23 Décembre 2021
Citons l'historien des religions hongrois Charles Kerényi (1897 – 1973). La jeune fille divine, le chapitre dont est extrait le texte suivant, est inclus dans Introduction à l'essence de la mythologie, un ouvrage publié en collaboration avec C. G. Jung.
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Les déesses virginales sont caractéristiques de la religion grecque. […] On a l'impression que l'ordre olympien n'aurait poussé à l'arrière-plan les grandes déesses-mères des époques passées, que pour permettre aux « Korès » [jeunes filles] divines de se détacher davantage du fond.
Dans le domaine intérieur le plus réduit de l'ordre olympien, aussi bien sur l'Olympe que dans le petit monde de maintes villes, ce n'est pas tant l'épouse Héra qui partage le pouvoir avec Zeus, que la figure androgyne de Pallas Athéna.
Au Péloponnèse, elle était aussi vénérée comme « Athéna-mère » (Pausanias, V. 3, 3) et, pour les pays de l'Attique, elle était tout particulièrement la mère » (Euripide, Heraclidae, 771). Mais cette désignation ne touche pas à sa nature, qui ne peut être mieux exprimée que par la dénomination « Korè ». Plus que par d'autres épithètes, on l'appelait par cet autre mot qui désigne la vierge : Parthénos. Même la monnaie qui portait son effigie s'appelait, dans la bouche des Athéniens, la « Korè » (Hypereid, dans Poli., LX, 74). Mais son « état virginal » n'était pas conçu en corrélation avec une mère dont elle aurait été la fille : la déesse Métis, qui aurait pu être sa mère, disparut dans Zeus, et Pallas fut créée par son père (Hésiode, Théogonie, 886). On rapprochait encore moins sa virginité » d'un homme à qui elle aurait été promise, ou à qui elle aurait pu échoir, comme d'autres jeunes filles. L'idée de dieu chez les Grecs ne semble s'être libérée de tout trait sexuel que dans la virginité d’Athéna, sans pour cela avoir perdu un trait de caractère qui autrement revient à des divinités mâles, comme Zeus et Apollon : la force spirituelle pure.
Une autre figure de jeune fille règne dans le domaine extérieur de l'ordre olympien : Artémis. Elle aussi est Korè et Parthénos ; mais, par sa virginité, quelque chose d'un peu différent est exprimé que par celle d’Athéna. Son monde est le monde sauvage de la nature, et les vérités mondiales qui se trouvent en équilibre en lui, la pureté virginale et les affres de l'accouchement, acquièrent toute leur puissance dans un aspect du monde purement féminin et près de la nature. [...]
Perséphone, la déesse des Grecs appelée la Korè ou Pais par excellence, se distingue d’Athéna de la même façon qu'Artémis. Elle est Korè, non en se situant au-dessus de toute relation de féminité, au-dessus de la relation avec la mère et avec l'homme, mais pour montrer ces deux relations comme deux formes de l'existence poussées aux limites extrêmes, les présenter dans un état d'équilibre où l'une des formes de l'existence (la fille auprès de la mère) apparaît comme la vie, l'autre forme (la jeune femme auprès de l'époux) comme la mort. Mère et fille constituent ici une unité de vie dans des situations qui sont des cas limites ; c'est une unité de la nature, qui tout aussi naturellement porte en elle la possibilité de sa propre destruction. Perséphone jeune fille est une figure dans le genre d'Artémis. Elle aurait pu être une de ces compagnes d'Artémis qui trahirent leur virginité et qui, pour cela, subirent la mort.
L'une des déesse-vierges les plus célèbres est Luonnotar (ou Ilmatar), la jeune fille que les flots de la cosmogonie finlandaise bousculeront avant de la féconder. Elle est la grande créatrice du relief de la Terre : « Elle lève sa tête, elle dresse son front au-dessus des vagues, et elle commence alors la série de ses créations. Là où sa main s’avance, elle fait surgir des promontoires ; si elle effleure du flanc la terre, elle y aplanit des rivages ; si elle la heurte du pied, elle y crée des pêcheries de saumon ; si elle l’atteint de la tête, elle y pratique de profonds golfes ; au milieu de la mer, elle dresse des écueils où se briseront les navires, où le matelot périra. Déjà les îles sont créées, les rocs surgissent entre les vagues, les piliers de l’air sont debout. » A. Geffroy, La Finlande et le Kalevala, chants et traditions populaires des Finnois.
Décrivant la cosmogonie pélasge (c'est-à-dire balkanique pré-hellénique), R. Graves mentionne lui aussi une vierge planant au-dessus d'un océan primordial : « Au commencement, Eurynomé, déesse de Toutes Choses, émergea nue du Chaos mais elle ne trouva rien de consistant où poser ses pieds, c’est pourquoi elle sépara la mer d’avec le ciel et, solitaire, dansa sur les vagues. En dansant, elle se dirigea vers le sud et le vent agité sur son passage devint quelque chose de nouveau et de différent : elle pourrait ainsi faire œuvre de création. (Charles Kerényi, Les mythes grecs).
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Sous les traits de Marie, mère de Dieu, le mythe de la vierge est également présent dans le christianisme. Citons ainsi le Dit des Neuf joies de Notre-Dame, du trouvère Rutebeuf (1230 - 1285) :
« Ô reine de pitié, Marie,
En qui déité pure et claire
À mortalité se marie,
Tu es et vierge et fille et mère...
Dame, c'est toi qu'on doit prier
En tempête et en grand orage. »
Florence Quentin : " Isis l'Eternelle " [Les Racines du Ciel]
France Culture, émission "Les Racines du Ciel" par Frédéric Lenoir, émission du avec Florence Quentin. Egyptologue, journaliste, rédactrice en chef du magazi...