13 Janvier 2022
Le chant du Bienheureux
Version condensée
Le texte suivant est composé des passages les plus populaires de la Gita d'origine. Afin de faciliter l'étude et la citation de cette œuvre, nous avons respecté le chapitrage d'origine (mais ajouté des titres et sous-titres).
Notre texte est repris et adapté de La Bhagavad-Gîtâ, ou le Chant du Bienheureux, la traduction depuis le sanskrit par l'éminent indianiste Émile-Louis Burnouf (par ailleurs traducteur du Ramayana). Cette version connut de très nombreuses rééditions et fut considérée comme référence jusqu'au milieu du 20e siècle. Il s'agit d'une traduction claire et ne nécessitant que peu d'initiations, à l’inverse des traductions plus rigoureuses mais bien plus difficiles d'accès de Sri Aurobindo et de A. C. Bhaktivedanta Swami Prabhupad.
Le Mahabharata est la grande épopée du nord de l'Inde. Composé au fil du premier millénaire avant notre ère et puisant son inspiration dans le védisme et les traditions populaires indiennes et jaïnes, le Mahabharata raconte les aventures de Arjuna et ses frères, conseillés par le divin Krishna. Les Pandavas, les Kauravas, Karna, Krishna, Arjuna, Bhishma, Yudhishthira et Draupati sont ses protagonistes les plus récurrents. Ils s’affronteront tous lors de la guerre du Kurukshetra.
Sa rédaction est attribuée à Ved Vyasa, « le savant des Vedas », un titre honorifique que l'on retrouve souvent comme signature d'œuvres collectives, composées durant les premiers siècles de notre ère. La légende raconte que l'écrivain visionnaire Ved Vyasa en dicta les vers à Ganesh, le dieu du savoir.
Si l'orientaliste allemand Max Müller (1823 – 1900) fut le premier à traduire, commenter et publier des extraits du Mahabharata en Europe, le bengali Kisari Mohan Ganguli fut le premier à en proposer une traduction complète et en anglais. Il publia ses écrits à Calcutta de 1883 à 1896. Le Mahabharata étant le plus grand roman et poème épique jamais composé par l'homme, il n'existe jusqu'à présent aucune autre version traduite qui soit aussi complète. Cette version comprend plus d'une dizaine de tomes.
Le passage du Mahabharata le plus populaire, mais qui semble être plus récent et daté du début du premier millénaire, est la mondialement célèbre Bagavad Gita, « l'enseignement du bienheureux ».
La Gita met en scène Krishna qui apparaît aux yeux du guerrier Arjuna tel qu'il est véritablement, c’est-à-dire le dieu Vishnou. L'entrevue de Krishna et Arjuna est considérée comme le zénith absolu de la pensée indienne. Inspirée peut-être des dialogues des philosophes grecques, la Bagavad Gita est l'enseignement que donne un dieu au meilleur de ses disciples.
Grâce au zèle de ses disciples, Krishna est la figure du panthéon indien la plus connue en Occident. Le lecteur désirant s'en instruire est donc fortement encouragé à se diriger vers les nombreuses adaptations romancées de la vie légendaire du vacher céleste (la plupart n'étant cependant disponibles qu'en anglais).
La Bhagavad Gita
version condensée
Chapitre 1 : Le doute
Chapitre 2 : L'éternité de l'âme – La sagesse
Chapitre 3 : L'action
Chapitre 4 : Les avatars de l'être suprême – Agir correctement
Chapitre 5 : Le yoga mystique
Chapitre 6 : Le yogi
Chapitre 7 : La véritable nature de Dieu
Chapitre 8 : Le cycle de lumière et de repos, la nature invisible et indivisible
Chapitre 9 : Krishna et Vishnou
Chapitre 10 : Krishna est le gourou ultime – Les nombreuses facettes de Dieu
Chapitre 11 : Vision de Vishnou
Chapitre 12 : Les serviteurs préférés de Krishna
Chapitre 13 : La matière et l'idée de la matière, la science véritable
Chapitre 14 : Le karma et la réincarnation
Chapitre 15 : La demeure éternelle de l'être suprême, le principe ultime
Chapitre 16 : Le Bien et le Mal
Chapitre 17 : Offrandes et austérités
Chapitre 18 : Renoncement et abnégation
1
Chacune des parties fit résonner la conque annonciatrice du combat, puis les armées s'avancèrent pour s'affronter. Ces mêmes conques résonneront plus tard dans la journée, pour marquer la fin des combats. Ce bruit, qui déchirait même les cœurs des méchants Kauravas, faisait retentir le ciel et la terre.
Alors les voyant rangés en bataille, et quand déjà les flèches se croisaient dans l’air, Arjuna, le chef des valeureux Pandavas, dont le char affichait l’étendard d'Hanuman, prit son arc et dit à son conducteur, qui n'était autre que son meilleur et plus fidèle ami, le divin Krishna :
« Arrête mon char entre les deux armées pour que je voie contre qui je dois combattre dans cette lutte à mort. Je veux voir qui est rassemblé sur le champ de bataille et quels sont ceux qui ont pris le parti de nos ennemis les Kauravas. »
Interpellé de la sorte par Arjuna, Krishna arrêta le char au beau milieu du champ de bataille, alors même que les deux camps allaient se fracasser. Et là, il dit :
« Prince, vois ici réunis tous les membres du clan des Kurus ».
Arjuna vit alors devant lui pères, aïeux, précepteurs, oncles, frères, fils, petits-fils, amis, gendres, compagnons, partagés entre les deux armées. Quand il vit tous ces parents prêts à se battre, Arjuna, ému d’une extrême pitié, prononça douloureusement ces mots :
« Ô Krishna, quand je vois ces parents désireux de combattre et rangés en bataille, mes membres s’affaissent et mon visage se flétrit ; mon corps tremble et mes cheveux se dressent ; mon arc s’échappe de ma main, ma peau devient brûlante, je ne puis me tenir debout et ma pensée est comme chancelante. Je vois de mauvais présages, je ne vois rien de bon dans ce massacre de parents. Ô Krishna, je ne désire ni la victoire, ni la royauté, ni les voluptés ; quel bien nous revient-il de la royauté ? Des voluptés ou même de la vie ?
Les hommes pour qui seuls nous souhaiterions la royauté, les plaisirs, les richesses, sont ici rangés en bataille, méprisant leur vie et leurs biens : précepteurs, pères, fils, aïeux, gendres, petits-fils, beaux-frères, alliés enfin. Dussent-ils me tuer, je ne veux point leur mort, au prix même de l’empire des trois mondes ; qu’est-ce à dire, de la terre ?
Quand nous aurons tué les Kauravas, quelle joie en aurons-nous ? En revanche une faute s’attachera à nous si nous les tuons, tous criminels qu’ils sont. Il n’est donc pas digne de nous de les tuer, car ne sont-ils pas nos parents ? En faisant périr notre famille, comment serions-nous joyeux, ô Krishna ? Oh ! Nous avons résolu de commettre un grand péché si, par l’attrait des délices de la royauté, nous sommes décidés à tuer nos proches. Que les Kauravas me tuent au combat, désarmé et sans résistance, voilà ce qui pourrait m'arriver de mieux. »
Ayant ainsi parlé au milieu des armées, Arjuna s’assit sur son char et l’âme troublée par la douleur, il laissa tomber son arc et sa flèche.
2, 1
Tandis que, troublé par la pitié et les yeux pleins de larmes, Arjuna se sentait défaillir, Krishna lui dit :
« Arjuna, d’où te vient, dans la bataille, ce trouble indigne des Aryens, qui te prive de l'honneur et te couvre de honte ? Ne te laisse pas amollir ; cela ne te convient pas. Chasse cette honteuse faiblesse de ton cœur et lève-toi ! Sois le destructeur des ennemis. »
Mais le prince des Pandavas ne l'entendait pas ainsi.
« Krishna, comment dans le combat lancerai-je des flèches contre Bhishma et Drona, eux qui furent mes instructeurs et à qui je dois rendre les hommages ? Plutôt que de tuer ces maîtres vénérables, je préfère encore vivre par le monde et mendier mon pain. Par contre, si je tue, même des tyrans avides, je vivrai d’un aliment souillé de sang. Qui sait ce qui vaut le mieux : de les vaincre ou d’être vaincus par eux ? Car notre victoire et donc nos meurtres, nous feraient haïr la vie.
L’âme blessée par la pitié et par la crainte de faire le mal, je t’interroge : car je ne vois plus où est la justice. Quel parti dois-je prendre ? Dis-le-moi. Je suis ton disciple : instruis-moi, car c'est vers toi que je me tourne. Je ne vois pas ce qui pourrait chasser la tristesse qui consume mes sens, eussé-je sur terre un vaste royaume sans ennemis et l’empire même des dieux. »
Après avoir encore dit : « je ne combattrai pas, » le guerrier Arjuna demeura silencieux.
Tandis qu’entre les deux armées il perdait ainsi courage, Krishna lui dit en souriant :
« Tu pleures sur des hommes qu’il ne faut pas pleurer, quoique tes paroles soient celles de la sagesse. Les sages ne pleurent ni les vivants ni les morts ; car jamais n’a manqué l’existence, ni à moi, ni à toi non plus, ni à ces princes ; et jamais nous ne cesserons d’être, nous tous, dans l’avenir. Comme dans ce corps mortel sont tour à tour l’enfance, la jeunesse et la vieillesse ; de même, après, l’âme acquiert un autre corps. Tout cela le sage le sait et ne s'en trouble pas.
Les rencontres des éléments qui causent le froid et le chaud, le plaisir et la douleur, ont des retours et ne sont point éternelles. Supporte-les, Arjuna. L’homme que ces interactions entre les éléments ne troublent pas, l’homme ferme dans les plaisirs et dans les douleurs, devient participant de l’immortalité.
Celui qui n’est pas ne peut être, et celui qui est ne peut cesser d’être ; ces deux choses, les sages qui voient la vérité en connaissent la limite. Sache-le, il est indestructible, Celui par qui a été développé cet univers : la destruction de cet Impérissable, nul ne peut l’accomplir. Les corps qui finissent procèdent d’une Âme éternelle, indestructible, immuable. Combats donc, Arjuna.
Celui qui croit que cette âme peut être tuée se trompe : elle ne peut pas être tuée, pas plus qu'elle ne peut tuer. Elle ne naît, ne meurt jamais. N'étant jamais née, elle ne renaîtra jamais ; sans naissance, sans fin, éternelle, antique, elle ne naît pas quand on tue le corps. Comment celui qui la sait impérissable, éternelle, sans naissance et sans fin, pourrait-il tuer quelqu’un ou le faire tuer ?
Comme l’on quitte des vêtements usés pour en prendre de nouveaux, ainsi l’Âme quitte les corps usés pour revêtir de nouveaux corps. Ni les flèches ne la percent, ni la flamme ne la brûle, ni les eaux ne l’humectent, ni le vent ne la dessèche. Inaccessible aux coups et aux brûlures, à l’humidité et à la sécheresse, éternelle, répandue en tous lieux, immobile, inébranlable, invisible, ineffable, immuable, voilà ses attributs. À présent que tu connais sa véritable nature, ne pleure donc plus.
Quand bien même tu la croirais éternellement soumise à la naissance et à la mort, tu ne devrais même pas pleurer sur elle : car ce qui est né doit sûrement mourir, et ce qui est mort doit renaître ; ainsi ne pleure pas sur une chose qu’on ne peut empêcher.
Le commencement des êtres vivants est insaisissable ; on saisit le milieu ; mais leur destruction aussi est insaisissable : y a-t-il là un sujet de pleurs ?
Celui-ci contemple la vie comme une merveille ; celui-là en parle comme d’une merveille ; un autre en écoute parler comme d’une merveille : et quand on a bien entendu, nul encore ne la comprend.
L’Âme habite, inattaquable, dans tous les corps vivants. Arjuna, tu ne peux cependant pas pleurer sur tous ces êtres. Considère donc ton devoir et ne tremble pas : car il n'y a rien de mieux pour un kshatriya (guerrier) que d'avoir une guerre juste à mener. Le combat qui s'offre à toi est la porte du ciel, laquelle s'ouvre pour les guerriers victorieux.
Et tu voudrais t'y soustraire ? Ne sais-tu pas que si tu ne livres ce combat légitime, tu feras là un grand péché car tu serais traître à ton devoir et à ta renommée. Les hommes répéteront ta honte à jamais : or, pour un homme doté de raison, la honte est pire que la mort. Les princes croiront que par peur tu as fui le combat : ceux qui t’ont cru magnanime te mépriseront. Tes ennemis tiendront sur toi mille propos outrageants où ils blâmeront ton incapacité. Qu’existe-t-il de plus fâcheux ?
Tué, tu gagneras le ciel ; vainqueur, tu posséderas la terre. Lève-toi donc, Arjuna, et va-t’en combattre avec résolution. Tiens pour égaux, plaisir et peine, gain et perte, victoire et défaite, et sois tout entier à la bataille : ainsi tu éviteras le péché.
Je viens de t'exposer des arguments rationnels, je vais à présent t'enseigner la doctrine du yoga, c’est-à-dire la science du détachement et de la maîtrise de soi. Sois attentif à l’accomplissement des œuvres, mais jamais à leurs fruits ; n'agit pas pour le fruit que cette action te procurera, mais pour autant ne cherche pas à éviter cette action.
Constant dans ta pratique du yoga, faits ce que tu as à faire et chasse le désir. Adopte la même attitude face aux succès et aux revers.
Cherche ton refuge dans la raison ! Malheureux ceux qui aspirent à la récompense. Au contraire, l’homme qui s’applique à la méditation, se dégage ici-bas et des bonnes et des mauvaises œuvres : applique-toi donc à l’union mystique et celle-ci te fera réussir dans tes entreprises. Les hommes d’intelligence qui se livrent à la méditation et qui ont rejeté le fruit des œuvres, échappent au lien des générations et vont au séjour du salut.
Quand ta pensée aura franchi les régions obscures de l’erreur, alors tu parviendras au dédain des controverses passées et futures. Quand détournée de ces enseignements, ton âme demeurera inébranlable et ferme dans la contemplation, alors tu atteindras l’Union spirituelle. »
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C'est Krishna qui parle :
« Est doté d'une véritable sagesse, celui qui renonce à tous les désirs qui pénètrent les cœurs et qui est heureux avec lui-même. Quand il est inébranlable dans les revers, exempt de joie dans les succès, quand il a chassé les amours, les terreurs, la colère, il est dit alors solitaire ferme en la sagesse. Si d’aucun point il n’est affecté ni des biens ni des maux, s’il ne se réjouit ni ne se fâche, en lui la sagesse est affermie. Si, comme la tortue retire à elle tous ses membres, il soustrait ses sens aux objets sensibles, en lui la sagesse est affermie. Les objets se retirent devant l’homme abstinent ; les affections de l’âme se retirent en présence de celui qui les a quittées.
Quelquefois pourtant, Arjuna, les sens fougueux entraînent par force l’âme du sage le mieux dompté. Alors, qu’après les avoir dominés, le yogi se tienne assis, l’esprit fixé sur moi ; car, quand il est maître de ses sens, en lui la sagesse est affermie.
Dans l’homme qui contemple les objets des sens, naît un penchant vers eux ; de ce penchant naît le désir ; du désir, l’appétit violent. De cet appétit, le trouble de la pensée ; de ce trouble, la divagation de la mémoire ; de la ruine de la mémoire, la perte de la raison ; et par cette perte, il est perdu.
Mais si un homme aborde les objets sensibles, ayant les sens dégagés des amours et des haines et docilement soumis à son obéissance, il marche vers la sérénité. De la sérénité naît en lui l’éloignement de toutes les peines ; et quand son âme est sereine, sa raison est bientôt affermie.
L’homme qui ne pratique pas l’Union divine n’a pas de science et ne peut méditer ; celui qui ne médite pas, est privé de calme ; privé de calme, d’où lui viendra le bonheur ? Car celui qui livre son âme aux égarements des sens, voit bientôt sa raison emportée, comme un navire par le vent sur les eaux. »
3
Arjuna prit la parole :
« Si, à tes yeux, la pensée est meilleure que l’action, pourquoi donc m’engager à une action si affreuse ? Mon esprit est troublé par tes discours ambigus. Énonce une règle unique et précise par laquelle je puisse en arriver à décider ce qui vaut le mieux. »
Krishna lui répond :
« Ce n’est pas par l’abdication que l’on parvient au but de la vie. Car personne, pas même un instant, n’est réellement inactif ; tout homme malgré lui-même est mis en action par les fonctions naturelles de son être.
Celui qui, après avoir enchaîné l’activité de ses organes, se tient inerte, l’esprit occupé des objets sensibles et la pensée errante, c'est un faux yogi. Mais celui qui, par l’esprit, a dompté les sens et qui met à l’œuvre l’activité de ses organes pour accomplir une action, tout en restant détaché, voilà quelqu'un d'estimable.
Fais donc une œuvre nécessaire, car l’œuvre vaut mieux que l’inaction ; sans agir, tu ne pourrais pas même nourrir ton corps. Hormis l’œuvre sainte, ce monde nous enchaîne par les œuvres. Cette œuvre donc, Arjuna, accomplis-la, mais sans la désirer.
Les animaux vivent des fruits de la terre ; les fruits de la terre sont engendrés par la pluie ; la pluie, par le Sacrifice ; le Sacrifice s’accomplit par l’Acte. Or, sache que l’Acte procède de Brahma, et que Brahma procède de l’Éternel. C’est pourquoi ce Dieu qui pénètre toutes choses est toujours présent dans le Sacrifice. Celui qui ne coopère point ici-bas à ce mouvement circulaire de la vie et qui goûte dans le péché les plaisirs des sens, celui-là, Arjuna, vit inutilement.
Mais celui qui, heureux dans son cœur et content de lui-même, trouve en lui-même sa joie, celui-là ne dédaigne aucune œuvre. Car il ne lui importe en rien qu’une œuvre soit faite ou ne le soit pas, et il n’attend son secours d’aucun des êtres. C’est pourquoi, toujours détaché, accomplis l’œuvre que tu dois faire ; car en agissant avec abnégation, l’homme atteint le but suprême. C’est par les œuvres que Janaka et les autres glorieux rois de la terre ont acquis la perfection.
Considérons à présent l’ensemble des choses humaines et tu comprendras qu'en prince, tu dois agir. Selon la conduite d'un grand personnage, ainsi agit le reste des hommes ; l’exemple qu’il donne, le peuple le suit.
Moi-même, Arjuna, je n’ai rien à faire dans les trois mondes, je ne veux ni n'espère rien de plus ; et pourtant, je suis à l’œuvre. Car si je ne montrais une activité infatigable, tous ces hommes qui me suivent périraient. Si je ne faisais mon œuvre, je créerais un chaos, et je détruirais ces générations.
De même que les ignorants sont liés par leur œuvre, que le sage agisse en restant détaché, et qu'ainsi soit respecté l’ordre du monde. Que le sage ne fasse pas naître le partage des opinions parmi les ignorants attachés à leurs œuvres ; mais que, s’y livrant avec eux, il leur fasse aimer leur travail.
Le sage aussi tend à ce qui est conforme à sa nature ; les animaux suivent la leur. À quoi bon lutter contre cette loi ? Il faut bien que les objets des sens fassent naître le désir et l’aversion. Seulement, que le sage ne se mette pas sous leur empire, puisque ce sont ses ennemis. Il vaut mieux suivre sa propre loi, même imparfaite, que la loi d’autrui, même meilleure ; il vaut mieux mourir en pratiquant sa loi : la loi d’autrui a des dangers.
Arjuna, sans espérance, sans souci de toi-même, combats et n’aie point de tristesse. »
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C'est Krishna qui parle :
« Cette union éternelle, je l’ai enseignée d’abord au soleil, qui l’a enseignée à Manu, le premier homme. Puis celui-ci l’a transmise à son fils Ikshvaku, le fondateur de la dynastie éponyme. Ainsi de mains en mains, des rois-rishis l’ont reçue, jusqu'à ce qu'au fil des yugas (éons), cette doctrine se perde. Cette doctrine antique, je vais te l’exposer aujourd’hui ; car tu es mon serviteur et mon ami. Sache qu'il s'agit du savoir suprême, de l'ultime secret. »
Ainsi parlait Krishna, auquel lui répondait Arjuna :
« Mais… tu es né il n'y a pas si longtemps ! En tout cas bien après la naissance du soleil, ainsi comment donc te comprendre quand tu me dis avoir enseigné cette doctrine à l'astre lui-même ? »
Krishna :
« J’ai eu bien des naissances, et toi-même aussi, Arjuna : je les connais toutes ; mais toi, héros, tu ne les connais pas. Quoique sans commencement et sans fin, et chef des êtres vivants, néanmoins maître de ma propre nature, je nais par ma vertu magique. Quand la justice languit, quand l’injustice se relève, alors je me fais moi-même créature, et je nais d’âge en âge. Pour la défense des bons, pour la ruine des méchants, pour le rétablissement de la justice.
Celui qui connaît selon la vérité ma naissance et mon œuvre divine, quittant son corps, ne retourne pas à une naissance nouvelle ; il vient à moi, Arjuna. Dégagés du désir, de la crainte et de la passion, devenus mes dévots et mes croyants, beaucoup d’hommes, purifiés par les austérités de la science, se sont unis à ma substance ; car, si les hommes se présentent à moi, je les honore. Et tous les hommes suivent ma voie, Arjuna…
C’est moi qui ai créé les quatre castes et réparti entre elles les qualités et les fonctions. Sache qu’elles sont mon ouvrage, à moi qui n’ai pas de fonction particulière et qui ne change pas. Les œuvres ne me souillent pas, car elles n’ont pour moi aucun fruit ; et celui qui me sait tel n’est point retenu par le lien des œuvres.
Sachant donc que d’antiques sages, désireux de la délivrance, ont accompli leur œuvre, toi aussi accomplis l’œuvre que ces sages ont accomplie autrefois. »
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C'est Krishna qui parle :
« Mais, me demandes-tu, qu’est-ce que l'action ? qu’est-ce que le repos ?
Celui qui voit le repos dans l’action et l’action dans le repos, celui-là est un sage ; il est en état d’Union, quelles que soient ses actions.
Si toutes ses entreprises sont exemptes des inspirations du désir, comme s’il avait consumé l’œuvre par le feu de la science, il est appelé sage par les hommes intelligents. Car celui qui a chassé le désir du fruit des œuvres, qui est toujours satisfait et exempt d’envie ; celui-là, bien qu’occupé d’une œuvre, est pourtant en repos.
Sans espérances, maître de ses pensées, n’attendant du dehors aucun secours, n’accomplissant son œuvre qu’avec le corps, il ne contracte point le péché. Satisfait de ce qui se présente, supérieur à l’amour et à la haine, exempt d’envie, égal aux succès et aux revers, il n’est pas lié par l’œuvre, quoiqu’il agisse. Pour celui qui a chassé les désirs, qui est libre, qui tourne sa pensée vers la science et procède au sacrifice, la notion d'action s’évanouit.
L’offre pieuse est Dieu ; le beurre clarifié, le feu, l’offrande sont Dieu ; celui qui agit en pensant à Dieu ira donc vers Dieu. »
5
C'est Krishna qui parle :
« Quand il voit, entend, touche, flaire, mange, marche, dort, respire, le yogi qui connaît la vérité pense : « ce n’est pas moi qui agis ». Celui qui, ayant chassé le désir, accomplit les œuvres en vue de Dieu, n’est pas plus souillé par le péché que, par l’eau, la feuille du lotus.
Par leur corps, par leur esprit, par leur raison, par tous leurs sens même, les yogis opèrent l’œuvre sans en désirer le fruit, pour leur propre purification. Et par cette abnégation, ils atteignent à la béatitude suprême. Mais l’homme qui ne pratique pas l’Union sainte, et qui demeure attentif au fruit des œuvres, est enchaîné par la puissance du désir.
Le mortel qui, par la force de son esprit, pratique l’abnégation dans tous ses actes, habite paisible et tout-puissant dans la cité aux neuf portes, qui n'est autre que son propre corps, lui-même doté de neuf ouvertures.
Pour ceux dans l’âme desquels la science a détruit l’ignorance, la science, comme un soleil, illumine en eux l’idée de cet être Suprême. Pensant à Lui, partageant son essence, séjournant en Lui, tout entiers à Lui, ils marchent par une route d’où l’on ne revient pas, délivrés par la connaissance.
Dans le brahmane doué de science et de modestie, dans le bœuf et l’éléphant, dans le chien même et dans celui qui mange du chien, les sages voient l’identique. Un tel homme ne se réjouit pas d’un accident agréable ; il ne s’attriste pas d’un accident fâcheux. La pensée ferme, inébranlable, songeant à Dieu, fixé en Dieu, libre des contacts extérieurs, il trouve en lui-même sa félicité : et ainsi, celui que l’Union mystique unit à Dieu, jouit d’une béatitude impérissable.
Car les plaisirs nés des contacts engendrent la douleur ; ils commencent et finissent, et le sage n’y trouve pas sa joie. Si l’on peut ici-bas, avant d’être dégagé du corps, soutenir le choc du désir et de la passion, on est uni spirituellement, on est heureux.
Ainsi s’éteignent en Dieu les Rishis dont les fautes sont effacées, dont l’esprit ne s’est point partagé, qui se sont domptés eux-mêmes et se sont réjouis du bien de tous les vivants.
Quand on est dégagé d’amour et de haine, qu’on a soumis et soi-même et sa pensée, qu’on se connaît soi-même, on est tout près de s’éteindre en Dieu.
Quand on a banni les affections nées des contacts, dirigé son regard droit en avant, égalisé les mouvements de sa poitrine, dompté ses sens, dirigé son esprit et sa raison exclusivement vers la délivrance ; lorsque le désir, la crainte, la passion, étant bannis, parvenu vraiment à la délivrance, alors on obtient la paix. »
6
C'est Krishna qui parle :
« Celui qui, sans aspirer au fruit des œuvres, accomplit l’œuvre prescrite, est un renonçant et un yogi, mais non celui qui néglige le feu sacré et l’œuvre sainte. Sans le renoncement de soi-même, nul ne peut s’unir véritablement.
Au solitaire qui travaille à l’Union sainte, l’œuvre devient une aide ; quand il l’a atteinte, il a pour aide le repos. Car, comme il n’est attaché ni aux objets des sens ni aux œuvres, entièrement dépouillé de lui-même, il a vraiment atteint l’Union divine.
L’esprit de l’homme est tantôt son allié, tantôt son ennemi. Il est l’allié de celui qui s’est vaincu soi-même ; mais, par inimitié pour ce qui n’est pas spirituel, l’esprit peut agir en ennemi.
Dans l’homme victorieux et pacifié, l’Âme suprême demeure recueillie au milieu du froid et du chaud, du plaisir et de la douleur, des honneurs et de l’opprobre.
L’homme qui se complaît dans la connaissance et dans la science, le cœur en haut, les sens vaincus, tenant pour égaux le caillou, la motte de terre et l’or, a pour nom yogi ; car il est uni spirituellement.
Estimable est celui qui garde une âme égale envers les amis et les bienveillants, les ennemis, les indifférents, et les étrangers, les haineux et les proches, envers les bons aussi et envers les pécheurs.
Que le yogi exerce toujours sa dévotion seule, à l’écart, sans compagnie, maître de sa pensée, dépouillé d’espérances. Que dans un lieu pur il se dresse un siège solide, ni trop haut, ni trop bas, garni d’herbe, de toile et de peau. Et que là, assis sur ce siège, tenant fermement en équilibre son corps, sa tête et son cou, immobile, le regard incliné en avant, ne le portant d’aucun autre côté, il tend son esprit tendu vers l’Unité, et maîtrise en lui la pensée, les sens et l’action. Qu'il s’unisse mentalement en vue de sa purification.
L’Union divine n’est ni pour qui mange trop, ni pour qui ne mange rien ; elle n’est ni pour qui dort trop, ni pour celui qui veille trop. L’Union sainte, qui guérit tous les maux, est pour celui qui mange avec mesure, se récrée avec mesure, agit, dort et veille avec mesure.
Lorsque, ayant fixé sur lui-même sa pensée entièrement soumise, il s’est dégagé de tous les désirs, c’est alors qu’il est appelé uni.
Le yogi est comme une lampe qui, à l’abri du vent, ne vacille pas lorsque, ayant soumis sa pensée, il se livre au yoga mystique.
Quand la pensée jouit de la quiétude, enchaînée au service de l’Union (yoga) divine ; quand, contemplant elle-même, elle se complaît en elle-même ; quand elle goûte cette joie infinie que donne seule la raison et qui dépasse les sens ; quand elle s’attache sans vaciller à l’Essence véritable, et que, l’ayant saisie, elle juge que nulle autre acquisition ne l’égale ; lorsque enfin, s’y tenant attachée, elle n’en peut être détournée même par une vive douleur ; qu’elle sache que cette rupture de tout commerce avec la douleur s’appelle le yoga mystique. Cette union doit être pratiquée avec constance, au point que la pensée s’y abîme.
Ayant dépouillé absolument tous les désirs engendrés par l’imagination et subjugué dans son âme la foule des sensations qui viennent de tous côtés, l’homme atteint à la quiétude et son esprit, fermement recueilli en lui-même, ne pense plus à rien autre chose. Chaque fois que son esprit inconstant et mobile se porte ailleurs, qu’il lui fasse sentir le frein et le ramène à l’obéissance.
Une félicité suprême pénétrera l’âme du yogi ; ses passions seront apaisées ; il sera devenu en essence Dieu lui-même ; il sera sans tache. Ainsi, par l’exercice persévérant du yoga mystique, l’homme purifié jouit heureusement, dans son contact avec Dieu, d’une béatitude infinie.
Il voit alors l’âme qui réside dans tous les êtres vivants, de même qu'il voit dans l’Âme tous ces êtres. Il voit l'unité dans tout ce qui est différent. »
Arjuna :
« L’esprit est inconstant, ô Krishna, il est mobile, puissant et violent ; il me semble aussi difficile à soumettre que le vent. »
Krishna :
« Sans doute l’esprit est mobile et difficile à saisir ; mais, par l’exercice et par l’expulsion des passions, on peut y arriver. Pour celui qui ne s’est pas dompté lui-même, le yoga est difficile à pratiquer, mais, pour l’homme qui s’est maîtrisé, il existe des nombreuses méthodes d’y parvenir. »
7
C'est Krishna qui parle :
« En pratiquant le yoga, si tu fixes sur moi ton esprit, si tu m'es attentif, si tu m'écoutes, Arjuna, alors tu me connaîtras en entier et en toute clarté.
Je vais t’exposer la science au-delà de laquelle, ici-bas, il ne reste rien à apprendre : regarde ces armées, de tant de milliers d’hommes, quelques-uns seulement s’efforcent vers la perfection ; et parmi ces sages excellents, un seul à peine me connaît dans mon essence.
La terre, l’eau, le feu, le vent, l’air, l’esprit, la raison et le moi, telle est ma nature divisée en huit éléments. Mais ceci relève du domaine de l’inférieur. Connais à présent mon autre nature, celle qui est supérieure, celle qui est le principe de vie qui soutient le monde.
C’est dans son sein que résident tous les êtres vivants. Comprends-le, car je suis moi-même la création et la dissolution de l’Univers. Au-dessus de moi il n’y a rien ; à moi est suspendu l’Univers comme une rangée de perles à un fil.
Je suis dans les eaux la saveur. Je suis la lumière dans la Lune et le Soleil, la louange dans tous les Védas, le bruit du vent, la force masculine dans les hommes, le parfum pur dans la terre. Je suis la splendeur dans les flammes, la vie dans tous les êtres, la privation dans les ascètes.
Sache, Arjuna, que je suis la semence inépuisable de tous les vivants ; la science des sages, le courage des vaillants, la vertu des forts exempts de passion et de désir. Je suis dans les êtres animés l'inclinaison pour la justice.
Je suis la source d'où provient tout bien obtenu grâce à la vérité, à la passion et à l’obscurité. Mais je ne suis pas dans toutes ces choses, ce sont elles qui sont en moi.
Ne peuvent me suivre, ni les méchants, ni les âmes troublées, ni ces hommes infimes dont l’intelligence est en proie aux illusions des sens et qui sont de la nature des démons.
Ceux dont l’intelligence est en proie aux désirs se tournent vers d’autres divinités ; ils suivent chacun son culte, enchaînés qu’ils sont par leur propre nature. Pourtant, quelle que soit la divinité à laquelle un homme offre son culte, j’affermis sa foi en ce dieu. Tout plein de sa croyance, un tel homme s’efforce de servir son déva, obtenant ainsi de lui les biens qu’il désire… Mais c'est moi qui en suis le distributeur. Mais leur récompense est limitée, car en s'adonnant aux dévas ils prennent leur chemin et ne se dirigent pas vers moi, qui pourrais leur offrir bien plus.
Les ignorants me croient visible, moi qui suis invisible : c’est parce qu’ils ne connaissent pas ma nature supérieure, inaltérable et suprême. Je ne me manifeste pas à tous, enveloppé que je suis dans l'illusion que le yoga dissipe. Le monde plein de trouble ne me connaît pas, moi qui suis exempt de naissance et de destruction.
Je connais les êtres passés et présents, Arjuna, et ceux qui seront ; mais nul d’eux ne me connaît. Par le trouble d’esprit qu’engendrent les désirs et les aversions, tous les vivants en ce monde courent à l’erreur.
Ceux qui, par la pureté de leurs actes, ont effacé leurs péchés et ont échappé au trouble de l’erreur pour m'adorer avec persévérance, ceux-là peuvent se réfugier en moi et chercher en moi la délivrance de la vieillesse et de la mort. Ils connaissent Dieu, l’Âme suprême, et l’Acte dans sa plénitude. Ils savent que je suis le Premier Être, la Divinité Première, et le Premier Sacrifice, ceux-là, au jour même du départ, unis à moi par la pensée, ne m'oublient pas. »
8
C'est Krishna qui parle :
« Toutes les portes des sens étant fermées, l’esprit concentré dans le cœur et le souffle vital dans la tête, ferme et persévérant dans le yoga, le yogi prononce le mot mystique « ôm ». Cette parole, il l'adresse à Dieu, unique et indivisible. C'est en pensant à moi que celui qui abandonne son corps, marche dans la voie suprême.
L’homme qui, ne pensant à nulle autre chose, se souvient de moi sans cesse, est un yogi perpétuellement en pleine maîtrise du yoga. À un tel homme, je donne accès jusqu’à moi. Alors, parvenues jusqu'à moi, ces grandes âmes qui ont atteint la perfection suprême ne reviennent plus dans cette vie périssable, qui est le séjour de tant de maux.
Les mondes retournent à Brahma, ô Arjuna ; mais celui qui m’a atteint ne doit plus renaître.
Ceux qui savent que le jour de Brahma finit après mille âges et que sa nuit comprend aussi mille âges, connaissent le jour et la nuit. Toutes les choses visibles sortent de l’Invisible à l’approche du jour ; et quand la nuit approche, elles se résolvent dans ce même Invisible. Ainsi tout cet ensemble d’êtres vit et revit tour à tour, se dissipe à l’approche de la nuit, et renaît à l’arrivée du jour.
Mais, outre cette nature visible, il en existe une autre, invisible, éternelle : quand tous les êtres périssent, elle ne périt pas. On l’appelle l’Invisible et l’Indivisible ; c’est elle qui est la voie suprême ; quand on l’a atteinte, on ne revient plus ; c’est là ma demeure suprême. »
9
C'est Krishna qui parle :
« Voici le souverain Mystère, la suprême purification, saisissable par l’intuition immédiate : c’est moi qui, doué d’une forme invisible, ai développé cet Univers ; en moi sont contenus tous les êtres ; mais je ne suis pas contenu en eux. D’une autre manière, les êtres ne sont pas en moi : tel est le mystère de l’Union souveraine Mon âme est le soutien des êtres, et sans être contenue en eux, c’est elle qui est leur être.
Comme dans l’air réside un grand vent soufflant sans cesse de tous côtés, ainsi résident en moi tous les êtres : conçois-le, Arjuna.
À la fin du kalpa, les êtres rentrent dans ma puissance créatrice ; au commencement du kalpa, je les émets de nouveau. Immuable dans ma puissance créatrice, je produis ainsi par intervalles tout cet ensemble d’êtres sans qu’ils le veuillent et par la seule vertu de mon émanation.
Mais ces œuvres ne m’enchaînent pas : je suis placé comme en dehors d’elles, et je ne suis pas dans leur dépendance.
Sous ma surveillance, l’émanation enfante les choses mobiles et immobiles ; et sous cette condition, Arjuna, le monde accomplit sa révolution.
Revêtus d’un corps humain, les insensés me dédaignent, ignorant mon essence suprême qui commande tous les êtres.
Je suis le Sacrifice, je suis l’adoration, je suis l’offrande aux morts ; je suis l’herbe du salut ; je suis l’hymne sacré ; je suis l’onction ; je suis le feu ; je suis la victime.
Je suis le père de ce monde, sa mère, son époux, son ancêtre. Je suis la doctrine, la purification, le ôm mystique, je suis le Rig-Véda, le Sama-Véda et le Yajur-Véda.
Je suis la voie, le soutien, le seigneur, le témoin, la demeure, le refuge, l’ami. Je suis la naissance et la destruction ; la halte ; le trésor ; la semence immortelle.
C’est moi qui échauffe ; qui retiens et qui laisse tomber la pluie. Je suis l’immortalité et la mort, l’être et le non-être, Arjuna.
C'est à moi que les sages qui ont lu les trois Védas, qui ont bu le soma, se sont purifiés de leurs fautes et ont accompli le Sacrifice, qui demande où se trouve le paradis. Ensuite, parvenus à Indrapura, ils se repaissent de nectar. Mais alors qu'ils goûtent ce vaste monde céleste, leur mérite s'épuise. Bientôt ils retournent au séjour des mortels. Ainsi, même ceux qui suivent les trois livres de la Loi restent sujets aux retours, car ils n'aspirent qu’au bonheur et que ce bonheur-là n'est pas permanent.
Ceux qui me servent sans penser à rien d'autre, en demeurant unis à moi dans le yoga, recevront de moi le bonheur prodigué par une telle pratique. Même ceux qui, fidèles à la loi, adorent d’autres divinités, m’honorent aussi, et ceci bien que leur pratique ne soit pas orthodoxe.
Car c’est moi qui recueille et qui préside tous les sacrifices ; mais ils ne me connaissent pas dans mon essence, et ils font une chute nouvelle. Ceux qui sont voués aux dieux vont aux dieux ; aux ancêtres, ceux qui sont voués aux ancêtres ; aux larves, ceux qui sacrifient aux larves ; et à moi, ceux qui me servent.
Quand on m’offre en adoration une feuille, une fleur, un fruit ou de l’eau, je les reçois pour aliments comme une offrande pieuse. Je suis égal pour tous les êtres ; je n’ai pour eux ni haine ni amour ; mais ceux qui m’adorent sont en moi, et je suis en eux. »
13
La matière et l'idée de la matière
C'est Krishna qui parle :
« Arjuna, ce corps est appelé Matière, et le sujet qui connaît est appelé par les savants Idée de la Matière. Sache que, dans tous les êtres matériels, je suis l’Idée de la Matière. La science qui embrasse la Matière et son Idée est à mes yeux la vraie science.
Apprends donc en résumé la nature de la Matière, ses qualités, ses modifications, son origine, ainsi que la nature de l’Esprit et ses facultés. Ces sujets ont été bien des fois et séparément chantés par les rishis dans des rythmes variés, et dans les vers des sutras brahmaniques qui traitent et résonnent des causes.
Étudie les grands principes des êtres, le moi, la raison, l’abstrait, les onze organes des sens et les cinq ordres de perception. Étudie ensuite le désir, la haine, le plaisir, la douleur, l’imagination, l’entendement, la suite des idées : voilà en résumé ce que l’on nomme la Matière, avec ses modifications.
La modestie, la sincérité, la mansuétude, la patience, la droiture, le respect du précepteur, la pureté, la constance, l’empire sur soi-même, l’indifférence pour les choses sensibles, l’absence d’égoïsme, le compte fait de la naissance, de la mort, de la vieillesse, de la maladie, de la douleur, du péché, le désintéressement, le détachement à l’égard des enfants, de la femme, de la maison et des autres objets ; la perpétuelle égalité de l’âme dans les événements désirés ou redoutés, un culte constant et fidèle dans une union exclusive avec moi ; la retraite en un lieu écarté, l’éloignement des joies du monde, la perpétuelle contemplation de l’Âme suprême ; la vue de ce que produit la connaissance de la vérité : voilà ce qu’on nomme la Science. Le contraire est l’Ignorance.
Je vais donc te dire ce qu’il faut savoir et qui est pour l’homme l’aliment d’immortalité : Dieu, sans commencement et suprême, ne peut être appelé un être ni un non-être. Doué en tous lieux de mains et de pieds, d’yeux et d’oreilles, de têtes et de visages, il réside dans le monde, qu’il embrasse tout entier. Il illumine toutes les facultés sensitives, sans avoir lui-même aucun sens ; détaché de tout, il est le soutien de tout ; sans modes, il perçoit tous les modes. Intérieur et extérieur aux êtres vivants, également immobile et en mouvement, indiscernable par sa subtilité, de loin comme de près, sans être partagé entre les êtres, il est répandu en eux tous. Soutien des êtres, il les absorbe et les émet tour à tour. Lumière des corps lumineux, il est par-delà les ténèbres. Science, objet de la science, but de la science, il est au fond de tous les cœurs. Tels sont, en abrégé, la Matière, la Science, et l’objet de la Science. Mon serviteur, qui sait discerner ces choses, parvient jusqu’à mon essence.
Quand s’engendre un être quelconque, mobile ou immobile, sache, Arjuna, que cela se fait par l’union de la Matière et de l’Idée. Voit juste celui qui voit ce principe souverain uniformément répandu dans tous les êtres vivants ; ce principe souverain qui ne périt pas quand les êtres périssent. En le voyant égal et également présent en tous lieux, il ne se cause aucun tort à lui-même et il entre ainsi dans la voie supérieure. En comprenant que l’accomplissement des actes est entièrement l’œuvre de la Nature et que lui-même n’en est pas l’agent, alors le sage voit juste.
Celui qui sait que l’essence individuelle des êtres réside dans l’unité, celui-là marche vers Dieu. Ceux qui par l’œil de la science voient la différence de la Matière et de son Idée, et la délivrance des liens de la nature, ceux-là vont en haut.
Comme elle est exempte de commencement et de modes, cette Âme suprême inaltérable, tout en résidant dans un corps, n’y agit pas, n’y est pas souillée. Comme l’air répandu en tous lieux, qui, par sa subtilité, ne reçoit aucune souillure : ainsi l’Âme demeure partout sans tache dans son union avec le corps. Comme le Soleil éclaire à lui seul tout ce monde : ainsi l’Idée illumine toute la Matière. »
14
C'est Krishna qui parle :
« J’ai pour matrice la Divinité suprême ; c’est là que je dépose un germe qui est l’origine de tous les êtres vivants. Brahma est la matrice immense des corps qui prennent naissance dans toutes les matrices ; et je suis le père qui fournit la semence.
Vérité, instinct, obscurité, tels sont les modes qui naissent de la nature et qui lient au corps l’âme inaltérable. La vérité, brillante et saine par son incorruptibilité, l’attache au bonheur et à la science. L’instinct, parent de la passion et procédant de l’appétit, l’attache par la tendance à l’action. Quant à l’obscurité, sache, Arjuna, qu’elle procède de l’ignorance et qu’elle porte le trouble dans toutes les âmes ; elle les enchaîne par la stupidité, la paresse et l’engourdissement.
La vérité ravit les âmes dans la douceur ; la passion les ravit dans l’œuvre ; l’obscurité, voilant la vérité, les ravit dans la stupeur. La vérité naît de la défaite des instincts et de l’ignorance ; l’instinct, de la défaite de l’ignorance et de la vérité ; l’ignorance, de la défaite de la vérité et de l’instinct.
Lorsque dans ce corps la lumière de la science pénètre par toutes les portes, la vérité alors est dans sa maturité. L’ardeur à entreprendre les œuvres et à y procéder, l’inquiétude, le vif désir naissent de l’instinct parvenu à sa maturité. L’aveuglement, la lenteur, la stupidité, l’erreur naissent de l’obscurité parvenue à sa maturité.
Lorsque, dans l’âge mûr de la vérité, un mortel arrive à la dissolution de son corps, il se rend à la demeure sans tache des clairvoyants. Celui qui meurt dans la passion renaît parmi des êtres poussés par la passion d’agir. Si l’on meurt dans l’obscurité de l’âme, on renaît dans la matrice d’une race stupide.
Le fruit d’une bonne action est appelé pur et vrai ; le fruit de la passion est le malheur ; celui de l’obscurité est l’ignorance.
De la vérité naît la science ; de l’instinct, l’ardeur avide ; de l’obscurité naissent la stupidité, l’erreur et l’ignorance aussi.
Les hommes de vérité vont en haut ; les passionnés, dans une région moyenne ; les hommes de ténèbres, qui demeurent dans la condition infime, vont en bas. »
15
C'est Krishna qui parle :
« Il est un figuier perpétuel dont les racines poussent vers le haut et les rameaux vers le bas, ses feuilles sont des poèmes : celui qui le connaît, connaît le Veda. Il a des branches qui s’étendent vers le haut et vers le bas, et dont les branches sont karma, les bourgeons les objets sensibles. Ce sont ses racines qui, dans ce monde, enchaînent les humains par l’enchaînement des actions. Ici-bas on ne saisit bien ni la forme, ni la fin, ni le commencement, ni la place de cet arbre.
Quand, avec le glaive solide de l’indifférence, l’homme a coupé ce figuier aux fortes racines, il faut, dès lors, qu’il cherche le lieu où l’on va pour ne plus revenir. Or, c’est moi qui le conduis à ce Principe Masculin primordial d’où est issue l'ancestrale émanation du monde.
Quand il a vaincu l’orgueil, l’erreur et le vice de la concupiscence, fixé sa pensée sur l’Âme suprême, éloigné les désirs, mis fin au combat spirituel du plaisir et de la douleur, le sage marche sans s’égarer vers la demeure éternelle. Ce lieu d’où l’on ne revient pas ne reçoit sa lumière ni du Soleil, ni de la Lune, ni du Feu : c’est là mon séjour suprême.
Dans le monde de la vie, une portion de moi-même, qui anime les vivants et qui est immortelle, attire à soi l’esprit et les six sens qui résident dans la nature. Quand ce principe souverain prend un corps ou l’abandonne, il les a toujours avec lui dans sa marche, pareil au vent qui se charge des odeurs. S’emparant de l’ouïe, de la vue, du toucher, du goût, de l’odorat et du sens intérieur, il entre en commerce avec les choses sensibles. À son départ, pendant son séjour et dans son exercice même, les esprits troublés ne l’aperçoivent pas sous les qualités ; mais les hommes instruits le voient. Ceux qui s’exercent dans le yoga mystique le voient aussi en eux-mêmes ; mais ceux qui, même en s’exerçant, ne se sont pas encore libérés, ne peuvent le voir.
La splendeur qui du Soleil reluit sur tout le monde, la splendeur qui reluit dans la Lune et dans le Feu, sache que c’est ma splendeur. Pénétrant la terre, je soutiens les vivants par ma puissance ; je nourris toutes les herbes des champs et je deviens le savoureux soma. Sous la forme de la chaleur, je pénètre le corps des êtres qui respirent et, m’unissant au double mouvement de la respiration, j’assimile en eux les quatre sortes d’aliments.
Je réside en tous les cœurs : de moi procèdent la mémoire, la science et le raisonnement. Dans tous les Védas, c’est moi qu’il faut chercher à reconnaître car je suis l’auteur de la théologie et je suis le théologien.
Deux Principes Masculins sont dans le monde : l’un est divisible, l’autre est indivisible ; le divisible est réparti entre tous les vivants ; l’indivisible est appelé supérieur. Mais il est un autre Principe Masculin primordial, souverain, indestructible, qui porte le nom de Brahman, l’Âme suprême, celle qui pénètre dans les trois mondes et les soutient. »
16
C'est Krishna qui parle :
« Le courage, la purification de l’âme, la persévérance dans l’Union mystique de la science, la libéralité, la tempérance, la piété, la méditation, l’austérité, la droiture, l’humeur pacifique, la véracité, la douceur, le renoncement, le calme intérieur, la bienveillance, la pitié pour les êtres vivants, la paix du cœur, la mansuétude, la pudeur, la gravité, la force, la patience, la fermeté, la pureté, l’éloignement des offenses, la modestie : telles sont, Arjuna, les vertus de celui qui est né dans une condition divine.
L’hypocrisie, l’orgueil, la vanité, la colère, la dureté de langage, l’ignorance, tels sont les signes de celui qui est né dans la condition des asuras. Un sort divin mène à la délivrance ; un sort démoniaque mène à la servitude. Ne pleure pas, Arjuna, tu es d’une condition divine.
Il y a deux natures parmi les vivants, celle qui est divine, et celle des Asuras. Je t’ai expliqué longuement la première ; écoute aussi ce que je vais t'apprendre sur l’autre : les hommes d’une nature infernale ne connaissent pas l’émanation et le retour ; on ne trouve en eux ni pureté, ni règle, ni vérité. Ils disent qu’il n’existe dans le monde ni vérité, ni ordre, ni providence ; que le monde est composé de phénomènes se poussant l’un l’autre, et n’est rien qu’un jeu du hasard. Ils s’arrêtent dans cette manière de voir ; et se perdant eux-mêmes, rapetissant leur intelligence, ils se livrent à des actions violentes et sont les ennemis du genre humain. Livrés à des désirs insatiables, enclins à la fraude, à la vanité, à la folie, l’erreur les entraîne à d’injustes prises et leur inspire des vœux impurs. Leurs pensées sont errantes : ils croient que tout finit avec la mort ; attentifs à satisfaire leurs désirs, persuadés que tout est là. Enchaînés par les nœuds de mille espérances, tout entier à leurs souhaits et à leurs colères pour jouir de leurs vœux, ils s’efforcent, par des voies injustes, d’amasser toujours.
« Voilà, disent-ils, ce que j’ai gagné aujourd’hui : je me procurerai cet agrément ; j’ai ceci, j’aurai ensuite cet autre bénéfice. J’ai tué cet ennemi, je tuerai aussi les autres. Je suis un prince, je suis riche, je suis heureux, je suis fort, je suis joyeux, je suis opulent ; je suis un grand seigneur. Qui donc est semblable à moi ? Je ferai des Sacrifices, des largesses ; je me donnerai du plaisir. » Voilà comme ils parlent, égarés par l’ignorance.
Agités de nombreuses pensées, enveloppés dans les filets de l’erreur, occupés à satisfaire leurs désirs, ils tombent dans un enfer d'impureté. Pleins d’eux-mêmes, obstinés, remplis de l’orgueil et de la folie des richesses, ils offrent des sacrifices hypocrites, où la règle n’est pas suivie et qui n’ont du sacrifice que le nom. Égoïstes, violents, vaniteux, licencieux, colères, détracteurs d’autrui, ils me détestent dans les autres et en eux-mêmes.
Mais moi, je prends ces hommes haineux et cruels, ces hommes du dernier degré, et à jamais je les jette aux vicissitudes de la mort, pour renaître misérables dans des matrices de démons. Tombés dans une telle matrice, s’égarant de génération en génération, sans jamais m’atteindre, ils entrent enfin dans la voie infernale.
L’enfer a trois portes par où ils se perdent la volupté, la colère et l’avarice. Il faut donc les éviter. L’homme qui a su échapper à ces trois portes de ténèbres est sur le chemin du salut et marche dans la voie supérieure. Mais l’homme qui s’est soustrait aux commandements de la Loi, pour ne suivre que ses désirs, n’atteint pas la perfection, ni le bonheur, ni la voie d’en haut.
Que la Loi soit ton autorité et t’apprenne ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Alors, en pleine connaissance de ce qu'ordonnent les préceptes de la Loi, applique-les ici même. »
17
C'est Krishna qui parle :
« Les hommes qui se livrent à de rudes pénitences et qui n’en sont pas moins hautains, égoïstes, pleins de désir, de passion, de violence, torturant dans leur folie les principes de vie qui composent leur corps, et moi-même aussi qui réside dans son intimité : sache qu’ils raisonnent comme des Asuras.
Le sacrifice offert selon la règle, sans égard pour la récompense, avec la seule pensée d’accomplir l’œuvre sainte, est un Sacrifice de vérité. Mais celui que l’on offre en vue d’une récompense et avec hypocrisie, Arjuna, c'est un sacrifice de désir.
Le sacrifice que l’on offre hors de la règle, sans distribution d’aliments, sans hymnes, sans honoraires, pour le prêtre, sans foi, est un sacrifice de ténèbres.
Le respect aux dieux, aux brahmanes, à l'enseignant, aux hommes instruits, la pureté, la droiture, la chasteté, la mansuétude sont les austérités du corps. Un langage modéré, véridique, plein de douceur, l’usage des lectures pieuses sont l’austérité de la parole. La paix du cœur, le calme, le silence, le contrôle de soi-même, la purification de son être, telle est l’austérité du cœur. Cette triple austérité, pratiquée par les hommes pieux, avec une foi profonde et sans souci de la récompense, est conforme à la vérité.
Une austérité hypocrite, pratiquée pour l’honneur, le respect et les hommages qu’elle procure, est une austérité de passion ; elle est instable et incertaine. Celle qui, née d’une imagination égarée, n’a d’autre but que de se torturer soi-même ou de perdre les autres, est une austérité de ténèbres.
Un don fait avec le sentiment du devoir, à un homme qui ne peut payer de retour, don fait en temps et lieu et selon le mérite, est un don de vérité. Un présent fait avec l’espoir d’un retour ou d’une récompense, et comme à contrecœur, procède du désir. Un don fait à des indignes, hors de son temps et de sa place, sans déférence, d’une manière offensante, est un don de ténèbres.
Tout sacrifice, tout présent, toute pénitence, toute action accomplie sans la Foi, est appelée mauvaise et n’est rien, ni en cette vie ni dans l’autre. »
18
C'est Krishna qui parle :
« Les poètes appellent renoncement la renonciation aux œuvres du désir ; et les savants appellent Abnégation l’abandon du fruit de toutes les œuvres.
On ne doit pas renoncer aux œuvres de piété, de charité ni de pénitence : car un sacrifice, un don, une pénitence, sont pour les sages des purifications.
Quand on a ôté le désir et renoncé au fruit de ces œuvres, mon décret, ma volonté suprême est qu’on les fasse. La renonciation à un acte nécessaire n’est pas praticable : une telle renonciation est un égarement d’esprit et naît des ténèbres.
Celui qui, redoutant une fatigue corporelle, renonce à un acte et dit : « cela est pénible, » n’agit là que par instinct et ne recueille aucun fruit de son renoncement. Tout acte nécessaire, Arjuna, s’accomplit en disant : « Il faut le faire, » et si l’auteur a supprimé le désir et abandonné le fruit de ses œuvres, c’est l’essence même de l’abnégation. Un homme en qui est l’essence de l’abnégation, un homme intelligent et à l’abri du doute, n’a ni éloignement pour un acte malheureux, ni attache pour une œuvre prospère.
Il n’est pas possible que l’homme, doué d’un corps, s’abstienne absolument de toute action ; mais s’il s’est détaché du fruit de ses actes, dès lors il pratique l’abnégation.
Cela étant, celui qui, par ignorance, se considère comme l’agent unique de ses actes, voit mal et ne comprend pas.
Celui qui n’a pas d’orgueil et dont la raison n’est point obscurcie, tout en tuant ces guerriers, n’est pas pour autant un meurtrier et n’est donc pas lié par le péché. Un acte nécessaire, soustrait à l’instinct et fait par un homme exempt de désir et de haine, et qui n’aspire pas à la récompense, est un acte de vérité.
Un acte accompli avec de grands efforts pour satisfaire un désir, ou pour soi-même, est un acte de passion. Un acte follement entrepris par un homme, sans égard pour les conséquences, le dommage ou l’offense, et pour augmenter ses biens personnels, est un acte de ténèbres.
L’homme dépourvu de passion, d’égoïsme, doué de constance et de courage, que le succès ou les revers ne font point changer, est un agent de vérité. L’homme passionné, aspirant au prix de ses œuvres, avide, prompt à nuire, impur, livré aux excès de la joie ou du chagrin, est un agent de passion. L’homme incapable, vil, obstiné, trompeur, négligent, oisif, paresseux, toujours prêt à s’asseoir et à traîner en longueur, est un agent de ténèbres.
Une raison qui connaît le début et la fin des choses à faire ou à éviter, le début et la fin de la crainte et du courage, du lien et de la délivrance, est une raison de vérité. Celui qui distingue confusément le juste et l’injustice, ce qu’il faut faire ou éviter, est une raison instinctive. Un esprit enveloppé d’obscurité, qui appelle juste l’injuste et intervertit toutes choses est une raison ténébreuse.
Le plaisir est véritable ; car il naît du calme intérieur de sa raison. Le plaisir né de l’application des sens à leurs objets est un plaisir de passion. Le plaisir qui, favorisé par l’inertie, la paresse et l’égarement, n’est à sa naissance et dans ses suites qu’un trouble de l’âme, est en conséquence un plaisir de ténèbres.
C’est en honorant par ses œuvres celui de qui sont émanés les êtres et par qui a été déployé cet Univers, que l’homme atteint à la perfection.
Il vaut mieux remplir sa fonction, même moins relevée, que celle d’autrui, même supérieure ; car, en faisant l’œuvre qui dérive de sa nature, un homme ne commet point de péché. Qu’il ne renonce pas à remplir son œuvre naturelle, même quand elle semble unie au mal : car toutes les œuvres sont enveloppées par le mal, comme le feu par la fumée.
L’homme dont l’esprit s’est dégagé de tous les liens, qui s’est vaincu soi-même, et a chassé les désirs, arrive par ce renoncement à la suprême perfection du repos. Exempt d’égoïsme, de violence, d’orgueil, d’amour, de colère, privé de tout cortège, ne pensant pas à lui-même, pacifié : il devient participant de la nature de Dieu. Uni à Dieu, l’âme sereine, il ne souffre plus, il ne désire plus. Égal envers tous les êtres, il reçoit mon culte suprême. Par ce culte, il me connaît, tel que je suis, dans ma grandeur, dans mon essence ; et, me connaissant de la sorte, il entre en moi et ne se distingue plus.
Dans le cœur de tous les vivants, Arjuna, réside un maître qui les fait mouvoir par sa magie comme par un mécanisme caché. Réfugie-toi en lui de toute ton âme. C'est par sa grâce que tu connaîtras la paix suprême, la demeure éternelle.
Voici, Arjuna, je t’ai exposé la Science dans ses mystères les plus secrets. Examine-la tout entière, et puis agis selon ta volonté.
Laisse-moi cependant te confier une dernière chose : ne répète mes paroles ni à l’homme qui ne se contrôle pas, ni à l’homme sans religion, ni à qui ne veut pas entendre, ni à qui me renie. Mais celui qui transmettra ce mystère suprême à mes serviteurs, me servant lui-même avec ferveur, viendra vers moi sans aucun doute. Nul homme ne pourra jamais rien faire qui me soit plus agréable et nul autre sur terre ne me sera plus cher que lui. »
Ce à quoi Arjuna répondit simplement :
« Krishna, le trouble qui m'habitait a disparu. Je suis affermi ; le doute est dissipé ; je suivrai ta parole. »
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Michel Cazenave - Atman et pensée indienne (Continents intérieurs)
http://www.continents-interieurs.info/Michel-Cazenave/Atman-et-pensee-indienne