24 Janvier 2022
Grâce à tous les miracles et exploits que les légendes indiennes portent à son crédit, Vishnou est le dieu le plus célébré en Inde, et ce depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. Ses adorateurs représentent de nos jours quelque 60 % de la population hindoue en Inde.
Dans les temps anciens du védisme, Vishnou, tout comme Shiva, n'était qu'une divinité secondaire, mentionnée à peine dans les Vedas et apposé au nom d'Indra, qu'il semble qualifier (Vishnou signifiant « omniscient » en sanskrit). Vishnou prit de l'importance à la suite de la diffusion des grandes épopées du Ramayana et du Mahabharata. Ces récits mettaient en scène des héros aux allures de demi-dieux, qui furent choisis comme avatars de dieux tutélaires. Vishnou, dieu syncrétique et tout-puissant, servit de canevas à des incarnations terrestres légendaires, dont celles de Krishna et de Rama sont les plus connues.
Vishnou, appelé de son nom générique, est rarement cité et adoré, mais c'est sans compter les milliers de noms qui lui sont attribués, et qui chacun d'entre eux nomme une de ses qualités. Les avatars de Vishnou possèdent des appellations qui sont typiques de la région de son culte. Ici, Vishnou est le bienheureux-tout-puissant (Bhagawan), là il est le maître des eaux (Narayan), ailleurs encore il est Ranganath, Jaganath ou encore Jagat ou Badrinath. Cependant, les canons hindous ont attribué à Vishnou une dizaine d'incarnations universellement admises (Dashavatara) et qui figurent comme bases picturales et ornementales de la plupart des temples qui lui sont consacrés : il s'agit en partie de ses incarnations animales, comme celles du poisson Matsya, du sanglier Varaha, de la tortue Kurma, de l'homme-lion Narasimha, etc.
Personne, ô Bhagavat, ne connaît ton dessein, quand toi, pour qui nul homme n’a jamais été un objet d’affection ni de haine, tu te déguises sous la forme humaine, éprouvant pour les mortels des sentiments si divers. Âme de l’univers ! toi qui es l’Esprit inactif et incréé, ta naissance et tes actions, ce sont tes perpétuels déguisements sous des formes d’animaux, d’hommes, de sages et de poissons.
Les récits de ces incarnations, et le détail de leurs passages sur Terre varient grandement d'une tradition à l'autre, mais certains scientifiques hindous ont pu remarquer que ces différentes étapes coïncident étonnamment avec les différents stades de la vie. Matsya représente l'océan primordial, et la vie marine qui fut à l’origine de toute vie sur notre planète. La tortue Kurma représente les reptiles, les invertébrés, les ovipares, des dinosaures au lézard, qui peuplèrent le monde avant nous. Enfin, Varaha, le sanglier représente le cycle des mammifères, dans lequel nous vivons encore.
Le sanglier fait partie de la famille porcine, et à ce titre il jouit d'une sinistre réputation, quasiment universellement partagée par les peuples antiques, dont les juifs et arabes, à cause de son estomac trop petit pour évacuer ses toxines et de son régime alimentaire abrasif et malsain. De même, la tradition hindoue s'oppose à la consommation de sa chair, moins saine que celle du poulet. Le poisson (Matsya) qui se conserve mal est aussi un animal jugé impur et dangereux à pêcher, que les brahmanes et les castes supérieures se gardent de consommer. Ainsi, Vishnou s'incarne en des animaux impurs ou interdits, afin de sauver le monde d'un poison mortel ou d'un danger titanesque.
Contrairement aux divinités védiques, toutes issues d'une lignée brahmanique, Vishnou est un dieu qui transcende les varnas, s'incarnant souvent en sage brahmane, parfois en guerrier kshatriya, et parfois même dans la condition de shudra, comme ce fut le cas pour son incarnation en tant que Krishna, le conseiller des princes qui a grandi dans une tribu de vachers yadavs (caste de main-d’œuvre agricole).
Les incarnations de Vishnou correspondent donc étonnamment à la chronologie scientifique moderne : après s'être incarné en poisson puis en sanglier pour faire l'amour à la Terre de son groin magnifique (figurant la tectonique des plaques tout autant que le règne des mammifères), Vishnou s'est ensuite incarné en Narasimha, l'homme-lion, le roi des animaux qui demeure au sommet de la chaîne alimentaire.
Vishnou s'incarna ensuite en Vamana, un nain, qui par son intelligence et sa malignité défia un démon qui menaçait la stabilité du monde. Vamana est l'handicapé qui pourtant sauve l'humanité, en cela il est à rapprocher du concept de la pierre angulaire de la parabole du Christ. Jésus prêchait que la pierre que l'on avait rejetée de côté lors des fondations servira de pierre angulaire à la voûte du palais céleste. Rendu impur par ses péchés répétés de vie en vie, d'incarnation en réincarnation, le nain Vamana représente aussi une certaine forme de déchéance ; à travers lui, l'humanité est pervertie et bancale, s'éloignant de l'âge d'or du Satya Yuga pour entrer dans celui du Tetra et bientôt du Kali Yuga.
Afin de sauver une humanité qui se perd en s'éloignant des dieux et de la juste manière d'être au monde, les incarnations suivantes de Vishnou seront alors des figures héroïques, censées prêcher une morale par leurs actes, et faire rayonner leur puissance afin de montrer l'exemple à suivre de la tradition initiale (appelée Sanatana Dharma en Inde moderne et Tradition Primordiale par René Guenon). Ce sont Parashurama, Rama, Krishna, tous héritiers des grands rishis, rois, princes, et dotés d'une force herculéenne, d'une sagesse et d'un courage à toute épreuve.
Afin que les adorateurs de Bouddha ne se détournent pas des coutumes hindoues, Bouddha, l'archétype du sage indien, fut incorporé au début de notre ère au panthéon des avatars de Vishnou. Son exemple de piété, son dévouement total à l’ascétisme, sa pratique du yoga, firent de Bouddha la neuvième incarnation canonique de Vishnou.
Quant au dernier avatar canonique de Vishnou, il ne s'est pas encore manifesté mais apparaîtra à la fin des temps, à la fin de l'âge du Kali Yuga, sous les traits de Kalki. Monté sur un magnifique cheval blanc, Kalki est le cavalier de la fin du monde, le juge final qui discriminera le bien et le vrai du mal et du faux et sauvera la vie sur Terre pour qu'elle puisse entrer à nouveau dans un nouvel âge d'or (Satya Yuga).
À travers ses successives incarnations, Vishnou est donc le gardien des yugas, ces ères temporelles qui sont au nombre de quatre et qui toutes assemblées représentent un cycle complet d'existence cosmique, le Maha Yuga (4 320 000 années solaires.)
À chacune des ères, de l'âge d'or à l’âge de la déperdition, Vishnou rend donc visite à l'humanité pour la sauver et préserver son existence jusqu'à la fin programmée des yugas. Vishnou est l'assurance que l'ordre cosmique de l'Univers sera respecté jusqu'à sa fin programmée et judicieusement nécessaire afin qu'un autre univers émerge et continue ainsi l’œuvre créatrice de tous les univers précédents.
À ces avatars mythologiques de Vishnou, il faut aussi ajouter une liste non moins longue d'incarnations terrestres et humaines. Vishnou s'est ainsi incarné sous les traits de nombreux princes, chevaliers, savants et moines pénitents. Parmi ceux-ci on mentionnera encore Krishna et Rama, qui, en plus d'être des figures mythologiques, n'en demeurent pas moins des êtres humains qui ont vécu et sont morts en humains, leur réalité historique n'étant pas remise en question dans l'hindouisme. Lakshman, le demi-frère de Rama est lui aussi une incarnation de Vishnou, mais à demi partagée avec Brahma, avec qui Vishnou s'est mélangé pour donner naissance au fidèle frère, compagnon et ami de Rama. D'ailleurs, toute la famille de Rama est pour ainsi dire une incarnation de Vishnou : Shatrughna, le plus jeune frère de Rama et Bharata, son demi-frère, étant eux aussi des avatars.
Vishnou est celui qui préserve, mais n'en demeure pas moins celui qui rétablit l'équilibre du monde sans renoncer pour autant à la juste violence.
La Légende du Bienheureux (Bhagavatam Purana), texte fondateur du Vishnavisme, cite 22 avatars, comprenant la plupart de ceux déjà cités, en y ajoutant : les quatre jumeaux Kumaras, les sages Narada, Nara, Narayana, Kapila, Dattatreya (qui est un avatar partagé avec Brahma et Shiva), Yajna (la personnification du sacrifice), ainsi que le roi Rishaba (tirthankara jaïn) le médecin Dhanvantari, l'écrivain Vyasa, et Balarama (le frère de Krishna, que certaines traditions considèrent plutôt comme l'avatar de Sesha le serpent cosmique).
Une de ses formes les plus populaires de Vishnou est Narayana, que la vision idolâtre représente allongé sur Sesha, en maître des eaux primordiales. Vishnou est en effet lié à l'élément aquatique, ainsi qu'en témoigne sa forme enfantine, décrite dans le Markandeya Samasya Parva, qui est constitué des chapitres 182 à 231 du Aranya Parva (Livre de la forêt), le 3e livre du Mahabharata. Entre deux grandes ères civilisatrices, alors que l'Univers se reposait dans le chaos des vagues de l'océan initial, le sage ermite Markandeya arriva auprès d'un arbre sacré, sur les branches duquel un petit garçon reposait.
« Le dieu m'offre un lieu de repos dans son intérieur, témoigne alors Markandeya. À ce moment, je me sens las de ma longue vie et de mon existence humaine. Il ouvre la bouche, et je suis attiré en lui par une force irrésistible. A l'intérieur, dans son ventre, je vois le monde entier, avec ses royaumes et ses villes, avec le Gange et les autres fleuves et la mer, les quatre castes, chacune à son travail, des lions, des tigres et des sangliers, Indra et toutes les cohortes des dieux, les Rudras, les Adityas et les pères, des serpents et des éléphants, en peu de mots, ce que j'ai vu au monde, je le vis dans son ventre pendant que j'y errais. J'y errai pendant plus de cent ans sans arriver au bout de son corps. C'est alors que j'invoquai le dieu même et immédiatement, avec la puissance du vent, je me trouve expulsé par sa bouche. Et de nouveau je le vois assis sur la branche de l'arbre nyagrodha, portant les signes de la divinité, vêtu d'habits jaunes. » D'après Reitzenstein et Schaeder, Studien zum antiken Synkretismus aus Iran und Griechenland.
Le culte de Vishnou trouve sa véritable origine dans la Bhagavad Gita, qui célèbre la sagesse de Krishna. De manière unanime, la Gita est comptée parmis les plus grands chefs-d’œuvre de l'humanité, toute catégorie littéraire confondues. S'il s'agit d'un texte complexe et d'une très haute teneur philosophique, il possède aussi une dimension poétique bien plus accessible. À la lecture de la Bhagavad Gita, il paraît évident que l'hindouisme vishnavite n'est pas un polythéisme.
C'est Krishna qui parle, délivrant ainsi le « secret du monde » à son disciple Arjuna : « Je suis moi-même la création et la dissolution de l’Univers. Au-dessus de moi il n’y a rien ; à moi est suspendu l’Univers comme une rangée de perles à un fil. Je suis dans les eaux la saveur. Je suis la lumière dans la Lune et le Soleil, la louange dans tous les Vedas, le bruit du vent, la force masculine dans les hommes, le parfum pur dans la terre. Je suis la splendeur dans les flammes, la vie dans tous les êtres, la privation dans les ascètes. Je suis la semence inépuisable de tous les vivants ; la science des sages, le courage des vaillants, la vertu des forts exempts de passion et de désir. Je suis dans les êtres animés l'inclinaison pour la justice. Je suis la source d'où provient tout bien obtenu grâce à la vérité, à la passion et à l’obscurité. Mais je ne suis pas dans toutes ces choses, ce sont elles qui sont en moi. » Bhagavad Gita, 7.
« Je suis l’origine de tout ; de moi procède l’Univers : ainsi pensent, ainsi m’adorent les sages, participants de l’essence suprême. Pensant à moi, soupirant après moi, s’instruisant les uns les autres, me racontant toujours, ils se réjouissent, ils sont heureux. Toujours en état yogique, m’offrant un sacrifice d’amour, ils reçoivent de moi le yoga mystique de l’intelligence, grâce auquel ils arrivent jusqu’à moi. Alors, dans ma miséricorde et sans sortir de mon yoga, je dissipe en eux les ténèbres de l’ignorance, avec le flambeau lumineux de la science. Je suis l’Âme qui réside en tous les êtres vivants ; je suis le commencement, le milieu et la fin des êtres vivants. » Ibid 10.
« D’une autre manière, les êtres ne sont pas en moi : tel est le mystère de l’Union souveraine Mon âme est le soutien des êtres, et sans être contenue en eux, c’est elle qui est leur être. Comme dans l’air réside un grand vent soufflant sans cesse de tous côtés, ainsi résident en moi tous les êtres. […] Mais ces œuvres ne m’enchaînent pas : je suis placé comme en dehors d’elles, et je ne suis pas dans leur dépendance. Sous ma surveillance, l’émanation enfante les choses mobiles et immobiles ; et sous cette condition, le monde accomplit sa révolution. Revêtus d’un corps humain, les insensés me dédaignent, ignorant mon essence suprême qui commande tous les êtres. Je suis le Sacrifice, je suis l’adoration, je suis l’offrande aux morts ; je suis l’herbe du salut ; je suis l’hymne sacré ; je suis l’onction ; je suis le feu ; je suis la victime. Je suis le père de ce monde, sa mère, son époux, son ancêtre. Je suis la doctrine, la purification, le ôm mystique, je suis le Rig-Veda, le Sama-Veda et le Yajur-Veda. Je suis la voie, le soutien, le seigneur, le témoin, la demeure, le refuge, l’ami. Je suis la naissance et la destruction ; la halte ; le trésor ; la semence immortelle. C’est moi qui échauffe ; qui retiens et qui laisse tomber la pluie. Je suis l’immortalité et la mort, l’être et le non-être. » 9.
Les traditions vishnavites indiquent que durant l'âge final du Kali Yuga, Vishnou ne s'incarne pas directement, ou seulement à la fin des temps en tant que Kalki, le guerrier du Déluge. Durant cet âge ultime, plutôt que de s'incarner lui-même en un avatar, il inspirera des saints et des prophètes qui répandront sa doctrine sur Terre. Pour ne citer que les plus connus et les plus influents à travers les âges, nous mentionnerons les yogis et maîtres spirituels Dattatreya, Ved Vyasa, l'auteur présumé du Mahabharata, ainsi que les philosophes et théologiens Kapila et Chaitanya Mahaprabhu (1485–1533).
Chaitanya Mahaprabhu est un réformateur du vishnavisme considéré par son mouvement comme la dernière incarnation de Krishna sur Terre avant la fin des temps. Alors que l'Empire musulman était affaibli par les guerres intestines qui ruinaient les efforts d'hégémonie de ses sultans, le vishnavisme connut un essor, en particulier grâce à Chaitanya, qui va redécouvrir le lieu saint de Vrindavan, voisin de Matura, la ville supposés de la jeunesse de Krishna qui fut rasée par les musulmans. Efféminé, androgyne, avatar de Krishna proclamé par ses disciples, Chaitanya va redécouvrir ses jardins et vestiges archéologiques, qui devinrent dès lors un centre religieux important du vishnavisme.
Contemporain de Chaitanya Mahaprabhu, Baba Mohen Rama (v. 1409 à 1530), était un autre gourou aux pouvoirs miraculeux qui se réclamait quant à lui de l'incarnation du nain Vamana.
Les Alvars, poètes et saints tamouls (-3100 selon les légendes et 500 à 900 apr. J.-C. selon les données historiques) se réclament eux aussi d'une inspiration directe avec Vishnou, qui réside en eux comme eux-mêmes résident en Vishnou. Les Alvars, que les légendes disent avoir vécus sur Terre juste après la montée au Paradis (Vaikuntha) de Krishna, sont la poétesse érotico-mystique Andal, Periyalvar, Kulasekalvar, Tirumalisai, Tondaradipodi Alvar, Tirupanalvar, Maturakavi, Tirumankai, Poykai, Putam, Pey et le plus célèbre d'entre tous, le mystique Nammalvar, dont le nom signifie en tamoul « le père des saints » et qui serait selon la légende soudainement apparu dans le tronc d'un arbre, sous la forme d'un enfant connaissant par cœur les Vedas et éprouvant un amour et une dévotion sans borne envers Vishnou sous la forme de Krishna.
En dehors de ces avatars les plus populaires, d'autres traditions mentionnent comme incarnation de Vishnou : Hayagriva, l'homme à tête de cheval, le dieu de la connaissance, ainsi que le sage Nara-Narayana, et Manu, le père de l'humanité. De nombreux avatars typiquement régionaux de Vishnou existent aussi, tels Vithoba dans le Maharashtra, Jaganath « Seigneur de l'Univers » en Orissa, ou encore Venkateswara à Tirupati.
Au Cachemire et au Népal, il existe une forme androgyne de Vishnou appelée Vaikunta-Kamalaja, qui représente sous les traits d'une seule divinité, Vishnou et sa compagne Lakshmi ; un côté du corps de la divinité étant masculin, l'autre féminin, ce qui signifie que la nature du divin dépasse les restrictions de genre.
À ces avatars consensuels, s'ajoutent bien d'autres avatars autoproclamés, parfois même reconnus par des religions qui ne sont pas hindoues, comme le jaïnisme ou le sikhisme, mais qui reprennent tout de même à leur compte le principe d'avatar et la notion d'une divinité surpuissante et généreuse, qui s'incarnerait sur Terre pour sauver ses créatures.
Dans l'un des livres sacrés des sikhs, le Dasam Granth, compilé par leur dixième gourou Gobind Singh (1666 - 1708), il est fait mention de 24 avatars, nommés les « chaubis avatars », qui, outre les avatars classiques des Puranas, comprennent aussi : Jalandhara, que les hindous considèrent comme une incarnation de Shiva en tant qu’asura, le serpent cosmique Sesha, Arihant (une divinité conceptuelle empruntée au jaïnisme et qui personnifie le voyage de l'âme vers la mort), Surya le dieu-Soleil, Chandra la Lune, ainsi que Jésus, nommé Isha ou Yeshou.
Fondateur de la religion Baha’ie, le sage iranien Bahá'u'lláh (1817 à 1892) reprit à son compte la tradition mystique hindoue et prétendit être l'avatar de Kalki ainsi que celui de Krishna, tout en assumant être le Madhi des musulmans et le Méchiah (Messie) des juifs.
De la même façon, le gourou farsi Meher Baba (1894 à 1969), s'autoproclama « l'avatar de son temps », déclarant par là-même qu'il se considérait être Kalki, la dernière incarnation de Vishnou.
Pour compléter cette liste non-exhaustive des avatars de Vishnou, nous mentionnerons Ayya Vaikunda Nadhar (v. 1833–1851) , le fondateur de la religion Ayyavazhi, considérée comme une branche de l'hindouisme moderne par l'administration indienne, si ce n'est par sa dizaine de millions de sectateurs. De nombreux miracles lui sont attribués et ses adeptes le considèrent comme l'incarnation de Vishnou et Krishna. Il fut une figure de la lutte sociale et révolutionnaire des opprimés du sud de l'Inde, à la fois contre le régime tyrannique des rois tamouls et contre les colons anglais qu'il appelait « les diables blancs ». Ayya Vaikunda Nadhar est à l'origine de l'Akilam, le livre saint des ayyavazhis, dont la doctrine repose sur l'unité de Dieu malgré ses différentes incarnations et sur la figure centrale et récurrente de Vishnou.
Enfin, les rois du Népal, qui régnèrent de 1768 à 2008, ont vu leur pouvoir accepté plus facilement et consolidé grâce à la tradition qui faisait d'eux les avatars temporels de Vishnou sur Terre.
Pour qu'on le reconnaisse aisément, et ce quel que soit son avatar, Vishnou est toujours affublé des mêmes symboles, comme le disque cosmique, son arme destructrice d'illusion, sa conque ou sa flûte, qui permettent d'appeler les fidèles pour célébrer le rituel de la puja du soir et du matin, ou encore le lotus, qui symbolise l'éveil spirituel. Enfin, symbole le plus diffus et le plus facilement identifiable de Vishnou, est la trace en forme de V ou de U que ses disciples se tracent sur leur front et qui symbolise les cornes de la vache sacrée, la mère nourricière de toute existence. Tout comme les trois bandes arborées par les shivaïtes, les adorateurs de Vishnou, dévots comme prêtres, portent ostensiblement ces cornes dessinées sur leur front, à la place où est supposé se situer le troisième œil, qui s'ouvre sur des dimensions de la réalité que ne peuvent percevoir les cinq sens.
Pour compléter l'apparence symbolique de Vishnou, il nous faudra lui ajouter comme animal fétiche et monture, Garuda, un oiseau d'azur dont le culte est célébré jusque dans la péninsule indonésienne et qui semblerait même prédater l'apparition de Vishnou comme dieu principal du sous-continent indien. L'autre animal dont Vishnou est très proche est Sesha, le serpent cosmique sur lequel l'Univers et les eaux primordiales reposent. De nombreuses représentations mettent en scène Vishnou allongé sur Sesha, méditant sur les univers qu'ils sont tous deux en train de créer.
Représentations classiques de Vishnou, Rama et Krishna (1 : Vishnou Vasudeva et ses quatre bras, armé du disque cosmique qui sépare la réalité du mensonge, de la conque annonçant les rituels, de la fleur de lotus symbole de sagesse et de la massue symbole de puissance (illustration du Mahabharata, Hindi Gita Press, 1918, Collection Robarts, Université de Toronto). 2 : Rama, coiffé comme un ascète et armé de son arc (Yogendra Rastogi). 3 : Krishna et sa flûte (Praveenp, Wikipedia, CC BY-SA 3.0)
Si Vishnou est le dieu le plus adoré, c'est probablement son avatar Krishna qui est le plus représenté dans l'art pictural.
Seul avatar du Dvapara Yuga, le personnage de Krishna est central dans l'hindouisme. C'est l'énonciateur de la Bhagavad Gita. Il incarne à la fois le prophète, c’est-à-dire le narrateur du secret de la vie, inspiré par Vishnou l'être cosmique, mais aussi il est aussi Vishnou lui-même sous sa forme la plus glorieuse.
J’ai eu bien des naissances : je les connais toutes. Quoique sans commencement et sans fin, et chef des êtres vivants, néanmoins maître de ma propre nature, je nais par ma vertu magique. Quand la justice languit, quand l’injustice se relève, alors je me fais moi-même créature, et je nais d’âge en âge. Pour la défense des bons, pour la ruine des méchants, pour le rétablissement de la justice.
Né d'une vierge et abandonné dans un panier d'osier sur un fleuve, élevé dans une caste inférieure, le personnage mythologique de Krishna est similaire à celui de Sargon, fondateur de l'empire d'Akkad (qui régna de -2334 à -2279) mais aussi à celles de Cyrus, Romulus, Moise et Persée... Si Sargon fut élevé par des porteurs d'eau et Moise par des esclaves hébreux. Krishna grandit avec des bouviers.
Élevé dans une tribu yadave de vachers, les légendes innombrables le concernant racontent une ascension fulgurante au cours de sa vie, grâce à un courage, une force et une sagesse sans limite, qui lui permirent de traverser les castes et se hisser au sommet de la société aryenne.
Dès sa petite enfance, Krishna montre des pouvoirs surnaturels, ainsi qu'une force instinctive et une inclinaison particulière à la séduction. Tel Vishnou, Krishna possède lui aussi un nombre incalculable d’appellations. Quand il est glorieux et magnanime et qu'il règne sur les hommes, il est Narayana. Quand on le représente encore bébé, maladroit et belliqueux, il est Balakrishna. En tant que vacher, le séduisant éphèbe efféminé qui séduit tous les dévots qui s'approchent de lui, de tout sexe confondu, est Mohan (littéralement l'enchanteur). Quand il se contente de garder une vache, et qu'il signifie par là sa vigilance et son charisme, il est Govinda, ou Gopala, le « chef des vachers », le « chef du troupeau », ressemblant en cela à la figure christique du berger-prophète qui garde les agneaux de Dieu.
Enfin, quand il révèle sa véritable puissance à ceux qui cherchent sa protection et son conseil, et alors que son allure est semblable à celle du dieu Vishnou dont il est l'avatar, Krishna est le Bhagavan, c'est-à-dire en sanskrit à la fois « le bienheureux » mais aussi le « tout-puissant ». C'est ainsi qu'il apparaît aux yeux d'Arjuna, lors du combat fatidique du Mahabharata et qui est raconté dans la Bagavad Gita.
Suivant les variations régionales semblables à celles qui affectent le culte de Vishnou, Krishna peut être alternativement Vrindhavan, du nom de la région dans laquelle il a grandi, Jaganath, Payapur, Junagadh, Vithoba, Nathdwara, ou encore Guruvayur. Dans le sud du pays, à travers les peuples de langues dravidiennes, Krishna est connu sous le nom de Kanna.
Dans l'iconographie populaire, Krishna vit entouré d'une cour de jeunes dévots des deux sexes à la beauté éclatante. Ils sont au nombre, suivant les traditions, de 108 ou 16 000 gopis (laitiers) et de 108 ou 16 000 gopikas dont la nymphe Lalita est la plus connue. Tous sont amoureux de Krishna, qui les a sauvés du doute existentiel et des griffes des démons, et qui pour le remercier dansent sans fin une ronde délicate autour de lui. Étant le centre d'attraction mais aussi la source d'inspiration de cette danse, Krishna est souvent représenté jouant de la flûte au centre d'une foule en transe.
Dans cette posture, Krishna n'est pas sans rappeler le faune Pan de la mythologie grecque, sans le côté brusque, animal et violent, mais tout en conservant son immense pouvoir sensuel. Cependant, si Pan est un être libidineux, habitué au viol des nymphes, Krishna est un éphèbe androgyne qui, selon la tradition ascétique et védique, prône l’abstinence sexuelle. Son charme n'est pas celui d'une pulsion charnelle mais plutôt d'un amour inconditionnel que se doit de ressentir toute créature face à l'existence.
Enfin, en tant que roi, Krishna connut huit épouses, parmi lesquelles les reines Rukmini, Ashtabharyas, Jambavanti, Satyabhama, Rohini et Lakshmana. Cependant, sa compagne la plus régulière est Radha, son alter ego féminin avec lequel il peut se fondre pour devenir l'entité transgenre Radha-Krishna, pour qui la puissance de séduction ne connaît pas la binarité. Radha-Krishna est la plus belle forme que puisse prendre la création, c'est une vision métaphorique de la jeunesse, de la beauté et du printemps.
Outre le paon (symbole de Vishnou), l’animal fétiche de Krishna est bien sûr la vache, dont il avait en garde les troupeaux étant adolescents en tant que vacher. Produit de la vache, le lait caractérise aussi Krishna, qui en tant que bébé Balakrishna n'hésite pas à en renverser au sol afin de bénir la terre.
Le lait de la vache est ce que l'on donne après le lait maternel, et de ce fait ainsi la vache devient pour chaque Indien une mère de substitution.
Cependant, du fait de ses nombreux faits d'armes, de sa force sans pareille et de son intelligence hors norme, Krishna n'est pas relié à la varna (caste) des shudras mais plutôt à celle des kshatriyas, la couleur bleue qui caractérise la peau de Krishna étant aussi la couleur qui symbolise le varna des kshatriyas. Par ailleurs, les explications concernant la couleur de peau de Krishna varient grandement d'une tradition à l'autre. L'ingestion d'un poison lui aurait donné cette teinte, comme cela fut aussi le cas pour Shiva qui lui aussi eut la peau bleutée suite à l'ingestion d'un poison (ce qui lui permit de sauver le monde). Une autre théorie expose que Krishna soit de cette couleur parce que Vishnou lui-même est bleu, et qu'il s'agirait donc d'une indication concernant le caractère divin de Krishna, le bleu étant considéré comme la couleur du divin, de l'aura mystique et de la sainteté. Cette symbologie du bleu correspond à peu de variations près à celle de la couleur pourpre, attribuée en Occident dans la gnose, dans l'alchimie et dans les cultes initiatiques. Ajoutons aussi l'étymologie du mot krishna qui veut dire « noir ». Sa peau serait donc de la couleur de son âme, c'est-à-dire noire. Or, comme le noir n'est pas une couleur, Krishna devient bleu dans ses représentations artistiques.
Les lieux de pèlerinages principaux dédiés à Krishna sont situés pour la plupart en Inde du Nord-Ouest, entre les États du Gujarat et du Rajasthan. Il s'agit des villes de Dwarka, censée être l'ancienne capitale du royaume de Krishna (à présent sous les eaux), mais aussi Jodhpur, la ville du Rajasthan dont la majorité des maisons sont peintes en bleu et Udaipur, une autre « ville bleue » du Rajasthan, dont la légende raconte qu'elles auraient été fondées par Krishna lui-même au 4e millénaire avant J.-C.
Vrindavan en Uttar Pradesh, et Udupi dans le sud de l'Inde complètent cette liste succincte des principaux lieux dédiés à Krishna, à laquelle peuvent se rajouter les centaines de temples I.S.K.C.O.N « Hare Krishna Conciousness » érigés en Inde mais aussi tout à travers l'Occident par les disciples de Swami Prabhupada. Le premier temple ISKCON fondé aux États-Unis remonte à 1966, le premier à Londres en 1969.
Quant au Vrindavan céleste, il est le pendant hindou du jardin d’Éden, Krishna y règne en tant que Dieu de la nature clémente et bienfaitrice.
Les noms de Rama et Krishna sont mêlés dans le plus célèbre des mantras vishnavite : « Hare Rama Hare Rama / Rama Rama Hare Hare / Hare Krishna Hare Krishna / Krishna Krishna Hare Hare. »
Inspirés par Vishnou, ils possèdent une force inaltérable et une sagesse parfaite. Ils sont les deux visages d'une même divinité : Rama est l'avatar de Vishnou pour le Tetra Yuga, Krishna pour le Dvapara Yuga. Si Rama est un guerrier, Krishna est un conseiller. Si Rama est un chef, Krishna est un ami. Si Rama est un prince héritier, Krishna grandira dans une famille de vachers. Si Rama manie l'arc, et donc ses passions, Krishna joue de la flûte, et donc suscite les passions de ses adorateurs.
En somme, Rama et Krishna sont une seule et même créature à l'aspect humaine mais de nature divine, à l'allure juvénile et alerte, mais capable de la plus grande fermeté dans la pratique et la sauvegarde du Dharma.
Avant Rama, Krishna (et Parashurama), Vishnou s'incarna en nain, en géant, en homme-lion, en nymphe, en sanglier, mais ce n'est qu'à travers ces trois héros qu'il apparut aux hommes à leur image. Après eux, la tradition hindoue ne prévoit le passage sur Terre d'aucun autre avatar à part Kalki, ce qui consacre d'autant plus le caractère unique de ces trois héros. Le Kali Yuga ne connaîtra donc pas d'avatar avant la venue de Kalki.
Rama est debout, Sita à son côté gauche. Il lui tient la main. Son autre main est armée d'un arc, symbole de l'âme qui est une flèche qui doit être lancée dans la vie par la correcte compréhension de l'Univers et de son cadre dharmique (l'arc). Mais encore, l'arc et son maniement symbolisent l'effort que doit faire le sage pour percevoir la réalité telle qu'elle est vraiment, c’est-à-dire courbée et fuyante. Lakshman apparaît en retrait. Rama est grand, d'allure juvénile et alerte. Mince, musclé, la peau bleue, signe de son lien avec Vishnou et avec le divin. Le bleu foncé en Inde revêtant la même signification symbolique que le pourpre en Occident, c’est-à-dire la marque du divin transcendantal. Ses cheveux sont longs, coiffés en chignon sur le sommet de la tête, à la mode des disciples errant de Shiva. Il porte à ses bras et à son cou des colliers de noix de rudrakash, symboles de Rudra, dieu sauvage et maître de la nature. Son torse est nu, il porte un simple pagne jaune, de la couleur des renonçants et des aryas. Non loin de lui est situé Hanuman qui médite devant un temple de Shiva.
L'idole de Rama est accompagnée de celle de Sita et de celle, plus en retrait sur le côté, de son demi-frère Lakshman, figurant ainsi une triade (Rama étant l'avatar de Vishnou, Sita de Lakshmi et Lakshman de Shesha le serpent cosmique).