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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

La vie du BOUDDHA

Extraits composés à partir de La Vie du Bouddha, de André-Ferdinand Herold

L’Édition d’art, 1922.

 

1 – L'annonce de la naissance du Bouddha

À l’heure même où naissait le printemps au pays des Shakyas, la reine Mâyâ eut un songe.

Elle vit un jeune éléphant qui descendait du ciel. Il était blanc comme la neige des montagnes et avait six fortes défenses. Alors qu'il entrait dans le corps de Maya, les Dieux, par milliers, apparurent, chantant pour la reine des louanges impérissables.

Mâyâ sentit qu’il n’y avait plus en elle ni inquiétude, ni haine ni colère. Elle s’éveilla. Elle était joyeuse, d’une joie que jamais encore elle n’avait connue.

Elle se leva mit ses plus claires parures, et, suivi de ses plus belles suivantes, elle sortit du palais. Elle traversa les jardins du palais et alla s’asseoir à l’ombre d’un petit bois. Puis elle dit : « Que le roi vienne au bois ; la reine Mâyâ veut le voir et l’attend ! »

Le roi, en hâte, obéit et quitta la salle où, parmi ses conseillers, il rendait la justice aux habitants de la ville. Il marcha vers le bois, mais, comme il allait y entrer, il éprouva une émotion étrange; ses jambes se dérobaient, ses mains tremblaient et ses yeux étaient prêts à pleurer. Il pensait :

« Jamais, même dans la bataille au moment d’affronter les ennemis les plus braves, je ne me suis senti troublé comme maintenant. Qu’ai-je donc ? Qui me dira la raison de mon trouble ? »

Alors une voix retentit dans le ciel :

« Sois heureux, roi Çouddhodana, le meilleur des Kshatryas! Celui qui cherche la science suprême doit naître parmi les hommes et c’est ta famille qu’il a choisie pour la sienne, parce qu'elle est la plus illustre de toutes, la plus heureuse et la plus pure. Pour mère, il a élu la plus noble des femmes, ton épouse, la reine Mâyâ. Sois heureux, roi Çouddhodana ! Celui qui cherche la science suprême a voulu être ton fils ! »

Le roi comprit que les Dieux lui parlaient. Il se réjouit. Ses pas redevinrent fermes, et il entra dans le bois où l’attendait Mâyâ.

Il la vit, et sans orgueil, très doucement, lui dit :

« Pourquoi m’as-tu demandé ? Que désires-tu de moi ? »

La reine raconta au roi le songe qu’elle avait eu. Elle ajouta :

« Seigneur, fais venir ici des brahmanes habiles à expliquer les songes. Ils sauront si c'est le bien ou bien le mal qui est entré dans le palais et si nous devons nous réjouir ou nous lamenter. »

Le roi approuva la reine, et des brahmanes qui connaissaient le mystère des songes furent appelés au palais. Quand ils eurent entendu le récit de Mâyâ, ils parlèrent ainsi :

« Tous deux, ô roi, ô reine, vous aurez une grande joie. Un fils naîtra de vous et il aura les marques et les signes du plus puissant et généreux des pouvoirs. Si, un jour, il renonce à la royauté, s’il abandonne le palais, s’il rejette l’amour, si, pris de pitié pour ce qui existe, il mène la vie errante des religieux, ne vous inquiétez pas, car en agissant ainsi, il méritera des offrandes triomphales et des louanges merveilleuses. S'il mène une vie de Saint, il sera adoré par les trois mondes, car il les rassasiera. Ô maître, ô maîtresse, votre fils sera un Éveillé et on lui attribuera le titre rare et honorifique de Bouddha car il maîtrisera la Bodhi, le Savoir véritable!»

 

Les brahmanes se retirèrent. Le roi et la reine se regardaient et leurs visages étaient beaux de bonheur et de paix. Çouddhodana fit distribuer de grandes aumônes à travers le territoire contrôlé par le clan des Shakyas et qui s'étendait des contreforts himalayens à la plaine Gangétique. Ceux qui avaient faim eurent à manger et ceux qui avaient soif eurent à boire. Les femmes qui habitaient le royaume furent traité en déesse et elles reçurent des fleurs et des parfums. Sans cesse, des brises mélodieuses passaient sur la ville, tandis que du ciel pleuvaient des pétales divines et que s'élevaient au dessus des murs du palais des chants de reconnaissance qui montaient vers les appartements royaux.

La reine Mâyâ était belle à voir et les malades se pressaient sur sa route car, dès qu’elle étendait vers eux la main droite, ils étaient aussitôt guéris. Après son passage, des aveugles virent, des sourds entendirent et des muets parlèrent. Si les moribonds touchaient les brins d’herbe qu’elle avait cueillis ou foulés de ses pas, ils recouvraient aussitôt la force et la santé.

 

Cependant, la reine Mâyâ ne put supporter longtemps la joie que lui donna son fils en naissant et il n'avait que sept jours quand elle monta au ciel rejoindre les Dieux. On donna à l'enfant le nom de Gotama, parce que le prénom de sa mère était Gotami. Gotama veut dire « celui qui éclaire les ténèbres. » Plus tard, on lui donna le surnom de Siddharta, car un Siddha est un moine ascète en quête de vérité si ce n'est déjà en pleine maîtrise de cette ultime vérité. Une fois célèbre, honoré de toute part, il reçut le nom de Shakya-Mouni, qui veut dire littéralement « La Lumière du clan des Shakyas. »

*

Siddhartha Gotama Shakyamouni, dit Bouddha, est donc la Vérité incarnée dans un corps humain appartenant à la caste dirigeantes et guerrière des Kshatrya et non, comme une sorte de règle acide semblait l'imposer jusqu'alors, dans celle de la caste sacerdotale et enseignante des brahmanes. En somme, Gotama incarne une alternative à l'omniprésence brahmanique dans les pratiques religieuses et dans les débats théoriques philosophiques et ésotériques. Bouddha, et c'est son rôle dans l'Histoire, fut la preuve vivante qu'il est possible à un être humain non-brahmane d'accéder par lui-même et sans l'aide des brahmanes, à la véritable nature de l’existence.

Plus encore, l'existence du Bouddha indique qu'il est possible de trouver le salut sans même l'intervention d'un rituel ou d'une prière védique, mais seulement grâce une introspection impeccable et à l'adoption que quelques principes de base théologiques et philosophique appelé « doctrine bouddhiste. »

Né dans le Kali Yuga, à bien des égard Bouddha est une incarnation de l'être cosmique relativement décadente et donc particulièrement adapté au dernier âge de l’humanité, celle qui précède le déluge et dans laquelle règne l'inversion, l'oublie des traditions, l'anarchie et la décadence. Bouddha est à l'image des habitants de cette ère culturelle, il ne reconnaît ni l'autorité intemporelle des dieux védiques, ni celles temporel des brahmanes. Mais aussi, son discours s'adressent au plus grand nombre, tandis que les brahmane gardait leur savoir pour ne le délivrer qu'à une poignée d'initié qui ensuite officiaient durant les rituels en chantant des mantras.

Ainsi, même s'il est l'évidente incarnation d'une perversion des rites et de la tradition initiale, face aux évidentes dérives brahmaniques, Bouddha est le champion du nihilisme des temps modernes, qui, à la place des milles dieux, ne verrait qu'une multitude de souffrance qu'il se propose de remplacer par un immense vide intersidéral. Et ce vide n'est rien d'autre que le Brahmane, l'âme cosmique de l'univers. Se fondre en lui est le but ultime de tous les sages d'Orient depuis la nuit des temps.

Le destin du jeune prince Gotama était donc déjà tracé, et il ne lui restait qu'à le suivre.

*

Mâyâ avait une sœur, Mahâ-Prajâpatî, presque aussi belle et presque aussi sage qu’elle. On chargea Mahâ-Prajâpatî d’élever le prince, et elle l'éleva dans la justice et l'amour comme s'il eut été son propre enfant. Grâce à elle, comme des braises dont jaillissent les flammes sous un vent favorable, comme la lune nouvelle qui est l'étoile la plus lumineuse de la nuit après en avoir été absente quelques semaines, comme le soleil qui se lève à l’Orient au dessus des montagnes, le prince Gotama grandissait.

 

2, la sortie en dehors du palais et les trois rencontres

Un jour, on dit, devant le prince, que l’herbe, aux forêts, devenait tendre, que les oiseaux du printemps chantaient dans les arbres et que, sur les étangs, s’ouvraient les grands lotus. La nature était délivrée des liens où l’avait tenue la saison froide. Les jardins, autour de la ville, étaient parés de fleurs gracieuses, les jardins animés des jeunes femmes. Alors, tel un éléphant qui fut longtemps enchaîné dans une étable, le prince eut l’ardent désir de sortir du palais.

Le roi connut le désir de son fils, et il ne sut comment y résister.

« Il ne faut pas qu'il voie quelque chose qui puisse troubler la sérénité de son âme, songeait-il, il ne faut pas qu’il soupçonne les maux du monde. J’ordonnerai donc qu’on écarte de sa route les pauvres, les malades, les infirmes, tous ceux qui souffrent. »

La ville fut ornée de guirlandes et de banderoles, un char superbe fut attelé, et tous ceux à qui manquait un membre, tous les vieillards, tous les mendiants durent s’éloigner des rues où passerait le prince.

L’heure venue, le roi fit appeler son fils. Les larmes aux yeux, il le baisa au front, puis le regarda longuement. Il lui dit enfin: « Va ! »

Le prince monta dans le char d’or, que tiraient quatre chevaux dont l'armure était aussi en or et dont le cocher avait en mains des rênes du même matériaux. Ceux que l'on avait laissé accéder aux rues étaient riches, jeunes et beaux. Tous s’arrêtaient a son passage et le contemplaient en l'applaudissant. Tous s’inclinaient devant lui comme s’inclinent les étendards devant l'idole d’un Dieu. Certains le louaient pour la douceur de son regard, d’autres le vantaient pour la majesté de son visage, d’autres l’exaltaient pour la beauté régulière de ses traits ; d’autres enfin le glorifiaient pour l’exubérance de sa force.

Les femmes, dans les maisons, entendaient la rumeur de la rue. Elles se réveillaient ou délaissaient les tâches familières, et, en hâte, elles allaient aux fenêtres ou montaient sur les terrasses et elles l’admiraient en murmurant : « Comme son épouse sera heureuse ! »

 

Le prince Gotama, à voir la splendeur de la capitale de son royaume, à voir la richesse des hommes, à voir la grâce des femmes, sentait naître en lui une joie nouvelle.

Alors, les Dieux, jaloux de la félicité céleste que goûtaient les habitants d'une ville de la terre, s'incarnèrent en un vieillard, et le mirent sur le chemin du prince, afin de troubler son esprit.

L’homme s’appuyait sur un bâton : il était décrépit, cassé. Les veines saillaient sur son corps, les dents branlaient dans sa bouche, sa peau était toute creusée de rides noires ; de son crâne pendaient quelques cheveux d’un gris sale. Ses paupières, sans cils, étaient rouges... sa tête, ses jambes et ses bras tremblaient...

Le prince vit cet être si différent des hommes qui l’entouraient. Il fixa sur lui des yeux pleins d’anxiété et il demanda à son cocher :

« Quel est cet homme courbé, cet homme aux cheveux gris ? Sa main décharnée s’attache à un bâton, ses yeux n’ont pas de lumière, ses jambes se dérobent. Est-il un monstre ? Est-ce la nature qui l’a fait ainsi ? Est-ce le hasard ? »

Le cocher n'aurait pas dû répondre au prince, mais les Dieux égaraient son esprit, et, sans comprendre sa faute, il parla :

« Celle qui détruit la beauté, qui ruine la force, qui enfante la douleur et qui tue le plaisir, celle qui appauvrit la mémoire et qui abat les sens, c'est la vieillesse... Elle s’est emparée de cet homme et l’a brisé. Lui aussi fut un enfant qui buvait le lait de sa mère, lui aussi se traîna un jour sur le sol... Puis il grandit, il fut jeune, il eut la force et la beauté. Enfin il arriva au déclin et maintenant, tu le vois tout délabré par la vieillesse. »

Le prince, ému, demanda :

« Subirai-je, moi aussi, un pareil sort ? »

Le cocher répondit :

« Pour toi aussi, seigneur, passera la jeunesse, pour toi aussi viendra la vieillesse incommode... Avec le temps, nous perdons tous la vaillance et la beauté. »

Le prince frémit comme un taureau qui entend gronder la foudre. Il soupira longuement, il secoua la tête ; ses yeux allèrent du triste vieillard à la foule joyeuse, et il dit des paroles graves :

« Ainsi donc la vieillesse détruit chez tous les hommes la mémoire, la beauté, la force, et pourtant, malgré toutes ces effrayantes vérités, le monde ne verse pas dans la terreur ? Tourne donc les chevaux, ô cocher, nous rentrons au palais. Sachant ce que je sais à présent, comment jouirais-je des jardins et des fleurs ? Mes yeux ne voient plus que la mort et mon esprit ne songe plus qu’à la vieillesse. »

 

Alors, les Dieux formèrent un homme accablé de maladies, et ils le mirent sur le chemin de retour du prince Gotama.

Gotama aperçut le malade, il fixa les yeux sur lui, et il demanda au cocher :

« Quel est cet homme au ventre épais ? Il a le souffle haletant ; ses bras maigres tombent lâchement le long de son corps ; son visage est tout pâle ; de ses lèvres s’échappent des cris lamentables ; il chancelle : il se heurte aux passants ; il s’abandonne… Cocher, cocher, quel est cet homme ? »

Le cocher répondit :

« Chez cet homme, seigneur, est née, d’une mauvaise toux, toute la détresse de la maladie. Il est la faiblesse même aujourd'hui mais lui aussi, jadis, il était sain et fort ! »

Le prince jetait au malade des regards de pitié, et il demanda encore :

« Cette disgrâce est-elle particulière à cet homme ? Ou bien la maladie menace-t-elle toutes les créatures ? »

Le cocher reprit :

« Pareille disgrâce, ô prince, peut nous atteindre tous. La maladie écrase le monde. »

En entendant la douloureuse vérité, le prince se mit à trembler comme la lune reflétée dans les vagues de la mer, et il prononça des paroles d’amertume et de pitié :

« Les hommes voient la souffrance et la maladie, et ils ne perdent pas toute confiance en eux-mêmes ! Ah, qu’elle est grande leur science ! Ils vivent sous la menace constante des maladies, ils peuvent rire, ils peuvent se réjouir ! Tourne le char, cocher : la promenade est finie. Rentrons au palais. J’ai appris à craindre les maladies, et mon âme, qui repousse les plaisirs, semble se replier sur elle-même, comme une fleur à qui manque la lumière. »

Tout à sa cruelle méditation, il rentra au palais.

 

Cependant, sous les muraille du palais, juste avant la porte qui menait aux écuries, les Dieux jaloux avaient déposé un cadavre. Quatre hommes le portaient et d’autres hommes le suivaient en pleurant car c'était un cortège funéraire.

Gotama demanda :

« Quel est donc celui-ci, qui est porté par quatre hommes, et que suivent d'autres hommes affligés portant de si tristes habits? »

De par la volonté des Dieux, le cocher, qui aurait dû se taire, répondit :

« Seigneur, celui que tu vois là n’a plus ni intelligence, ni sens, ni souffle ; il dort, sans conscience, pareil à l’herbe et au bois sec. À présent, il ignore le plaisir et la douleur, et ses amis tout comme ses ennemis, l’ont abandonné. »

Le prince fut troublé et il dit : « Une telle condition n’a-t-elle été faite qu’à cet homme, ou une même fin attend-elle toutes les créatures ? »

Le cocher répondit : « Une même fin attend toutes les créatures. De tout être qui vit en ce monde la mort est fatale, qu’il soit vil ou qu’il soit noble. »

Alors le prince Gotama connut ce qu’est la mort. Malgré sa fermeté, il frissonna ; il dut s’appuyer au char. Ses paroles furent gonflées de pleures :

« Voilà donc où le destin mène les créatures ! Et pourtant, libre de crainte, l’homme se livre à mille amusements ! Ah, je commence à croire que l’âme de l’homme est dure comme de la pierre ! La mort est là, et pourtant l'homme s’en va joyeux, par les chemins du monde ! Tourne le char, cocher ; le temps n’est pas venu d’aller dans les jardins fleuris. Comment l’homme sensé, l’homme qui connaît la mort, se réjouirait-il à l’heure de l’angoisse ? »

Le roi Çouddhodana remarqua l’humeur sombre de son fils. Il s’enquit des raisons qui avaient abrégé les promenades du prince et le cocher ne les lui cacha point. Le roi eut une grande douleur : il se voyait déjà abandonné de l’enfant qu’il chérissait. Plus que jamais, le roi voulut retenir son fils dans le palais ; il chercha pour lui les plus rares plaisirs. Mais rien, maintenant, ne pouvait distraire son fils de ses rêveries douloureuses.

 

3, Les jeunes femmes

Sur l’ordre de Çouddhodana, on réunit dans les jardins du palais de belles jeunes femmes, expertes en l’art du chant et en l’art de la danse, expertes aussi à tous les jeux de l’amour.

Là, jeunes arbres étaient fleuris. Des oiseaux enivrés d’air et de lumière voletaient avec joie, et des lotus et buvaient l’heureuse fraîcheur des étangs. Le bois était plein d’amoureux sourires.

Siddhartha allait contre son gré, tel un solitaire aux vœux jeunes encore, qui craindrait les tentations, et qu’on pousserait dans les palais divins où dansent les nymphes. Curieuses, les femmes se levèrent et vinrent au-devant du prince comme au-devant d’un fiancé. L’admiration épanouissait leurs yeux, et elles tendaient vers lui des mains pareilles à des fleurs. Toutes pensaient : « C’est Kâma lui-même, le dieu de l'amour qui est descendu sur la terre. »

Mais nulle ne parlait, nulle n’osait sourire, tant il les dominait de sa majesté. Oudâyin, l'ami d'enfance de Siddhartha auquel Çouddhodana avait confié l'organisation des réjouissance, appela les plus hardies et les plus belles des filles présentes, et il leur dit :

« Qu’avez-vous donc aujourd’hui, vous que j’ai choisies entre toutes pour séduire mon ami le prince Siddhartha Gotama ? Comment se fait-il que vous vous abaissiez au rang d’enfants timides et silencieuses ? Votre grâce, votre beauté, votre hardiesse rendraient même les femmes amoureuses et pourtant vous tremblez devant un homme ! Je ne suis pas content de vous. Réveillez-vous ! Éblouissez-le ! Qu’il cède à l’amour ! »

Une des jeunes femmes l’interrompit :

« Il nous effraie, ô maître ; il nous effraie par sa splendeur majestueuse.

_ Si grand qu’il soit, reprit Oudâyin, il ne doit pas vous effrayer. Vous devriez bien savoir que singulière est la puissance des femmes. Rappelez-vous toutes celles qui ont, par les siècles, subjugués par leurs tendres regards les plus grands ascète, ceux-là même que les Dieux n’osaient pas affronter ! Rappelez-vous le rishi Manthâla-gotama, qui, après des années de pénitences, voulut plaire à une femme de la caste la plus basse, à l’impure Janghâ, et il se fit croque-morts pour elle. Pensez aussi à Shanta, qui sut, par son art, séduire le rishi Ashringa, qui pourtant n’avait jamais connu la femme ! N'oubliez pas non plus la nymphe Gritaci, qui sut faire tomber pour elle le plus pieux des hommes, le plus assidu des pénitents, le vénérable fils de la Lumière, le glorieux Vishvamitra qui s'était retiré au cœur de la forêt pour finir ses jours.

Les paroles d’Oudâyin raffermirent le courage des femmes, et le prince Siddhartha se vit bientôt entouré de sourires et de grâces. Elles allèrent vers lui en chantant :

 

« Le printemps est venu, ami ; c’est la plus belle des saisons. Les arbres sont en fleurs ; il faut nous réjouir. Tes yeux sont beaux ; il s’en échappe une lumière gracieuse ; tu as les signes souverains de la puissance. Regarde-nous : nous sommes faites pour donner le bonheur et la joie aux hommes comme aux Dieux. Lève-toi ; viens à nous, ami ; jouis de la claire jeunesse ; chasse de ta raison les austères pensées. Vois nos chevelures légères ; les fleurs en parfument la soie ; vois nos grands yeux où dort la douceur de l’amour ; vois nos lèvres chaudes, pareilles aux fruits qu’a mûris le soleil ; vois nos seins fermes qui se dressent fièrement. Nous glissons ainsi que les cygnes ; nous chantons d’aimables chansons, et nous savons danser des danses qui enivrent. Ami, ne nous dédaigne pas ; qui rejette un trésor est fou ; regarde-nous, seigneur, nous sommes tes esclaves. »

Les jeunes femmes usaient des ruses les plus aimables pour s’approcher de lui, pour le frôler, pour le saisir, pour l’embrasser. Une feignait un faux pas, et se retenait à sa ceinture. Une autre venait à lui, mystérieuse, et, tout bas, lui soupirait à l’oreille : « Daigne, ô prince, écouter mon secret. » Une autre simulait une ivresse légère ; doucement, elle laissait tomber le voile bleu qui lui couvrait les seins, et elle venait s’appuyer à son épaule. Une autre sautait d’une branche de manguier, et, rieuse, tentait de l’arrêter au passage. Une autre encore lui tendait une fleur de lotus.

Mais le prince ne souriait pas ; il n’était pas joyeux ; il songeait à la mort. Il lança aux chanteuses un regard sévère, et les jeunes filles ne furent plus que des vieilles décrépites.

Il pensait : « Elles ne savent donc point, ces femmes, que la jeunesse est fugitive, que la vieillesse viendra, et qu’elle emportera leur beauté ! Elles ne prévoient pas l’assaut prochain de la maladie qui est la maîtresse du monde ! Et elles ne connaissent pas la mort, la mort impérieuse, la mort qui détruit tout ! Voilà pourquoi, les insouciantes, elles peuvent jouer et elles peuvent rire ! »

Oudâyin essayait de rompre la méditation de Siddhartha :

« Comment peux-tu être si peu courtois à l’égard de ces jeunes femmes ? Elles ne te plaisent point, peut-être, mais qu’importe ? Témoigne-leur quelque bienveillance, fût-ce au prix d’un mensonge. Épargne-leur la honte d’être dédaignées. Que vaudra ta beauté, si tu ignores la courtoisie ? Tu seras pareil à une forêt sans fleurs.

_ À quoi bon mentir ? répondit le prince, à quoi bon flatter ? Je ne veux pas duper ces femmes. La vieillesse et la mort m’attendent. Ne cherche pas à me séduire, Oudâyin ; ne m’entraîne pas vers des plaisirs sans noblesse. J’ai vu la vieillesse, j’ai vu la maladie ; rien n’apaise mon esprit. Je ne cesse de penser à la mort, comment me laisserais-je aller à l’amour ? L’homme qui connaît la mort, et qui pourtant va vers l’amour, de quel métal est-il fait et comment ne pleure-t-il pas ? »

Le soleil était au couchant. Les femmes ne riaient plus ; le prince ne regardait pas les guirlandes ni les joyaux qui les paraient, elles sentaient que toutes leurs mines seraient vaines ; et, lentement, elles prirent le chemin de la ville.

 

Le roi Çouddhodana apprit d’Oudâyin que son fils fuyait les plaisirs et il ne dormit pas cette nuit-là. « Oui, il a vaincu l’amour, se disait-il, il est hors de mon empire, et je suis triste. »

 

4, Le départ

Siddhartha ne pouvait plus trouver le calme. Tel un lion blessé par un dard empoisonné, il errait dans ses appartements, sans joie.

Un jour, il voulut voir la campagne ; il sortit du palais, et il alla par les champs, au hasard. Il méditait quand il vit venir à lui un mendiant.

Le prince l’interrogea :

« Dis, qui es-tu ?

_ Beau prince, répondit le moine, par crainte de la naissance et de la mort je me suis fait moine errant et c'est ainsi que je poursuis ma délivrance. Je ne pense pas comme les autres hommes et contrairement à eux je fuis les plaisirs, j’ignore les passions et je cherche la solitude. Je pense que le monde est soumis à la destruction. Parfois, j’habite sous un arbre, parfois, je vis au sommet des montagnes désertes, ou, parfois, dans la forêt. Je me déplace sans cesse. Je ne possède rien, je n’espère rien. Mon seul but est le bien suprême. L’aumône me fait vivre. »

Après l'avoir écouté, Siddhartha se sentit joyeux. Comprenant son devoir, il voulut quitter le palais et devenir moine. Les yeux en larmes, il regagna les salles où riaient et chantaient les filles des vachers qui avaient planté leurs tentes aux environs. Il n’eut point de regards pour elles.

La nuit tombait. Elles se turent. Elles s’endormirent. Le prince les regarda enfin.

Assoupies, elles ne cherchaient plus les attitudes gracieuses. Les chevelures étaient en désordre, leurs yeux n’éclairaient plus leurs visages. Les bouches s’alourdissaient, les seins s’écrasaient, leurs bras se raidissaient, leurs jambes se repliaient durement.

« Des mortes ! des mortes ! Je suis dans un cimetière ! » s'écria le prince Siddhartha en s'enfuyant vers les écuries royales.
 

5, La fuite en cheval

Il appela son écuyer, le rapide Chandaka :

« Amène-moi tout de suite, dit-il, mon cheval. Je veux partir d’ici pour aller vers l’éternelle béatitude. L’intime joie que j’éprouve, l’invincible force qu’a maintenant ma volonté, la certitude que, même solitaire, j’ai un protecteur, tout m’annonce que je touche au but que je me suis désigné. L’heure est venue, je marche à la grande délivrance. »

Le bon cheval se garda de faire aucun bruit dans la nuit sonore. Nul serviteur ne s’éveilla, nul habitant de la capitale non plus.

Abandonnant son père et son peuple, Siddhartha sortit de la ville, sans regret, et, d’une voix ferme, il cria :

« Tant que je n’aurai pas vu le terme de la vie et de la mort, je ne reviendrai pas. »

Quelques lieux plus loin, passé un gué, le prince ôta ses parures, et les tendit à son écuyer. Puis, d’une voix très grave, Siddhartha parla :

« Il faut nous séparer, Chanda. L’heure vient toujours où les êtres les plus unis doivent s’éloigner les uns des autres. Si, par affection, je renonçais à quitter les miens, la mort viendrait nous séparer malgré nous. Que suis-je aujourd’hui pour ma mère ? Qu’est-elle pour moi ? Les oiseaux qui, la nuit, dorment sur un même arbre, se dispersent quand vient l’aurore ; les nuages du ciel qu’un souffle a rassemblés, un autre souffle les sépare. Je ne puis plus vivre dans ce monde qui n’est qu’un songe. Il faut nous séparer, ami. Dis au peuple de Kapilavastou qu’il n’a pas de reproches à me faire, dis-lui qu’il renonce à m’aimer ; dis-lui encore qu’il me reverra bientôt, vainqueur de la vieillesse et de la mort, à moins que je n’échoue et ne meure, misérablement. »

Chandaka, tout triste, repartit seul au palais. C'est alors que Siddhartha, revêtu de la robe de bure rouge de l'ordre des mendiants, prit la route sans autre compagnon qu'un vase en cuivre pour recevoir l'obole.

 

6, la rencontre avec le roi Vimbasara

Dans une contrée voisies de celle des Shakyas, régnait Vimbasara, un roi pieux qui avait entendu qu'un homme, semblable à un dieu, marchait nus pieds et mendiait par les rues de sa ville. Tandis qu'il était monté sur la terrasse de son palais pour le voir, il le vit passer et fut ébloui de sa splendeur. Il fut si impressionné, qu'il lui fit porter une aumône abondante, et qu'il le retint quelques instants pour lui poser des questions.

« Ma joie est extrême de te voir. Où vas-tu de ce pas assuré ? Lui demanda-t-il.

_ Je m'en vais loger quelque part dans la montagne qui se dévoile à l'horizon. Lui répondit celui qui allait devenir le Bouddha.

_ Ne reste pas sur la montagne, elle est déserte et dangereuse ! Il ne faut plus que tu couches sur la terre, qui est si dure là-haut dure ; tu es beau, tu resplendis de jeunesse ; ne quitte pas mon royaume, mais viens habiter dans ma ville ! Je t’y donnerai un ashram, et tu pourras y satisfaire tes désirs, quels qu’ils soient !

_ Seigneur, répondit d’une voix douce celui qui fut le prince Gotama, puisses-tu vivre longtemps et connaître la prospérité et une belle lignée, mais pour moi, les désirs ne m’importent guèr et je sais qu'il n'y a qu'en menant une vie d'ascète que je connaîtrais la paix.

_ Tu es jeune, reprit le roi, tu es beau, tu es ardent : sois riche. Pour te servir, je te donnerai des femmes, les plus charmantes de mon royaume. Ne t’en va pas. Sois mon compagnon.

_ J’ai déjà abandonné de glorieuses richesses, et rien ne me fera changer d'avis.

_ Je te donnerai la moitié de mon royaume si tu restes ! S'écria le roi Vimbasara, effrayé de devoir vivre avec le souvenir du Bouddha plutôt qu'avec sa présence.

_ Pour être aujourd'hui sur la route, répondit Siddhartha, j’ai abandonné le plus beau des royaumes, celui de mes pères...

_ Satisfais ici tous tes désirs ! hurla le roi Vimbasara, ivre de désespoir de n'être pas capable de séduire le mendiant qui passait sous ses fenêtres et qui apportait la Vérité et la Justice.

_ ô Roi, je ne connais plus la vanité des désirs, car les désirs sont pareils au poison. Les sages les méprisent et comme eux je les ai rejetés comme on rejette un ballot de brindilles. Les désirs passent comme les fruits des arbres, ils sont mobiles comme les nuages du ciel, ils sont perfides comme la pluie, ils sont changeants comme le vent ! Des désirs naît la douleur car jamais un homme n’a satisfait tous ses désirs. Au contraire, ceux qui cherchent la sagesse, qui méditent sur la loi vénérable, ceux-là vivent dans le calme. Qui boit de l’eau salée augmente sa soif, mais celui qui fuit les désirs la soif est apaisée. Je ne connais plus les désirs car je veux connaître la loi universelle. »


 

7, la pratique du jeûne

Les eaux pures d'une fine rivière arrosaient une contrée riche et fertile. De beaux arbres y poussaient, autour d’heureux villages, et les prairies y abondaient. Siddhartha pensa : « Vraiment, ce lieu est aimable ; il semble inviter à la méditation. Je vais y demeurer, peut-être y trouverai-je la voie de la sagesse. »

Il s’adonna alors à la plus grave contemplation. Il était si attentif à sa pensée, qu’il ne respirait plus. Et, un jour, il tomba même évanoui.

 

Pendant six ans, il resta au bord de la rivière. Il méditait. Il ne s’abritait ni du vent, ni du soleil, ni de la pluie ; il se laissait piquer par les taons, les moustiques et les serpents. Les jeunes hommes et les jeunes filles qui passaient, les pâtres et les bûcherons lui jetaient parfois de la poussière ou de la boue et lui criaient des railleries, mais il ne s’en apercevait de rien.

Il mangeait à peine : un fruit, quelques grains de riz ou de sésame suffisaient à sa nourriture. Il devint très maigre. Ses côtes et ses vertèbres étaient saillantes. Mais, sous son front desséché, ses yeux agrandis brillaient comme des étoiles.

Pourtant, la vraie science ne se manifestait pas à lui. Et il pensa qu’il devenait très faible, et que, si toutes ses forces s’épuisaient, il n’arriverait point à l'objectif qu’il s’était prescrit. Aussi résolut-il de mieux se nourrir désormais.

Près du lieu où il méditait était un village nommé Ourouvilva. Le chef de ce village avait dix filles, qui toutes admiraient le siddha et qui lui apportaient en aumônes quotidiennement quelques grains et quelques fruits. D’ordinaire, il y touchait à peine. Or, un jour, les jeunes filles remarquèrent qu’il avait mangé tout ce qu’elles avaient offert. Le lendemain, elles vinrent avec un grand plat, plein de bouillie de riz et l'ascète le vida entièrement.

Les jours suivant, chacune apporta un mets différent et Siddhartha les mangea tous. Commençant à reprendre des forces, il prit la coutume d’aller au village quêter sa nourriture. Les habitants lui faisaient l’aumône, à l’envi, et il redevint fort et beau.

 

Cependant, depuis six ans qu’il les portait, sa toge s’était fort usés, et il pensa :

« Il serait bon que j’eusse des vêtements neufs ; sinon, j’irai bientôt nu, et je manquerai à la décence. »

Il passait alors près d'un cimetière. Or, la plus pieuse des dix jeunes filles qui, longtemps, l’avaient nourri, Soujâtâ, avait une amie qui venait de mourir. Elle avait enveloppé le corps d’un linceul de toile rougeâtre, et l’avait fait porter au cimetière. Le corps gisait dans la poussière. Siddhartha, qui n'avait plus de ressentiment, l’aperçut, se pencha sur le cadavre, et prit son linceul pour s'en couvrir.

 

Notre héros se promena encore longtemps le long de la rivière. Le soir arriva. Les fleurs se fermaient. Les parfums les plus doux montaient des champs et des jardins... Les oiseaux entonnaient des chansons tranquilles.

C’est alors que Siddhartha marcha vers l’arbre de la science, qui était situé au milieu de la campagne verdoyante.

La route était sablée d’or ; des palmiers précieux, couverts de pierreries, la bordaient. Il longea un étang dont les eaux répandaient les plus aimables senteurs ; des lotus blancs, des lotus jaunes, des lotus bleus, des lotus rouges s’y épanouissaient, et des cygnes mélodieux y chantaient des chansons pures. Près de l’étang, sous les palmiers, dansaient des nymphes, et dans le ciel, les dieux admiraient Siddhartha.

Il approchait de l’arbre, puis il s’assit, les jambes croisées, le buste droit, le visage vers l’orient, et il dit d’une voix ferme :

« Dût ma peau se dessécher, dût ma chair se flétrir, dussent mes os se dissoudre, tant que je n’aurai pas pénétré la science suprême, je ne bougerai pas de ce siège. »

 

8, La bataille contre Mara

La lumière qu’émettait le corps du héros rayonnait jusqu’à Mâra, le dieu-magicien qui est le créateur et le gardien de la réalité. Mâra en fut tout ébloui, et il lui sembla qu’une voix disait :

« Le héros qui a abandonné la royauté, est assis sous l’arbre de la science. Il concentre tout son esprit, il tente l’effort suprême, et bientôt il apportera aux créatures le secours dont elles ont besoin. Par la voie où il aura passé passeront les autres. Délivré, il délivrera les autres. Apaisé, il apaisera les autres. Il entrera dans le nirvâna, et il y fera entrer les autres. Il obtiendra la sagesse et le bonheur et il les donnera aux autres. Par lui, Indrapura la ville des Dieux sera pleine ! Par lui, l'empire d'illusion de Maya sera vide ! Et toi, Mâra, chef sans armée, roi sans sujets, tu ne sauras où te réfugier. »

Mâra l’illusionniste responsable de nos perceptions, fut alors agité d’une grande inquiétude. Enfin, il se décida à agir contre Siddhartha.

 

L’armée de Mâra était terrible à regarder. Elle était toute hérissée de piques, de flèches et d’épées. Dépassait d'elle d’énormes haches et de lourdes massues. Les soldats avaient des figures effroyables. Ils étaient noirs, bleus, jaunes, rouges. Leurs yeux lançaient des flammes lugubres ; leurs bouches vomissaient des flots de sang. Certains avaient des oreilles de bouc, d’autres des oreilles de porc, d’autres des oreilles d’éléphant. Quelques-uns avaient le corps en forme de barrique. Celui-ci avait les pattes d’un tigre, le dos d’un chameau et la tête d’un âne ; celui-là avait la crinière d’un lion, la corne d’un rhinocéros et la queue d’un singe. Les êtres à deux, quatre et cinq têtes ne manquaient pas, ceux à dix, douze et vingt bras non plus.

Le plus cruel semblait être qu'ils portaient d’horribles parures à leur coup : des doigts d’homme dont la chair était toute sèche, des mâchoires, des crânes. Ils allaient ainsi en secouant leurs chevelures et leur parures, avec des rires féroces et des cris affreux !

 

Avant de l’attaquer, Mâra voulut effrayer Siddhatha. Il suscita contre lui la colère des Vents. De l’horizon, accoururent des Tempêtes farouches. Elles déracinaient les arbres, elles dévastaient les villages, elles ébranlaient les montagnes. Mais Siddhatha resta immobile et pas un pli de sa toge ne bougea.

Mara appela les Pluies. Elles tombèrent, formidables. La terre fut déchirée, et des villes furent englouties en quelques instants. Siddhartha resta pourtant immobile et pas un fil de sa robe ne fut mouillé.

Mara lança des rochers contre le héros. Les rocs traversaient l’air, mais, en approchant de l’arbre, ils changeaient de nature : ce n’étaient pas des rocs, mais des fleurs qui tombaient sur la tête de celui qui devenait Bouddha.

 

Mâra alors ordonna à ses troupes de lui jeter toutes leurs flèches. T comme pour les rochers, les flèches aussi, devinrent des fleurs. L’armée se rua ensuite contre le héros et les centaines de milliers de soldats célestes descendirent sur la Terre pour le fracasser, mais la lumière qui émanait de lui le protégeait comme un bouclier et les épées s’y brisaient, les haches s’y ébréchaient, puis, tombé au sol, les armes se changeait aussitôt en fleur.

Pris de terreur à la vue des ces miracles, les soldats de Mara s’enfuirent.

 

Alors une voix sortit du sol: « je suis la Terre !»

Mâra resta muet d’étonnement. La voix continua :

« Oui, moi, la Terre, moi, la mère des êtres, je témoigne pour le Bouddha. Cent fois, mille fois, au cours des existences antérieures, pour d’autres il a donné ses mains, il a donné ses yeux, il a donné sa tête, il a donné tout son corps. Au cours de cette existence-ci, qui sera la dernière, il abolira la vieillesse, la maladie et la mort. »

 

Et le sorcier Mâra, comprenant que le prince Siddhartha Gotama était un avatar de l'être cosmique, pleura d’avoir été une nouvelle fois vaincu par celui-ci.

 

9, l’Illumination

Quand s’est enfuit l’armée de Mara, le soleil pointait à l’horizon. Rien n’avait troublé la méditation du héros, et, pendant la première veille de la nuit, il parvint à la connaissance de tout ce qui s’était passé dans les existences antérieures. Pendant la seconde veille, il connut l’état présent de toutes les créatures. Pendant la troisième, il comprit les causes et les effets de tout ce qui est.

D’un œil pur, il voyait maintenant les êtres toujours renaissants ; de bonne ou de mauvaise caste, qu’ils fussent dans la bonne ou la mauvaise voie, ils allaient par les existences, au gré de leurs œuvres. Et le héros pensait :

« Qu’il est misérable, ce monde qui naît, vieillit et meurt, puis renaît pour vieillir et pour mourir encore ! Et dont on ne connaît pas le moyen d’en sortir ! »

Et, dans un grand recueillement, il se dit :

« Quelle est la cause de la vieillesse et de la mort ? C’est parce qu’il y a naissance qu’il y a vieillesse et mort. La vieillesse et la mort ont pour cause la naissance. Quelle est la cause de la naissance ? C’est parce qu’il y a existence qu’il y a naissance. La naissance a pour cause l’existence. Quelle est la cause de l’existence ? C’est parce qu’il y attachement qu’il y a existence. L’existence a pour cause l’attachement. Quelle est la cause de l’attachement ? C’est parce qu’il y a désir qu’il y a attachement. L’attachement a pour cause le désir. Quelle est la cause du désir ? C’est parce qu’il y a sensation qu’il y a désir. Le désir a pour cause la sensation. Quelle est la cause de la sensation ? C’est parce qu’il y a contact qu’il y a sensation. La sensation a pour cause le contact. Quelle est la cause du contact ? C’est parce qu’il y a six sens qu’il y a contact. Le contact a pour cause les six sens. Quelle est la cause des six sens ? C’est parce qu’il y a nom et forme qu’il y a six sens. Les six sens ont pour cause le nom et la forme. Quelle est la cause du nom et de la forme ? C’est parce qu’il y a connaissance qu’il y a nom et forme. Le nom et la forme ont pour cause la connaissance. Quelle est la cause de la connaissance ? C’est parce qu’il y a impression qu’il y a connaissance. La connaissance a pour cause l’impression. Quelle est la cause de l’impression ? C’est parce qu’il y a ignorance qu’il y a impression. L’impression a pour cause l’ignorance. »

Il réfléchit encore.

« Donc, à l’origine de la mort, de la vieillesse, de la douleur, du désespoir il y a l’ignorance. Qu’on supprime l’ignorance, on supprime le ressentiment. Qu’on supprime le ressentiment, on supprime la connaissance. Qu’on supprime la connaissance, on supprime le nom et la forme. Qu’on supprime le nom et la forme, on supprime les six sens. Qu’on supprime les six sens, on supprime le contact. Qu’on supprime le contact, on supprime la sensation. Qu’on supprime la sensation, on supprime le désir. Qu’on supprime le désir, on supprime l’attachement. Qu’on supprime l’attachement, on supprime l’existence. Qu’on supprime l’existence, on supprime la naissance. Qu’on supprime la naissance, on supprime la vieillesse et la mort. Toute existence est douleur. Le désir mène de naissance en naissance, de douleur en douleur. En tuant le désir, on empêche la naissance, on empêche la douleur. Par une vie pure, on tue le désir, et l’on ne subit plus ni naissance ni douleur. »

Quand vint l’aurore, Siddhartha Gotama, le meilleur des hommes était un Bouddha. Il s’écria :

« J’ai eu d’innombrables naissances. Je cherchais, toujours vainement, le constructeur de la maison. Ah, qu’il est douloureux de renaître sans cesse ! Ô constructeur de la maison, voici que tu es découvert. Tu ne construis plus de maison. Les liens sont brisés qui rattachaient tes murs. La vieille clôture est rompue ; l’antique montagne s’effondre ; mon esprit touche le nirvâna ; la naissance n’est plus, car le désir n’est plus. »

La terre trembla douze fois ; le monde semblait une grande fleur prête à éclore.

Pourtant, le Bouddha ne bougeait pas. Il resta sous l’arbre, les jambes croisées. Il goûtait le bonheur d’avoir atteint la science parfaite. Il pensait : « Je suis délivré. » Toute une semaine, il fut immobile sous l’arbre de la science.

La seconde semaine, il fit une longue promenade intérieure et il parcourut les trois mondes.

La troisième semaine, il demeura de nouveau sous l’arbre de la science, et, pas une fois, ses yeux ne clignèrent.

La quatrième semaine, en volant, il fit une courte promenade de la mer d’orient à la mer d’occident.

La cinquième semaine, le Bienheureux resta sous l’arbre. Mais, tout à coup, il souffla un vent froid et tomba une pluie glaciale. Alors Vasuki, le roi des serpents, se dit : « Il ne faut pas que le Bouddha souffre de la pluie ni du froid. » De ses anneaux, il entoura sept fois le Bouddha, et il l’abrita de sa crête ; le Bouddha put ainsi passer sans souffrance ces jours de mauvais temps.

La sixième semaine, il alla près d’un figuier où, souvent, se réunissaient des chevriers.

La septième semaine, il demeura sous l’arbre de la science.

 

10, Le premier prêche à Sarnath

Le Bouddha se demandait qui, parmi les hommes, serait digne d’entendre, le premier, la parole de salut.

« Quel est, se disait-il, quel est l’homme pur, intelligent, actif, à qui je pourrai d’abord enseigner la loi ? Il faut qu’il n’ait pas de haine, qu’il n’ait point l’esprit troublé, et qu’il ne veuille point garder la science comme un impénétrable secret. »

Tandis qu'il pensait il marcha vers Varanasi, la capitale du royaume de Kashi. Il parcourut la ville en demandant l’aumône et mangea ce qu’on lui donnait, puis il alla vers le Parc aux gazelles, à Sarnath, quelques kilomètres en dehors de la ville, au cœur d'un bois favorisant la retraite yogique.

Quand le Bouddha se fut assis au milieu des autres yogis et qu’il se fut lavé les pieds, il dit aux ascètes :

« Je ne suis pas votre ami, ô moines. Je suis le Saint, le Parfait, le suprême Bouddha. Ouvrez l’oreille, ô moines ; la voie est trouvée qui mène à la délivrance. Je vous montrerai la voie, je vous enseignerai la loi. Si vous m’écoutez, vous saurez la vérité sainte. »

Voyant qu'on l'écoutait, il poursuivit :

« Il y a deux extrêmes dont il faut que vous vous éloignez : il ne faut ni s'adonner aux plaisirs, ni aux mortifications et aux privations.Certains vivent parmi les fêtes et ne cherchent que la jouissance, ceux-là sont méprisables et leur conduite est ignoble et vaine, indigne de qui veut arriver connaître la vérité.

D'autres s’adonnent aux mortifications ; il n’est rien dont ils ne se privent ; leur conduite est triste et vaine ; elle est tout aussi indigne de qui veut accéder à la vérité. De ces deux extrêmes, ô moines, dont je me tiens éloigné, j'ai découvert la voie du milieu. En la suivant, on va vers la lumière qui éclaire les yeux et l’esprit, et on parvient au repos, à la science, au bonheur.

Je vous dirai, ô moines, la vérité sur la douleur. Douleur est la naissance, douleur la vieillesse, douleur la maladie, douleur la mort. Vous êtes unis avec ce que vous n’aimez pas : douleur ; vous êtes séparés d’avec ce que vous aimez : douleur ; vous n’obtenez pas l’objet de votre désir : douleur. S’attacher au corps, aux sensations, aux formes, aux impressions, à la connaissance : douleur, douleur, douleur.

Je vous dirai, ô moines, la vérité sur l’origine de la douleur. La soif d’exister conduit de renaissance en renaissance ; le plaisir et la convoitise l’accompagnent. La convoitise n’est satisfaite que par la puissance. La soif de puissance, la soif de plaisir, la soif d’existence : voilà, ô moines, l’origine de la douleur.

Je vous dirai, ô moines, la vérité sur la suppression de la douleur. Éteignez votre soif par l’anéantissement du désir. Bannissez le désir. Renoncez au désir. Délivrez-vous du désir. Ignorez ce qu’est le désir. Je vous dirai, ô moines, la vérité sur la voie qui mène à l’abolition de la douleur. C’est la voie sacrée, la voie aux huit branches : foi pure, volonté pure, parole pure, action pure, conduite pure, aspiration pure, mémoire pure, méditation pure. Grâce à moi, ô moines, vous saurez la vérité sainte sur la douleur : personne, avant moi, ne l’avait aperçue ; mes yeux se sont ouverts, et à moi s’est découverte la douleur. La vérité sur la douleur, je l’ai comprise : il faut que vous la compreniez, ô moines. »

Et les ascètes attroupés écoutaient avec ravissement la parole du Bouddha.

La vie du BOUDDHA

11, Le roi et le démon Alavaka

 

De longues années passèrent et la congrégation du Bouddha prospérait. Des rois se convertissait à la Voie et érigeait en son honneur des ashrams et des villages.

Dans une ville plus au sud du pays, régnait un roi qui aimait beaucoup la chasse. Un jour, il aperçut un cerf d’une grandeur merveilleuse ; il voulut le percer de ses flèches et se mit à le poursuivre. Mais le cerf était très agile, et le roi fut entraîné loin des autres chasseurs et de ses compagnons. Enfin, il perdit de vue la proie qui le fuyait, et, las, découragé, il se laissa tomber au pied d’un arbre et s’endormit.

Or, un démon nommé Alavaka, vivait dans l’arbre qu'il avait choisi pour se blottir contre pour passer la nuit. Alavaka, qui aimait la chaire fraîche, prit le roi à la gorge, et le maintint à terre. Alors, le roi lui adressa ses prières :

« Seigneur, dit-il, épargne-moi ! À ton aspect terrible, je te présume un de ces Dieux qui mangent la chair des hommes. Daigne être bon pour moi. Tu n’auras pas à te repentir de ta pitié : je la reconnaîtrai par des dons magnifiques.

_ Que m’importent les dons ? répondit Alavaka. C’est ta chair que je veux ; j’en rassasierai ma faim.

_ Seigneur, reprit le roi, si tu me laisses revoir mon palais, je t’enverrai, chaque jour, un homme pour que tu le manges.

_ Dès que tu seras dans ta demeure, tu oublieras cette parole.

_ Ah, s’écria le roi, je n’oublie point les promesses que je fais. Si, d’ailleurs, je manque un seul jour à t’envoyer ta proie, tu n’auras qu’à venir dans mon palais et aussitôt, sans résistance, je te suivrai pour que tu me dévores. »

Le démon se laissa convaincre, et le roi regagna sa capitale. Mais il songeait à sa cruelle promesse ; il ne pourrait pas l’éluder, et désormais il devrait agir en maître dur et malfaisant.

Il manda son ministre et lui conta son aventure. Le ministre réfléchit un instant, et dit au roi :

« Seigneur, il y a dans la prison d’Atavî des criminels qui ont été condamnés a mort. Il faut les envoyer au démon. En voyant que tu es fidèle à ta promesse, il renoncera peut-être à sa féroce exigence. »

Le roi approuva le ministre. On alla donc trouver les condamnés à mort et on leur dit :

« Il y a, non loin de la ville, un arbre qu’habite un Dieu, très friand de riz. Celui qui portera devant l’arbre un plat de riz aura sa grâce entière. »

Et, tous les jours, un condamné à mort, portant un plat de riz, s’en allait, joyeux, vers l’arbre, et ne revenait pas.

Mais il n’y eut bientôt plus de condamnés à mort dans la prison de la ville. C’est en vain que le ministre prescrivit aux juges de se montrer très sévères, de n’absoudre ceux qui étaient accusés d’assassinat que sur des preuves irréfutables d’innocence. Mais encore, il fallut chercher un moyen nouveau de satisfaire l’appétit du Dieu et on lui sacrifia les voleurs.

Malgré tout le zèle qu’on mit à trouver des coupables, la prison fut enfin vide, et l’on dut se résoudre à choisir les victimes parmi les honnêtes gens. Le roi et son ministre faisaient enlever des vieillards, que des gardes conduisaient, de force, devant l’arbre ; et, si les gardes n’étaient pas très légers à la course, il leur arrivait d’être dévorés par le Dieu, comme les vieillards.

Une vague inquiétude pesait sur la ville. On voyait les vieillards disparaître sans jamais savoir ce qu'ils devenaient. Tous les jours, le roi sentait croître son remords. Mais il manquait de courage, et ne voulait pas se sacrifier pour le salut de son peuple, et il pensait :

« Nul ne viendra donc à mon aide ? On dit que séjourne dans la région un homme tout puissant, un Bouddha dont on admire les prodiges. On dit qu’il aime voyager. Espérons qu'il passe par mon royaume ? »

 

Par sa force divinatrice, le Bouddha connut le désir du roi. Il traversa l’espace et arriva à l’arbre d’Alavaka. Là, il s’assit.

Le démon le vit. Il fit quelques pas, mais, tout à coup, il fut sans force. Ses genoux se dérobaient. La rage le prit.

« Qui es-tu ? cria-t-il rudement.

_ Un être beaucoup plus puissant que toi, » répondit le Bouddha.

Alavaka était plein de fureur. L’homme qui était devant lui, et qu’il ne pouvait atteindre, il eut voulu le faire périr dans les pires douleurs. Le Bouddha ne perdait rien de son calme.

Alavaka, pourtant, parvint à se maîtriser un peu. Il songea alors qu’il vaincrait peut-être par la ruse celui qu’il haïssait. Il s’efforça d’adoucir le ton de sa voix, et il dit :

« Seigneur, tu es un sage, je le vois, et j’ai toujours pris plaisir à interroger les sages. Je leur pose quatre questions. S’ils me répondent, ils sont libres d’aller où ils veulent ; s’ils ne me répondent pas, ils demeurent mes prisonniers, et je les dévore quand j’en ai la fantaisie.

— Pose les quatre questions, dit le Bouddha.

— Sache, reprit Alavaka, que personne jusqu’ici n’y a répondu ; çà et là, tu trouverais les os des sages que j’ai interrogés.

— Pose les quatre questions, répéta le Bouddha.

— Eh bien donc, dit Alavaka, comment l’homme peut-il échapper au fleuve des passions ? Comment peut-il traverser la mer des existences et gagner le port ? Comment peut-il ne pas subir les tempêtes méchantes ? Comment peut-il n’être pas harcelé par l’orage des désirs ? »

D’une voix tranquille, le Bouddha répondit :

« L’homme échappe au fleuve des passions s’il a foi en mon exemple, en la Loi de l'Univers et en la communauté des croyants. Il traverse la mer des existences et gagne le port s’il connaît les œuvres saintes ; il ne subira pas les tempêtes s’il pratique la justice; il ne sera pas harcelé par l’orage des désirs s’il sait la route sacrée qui mène à la délivrance. »

Quand il eut entendu les réponses du Maître, Alavaka se prosterna devant lui ; il l’adora et lui promit de renoncer à ses coutumes farouches. Et tous deux allèrent au palais du roi.

« Roi, dit le démon, je te relève de ton engagement envers moi. »

Le roi fut plus heureux qu’il n’avait jamais été, et, quand il apprit qui l’avait secouru, il s’écria :

« Je crois en toi, Bouddha, qui m’as sauvé et qui as sauvé mon peuple ; je crois en toi, et je ne vivrai plus que pour publier ta gloire, la gloire du Dharma et du Sangam !
 

Avant de quitter la ville, Shakyamouni rencontra un yogi couvert de cendre qui fut jadis un homme tourmenté par les désirs du cœur, et qui, ne trouvant pas le moyen de se calmer, se coupa un jour, avec un couteau, les signes de sa virilité.

Bouddha lui dit ceci :

« Tu t’es émasculé un organe de ton corps, mais tu aurais mieux fait de retrancher le vice de ton esprit. C’est ton esprit qui est le chef de ton corps, si tu le domptes, le cortège qui l’accompagne se serait arrêté de lui-même. Si tu n'as pas retranché pas de ton esprit l'égarement, à quoi te sert-il de retrancher les signes extérieurs de ta virilité ?»

Des suites de sa mutilation, cet homme vint à mourir. Bouddha dit alors :

« Ceux qui, bien nés et bien éduqués, s’obstinent à ne pas accepter la vérité, sont aussi fous que cet homme est sot. »

 

12, Maha-Prajapati et l'ordre des femmes

Mahâ-Prajâpatî songeait. Elle avait compris la vanité du monde. Elle aurait voulu fuir son palais, fuir le pays es Shakyas, et mener une vie sainte.

« Que le Maître est heureux ! Que les disciples sont heureux ! pensait-elle. Que ne puis-je les suivre ? Que ne puis-je vivre comme ils vivent ? Mais ils repoussent les femmes. Nous ne sommes pas admises dans la communauté, et je dois rester dans cette ville, pour moi déserte, dans ce palais, vide à mes yeux, tristement ! »

Elle se désolait. Elle ne se vêtait plus de riches étoffes, elle donnait ses joyaux aux servantes, elle était humble devant les créatures.

Un jour, elle se dit :

« Le Bouddha est bon ; il aura pitié de moi. J’irai le trouver, et peut-être consentira-t-il à me recevoir dans la communauté. »

Le Maître était alors dans un bois, près de la capitale des Shakyas. Mahâ-Prajâpatî alla à lui, et, d’une voix timide, elle parla :

« Maître, toi seul et tes disciples pouvez être vraiment heureux. Je voudrais, comme toi, comme ceux qui t’accompagnent, marcher dans le chemin salutaire. Accorde-moi la grâce d’entrer dans la communauté. »

Le Maître resta silencieux. Elle reprit :

« Comment vivrais-je heureuse dans un monde que je n’aime plus ? J’ai compris maintenant combien ses joies sont fausses. Je n’aspire qu’à marcher dans le chemin salutaire. Accorde-moi la grâce d’entrer dans la communauté. Je sais d’autres femmes qui sont prêtes à m’imiter. Accorde-nous je t'en prie la grâce d’entrer dans la communauté. »

Le Maître resta silencieux encore. Elle reprit :

« Jamais je ne me plairai dans la royale demeure. La ville est pleine de ténèbres. Les voiles brodés me pèsent ; les diadèmes, les bracelets et les colliers me blessent. Il faut que je marche dans le chemin salutaire. Les femmes qui ne sont point frivoles, les femmes pieuses sont prêtes à m’imiter. Accorde aux femmes la grâce d’entrer dans la communauté. »

Pour la troisième fois, le Maître resta silencieux.

Mahâ-Prajâpatî, les yeux en larmes, rentra dans son triste palais mais elle ne put s’habituer à sa défaite, et elle résolut d’aller, de nouveau, trouver le Maître, et de l’implorer encore.

 

Il campait avec ses disciples la semaine suivante non loin de là dans un grand bois. Mahâ-Prajâpatî se fit couper les cheveux, elle se vêtit d’une rugueuse étoffe de couleur rouge, et prit la route qui s’enfonçait dans les bois

Elle accomplit le voyage à pied ; elle en supporta, sans gémir, la fatigue. Toute poussiéreuse, elle s’arrêta devant l'ashram où méditait ce jour-là le Bouddha, mais elle n’osait pas en franchir le seuil. Elle était là, debout, de grosses larmes dans les yeux. Or, Ananda, le disciple favori du Bouddha, vint à passer par là. Il la vit, et lui demanda :

« Pourquoi, reine, es-tu venue ici, vêtue de la sorte ? Et que fais-tu devant la porte du Maître ?

— Je n’ose paraître devant lui. Déjà, par trois fois, il a rejeté ma prière, et ce que, par trois fois, il m’a refusé, je viens le lui demander encore. Qu’il m’accorde la grâce, qu’il accorde aux femmes la grâce d’entrer dans la communauté.

— J’intercéderai pour toi, reine, » dit Ananda.

Il entra dans la salle. Il vit le Maître. Il lui dit :

« Grand maître, Mahâ-Prajâpatî, notre reine vénérée, est là-bas, devant ta porte. Elle n’ose pas se montrer à tes yeux : elle craint que, cette fois encore, tu ne restes sourd à sa prière. Cette prière, pourtant, n’est point d’une folle : que t’en coûterait-il de l’exaucer ? Jadis, la reine eut pour toi des soins maternels ; elle te fut toujours bonne, elle est digne que tu l’écoutes. Pourquoi ne recevrais-tu pas de femmes dans la communauté ? Il y a des femmes très pieuses qui, par un saint courage, sauraient tenir la route pure.

— Ananda, dit le Maître, il ne faut pas souhaiter que les femmes entrent dans la communauté. »

Ananda sortit. La reine l’avait attendu.

« Qu’a dit le Maître ? fit-elle, anxieuse.

— Il repousse ta prière. Mais ne désespère pas. »

Le lendemain, Ananda revit le Bouddha.

« Mahâ-Prajâpatî n’a pas quitté le bois, dit-il. Elle songe au temps fleuri de sa jeunesse. Mâyâ était vivante, elle était belle entre toutes les femmes ; elle allait avoir un fils ; sa sœur, qui était trop noble pour connaître l’envie, aimait déjà l’enfant avant même qu’il fût né. Il naquit pour la joie du monde, et la reine Mâyâ mourut. Mahâ-Prajâpatî fut douce à celui qui restait sans mère ; il semblait frêle encore, elle le protégea des intempéries, elle lui donna des nourrices zélées, elle éloigna de lui les mauvaises servantes, elle lui prodigua les soins et les tendresses. Il grandit et jamais elle ne l’abandonna. Elle prévenait ses moindres désirs, elle l’adorait. Maintenant, qu'il a atteint la plus heureuse fortune, qu'il est l’arbre géant qui abrite les sages ; elle demande une place, la plus humble possible, à son ombre, et voici qu’on lui refuse le repos où elle aspire ! Ô Maître, ne sois pas injuste : reçois Mahâ-Prajâpatî dans la communauté. »

Le Maître réfléchit, puis il parla d’une voix grave :

« Écoute, Ananda. Va trouver Mahâ-Prajâpatî, et dis-lui que je veux bien la recevoir dans la communauté, mais il faut qu’elle accepte une règle très dure. Voici ce que j’impose aux femmes dans la communauté : une nonne, quand bien même elle serait nonne depuis cent ans, doit se lever et donner toutes les marques du plus profond respect devant un moine, même s'il est moine depuis la veille. »

Mahâ-Prajâpatî, heureuse, promit d’observer la règle qu’on lui imposait. Elle entra dans la communauté, et, quelques mois après, les femmes étaient déjà nombreuses qui avaient suivi son exemple.

 


13, La mort du Bouddha, l'entrée dans le Nirvana

De longues années passèrent. La communauté prospérait. Le Bouddha arriva, sur les bords du Gange, au lieu où l’on construisait la ville de Pâtalipoutra. Il bénit les murs qui commençaient à sortir de terre, passa le fleuve, en allant vers Vaiçâlî. Dans le village de Bailva, il fut frappé d’une grave maladie. Il souffrait d’horribles douleurs. Ananda pleurait, le voyant déjà mort. Mais il se souvint qu’il avait à visiter encore de nombreux disciples et qu'il ne lui convenait pas d’entrer dans le nirvana sans leur avoir donné les derniers enseignements, et, par la force de sa volonté, il dompta la maladie, et la vie ne l’abandonna pas. Il recouvra la santé.

Dès qu’il fut guéri, il sortit de la maison où il avait trouvé un asile, et il s’assit sur un siège qui lui avait été préparé devant la porte et il dit :

« j’ai quatre-vingts ans, j’arrive au bout de mon chemin. Soyez, vous, votre propre flambeau, ne cherchez pas qui vous éclaire. Celui qui, après que j’aurai quitté ce monde, sera son propre flambeau, prouvera qu’il a pénétré tout le sens de mes paroles ; il sera mon vrai disciple, Ananda ; il connaîtra la droite manière de vivre. »

Il reprit sa route, et il arriva à Vaiçâlî. Il alla à travers la ville, de porte en porte, quêtant sa nourriture. Et, tout à coup, il vit Mara qui s’était dressé devant lui.

« Voici l’heure, dit le Malin ; entre dans le nirvâna, ô Bienheureux.

— Non pas, répondit le Bouddha. Mieux que toi, Malin, je connais l’heure où il faudra que j’entre dans le nirvâna. Quelques mois encore, et l’heure sera venue. Trois mois encore, et j'entrerai dans le nirvâna. »

À ces paroles, la terre trembla, le tonnerre gronda : le Bouddha avait détruit la volonté par quoi il retenait la vie, et il avait fixé le temps où il entrerait dans le nirvâna.

 

Il domina sa fatigue, et il arriva au bord de la Kakoutsthâ. La rivière était paisible et pure. Le Maître se plongea dans l’onde limpide. Après le bain, il but, puis s’en alla vers un bois de manguiers. Là, il dit au moine Ananda:

« Plie mon manteau en quatre, que je me couche et me repose. »

Le disciple fut heureux d’obéir au Maître et il se hâta d’étendre à terre le manteau plié en quatre. Le Maître se coucha, et Ananda s’assit auprès de lui.

Au bout de quelques heures, le Maître se leva. Il se remit en marche et il arriva enfin à Koushinagar. Là, sur le bord de la Hiranyavatî, il y avait un petit bois, riant et calme.

Le Maître dit :

« Va, Ananda, et prépare-moi un lit entre deux arbres jumeaux. Que la tête soit tournée vers le nord. Je suis malade, Ananda. »

Ananda prépara le lit, et le Maître alla s’y étendre.

 

Ce n’était pas la saison où les arbres fleurissent, et pourtant aux deux arbres qui abritaient le Maître il y avait des fleurs. Les fleurs pures tombaient sur le lit avec douceur, et, du ciel, descendaient lentement des chants tranquilles.

Le Maître dit au pieux Ananda :

« Vois : nous ne sommes pas dans la saison des fleurs, et ces arbres pourtant se sont couverts de fleurs, et sur moi pleuvent les fleurs pures. Écoute l’air : il est joyeux des chants qu’au ciel chantent les Dieux heureux en l’honneur du Bouddha. Mais au Bouddha revient un honneur plus durable : moines, nonnes, croyants, croyantes, tous ceux qui voient la Vérité, tous ceux qui vivent dans la loi, tous ceux-là font l’honneur suprême du Bouddha. Il faut donc, Ananda, vivre ; selon la Loi, et, jusque dans les moindres actes de la vie, suivre le pur chemin des saintes vérités. »

Ananda pleurait : il voulut cacher ses larmes, il s’éloigna.

« Ah, pensait-il, que de fautes ne me sont pas remises ! Que de fautes je suis prêt à commettre encore ! Je suis loin du but sacré et celui qui avait pitié de moi, le Maître, va entrer dans le nirvâna. »

Mais le Maître le rappela et lui dit :

« Ne va pas gémir, Ananda, ne va pas te désespérer. Souviens-toi de mes paroles : il n’est rien de ce qui charme, il n’est rien de ce qu’on aime dont il ne faille un jour se séparer. Comment ce qui est né ne serait-il pas périssable ? Comment ce qui est né ne serait-il pas instable ? Comment ce qui est né, comment ce qui est créé ne passerait-il pas ? Tu m’as longtemps honoré, Ananda ; tu as été, pour moi, un tendre ami ; ton amitié fut joyeuse, et tu lui fus toujours fidèle en pensées, en paroles et en actes. »

La nuit monta. Ceux de Kouçinagara avaient appris que le Maître était couché sous deux arbres jumeaux, et ils venaient en foule lui rendre hommage. Ils étaient les dernier parmi les fidèles qui eurent la joie de voir le Maître face à face.

La nuit était belle. Ananda était assis auprès du Maître. Le Maître dit :

« Peut-être, Ananda, penserez-vous : « Nous n’avons plus de Maître. » Il ne faut pas que vous pensiez ainsi. La loi reste, la loi que je vous ai enseignée, Ananda : qu’elle vous guide, quand je ne serai plus entre vous. »

Il dit encore :

« En vérité, moines, tout ce qui est créé est périssable : ne cessez jamais de lutter. »

Puis son esprit monta aux régions de l’extase. Son visage était d’un or lumineux. Il entra dans le nirvana. On sentit trembler la terre, et l’on entendit le tonnerre gronder.

Sous les remparts, au lever du soleil, ceux de Koushinagar dressèrent un grand bûcher, comme pour un roi du monde, et y brûlèrent le corps du Bouddha.

 

La vie du BOUDDHA

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