22 Décembre 2021
La tradition de la sauvegarde du feu remonte à la plus haute préhistoire de l'homme moderne, alors qu'il s'agissait pour les premières tribus humaines de se prémunir contre l'attaque des bêtes sauvages et prédatrices une fois la nuit tombée. Bien que l'on ignore tout des méthodes de conservation du feu, il est plus que probable que la garde du foyer devait incombé aux femmes, maîtresse alors de l'espace intérieure des grottes, et des cabanes, tandis que l'homme conquérir son espace vital sur la nature hostile environnante. En cas d'extinction du feu sacré, il pouvait être très difficile de le rallumer et la tribu tout entière encourait alors le risque d'une mort imminente, déchiré par les mâchoires d'un tigre aux dents de sabre qui aurait croisé leur campement lors d'une féline ronde nocturne. Ainsi, la peine encourue pour celle qui se serait assoupie et aurait laissé s'éteindre le feu sacré devait être exemplaire, et devait mener à une répudiation certaine.
Le texte qui va suivre est extrait de Contes et légendes de la naissance de Rome, de Laura Orvieto. Ce récit témoigne de la société patriarcale des Indo-Européens, dans laquelle les femmes sont soumises corps et âme à leur père ou à leur mari. Ce récit constitue un autre mythe essentiel de la fondation de Rome, qui aura pour conséquence l'abandon aux flots d'une rivière des bébés Romus et Rémulus.
*
Dans la cité d'Albe, se trouvait un temple dédié à la déesse du foyer domestique. Cette déesse s'appelait Vesta; dans son temple, le feu devait brûler jour et nuit et quatre jeunes filles choisies parmi les plus nobles de la ville, le gardaient à tour de rôle, afin que la flamme ne s'éteignit jamais.
Car, en y réfléchissant, qu’est-ce que le feu ? N'est-ce pas une chose merveilleuse, qui nous donne la lumière, la chaleur, la vie ? N'est-ce pas un des dons les plus grands que Dieu nous ait accordés ? Il nous est facile, à nous autres, d'allumer le feu; avec une allumette, ou en tournant le bouton du commutateur. le voilà qui apparaît tout à coup, clair et brillant, et c'est une joie de le contempler. Mais, dans ces temps anciens, l'électricité n'avait pas encore été découverte et l'on n'avait pas même inventé les allumettes; c'était une chose longue et difficile d'obtenir ne fût-ce qu'une étincelle; et le feu semblait être non seulement un don du ciel, mais une divinité en soi. On l'adorait dans les maisons où il ne devait jamais s'éteindre et dans le temple de Vesta où l'on allait prier les jours de solennité. La flamme devait briller perpétuellement sur l'autel de la déesse Vesta. Si par hasard elle s'éteignait, les gens croyaient qu'un malheur arriverait et toute la ville prenait le deuil : les habitants hurlaient, se lamentaient et faisaient des processions pour supplier la déesse Vesta de ne pas leur envoyer de châtiment trop sévères en expiation de leurs péchés. Et une punition terrible s'abattait sur la jeune fille qui avait négligé l'autel de Vesta.
D'ordinaire, pourtant, les gardiennes du temple étaient vénérées et honorées plus que toutes les autres femmes : elles portaient bonheur; si un condamné rencontrait une Vestale sur le chemin du supplice, elle pouvait, si elle voulait, demander sa grâce, et il était libéré.
Quand la princesse Silvia eut dix ans, le prince Amulius la fit appeler. Il était devenu le vrai seigneur d'Albe, n'en ayant laissé au pauvre roi Numitor que le titre, qui lui importait peu. Le prince Amulius fit donc appeler la princesse et lui dit :
« Princesse Rhéa Silvia, sais-tu quel est l'honneur le plus grand que l'on puisse accorder à une enfant d'Albe? C'est de la nommer Vestale et de lui donner à garder la flamme qui brille perpétuellement. Je te concède cet honneur. Tu auras une robe blanche et légère comme seules les Vestales peuvent les porter; tu seras servie et honorée plus qu'une reine. Les prêtresses, tes aînées, te prendront sous leur protection et t'enseigneront toutes les choses que tu dois savoir, afin que le feu brûle constamment selon les désirs de la déesse. Quand tu te promèneras dans la rue, les hommes et les femmes s'inclineront à ton passage, parce que les Vestales sont les personnes les plus honorées qui existent sur terre. »
La princesse Silvia fut bien heureuse. Elle courut chez sa petite cousine qui était l'amie de son cœur et lui apprit tout de suite la grande nouvelle.
« Anto, il m'arrive un grand bonheur. Ton père m'a annoncé que je deviendrais Vestale. Il m'a choisie, moi, pense, quelle joie! J'aurai une robe blanche, toute fine et légère comme portent les Vestales dans le temple de Vesta et je devrai garder le feu sacré. Je ne le laisserai jamais s'éteindre, jamais! Quand je passerai dans la rue, tout le monde s'inclinera mon passage et tout le monde sera content parce que je porterai bonheur ! »
« O Silvia, pourquoi toi seulement et pas moi ? Ce n'est pas juste, non, ce n'est pas juste ! Moi aussi, je veux devenir Vestale, sinon je ne pourrai plus rester près de toi, et je veux toujours rester près de toi, toujours ! »
Et la princesse Anto courut chez son père pour lui dire qu'elle aussi voulait garder le feu sacré et devenir elle aussi prêtresse de Vesta comme sa cousine.
« Non, ma fille, pas toi » , répondit le prince Amulius. Les Vestales ne peuvent pas se marier et avoir des enfants, et je veux, dans quelques années, te marier à un prince beau et fort afin que tu mettes au monde un enfant beau et fort qui puisse devenir roi d'Albe.
« Je ne veux pas d'enfants, je ne veux pas de mari ! Je veux rester toujours avec toi, papa, et avec ma petite cousine Silvia ! Permets-moi d'être Vestale comme elle, papa ! »
« Non, ma chérie, tu as d'autres devoirs. Mais je te promets que tu resteras toujours avec moi et avec la princesse Silvia, qu'il n'y aura rien de changé dans votre vie. Es-tu contente, ma petite fille ? »
« Je suis contente si tu le désires, papa !
En effet, la vie continua comme auparavant pour les deux petites cousines amies. La différence était fort minime. La princesse Anto assistait aux cérémonies de la cour, tandis que la princesse Silvia apprenait les honneurs dus à la déesse Vesta ainsi que les prières dont ils étaient accompagnés. La princesse Anto portait des robes de toutes les couleurs, tandis que les vêtements de la princesse Silvia était toujours blancs, quand. munie d'une amphore brillante, elle allait puiser de l'eau à la source pour la porter au temple où on lavait les objets sacrés; même quand elle déposait dans une élégante corbeille, pour la Vestale de garde, le bois qui servait à entretenir le feu sacré. Mais les deux fillettes passaient ensemble comme auparavant maintes heures de la journée, et leur amitié devenait de jour en jour plus forte.
« Tu es ma sœur et je suis ta sœur, et loin de toi je ne pourrai jamais être heureuse ! » disait la princesse Anto.
« Tu es ma sœur et je suis ta sœur, et je prierai toujours la déesse Vesta afin qu'elle te donne la paix et le bonheur ! » disait la princesse Silvia.
Ainsi passèrent les semaines, les mois et les années.
Les années passèrent. Par une matinée de printemps il y avait un grand babil d'oiseaux dans le ciel et dans les branches, et toute la terre chantait dans les eaux réveillées de ses torrents, et les insectes bourdonnaient par milliers sur les fleurs blanches et jaunes. La princesse Silvia se rendit comme d'habitude à la forêt pour puiser de l'eau à la source sacrée.
Elle était seule et elle rencontra un jeune guerrier qui s'inclina à son passage et la regarda longuement pendant qu'elle remplissait le broc luisant d'eau cristalline. Aussitôt qu'elle vit la princesse Anto, elle le lui raconta. « Petite cousine, j'ai rencontré un guerrier dans le bois, aujourd'hui. Je ne sais qui c'est ni d'où il vient, mais il est très beau. Il m'a saluée à mon passage et s'est arrêté à me regarder pendant tout le temps que je puisais de l'eau. »
Le jour après, la princesse Silvia rencontra de nouveau le jeune homme. Elle marchait par un sentier herbeux le long du ruisseau, quand il vint à sa rencontre et s'inclina.
« On dirait le dieu Mars descendu sur terre parmi les hommes » pensa la jeune fille. Et elle ne parla plus du jeune homme à sa cousine Anto, mais désira être libre afin de pouvoir épouser le beau guerrier qui la rencontrait tous les jours, qui s'inclinait sur son passage et lui parlait d'amour.
La princesse Silvia pria le jeune homme de ne plus jamais revenir sur son chemin et de ne plus lui parler. Mais il ne fit point attention à ses prières; il revint, au contraire, tous les jours et tous les jours lui parla, et secrètement l'épousa.
Les jours passèrent et les mois. Maintenant la princesse Silvia était très malheureuse et pleurait beaucoup. Elle surveillait le feu et pleurait, elle récitait ses prières et pleurait. Les prêtresses ses compagnes s'en aperçurent et la princesse
Anto s'en aperçut aussi et lui parla.
« Petite cousine, pourquoi es-tu si triste? Quel est le chagrin qui te rend si pâle et défaite? Tu ne m'as jamais rien caché depuis notre naissance et voilà qu'à présent tu ne me parles presque plus! Cela n'est pas juste, pas juste du tout; quoi qu'il t'arrive, j'ai le droit de le savoir! S'il est possible de t'aider, je t'aiderai, s'il est possible de te consoler, je te consolerai et s'il est absolument impossible de faire quelque chose, je pleurerai avec toi. Mais ne m'éloigne pas, je ne le mérite pas, car tu sais que je t'aime comme une sœur. »
Alors la princesse Silvia raconta en pleurant à la princesse Anto qu'elle avait épousé secrètement le guerrier de la source et qu'elle attendait un petit enfant
« Un enfant ? Toi ? Une Vestale? » s'écria la princesse Anto, atterrée. Mais sais-tu quel est le châtiment qui t'attend ? O dieux ! Que faut-il faire ? »
Elle vit que sa cousine pâlissait de plus en plus, qu'elle semblait presque une morte, et elle se reprit.
« Je parlerai à mon père, je lui parlerai, je te le promets, Silvia : je ferai tout pour te sauver; je réussirai, Silvia, ou je mourrai, moi aussi !
_ Comment? Tu ne veux pas que mon père le sache? Mais comment est-il possible qu'il ne le sache pas? Lui seul peut te sauver. Je lui parlerai le plus tôt possible : il m'aime, il m'aidera. Prions, Silvia, Prions les dieux qu'ils nous sauvent !
La nuit tomba. La princesse Silvia était de garde et avait pris sa place dans le temple. Une fillette de douze ans, qu'elle initiait aux devoirs de Vestale, lui tenait compagnie. La fillette, assise sur un tabouret, attendait ses ordres.
Il faisait une nuit merveilleuse : la lune battait en plein sur le feu sacré et le temple semblait ensorcelé. La princesse Silvia avait tant pleuré, tant pleuré... Après la conversation avec la princesse Anto, elle avait pleuré plus que jamais. Maintenant son âme était moins désespérée; l'enchantement du clair de lune, l'amour de sa cousine lui donnaient une sérénité douce et nouvelle, comme si après tant de journées de torture passées dans une douloureuse réalité, elle vivait à présent en un songe, loin de la terre
Elle se laissa bercer par ce songe, et s'endormit tandis que la fillette attendait toujours ses ordres. Elle aussi se laissait bercer par l'enchantement du clair de lune, par ces lueurs d'argent liquide et irréel. Le rouge de la flamme, la blancheur de la lune, le noir des ombres.... la fillette s'endormit son tour.
Tout à coup, elle s'éveilla en sursaut- La princesse Silvia l'appelait d'une voix étrange, affolée, et elle sauta sur ses pieds avant même d'ouvrir les yeux.
« Ici, là, du menu bois, du plus menu encore... il s'éteint, le feu s'éteint ! »
Et toutes deux, la princesse Silvia et sa jeune compagne, sans penser à autre chose, pleines de terreur, s'élancèrent vers l'autel où le feu n'était plus qu'un tas de cendres au milieu duquel transparaissait une vague lueur rouge.
« Ici, ici I Il y en a encore un peul Vite, vite, donne-moi. donne-moi ! »
Ah non, la princesse Silvia n'avivait pas le feu; bien au contraire, dans son angoisse elle remuait trop hâtivement le peu de braise encore ardente et elle l'enfonçait dans la cendre.
« Je ne suis plus digne, je ne suis plus digne La déesse me méprise, je ne pourrai jamais rallumer le feu : la déesse ne veut pas de moi, la déesse me repousse. » Ainsi pensait la princesse Silvia, tandis qu'elle cherchait à attiser le peu de flamme qu'on apercevait encore sur l'autel et qui, au lieu de se rallumer, s'éteignait de plus en plus.
« Je ne suis pas digne, je ne suis pas digne! La déesse me méprise, elle me repousse, elle me chasse, elle veut ma mort! »
Et tout à coup une terreur invincible glaça le sang dans les veines de la princesse Silvia : la porte du temple grinçait, la porte du temple s'ouvrait : et elle vit entrer, comme une ombre épouvantable, son oncle.
Le prince Amulius regarda autour de lui. Une fureur sourde entra dans son sang quand il eut compris, rien qu'à voir la princesse Silvia, que tout ce que ses espions lui avaient rapporté d'elle était vrai. La princesse pleurait à présent ; de ses yeux noirs et brillants, les larmes coulaient le long (le son blanc visage et elle ne cherchait plus à les cacher. Elle ne voulait plus rien cacher, désormais : elle était trop fatiguée et trop mortellement triste.
Le prince Amulius n'eut point pitié de la malheureuse, bien au contraire, il l'injuria cruellement.
« Il est juste, il est très juste que tu pleures ; et tu pleureras davantage encore, toujours, jusqu à la mort. Ne t'es-tu pas mariée secrètement, n'attcnds-tu pas un enfant ? Tu veux savoir qui nie l'a dit ? Peu importe, je ne suis pas pour rien un prince et j'ai mes informateurs ! N'est-ce pas vrai, peut-être, n'est-ce pas vrai ? »
La princesse, pâle comme la cire, atterrée, regardait son oncle et ne disait pas un mot. Ses yeux luisaient dans son blanc visage.
« Mais tu ne pleureras pas longtemps, princesse » , reprit le prince avec une moquerie atroce car tu n'as plus longtemps à vivre. Tu sais ce qui t'attend. On te conduira dans un cachot souterrain : la porte de ta prison sera murée et personne ne verra plus ton visage. Voilà le châtiment que tu as bien mérité et que tu devras subir. A présent, quitte le temple de Vesta, tu n'es plus digne d'y rester. »
Et le prince Amulius appela deux soldats qui emmenèrent la princesse au palais royal, dans la prison de la tour.
Le matin suivent, il y eut un grand tumulte devant le temple de Vesta Le feu s'était éteint et la princesse avait disparu. Des passants l'avaient remarqué et bientôt la nouvelle courut de bouche en bouche et toute la ville fut pleurs.
De tous côtés, cris et lamentations. Les vieillards pleuraient, les femmes pleuraient, les enfants pleuraient en passant devant le temple rond où le feu ne brillait plus.
« Le feu est éteint. le feu est éteint! Malheur à nous ! Quels sont les maux terribles qui nous attendent ? Quelles calamités s'abattront sur notre cité et sur nos demeures ? Le feu est éteint, le feu est éteint! Malheur à nous! Le feu est éteint ! »
La princesse Anto entendit les cris et les lamentations, elle s'informa et apprit tout. Le feu s'était éteint et la princesse Silvia avait disparu; elle ne se trouvait plus dans le temple, ni dans le palais; personne ne savait où elle était. La princesse Anto comprit que quelque chose de terrible était arrivé et courut. désespérée, chez son père.
Elle le vit, noir et menaçant, furieux, terrible; et elle se pelotonna dans un coin, apeurée. Il lui semblait que ce n'était plus son père, mais un être épouvantable et étrange, qui marchait de long en large à grands pas à travers la chambre comme un ours en cage, s'arrêtant de temps à autre, serrant les poings et les dents comme s'il voulait frapper quelqu'un, puis reprenant son allure furieuse comme à l'assaut d'un ennemi invisible. Ce n'était plus son père, lui semblait-il, et elle se faisait toute petite, ramassée dans son petit coin, sans oser bouger ni parler.
« Ah! tu es là ? Que veux-tu ici ? Qui t'a permis de venir? Tu veux savoir ce qu'est devenue ta cousine? Une belle cousine, en vérité, digne de ton affection ! Où est-elle? Enfermée en prison, bien enfermée! Ah, tu voudrais peut-être la délivrer, tu voudrais qu'elle descendît de la tour ? Elle descendra, n'aie pas peur, elle descendra ! Elle sortira de sa prison, oui, mais, entends-moi bien, pour entrer dans une autre bien plus terrible, bien plus sombre; dans celle qu'elle a méritée ! Sais-tu donc ce qu'elle a fait, ta cousine, elle. une Vestale? Elle s'est mariée en secret, elle aura un enfant, entends-tu ? Et tu voudrais la sauver, toi ? Va-t'en et ne me parle plus d'elle, plus jamais! »
La princesse Anto, pâle comme une morte en face de cet homme qui ne lui paraissait plus être son père, ne bougeait pas, ne parlait pas, ne pleurait pas. Elle le regardait, les yeux fixes et épouvantés, si pâle, le visage si bouleversé, que le prince Amulius se calma tout à coup.
« C'est ainsi, ma fille. Ta cousine a manqué à son serment de Vestale. Et tu sais que quand une Vestale manque à son serment, on l'emprisonne dans un cachot souterrain, on l'y enferme et on l'y laisse mourir. Personne ne peut la sauver, même pas toi, même pas moi si je le voulais.
_ Mais si, nous pouvons la sauver ! Cachons-la ! Personne ne sait où elle est, cachons-la, mon père ! Je ne peux pas l'abandonner, père, ma petite cousine, ma pauvre Silvia ! »
_ Et son fils, et son fils? » hurla le prince Amulius tout à coup, dans un nouvel accès de colère, brandissant les poings sous la figure de la princesse Anto. « Si je sauve ta cousine, son fils naîtra et deviendra roi d'Albe. Je ne le veux pas, je ne le veux pas ! »
La pauvre princesse Anto n'osa plus rien dire et quitta son père. Mais elle était bien décidée à ne pas abandonner sa cousine; elle était bien décidée à la sauver, et elle la sauverait à tout prix !
La princesse Silvia fut retirée de la prison de la tour et transportée dans l'autre, souterraine. Un long cortège suivait en silence la condamnée; les gens pleuraient son serment brisé et sa jeune existence à jamais perdue. Ils l'amenèrent en silence jusqu'au cachot souterrain et s'arrêtèrent à l'entrée. La cellule était toute petite. Elle contenait un petit lit et, à côté du lit, il y avait un peu d'eau, un peu d'huile et une lampe allumées.
La princesse Silvia fut déposée sur le lit qui remplissait presque toute la chambre, et la faible lueur de la petite lampe éclaira son blanc visage.
Et voilà ce qui arrive : les maçons ferment l'entrée avec des pierres et des briques; la porte est murée, le cachot ne s'ouvrira plus jamais ! Et le cortège s'éloigne en larmes, déplorant le ser- ment brisé et la jeune existence à jamais perdue. Mais la princesse Anto ne pleurait pas, car elle réfléchissait au moyen de sauver la princesse Silvia. Elle la sauverait, elle la sauverait à tout prix !
La journée passa, la nuit passa et l'on vit poindre l'aube couleur de rose. Les habitants d'Albe étaient très affairés parce que, ce jour-là, on devait procéder avec solennité au rallumage du feu. Ce n'était pas avec les moyens ordinaires, c'est-à-dire en frottant l'un contre de bois ou des pierres, que l'on obtiendrait la flamme sacrée dans le temple de Vesta : non, elle devait venir directement du soleil et s'allumer au moyen d'un instrument spécial, fait de cuivre : un miroir magique en forme de cône, perforé au centre, resplendissant comme de l'or, fabriqué tout exprès, ne servant à aucun autre usage, et que les gardiennes du feu conservaient avec des soins jaloux parmi les objets de culte les plus sacrés.
Par une belle journée sans nuages, à heure fixe, on faisait tomber les rayons du soleil sur ce miroir : ces rayons, venus du soleil en ligne directe, concentrés sur le miroir magique, rallumaient le feu sacré. La cérémonie fut célébrée solennellement. Les Vestales et tout le peuple chantèrent en procession autour du temple, pleurant une dernière fois le feu éteint. Puis, l'heure étant venue, au milieu des invocations des prêtres et du peuple, les prêtresses tirèrent de sa cachette le miroir magique et l'exposèrent aux rayons du soleil.
Le peuple attendait, anxieux. Le feu se rallumerait-il ? Les dieux reviendraient-ils, cléments, protéger la ville d'Albe? Le soleil rendrait-il de nouveau aux hommes une étincelle de sa force et de sa lumière, cadeau divin fait aux mortels pour illuminer ceux qui sont dans l'obscurité, réchauffer ceux qui ont froid et rallumer les foyers éteints?
« Il s'est allumé, il s'est allumé! »
Un frisson de joie parcourt la foule; le dieu s'est apaisé; le dieu accorde de nouveau ses dons; la chaleur du soleil concentré sur le miroir a incendié les brindilles sèches préparées pr des mains expertes, et la flamme s'élève.
« Il s'allume, étincelle, resplendit! »
« Il accueille les offrandes, il dévore l'huile et l'encens et rayonnant et prospère, il se dresse sur l'autel !
« Il nous éclaire de sa lumière, il resplendit et il réchauffe !
« Nous t'adorons, ô dieu invincible ! Pardonne-nous nos fautes! Nous t'avons laissé mourir! mais à présent tu es ressuscité, tu brilles, tu vis au milieu de nous! »
Des chants de joie s'élevaient dans le temple et tout autour : les Vestales, les prêtres et le peuple, tous chantaient.
« Feu vivifiant, feu purifiant, feu bienfaisant, reviens briller parmi les hommes ! Reviens illuminer nos maisons, réchauffer nos foyers, cuire nos aliments! Sans toi, nous avons froid, nous sommes comme des morts et notre vie est une désolation! Avec toi, don céleste des dieux, dieu vivant toi-même, tout se réjouit, tout s'éclaire et se réchauffe!
« Viens, feu bienfaisant, vivifiant, purifiant, vers nous! Reviens briller parmi nous et ramène-nous la vie et la joie! Te voici revenu, te voici qui brilles de nouveau : la joie est sur terre, car les dieux ont accordé encore une fois leurs dons aux mortels! »
Ainsi chantait le peuple, tressaillant de joie, se pressant en foule autour du temple circulaire, invoquant Jupiter le père et Mars le guerrier, Vulcain le forgeron céleste et Vesta la gardienne du foyer
Ainsi chantaient les prêtresses, tandis qu'elles versaient de l'huile et de l'encens sur le feu. Et la flamme s'élevait, parfumée et resplendissante.
Mais la princesse Silvia n'entendait pas les chants et les hymnes d'allégresse. Murée dans son cachot, étendue sur sa couche, et presque évanouie, dans un silence de mort, elle attendait la mort. Et voilà que, dans le silence de cette tombe, elle entendit un coup sourd qui semblait venir de loin. Un autre coup, un autre, encore un autre : trois, quatre, cinq, plusieurs coups, faibles, sourds, résonnant contre la paroi, près du lit. La princesse Silvia crut d'abord que c'étaient des bruits d'un autre monde, de celui des morts. Mais les coups se répétaient, toujours plus serrés et plus rapprochés : et la jeune femme, comme délivrée d'un atroce cauchemar, rassemblant toutes ses forces, bondit sur ses pieds.
« Qui est là, qui vient ? Que me veut-on, qui me cherche ? »
De l'autre côté du mur, une voix répondit, faible mais distincte.
« C'est moi, Anto. »
La pauvre princesse, plus morte que vive, écoutait comme en songe la voix amie et tant chérie.
« C'est moi, Anto. Je te délivre. Aie patience. Toute la ville est au temple pour l'invocation du feu. C'est moi. Sois tranquille, ne parle pas. Je viens te délivrer.
Et ce fut ainsi que la princesse Silvia sortit de la tombe. Elle alla habiter une chambre perdue dans le palais, où personne n'entrait jamais, personne, sauf la princesse Anto, qui, chaque jour, lui apportait de la nourriture.
Les jours passèrent : et le prince Amulius remarquait l'humeur douce et sereine de sa fille, qui semblait presque heureuse. Il voulut savoir pourquoi : il l'épia et la suivit, et il découvrit que la princesse Silvia n'était point morte, mais qu'elle vivait dans une chambre reculée du palais.
Et la princesse Anto dit au prince Amulius : « Oui, père, c'est moi, c'est moi seule qui ai sauvé la princesse Silvia ! A présent, elle est mienne ; personne ne peut me l'enlever ; si on me découvre, je serai condamnée à mort comme elle. Qui veut la tuer, me tue aussi, car je dirai à tous que c'est moi qui ai ouvert la porte du caveau et qui ai sauvé la Vestale condamnée. C'est pourquoi, moi aussi, je serai condamnée à mort. »
Et le prince Amulius vit que sa fille était bien décidée ou à sauver sa cousine ou à mourir. Eh bien, soit ! » dit-il. « La princesse Silvia est tienne, mais son fils est à moi. Quant le fils de la princesse naîtra, tu me le remettras, car j'ai des droits de vie et de mort sur cet enfant. »
« Bien, mon père, il en sera ainsi répondit la princesse Anto. Et elle reprit son chemin pour aller rejoindre la princesse Silvia qui l'attendait dans sa chambre.
Et beaucoup de jours passèrent encore. La ville était redevenue calme, le feu brûlait perpétuellement dans le temple de Vesta, et personne ne parlait plus de la princesse Silvia.
Ce ne fut pas un enfant qui naquit, mais deux; et un homme vint les quérir de la part du prince Amulius, avec droit de vie ou de mort. La princesse Silvia enveloppa ses deux bébés dans des langes souples et fins qu'elle avait filés et tissés pour eux, elle les déposa dans une corbeille d'osier, les embrassa longuement et les remit à l'homme qui était venu les prendre. Puis elle s'étendit sur son lit, tourna le visage vers la terre et resta immobile et muette, le cœur plein d'angoisse, pensant à ses fils qu'elle ne reverrait plus jamais.
Extrait de Contes et légendes de la naissance de Rome, de Laura Orvieto.
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