieux que j’avais appris de ma mère. Je touchai fortement les cordes de ma lyre pour en tirer des sons divins : je dis comment Neptune, irrité contre son père Jupiter, frappa la terre de son trident d’or et fit naître, à travers l’immense océan des îles maritimes qu’on appela Sardo, Eubée et Cypre, battues des vents. Je chantais, et sur leur sommet neigeux les syrènes restaient muettes d’étonnement ; leurs chants avaient cessé. L’une jeta sa flûte, l’autre jeta sa cithare, et elles soupirèrent profondément, car l’heure fatale de leur mort était venue. Du sommet des rochers elles se précipitèrent elles-mêmes dans les ondes mugissantes de l’abîme : leurs beaux corps dont les formes étaient si charmantes furent changés en rochers. Lorsque le rapide Argo eut évité ce péril et ce détroit si fertile en dangers, il se dirigea, les voiles enflées par le vent et les cordes tendues, vers la divine Cercyre, dans laquelle habitèrent les Phéaciens habiles aux lointaines navigations : ils reconnaissaient les lois d’Alcinoüs, le plus juste des souverains. Nous retirâmes donc les cordes et nous préparâmes des sacrifices à Jupiter tout-puissant et à Apollon dieu du rivage.

Là nous vîmes arriver, naviguant rapidement à force de rames, la flotte d’Éète, composée des Colches, des Erraviens, des Charandiens, des Solymiens ; ils venaient à la recherche de Minyas pour ramener Médée en la présence de son père Éète et lui infliger de justes peines pour le crime qu’elle avait commis en tuant son frère. A mesure qu’ils approchaient de l’enceinte du port profane, Médée sentait fléchir ses genoux et la frayeur faisait pâlir ses joues : elle craignait que le roi des Phéaciens, la saisissant malgré elle, ne la fît reconduire dans la maison de son père et qu’il en résultât pour elle des choses inouïes ; mais la parque furieuse ne permit pas ces choses avant que Jason n’eût causé la perte de la maison de Pélias et qu’il n’eût occasionné de grands maux au roi lui-même. Quand Arète, qui a les bras couleur de rose, et Alcinoüs, semblable à un dieu, eurent appris la volonté de ce roi cruel, ce dernier ordonna aussitôt aux hérauts d’armes d’amener du vaisseau la jeune fille dont il était question et de la livrer à son père pour qu’elle subît de justes peines.

Mais Arète, la reine magnanime, eut pitié de la malheureuse. Adressant à son mari des paroles flatteuses, elle lui parla en ces termes :

« Il n’est pas bien de rompre les mariages, de troubler le lit conjugal et d’éteindre la flamme de l’amour. Vénus s’irrite contre les hommes et les femmes qui commettent de pareilles actions. Mais si cette fille est venue jusqu’ici vierge et n’ayant pas goûté les plaisirs de l’amour, qu’elle rentre dans la maison de son père et dans les pénates des Colches ; mais si elle a défloré sa virginité, si elle s’est abandonnée aux embrassemens de son époux, que celui-ci la reconduise. »

Elle dit. Alcinoüs pesa attentivement la gravité de ces paroles ; il résolut d’accomplir ces choses. Mais Junon ne laissa pas ignorer ce projet à Minyas ; ayant revêtu la figure d’un esclave, elle lui rapporta et lui confirma ces intentions. Alors Médée prépara le lit de noces sur la sommité de la poupe ; on l’orna des plus beaux tapis et on étendit la magnifique toison d’or ; ensuite, ils suspendirent des peaux de bœufs à des piques et ils réalisèrent l’œuvre vénérable du mariage. Et ainsi, Médée la malheureuse jeune fille, Médée vit fanée par l’amour sa fleur virginale. Lorsque les Colches et les Minyens vinrent en présence du roi, Jason accepta la sentence et reçut pour épouse, de la main d’Alcinoüs, Médée, qu’il fit de suite embarquer sur son navire. Argo, poussé à force de rames, s’élança en sillonnant. Je te raconterai, ô Musée, fils des Dieux, comment ils terminèrent leur navigation errante, et ce qu’ils eurent encore à souffrir dans la Crète lorsqu’ils aperçurent le Géant. Celui-ci ne permit à aucun navire d’entrer dans le port, et pressés de tous les côtés par les ondes frémissantes, battus par les noires tempêtes nous avons craint que noire navire rapide ne fût brisé par les rochers. Péan, qui lance au loin ses traits, du sommet de Délos lança un dard qui se voit encore au milieu des Sporades. C’est de là que les hommes qui habitent à l’entour ont appelé cette île Cranaë. Mais il n’était pas permis même à cet écueil d’être la cause de la perte de Jason, car il portait avec lui le prix de sa sauvegarde. Lorsque nous fûmes arrivés aux côtes de Malas, les Minyens voulurent suivre les conseils de Circé, et persuadés par ses avis, ils voulurent échapper à la colère d’Éète et de la furie qui punit les crimes ; alors, au nom des Minyens, je fis les sacrifices expiatoires et je suppliai Neptune, qui heurte la terre, de vouloir bien accorder aux héros fatigués un heureux retour dans leur patrie et auprès de leurs parens chéris. Ensuite ils dirigèrent leur navigation vers la ville magnifique de Yolcon ; moi je rentrai dans Ténare, battu de vents, pour faire des sacrifices aux rois illustres qui tiennent les barrières de l’enfer souterrain. Parti de là, je dirigeai ma course vers la Thrace neigeuse et dans la région des Libèthres, ma patrie, et je rentrai dans la grotte dans laquelle ma mère me conçut en partageant la couche du magnanime OEagre.

 

FIN DE L’ARGONAUTIQUE

L'ARGONAUTIQUE
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