22 Décembre 2021
Par Alexandra David-Neel
Dans Mystiques et magiciens du Tibet (1929), Alexandra David-Neel mentionne les monastères de Tsang, dans la région de Shigatsé, comme centres d’entraînement de Lung-gom-pa, des moines spécialisé dans la courses rapides. Si rapide que cette course en devient même fantastique. Ce qu'il convient donc d'appeler un mythe tibétain entre tout à fait en écho avec le conte kalasha précédent mettant en scène un vieillard qui se déplace rapidement entre les montagnes, en courant, puis en volant.
Les héros de la légende racontée par Alexandra David-Neel sont deux célèbres lamas : Youngton Dordji Pal et le chroniqueur Bouton.
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Le magicien Youngton avait décidé de célébrer un rite solennel pour subjuguer Chindjé, le dieu de la mort. Ce rite doit être accompli tous les douze ans ; si l'on y manquait, le dieu, croit-on, dévorerait chaque jour un être vivant. Le résultat attendu de la cérémonie magique est d'amener Chindjé sous le pouvoir du lama et de le forcer à s'engager par serment à ne tuer aucun être pour sa nourriture. Des offrandes lui sont présentées, d'abord, écrit Bouton. pendant le rite, et, ensuite, quotidiennement, en rem- placement des vies qu'il épargne.
Bouton apprit ce que Youngton préparait, et désirant savoir si son ami possédait réellement le pouvoir de subjuguer le terrible dieu, il se rendit chez lui accompagné par trois autres savants lamas.
Lorsqu'ils arrivèrent ils constatèrent que Chindjé avait déjà répondu à l'appel du magicien. Sa forme effroyable était, dit l'histoire, immense comme le ciel ».
Youngton annonça à ses visiteurs qu'ils venaient juste au moment précis où ils pourraient prouver l'étendue de leurs sentiments compatissants. Il avait, continua-t-il, évoqué le dieu pour le bien de tous les êtres, il restait à l'apaiser au moyen d'offrandes, et il suggéra que l'un des lamas ferait bien de s'offrir comme victime. Les trois compagnons de Bouton déclinèrent cette invitation, et, sous divers prétextes, prirent hâtivement congé.
Bouton étant demeuré seul avec son ami déclara que si la réussite du rite exigeait vraiment le sacrifice d'une vie humaine, il était prêt à entrer volontairement dans la bouche monstrueuse que Chindjé tenait ouverte.
A cette offre généreuse, le magicien répliqua qu'il trouverait le moyen d'obtenir le fruit du rite sans que Bouton eût à perdre la vie. Il désirait seulement lui confier, à lui et à sa lignée de successeurs, la charge de célébrer la cérémonie tous les douze ans. Bouton s'étant engagé à le faire, Yougton créa d'innombrables fantômes (tulpas) de colombes et les jeta dans la bouche de Chindjé.
Depuis ce temps les lamas, tenus pour être les réincarnations de Bouton, ont régulièrement célébré, au monastère de Chalu, le rite visant à propitier le dieu de la mort. Il semble qu'avec le temps, des compagnons ont été adjoints à ce dernier, car les lamas de Chalu parlent maintenant de « nombreux démons » qui sont mandés à cette occasion.
C'est pour aller les inviter, en différentes régions, qu'un messager est requis. Celui-ci est dénommé mahékétang (le buffalo qui appelle). Le buffalo est la monture de Chindjé. Cet animal est réputé pour son intrépidité et ose appeler les mauvais esprits. Du moins, telle est l'explication donnée à Chalu.
Le messager est, alternativement, élu parmi les moines de Nyang tod kyid phug [près de Shigatsé] et ceux de Samding [centre du Tibet, 160 km de Lhassa].
Les religieux qui aspirent à remplir ce rôle doivent n'exercer d'abord dans l'un ou l'autre de ces deux monastères. L'entraînement consiste en exercices de respiration et de gymnastique spéciale pratiqués dans période de stricte claustration qui dure trois ans, trois mois, trois semaines et trois jours.
Parmi ces exercices, il en est un qui a conquis la faveur de très nombreux soi-disant mystiques d'une intellectualité généralement médiocre. Non seulement des membres de l'ordre religieux, mais des laïques hommes et femmes, font des « retraites » prolongées pour s'y adonner. Voici en quoi il consiste :
L'étudiant s'assied, les jambes croisées, sur un épais et large coussin. Il aspire l'air lentement et longuement, comme s'il tendait à se gonfler. Alors, retenant son souffle, il doit sauter, tout en conservant les jambes croisées — sans se servir de ses mains pour prendre un point d'appui — et retomber sans avoir changé de position. Certains lamas arrivent à sauter, ainsi, à une très grande hauteur.
D'après les Tibétains, celui qui persévère assidûment dans ce genre d'entraînement pendant plusieurs années, devient capable de « s'asseoir sur un épi sans en faire courber la tige, ou de se poser au sommet d'un tas de grains d'orge sans déplacer un seul de ceux-ci. » En fait, le véritable but recherché est la lévitation.
Une épreuve curieuse a été imaginée. Celui qui s'en tire avec succès est considéré comme capable d'accomplir les actes singuliers indiqués ci-dessus ou, du moins, comme n'en étant pas éloigné. Pour cette épreuve, l'on creuse une fosse dont la hauteur est égale à celle du candidat. Sur celle-ci l'on bâtit une sorte de coupole, percée à son sommet par une étroite ouverture. La hauteur du toit, à sa partie supérieure, est égale à la profondeur de la fosse. De sorte que si l'homme mesure 1 m. 7() la distance entre le fond de la fosse et le sommet de la coupole est de 3 m. 40. Le candidat assis, les jambes croisées, au fond de ce tombeau, doit en sortir d'un bond par l'ouverture du toit.
J'ai entendu des Tibétains de Kham [partie orientale du plateau tibétain, à cheval entre le Tibet et la Chine actuelles] affirmer qu'ils avaient été témoins de faits de ce genre, dans leur pays, toutefois, ceux que j'ai moi-même vus sauter, ne m'ont point paru capables d'un tel exploit.
Quant aux aspirants « Buffalo qui appelle » , les renseignements que j'ai recueillis sur les lieux où ils subissent l'épreuve finale consacrant leur succès, représentent celle-ci de façon différente.
Après leur claustration de plus de trois années dans les ténèbres, ceux des moines qui se jugent en état de se présenter au concours, se rendent à Chalu (près de Shigatsé). Là, ils sont emmurés dans un de ces édicules que je viens de décrire. Toutefois, à Chalu, l'ouverture est pratiquée dans un des côtés de la cellule et non dans son toit. Le candidat ne bondit pas, non plus, hors de sa tombe ; un escabeau lui est laissé pour qu'il puisse se hausser hors de la fosse où il est demeuré assis pendant sept jours. Il doit, ensuite, sortir par l'ouverture dont les dimensions sont calculées d'après la distance existant entre le pouce et le doigt majeur du candidats lorsqu'il les tient largement écartés, soit environ 20 centimètres dans chaque sens. Celui qui y réussit est qualifié pour devenir mahékétang.
L'on éprouve quelque difficulté à comprendre comment l'acquisition d'une agilité et d'une célérité toutes particulières peut résulter d'un entraînement qui tient un homme immobile pendant des années dans lés ténèbres, mais il faut se dire que le moyen visé n'a rien de commun avec le développement physique. Toutefois, il existe aussi d'autres méthodes comprenant des exercices plus rationnels, à notre point de vue, parmi lesquels des marches prolongées.
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