23 Décembre 2021
Le mythe de l'initiation « autodidacte » du rishi Dattareya illustre aussi le propos de Chodzko. Le récit suivant est inspiré du Bhagavata Purana (11) :
Alors qu'il n'était encore qu'un enfant, Dattatreya quitta le foyer familial, pour s'en aller dans les campagnes le corps nu, en quête de l'Absolu. En chemin, il rencontra quatre chiens qui symbolisaient les quatre Védas, et qui dès lors ne le quittèrent plus. Au fil de ses errances, il rencontra 24 gourous qui furent pour lui comme 24 étapes dans son développement personnel et sa compréhension de l'univers et de ses rouages. Ces 24 gourous n'étaient cependant pour la plupart ni des rishis ni même des dieux, mais des éléments, des animaux et des hommes de basse condition.
D'abord, ce furent les éléments qui les premiers se présentèrent sur son chemin : la Terre, l'air, l'espace, l'eau et le Feu.
Il observa la Terre sur laquelle il marchait, et la vie telle qu’elle était véritablement ; c’est-à-dire généreuse, productive, couverte de plantes, de champs et de vergers gorgés de fruits. Et malgré tout ce qu'elle apportait aux hommes, ils la méprisaient encore. Mais la Terre ne s'en formalisait pas, elle suivait ce que son dharma lui imposait. Dattatreya apprit d'elle l'abnégation malgré l'obstacle, et le désir de soigner même quand on est soi-même blessé.
Il remarqua ensuite comment, parfois, le vent passait au milieu des choses sans distinction, sans jamais s'attacher, ni rien transformer. Mais à d'autres moments, le vent soulevait tout sur son passage. Dattatreya comprit alors que le vent état comme la vérité, capable des mêmes effets. Il résolut alors de se comporter comme lui : être puissant, bien que léger et furtif.
Dattatreya leva ensuite ses yeux au ciel, qu'il vit infiniment profond, sans limite. Bien que les orages grondassent sous lui, bien que les éclairs zébrassent l'espace, bien que des nuages lourds l'encombrassent, le ciel demeurait impassible. Il savait que les nuages ne faisaient rien qu'aller et venir, sans conséquence sur sa véritable nature. Dattatreya comprit alors que le ciel était le Brahman, l'âme de l'Univers, sans commencement, sans fin et sans tache. Les nuages étaient les obstacles matériels qui se dressent devant l'existence, mais la véritable nature de toute existence était le ciel, invariable, sans cause, sans conséquence.
C'est alors que la pluie tomba sur l'ascète, qui comprit qu'elle aussi s'offrait à tous sans distinction. Grâce à l'eau, chacune des existences pouvait survivre et se purifier ; à quiconque s'approchait d'elle, l'eau transmettait la vie. Dattatreya prit alors l'eau comme modèle et décida de se comporter comme elle dans la vie. Il apporterait aux hommes, sans distinction, la vérité, qui est le bonheur véritable. Si on l'insultait ou le calomniait, il ne s'en formaliserait pas, mais glisserait plutôt sur les insultes en continuant à les purifier.
La pluie s'intensifia, advint la tempête et les éclairs. La foudre tomba sur la cime d'un arbre, embrasa un bosquet. Dattatreya comprit alors que le feu était le grand purificateur et que tout ce qui entrait en contact avec lui se voyait transformer. Après le passage du feu, la forêt n'en serait que plus fertile. Dattatreya comprit que le savoir véritable et la connaissance ultime des choses et des êtres, étaient comme le feu : le savoir entrait en lui, le transcendait et le transformait pour le meilleur.
La tempête se calma, les nuages disparurent, la nuit s'installa. Dattatreya la passa en méditant sur la lune ; celle-ci pouvait être croissante, ou décroissante, elle semblait toujours changeante, mais en vérité elle était une et indivisible. Dattatreya comprit que malgré le cycle de la naissance et de la mort, l'âme demeurait la même, aussi invariable que la véritable nature de la lune.
Au matin, Dattatreya vit le soleil se lever et se refléter dans les flaques d'eau et les gouttes de rosée. Le soleil aussi était indivisible et unique, même si ses reflets étaient innombrables.
Ayant appris tout ce qu'il pouvait des éléments essentiels à la vie, Dattatreya reprit son errance. Des pigeons volaient au-dessus de sa tête, piaillant avec force. Dattatreya comprit qu'ils tentaient par leur chant de l'alerter contre toute sorte d'attachement matériel ou humain. Les oiseaux, chassés par les chasseurs, lui confièrent qu'ils vivaient sans cesse dans la peur des prédateurs. « La vie est précieuse lui disaient-ils, c'est une chance, un cadeau que de la vivre, alors concentre-toi sur la recherche de la sagesse ultime, et ne souffre pas de ce qui vient, passe, et meurt. »
Il fit ensuite la rencontre d'un python, ce grand serpent qui gobe plus qu'il ne mange ses victimes. Dattatreya était content de le voir se satisfaire de toutes sortes de proies qu'il croisait sur son chemin de prédateur. Mammifères, oiseaux, insectes, le python avalait tout, puis s'endormait afin que se fasse sa digestion. L'ascète le considéra tel un exemple et se promit de l'imiter, c’est-à-dire qu'à présent, il se satisferait de tout ce qui se trouvera sur son chemin, sans chercher à obtenir autre chose de mieux ou de différent. Tout ce qui se présenterait à lui serait un cadeau, tout comme toute créature était une proie pour le python.
Dattatreya aperçut un bourdon qui butinait une fleur. L'insecte volant prélevait tout ce dont il avait besoin de la plante, mais ne l’abîmait pas, ne la dérangeait même pas. Dattatreya se proposa alors d'être comme le bourdon : doux, harmonieux, mais actif, en recherche du nectar de la connaissance, désirant accéder à la source même du savoir, sélectif dans ses choix, mais ne s'interdisant aucune visite à aucune fleur.
Dattatreya marchait dans un sous-bois quand il aperçut un apiculteur. Sans même lui adresser la parole, ni remarquer sa présence, ce dernier lui enseigna une belle leçon de vie. Simplement, celui-ci venait à point nommé pour récolter ce que les abeilles avaient collecté à sa place et pour lui. Dattatreya résolue d'imiter cet homme, de ne pas désirer de richesses matérielles et donc d'être en mesure de se satisfaire des bienfaits de la manne de la nature. Il résolut aussi de ne pas suivre l'exemple des abeilles, qui amassaient avec obstination pour se voir tout confisquer soudainement. L'ermite se disait que ni les richesses amassées, ni la santé, rien ne demeurait éternellement et que celui qui amassait, désirait, gardait jalousement, un jour soudain, perdrait tout.
Un faucon planait au-dessus de Dattatreya, qui le vit fondre sur un malheureux rat. À peine sa proie transpercée de ses griffes, à peine son bec enfoncé dans sa chair, le faucon se vit rejoindre par des vautours. Les charognards lui disputèrent sa victime. Alors, pour s'en défaire, le faucon laissa tomber au sol un peu de sa pitance, afin que les charognards s'en satisfassent. Puis le noble oiseau est remonté vers les airs, plus léger. Dattatreya vit dans cet événement une parabole et se résolut lui aussi à ne jamais se satisfaire que du strict nécessaire, afin de ne pas attirer la jalousie et l’envie, qui seront autant d'obstacles.
L'ascète arriva à une rivière, qui devint un fleuve, qu'il suivit jusqu'à la mer. Face à l’océan, Dattatreya comprit que même si celui-ci semblait agité en surface, il était d'un silence insondable dans ses profondeurs. Si les marées et le caractère des vagues changeaient sans cesse, l'océan lui demeurait insensiblement le même. Tous les fleuves du monde se jetaient en lui, mais ce n'était rien ; rien ne pourrait jamais changer ni influencer l'océan. Dattatreya décida d'être lui aussi un océan ; les rivières des sens le traverseront, sans laisser les flots perturber sa véritable nature. Dans sa vie, il connaîtra des hauts et des bas, mais en lui-même, il restera stable et serein.
Une nuit, Dattatreya vit un papillon venir danser autour d'une flamme, puis mourir dedans. Esclave de ses sens, obsédé de ses propres désirs, le papillon s'était précipité dans la mort sans même en avoir conscience. Dattatreya se promit alors de ne jamais agir qu'en considérant la raison et non le désir.
Un autre jour, ce fut un éléphant qui lui enseigna une leçon à travers son triste exemple. L'animal solitaire et en rut, avait flairé une femelle quand il tomba dans un piège. Ceux qui l'avaient tendu lui mirent les liens et l'exploitèrent. Dattatreya se promit de ne pas subir le joug de ses désirs, afin de ne pas finir comme ce noble animal, devenu par sa faute un esclave déshonoré et maltraité. Dattatreya se promit de ne jamais rien attendre ; ni reconnaissance des autres, ni satisfaction des sens. C'est en agissant ainsi qu'il resterait maître de lui-même.
Une autre scène de chasse inspira Dattatreya. Cette fois-ci, ce fut un daim qui lui donna matière à réflexion. Les chasseurs, pour le prendre, avaient déployé un stratagème qui consistait à se disposer en cercle autour de la forêt puis à jouer très fort du tambour. Effrayer par ce bruit étrange, le daim perdait alors ses moyens et succombait à la peur. Les chasseurs pouvaient alors l’approcher sans difficulté, puis l'attraper dans leur filet. Cependant, s'il n’avait pas eu peur, en quelques bonds rapides, le daim se serait mis hors d'atteinte des chasseurs. Afin de ne pas suivre le triste exemple du daim, Dattatreya se promit de ne jamais céder à la peur, ni de ne laisser personne être en mesure de lui inspirer de la peur. Ce qui devait décider de ses actions, c'était lui-même, et non quelques pressions venues de l'extérieur.
La pêche aussi lui fournit matière à réflexion : un poisson venait d'être pris dans une nasse, à l'intérieur de laquelle un pêcheur avait placé un appât. Le poisson avait en effet été bien mal inspiré de se repaître d'une nourriture qu'on avait placée là pour lui. S'il avait recherché sa nourriture par lui-même, il ne serait pas tombé dans le piège. Afin de ne pas imiter le poisson, Dattatreya se résolut à ne jamais se satisfaire des miettes qu'on lui jetterait, mais au contraire de toujours tout se procurer par lui-même. La vie est facile, les opportunités partout, il n'y a aucune raison de se laisser entretenir ni de renoncer à sa liberté.
Dattatreya poursuivit son chemin et fit la rencontre d'une prostituée. Celle-ci était triste. Elle faisait commerce du plaisir, mais sa vie n'avait aucun sens. Déprimée, elle songeait à faire autre chose de sa vie. En l'observant, Dattatreya comprit que la prostitution n'est pas seulement d'ordre sexuel, mais que se prostituent aussi ceux qui vendent leurs mains ou leur temps en l'échange d'un salaire qui nourrit leur ventre mais pas leur esprit.
Dans un village, Dattatreya vit jouer un enfant. Son innocence, son bonheur simple et parfait, l'impressionna grandement. C'était ainsi qu'il fallait vivre, pensait l'ermite, tel un enfant : curieux, spontané et content.
Comme tous les brahmanes errants, Dattatreya vivait d’aumône, les villageois déposant un peu de nourriture dans son bol. Le soir, il se présentait aux maisons des brahmanes sédentaires et demandait l'hospitalité. C'est ainsi qu'un soir, il fut accueilli par une jeune fille qui le reçut seule car ses parents étaient absents. Désirant faire à manger pour lui, mais ne sachant comment faire, parce que c'était habituellement sa mère qui se chargeait du repas, la fille commença à battre le riz pour le sage. Mais alors qu'elle battait le riz, ses bracelets s'entrechoquèrent, ce qui inquiéta la jeune fille. Si le brahmane entendait ses bracelets, pensait-elle, il ne manquerait pas de croire que son foyer était si pauvre que tout brahmane qu'ils étaient eux-mêmes, ils en étaient réduits à cuisiner de leur propre main… En ce temps-là, les domestiques étaient en effet nombreux chez les brahmanes, car ceux-ci avaient l’interdiction de travailler et d'user leur corps à de basse besogne. Afin de ne pas trahir sa pauvreté, la jeune fille brisa tous ses bracelets. C'est donc dans le silence qu'elle put préparer le dîner de Dattatreya. Celui-ci trouva triste qu'à cause de la considération envers l'avis d'un étranger, une jeune et jolie jeune fille en arrive à briser ses bijoux, aussi humbles soient-ils. Dattatreya fut si peiné de cet incident, qu'il comprit qu'un yogi n'avait rien à gagner à vivre en communauté, car celle-ci était pleine de préjugés, de peurs, de hontes et d'hypocrisie. Pour celui qui désire connaître la vérité et atteindre la Moksha, mieux valait donc vivre retiré et isolé.
C'est alors qu'il suivit l'exemple du serpent. Celui-ci se satisfait d'un trou dans la terre. Laissant derrière lui sa peau usée, il mue et continue à vivre dans un nouveau corps.
Un roi passait dans la campagne, Dattatreya pouvait entendre sa fanfare. Il se rapprocha. Le cortège entra dans un village, le traversa sous les regards émerveillés des villageois. Un homme seulement ne prêtait aucune attention au défilé. C'était un armurier-forgeron ; il était si concentré à sa tâche, qu'il n'en avait pas remarqué le passage du cortège royal. Dattatreya l'observait et le prit alors en exemple : comme lui, il devait se vouer entièrement à la recherche de l'éveil.
C'est ainsi que notre ascète devint ermite. Il grimpa au sommet d'une colline, se creusa un petit espace sous un rocher, et vécut là en homme simple. Dans un coin de son campement, une araignée tissait sa toile. À un certain moment, elle détruisait son ouvrage, pour mieux le recommencer ailleurs ou au même endroit. Dattatreya vit en elle le Créateur lui-même. L'existence est en effet faite pour être vécue, appréciée, développée, puis elle est détruite en un instant, sans plus de raison. Les choses se faisaient, prospéraient, puis disparaissaient, avant de renaître. Dattatreya comprit que le Grand Créateur n'étant donc mué par aucune volonté faste ou néfaste.
Dans sa grotte, Dattatreya découvrit un cocon. Longtemps la chrysalide avait attendu avant de devenir papillon. Insignifiante au premier instant de son existence, immobile, apeurée, incapable de bouger, de manger, la larve était devenue un sublime papillon arborant de rares couleurs.
Comprenant qu'il n'était autre que ce papillon, l'ascète connut aussitôt l’éveil.
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Michel Cazenave - Atman et pensée indienne (Continents intérieurs)
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