14 Janvier 2022
Les chemins de Katmandou
D'Occident vers l'Orient, dès la fin des années 1950, jusqu'au début des années 1970, c'est le phénomène de société des « chemins de Katmandou ».
En 1966 est ouvert le premier temple hindou de l'Association internationale pour la conscience de Krishna (I.S.K.O.N) à New York, et les Beatles prennent leur premier cours de yoga en Inde, à Richikesh exactement, en compagnie de leur gourou attitré, le yogi Maharishi Mahesh. La sitar devient l'instrument que le rock psychédélique se plaît à revendiquer. Brian Johnson des Rolling Stones, George Harrison des Beatles, et bien d'autres, reviennent d'Inde avec cet instrument à la sonorité si typique et dont ils se servent comme d'un nouveau jouet. Ils l'emploient de toutes les manières, électroniques comme folkloriques. « Norwegian Wood (This Bird Has Flown) », composé par George Harrison en 1965, devient la première chanson occidentale comprenant cet instrument exotique, et un an plus tard, « Mother's Little Helper » des Stones, devient le premier tube mondial aux sonorités indiennes.
À la suite des années 1968 et 1969, après des printemps de révolution et des étés d'amour libre, des jeunes Occidentaux enthousiasmés par les road movies de Jean-Luc Godard ou de Barbet Schroeder, décident de partir en stop pour le Maroc, le Liban ou l'Inde. Pour seul bagage, ils possèdent les économies de quelques mois de salaire. L'Occident connaissait alors le zénith des Trente Glorieuses, et sa société était marquée par le plein emploi.
C'est tout naturellement vers l'Inde que se tourne alors un Occident dynamique mais conscient que son modèle social et culturel n'est ni épanouissant, ni juste, ni bénéfique à long terme. Quelle que soit leur classe sociale, pour vivre plus que ce que la capitaliste pouvait leur offrir, des dizaines de milliers de Belges, de Français, d'Allemands, d'Anglais, de Danois, d'Américains, prirent la route. En quête non pas d'idéaux mais d'expériences à vivre, et d'authenticité, ces hippies et autres beatniks s'en sont donc allés prendre la route des Indes, du Mexique ou de l'Afrique... Ces voyages étaient pour eux autant de tentatives pleines d'espoir de devenir autre chose que ce qu'ils étaient, c'est-à-dire des fils de l'Occident moderne, démocrate, industrieux et capitaliste, donc plein de vanité, mais en vérité sans profondeur ni sagesse.
Ils prirent donc la route pour découvrir les sagesses orientales, espérant que celles-ci seraient pour eux des guides dans leur nouvelle vie... Nombre d'entre eux ont rebroussé chemin, tandis que d'autres ont franchi les diverses frontières de l'existence... D’autres encore, plus rares, ont fini comme Robinson Crusoé, échoués quelque part sans aucun moyen d'en revenir, perdus à jamais dans les brouillards des destinations qui s’enchaînent pour ne finalement ne plus mener nulle part.
Ceux qui prirent le long chemin méridional, s’arrêtèrent au sud-ouest du Maghreb, d'abord à Tanger, puis à Essaouira, Dakhla, ou encore aux îles Canaries, au Cap Vert, aux Açores. Quant à ceux qui prirent la route des Indes, ils traversèrent sans encombre le Moyen-Orient, qui ne connaissait pas encore la fièvre wahhabite, puis passèrent les montagnes d'Afghanistan, alors facilement accessibles car ce pays n'était alors ni aux mains des Talibans, ni en proie au chaos de la guerre civile, puis ils entrèrent en Inde, pour s'y arrêter aux pieds des Himalayas, ou bien face à l'océan Indien. Katmandou, Richikesh, Mc Leod Gang, Srinagar, telles étaient donc les dernières étapes de leur voyage, si les plus hautes montagnes du monde étaient pour eux leur dernier obstacle. L'ultime difficulté était l'infranchissable océan Indien, c'est donc à Goa et Gokarna, sur la côte occidentale de la péninsule indienne, ou à Pondichéry, Mamallapuram et Auroville sur sa côte orientale, que les globe-trotters décidèrent de séjourner. La plupart de ces lieux étant d'anciennes colonies, aux mœurs proches de l'Occident, en particulier grâce à la culture chrétienne présente depuis quelques centaines d'années, les hippies y trouvèrent leurs repères, s'y sentirent à l'aise et s'y reposèrent de leur course vers l'absolu.
Partis en bande depuis l'Europe, souvent en voiture si ce n'est en stop, les hippies du temps glorieux des babas-cool traversèrent donc le Liban, l'Irak, l’Afghanistan (la Russie soviétique comme la Chine, leur étaient alors interdites). Plus à l'est, c'étaient des pays comme la Thaïlande ou Singapour, qui officiellement criminalisaient les cheveux longs et interdisaient leur territoire aux hippies, ou bien des pays en guerre comme le Vietnam et la Birmanie. Quant à l'Australie, elle était bien trop loin pour être accessible à une époque où l'usage des avions n'étaient pas encore démocratisé. En somme, arrivés en Inde, c’était pour eux la fin du voyage.
À l'époque, il n'y avait pas de guide, pas d'avion charter, pas de distributeur automatique de billets de banque, pas de guichets Western Union pour faciliter les transferts d'argent... La liasse de deutschemarks qu'un hippie avait dans sa poche, c'est tout ce qu'il avait au monde, et qu'il finissait par perdre au gré des rencontres, des arnaques et du voyage. Comme bande d’arrêt d'urgence, il y avait donc pour eux Goa, au sud, État catholique et longtemps territoire portugais, dont les mœurs européanisées leur permettaient de se faire un minimum comprendre et accepter des populations locales. Au nord, avant l’inaccessible Tibet, avant la Chine communiste et interdite, ne leur restaient comme autres échappatoires à l'Inde que le Népal, les montagnes de l'Himalaya, et Katmandou.
La ville de Katmandou ressemblait alors à un gros village fait de bois et de broc, bâti autour d'un humble palais royal déjà décati. Cette petite capitale ne logeait pas même 150 000 habitants. Il n'y avait alors ni tension sociale, ni déstabilisation d'aucune sorte, et le coût de la vie y était négligeable. Pour 100 dollars on y vivait alors une année complète. C'est aussi à Katmandou que les drogues étaient les moins chères d'Asie, comme dans sa vallée redescendait tout l'opium qui se récoltait dans les montagnes Himalaya, et aussi la crème de haschisch.
Pour moins d'un dollar par semaine, les autochtones leur louaient des cabanes, des paillasses, un bout de leur toit ou de leur terrasse. Avec une dizaine de deutschemarks ou de dollars, ceux que l'on appelait pas encore les touristes, et qui n'étaient encore que des vagabonds, pouvaient survivre un mois complet, nourriture, toit, et vices en tout genre compris.
Les hippies qui avaient fait le chemin depuis l'Europe logeaient à Jochne Street, une petite rue parallèle à Durban Square, le centre névralgique de la ville et où se situe le palais royal. Cachée derrière des collines de fils électriques, Jochne était alors surnommée « Freak Street », à cause des junkies qui y vivaient, végétant dans leur paillasse infâme d’héroïnomane et d'opiomane. Jadis, à Katmandou comme ailleurs dans le sous-continent, les drogues n'étaient pas réglementées, et leur consommation n'était pas punie. Tant qu'il y avait de l'argent, les boulettes, brunes ou violettes, brûlaient, n'importe quand et n’importe où. À Bombay comme à Katmandou ou Bangkok, on recensait des centaines de fumeries et de débits d'opium. Jochne était alors réputée pour son absence de policiers, ses pensions crasseuses, ses fumeries d'opium et son charasse crémeux, surnommé depuis « la crème népalaise. »
Pour ceux qui voyageaient vers un autre monde, le trajet géographique s'accompagnait aussi d'un voyage intérieur au plus profond de leur propre personnalité, suivant ainsi les nombreux poètes et drogués voyageurs, qui comme Henry Michaux ou Antonin Artaud, sur ce terrain les avaient précédés de quelques décennies. Au tournant des années 1960 à 1970, l'opium remplaça le haschisch, puis très vite l’héroïne remplaça l'opium, et les hépatites tuèrent un grand nombre d'entre eux. Les overdoses supprimèrent les derniers survivants qui n'avaient pas été capables de rentrer, ou d'être en état de se présenter à l'ambassade pour se faire rapatrier.
Les autorités népalaises furent saisies du dossier, et les décennies suivantes des immeubles tombèrent, d'autres se rénovèrent, et enfin Freak Street redevint une rue semblable aux autres, où prospèrent cantines, boutiques d'artisans et entrepôts à marchandise.
Depuis, a été construit à Katmandou un quartier réservé aux touristes : Thamel. Il est composé de larges rues entourées de bâtiments fonctionnels construits dans les années 1990, afin de proposer des infrastructures de qualité, susceptibles d'offrir une alternative aux paillasses crasseuses qui jadis pullulaient autour du Durban Square. On y trouve des restaurants dont le béton des murs a été recouvert de planches de bois, des salons de thé, des buanderies et des auberges de jeunesse. Thamel est grand, comme une petite ville dans la ville, avec ses chauffeurs de taxi, ses cyclo-rickshaws, ses revendeurs de drogues polis, ses backpackers bodybuildés à la recherche d'une bière, ses Anglais assis sur des chaises en plastique devant des matchs de foot de la Liga espagnole, et surtout ses dizaines d'agences de voyage, où l'on réserve bus, train, avion, pour rebondir encore à l'autre bout de l'Asie, jusqu'à s'en retourner chez eux.
Dans les ruelles alentours, de très nombreuses cantines, aux larges vitres donnant sur les rues, devant lesquelles sont alignés des mendiants qui arborent leurs handicaps, leurs blessures et leur casserole de métal dans laquelle s'entrechoquent quelques roupies. Ici et là, autres vestiges de l'époque maudite où Katmandou était synonyme de dernière étape, on trouve des librairies engoncées sous la chaussée, ou prêtes à s'écrouler au coin d'une rue qu'on élargit. On y vend des livres dans toutes les langues, même le turc ou l’hébreu. En échange de deux livres, le vieillard qui occupe l'endroit, et qui vit perché sur un coussin, échange un livre au choix. Depuis plus de 50 ans s'entassent ainsi dans sa case sous le béton des dizaines de milliers de livres, dont la collection presque complète des SAS de Gérard de Villiers, et beaucoup de Camus, de Sartre, de Nicolas Bouvier, de Krishnamurti et de Deeprak Chopra.