La bibliothèque numérique consacrée aux traditions et mythologies primordiales et indo-européennes
24 Décembre 2021
Extraits composés à partir de La Vie du Bouddha, de André-Ferdinand Hérold
Un jour, on dit, devant le prince, que l’herbe, aux forêts, devenait tendre, que les oiseaux du printemps chantaient dans les arbres et que, sur les étangs, s’ouvraient les grands lotus. La nature était délivrée des liens où l’avait tenue la saison froide. Les jardins, autour de la ville, étaient parés de fleurs gracieuses, les jardins animés des jeunes femmes. Alors, tel un éléphant qui fut longtemps enchaîné dans une étable, le prince eut l’ardent désir de sortir du palais.
Le roi connut le désir de son fils, et il ne sut comment y résister.
« Il ne faut pas qu'il voie quelque chose qui puisse troubler la sérénité de son âme, songeait-il, il ne faut pas qu’il soupçonne les maux du monde. J’ordonnerai donc qu’on écarte de sa route les pauvres, les malades, les infirmes, tous ceux qui souffrent. »
La ville fut ornée de guirlandes et de banderoles, un char superbe fut attelé, et tous ceux à qui manquait un membre, tous les vieillards, tous les mendiants durent s’éloigner des rues où passerait le prince.
L’heure venue, le roi fit appeler son fils. Les larmes aux yeux, il le baisa au front, puis le regarda longuement. Il lui dit enfin: « Va ! »
Le prince monta dans le char d’or, que tiraient quatre chevaux dont l'armure était aussi en or et dont le cocher avait en mains des rênes du même matériaux. Ceux que l'on avait laissé accéder aux rues étaient riches, jeunes et beaux. Tous s’arrêtaient a son passage et le contemplaient en l'applaudissant. Tous s’inclinaient devant lui comme s’inclinent les étendards devant l'idole d’un Dieu. Certains le louaient pour la douceur de son regard, d’autres le vantaient pour la majesté de son visage, d’autres l’exaltaient pour la beauté régulière de ses traits ; d’autres enfin le glorifiaient pour l’exubérance de sa force.
Les femmes, dans les maisons, entendaient la rumeur de la rue. Elles se réveillaient ou délaissaient les tâches familières, et, en hâte, elles allaient aux fenêtres ou montaient sur les terrasses et elles l’admiraient en murmurant : « Comme son épouse sera heureuse ! »
Le prince Gotama, à voir la splendeur de la capitale de son royaume, à voir la richesse des hommes, à voir la grâce des femmes, sentait naître en lui une joie nouvelle.
Alors, les Dieux, jaloux de la félicité céleste que goûtaient les habitants d'une ville de la terre, s'incarnèrent en un vieillard, et le mirent sur le chemin du prince, afin de troubler son esprit.
L’homme s’appuyait sur un bâton : il était décrépit, cassé. Les veines saillaient sur son corps, les dents branlaient dans sa bouche, sa peau était toute creusée de rides noires ; de son crâne pendaient quelques cheveux d’un gris sale. Ses paupières, sans cils, étaient rouges... sa tête, ses jambes et ses bras tremblaient...
Le prince vit cet être si différent des hommes qui l’entouraient. Il fixa sur lui des yeux pleins d’anxiété et il demanda à son cocher :
« Quel est cet homme courbé, cet homme aux cheveux gris ? Sa main décharnée s’attache à un bâton, ses yeux n’ont pas de lumière, ses jambes se dérobent. Est-il un monstre ? Est-ce la nature qui l’a fait ainsi ? Est-ce le hasard ? »
Le cocher n'aurait pas dû répondre au prince, mais les Dieux égaraient son esprit, et, sans comprendre sa faute, il parla :
« Celle qui détruit la beauté, qui ruine la force, qui enfante la douleur et qui tue le plaisir, celle qui appauvrit la mémoire et qui abat les sens, c'est la vieillesse... Elle s’est emparée de cet homme et l’a brisé. Lui aussi fut un enfant qui buvait le lait de sa mère, lui aussi se traîna un jour sur le sol... Puis il grandit, il fut jeune, il eut la force et la beauté. Enfin il arriva au déclin et maintenant, tu le vois tout délabré par la vieillesse. »
Le prince, ému, demanda :
« Subirai-je, moi aussi, un pareil sort ? »
Le cocher répondit :
« Pour toi aussi, seigneur, passera la jeunesse, pour toi aussi viendra la vieillesse incommode... Avec le temps, nous perdons tous la vaillance et la beauté. »
Le prince frémit comme un taureau qui entend gronder la foudre. Il soupira longuement, il secoua la tête ; ses yeux allèrent du triste vieillard à la foule joyeuse, et il dit des paroles graves :
« Ainsi donc la vieillesse détruit chez tous les hommes la mémoire, la beauté, la force, et pourtant, malgré toutes ces effrayantes vérités, le monde ne verse pas dans la terreur ? Tourne donc les chevaux, ô cocher, nous rentrons au palais. Sachant ce que je sais à présent, comment jouirais-je des jardins et des fleurs ? Mes yeux ne voient plus que la mort et mon esprit ne songe plus qu’à la vieillesse. »
Alors, les Dieux formèrent un homme accablé de maladies, et ils le mirent sur le chemin de retour du prince Gotama.
Gotama aperçut le malade, il fixa les yeux sur lui, et il demanda au cocher :
« Quel est cet homme au ventre épais ? Il a le souffle haletant ; ses bras maigres tombent lâchement le long de son corps ; son visage est tout pâle ; de ses lèvres s’échappent des cris lamentables ; il chancelle : il se heurte aux passants ; il s’abandonne… Cocher, cocher, quel est cet homme ? »
Le cocher répondit :
« Chez cet homme, seigneur, est née, d’une mauvaise toux, toute la détresse de la maladie. Il est la faiblesse même aujourd'hui mais lui aussi, jadis, il était sain et fort ! »
Le prince jetait au malade des regards de pitié, et il demanda encore :
« Cette disgrâce est-elle particulière à cet homme ? Ou bien la maladie menace-t-elle toutes les créatures ? »
Le cocher reprit :
« Pareille disgrâce, ô prince, peut nous atteindre tous. La maladie écrase le monde. »
En entendant la douloureuse vérité, le prince se mit à trembler comme la lune reflétée dans les vagues de la mer, et il prononça des paroles d’amertume et de pitié :
« Les hommes voient la souffrance et la maladie, et ils ne perdent pas toute confiance en eux-mêmes ! Ah, qu’elle est grande leur science ! Ils vivent sous la menace constante des maladies, ils peuvent rire, ils peuvent se réjouir ! Tourne le char, cocher : la promenade est finie. Rentrons au palais. J’ai appris à craindre les maladies, et mon âme, qui repousse les plaisirs, semble se replier sur elle-même, comme une fleur à qui manque la lumière. »
Tout à sa cruelle méditation, il rentra au palais.
Cependant, sous les muraille du palais, juste avant la porte qui menait aux écuries, les Dieux jaloux avaient déposé un cadavre. Quatre hommes le portaient et d’autres hommes le suivaient en pleurant car c'était un cortège funéraire.
Gotama demanda :
« Quel est donc celui-ci, qui est porté par quatre hommes, et que suivent d'autres hommes affligés portant de si tristes habits? »
De par la volonté des Dieux, le cocher, qui aurait dû se taire, répondit :
« Seigneur, celui que tu vois là n’a plus ni intelligence, ni sens, ni souffle ; il dort, sans conscience, pareil à l’herbe et au bois sec. À présent, il ignore le plaisir et la douleur, et ses amis tout comme ses ennemis, l’ont abandonné. »
Le prince fut troublé et il dit : « Une telle condition n’a-t-elle été faite qu’à cet homme, ou une même fin attend-elle toutes les créatures ? »
Le cocher répondit : « Une même fin attend toutes les créatures. De tout être qui vit en ce monde la mort est fatale, qu’il soit vil ou qu’il soit noble. »
Alors le prince Gotama connut ce qu’est la mort. Malgré sa fermeté, il frissonna ; il dut s’appuyer au char. Ses paroles furent gonflées de pleures :
« Voilà donc où le destin mène les créatures ! Et pourtant, libre de crainte, l’homme se livre à mille amusements ! Ah, je commence à croire que l’âme de l’homme est dure comme de la pierre ! La mort est là, et pourtant l'homme s’en va joyeux, par les chemins du monde ! Tourne le char, cocher ; le temps n’est pas venu d’aller dans les jardins fleuris. Comment l’homme sensé, l’homme qui connaît la mort, se réjouirait-il à l’heure de l’angoisse ? »
Le roi Çouddhodana remarqua l’humeur sombre de son fils. Il s’enquit des raisons qui avaient abrégé les promenades du prince et le cocher ne les lui cacha point. Le roi eut une grande douleur : il se voyait déjà abandonné de l’enfant qu’il chérissait. Plus que jamais, le roi voulut retenir son fils dans le palais ; il chercha pour lui les plus rares plaisirs. Mais rien, maintenant, ne pouvait distraire son fils de ses rêveries douloureuses.
BOUDDHA (vers 566-486 av. J.C.) - Une vie, une œuvre [2013]
Par Françoise Estèbe et Charlotte Roux.Émission diffusée sur France Culture le 20.07.2013. Il y a 2500 ans en Inde, dans les contreforts de l'Himalaya, au cœ...