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Arya-Dharma, l'héritage des spiritualités premières

LA DROGUE - du Club des Hashischins à la prohibition universelle : 150 ans d'incompréhension

LA DROGUE - du Club des Hashischins à la prohibition universelle : 150 ans d'incompréhension

Selon, entre autres règlements, la loi française ; l'usage, la détention et le commerce de produits illégaux (drogues naturelles ou de synthèse), ainsi que la consommation de certaines plantes toxiques sont des activités strictement interdites et sévèrement réprimées par des amendes et des peines de prison. L'auteur de cet article déconseille donc fortement d'enfreindre les lois de son pays ou de sa communauté. Les informations diffusées dans cet ouvrage ne le sont qu'à titre indicatif et à visée ethnographique.

Si la pharmacopée sud américaine n'est plus à présenter, et si les Indiens utilisent encore l'ayurveda, les Occidentaux ne possèdent plus rien dans leur culture qu'un vague tabou, devenu peur atavique, concernant des plantes jadis sacrées et pourtant attribuées aux sorcières (comme la belladone, la mandragore ou encore l'amanite tue-mouche ; un champignon pourtant révéré par les peuples sibériens mais réputé, à tort, mortel sous nos latitudes).

Ce refus de considérer les enthéogènes autrement que par le prisme du moralisme est déplorable et nous prive de bien des avancées scientifiques, tant dans les domaines archéologique et historique que médical et social. Olivier Chambon (1962- ), psychothérapeute pionnier des méthodes de soins comportementales et cognitives pour les patients psychotiques, résume ainsi ce gâchis :

Les psychédéliques furent considérés comme les outils d’exploration de l’esprit humain les plus prometteurs que la psychologie ait jamais connus. Bien des esprits les plus brillants dans leur domaine s’engagèrent avec enthousiasme dans cette nouvelle direction. Notre société moderne, mais aussi notre psychiatrie moderne, n’était cependant pas prête à accepter et à intégrer le changement radical de paradigme, de conception du monde et de la réalité impliqué par l’expérience psychédélique.

La médecine psychédélique : le pouvoir thérapeutique des hallucinogènes, 2009.

Le même phénomène avait été observé un siècle avant l'explosion psychédélique des années 1960, vers le milieu du 19e siècle, alors que se réunissait à Paris le fameux club des Hashischins. Les plus fins esprits, tels les peintres Eugène Delacroix et Honoré Daumier, les écrivains Gérard de Nerval, Victor Hugo, Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Alexandre Dumas et Honoré de Balzac, en faisaient partie. Les « réunions » étaient alors chapeautées par le célèbre docteur Joseph Moreau de Tours (1804-1884). Afin de soigner les psychoses, ce savant avait étudié plus tôt dans sa vie les effets du datura et du cannabis, effectuant notamment quelques voyages d'étude en Europe et en Égypte. Sa thèse universitaire concernait d'ailleurs le haschich.

Scientifiques, musiciens, poètes et romanciers, explorent alors ensemble le potentiel artistique et intellectuel de la confiture de haschich et d'opium. À notre connaissance, ces réunions ne débouchèrent que sur de burlesques orgies, et ces aventures psychédéliques ne furent pas même prises au sérieux par leurs protagonistes... En colportant les fables ésotériques à propos de la secte des Assassins et en ne rompant pas avec le décorum arabisant, les poètes français du club des Hashischins noyèrent leur sujet d'étude sous une épaisse couche de clichés trop orientalisés pour être sérieusement étudiés.

Le club des apologues du haschich ne fera pas long feu et sera dissous, selon Gautier, par manque d’intérêt pour une drogue finalement néfaste aux artistes, car elle remplacerait leur muse et dicterait leurs visions. Une telle justification semble convenir à ceux qui voudraient garder le haschich et les autres enthéogènes dans l'ombre, mais elle nous semble sonner faux. Si le club s'est dissous, si les séances se sont arrêtées, c'est d'abord parce que Moreau de Tours finit par constituer une masse conséquente de témoignages et qu'il n'avait donc plus besoin de continuer ses expériences. Il est vrai cependant que lorsque l'on fait le bilan de ce que les artistes du club ont produit sous l'influence du haschich, on ne peut qu'être déçu : une nouvelle pour Gautier, des essais superficiels de quelques pages et plagiés depuis de Quincey pour Baudelaire, des scènes exotiques dans des productions alimentaires pour Dumas et Nerval... En somme, les artistes parisiens, sans guide spirituel, sans lien direct avec les traditions haschichines marocaine, égyptienne, libanaise ou indienne, furent condamnés à user d'une drogue sans la comprendre, quitte à en abuser pour enfin s'en écœurer.

Une décennie plus tard, en 1869, d'autres poètes parisiens organisèrent encore des « fantasias », comme on appelait alors ces orgies sensorielles ; ce fut le cercle zutique et les dîners des « Vilains Bonshommes. » Ces réunions anarchistes n'avaient pas la même teneur que celles de leurs aînés. Organisés par Charles Cros (1842-1888) et fréquentés par des poètes géniaux mais volubiles et tapageurs, comme Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Germain Nouveau ou Jean Richepin, ces dîners réunissaient une faune bigarrée, composée de poètes bourgeois déclassés, d'anarchistes futurs communards et de dandys alcooliques. La confiture de haschich et l'opium y étaient largement consommés, mais si ce ne sont quelques poèmes rimbaldiens hermétiques (Illuminations, Une saison en enfer) et un album de caricatures (Album zutique), le bilan du cercle zutique est encore plus pauvre que celui du club des Hashischins...

Si ces poètes parisiens furent les précurseurs d'un certain usage récréatif des drogues douces, force est de constater qu'ils n'ont pas saisi la profondeur et l'enjeu de leur recherches expérimentales. L'expérience fut pour certains bouleversante (Gautier, Hugo), inspirante pour d'autres (Nerval, Rimbaud), mais aucun d'eux n'a compris, ni même appréhendé, la réelle nature de leurs recherches.

Il faudra attendre le début du siècle suivant pour que des poètes aventuriers et psychonautes, tels Roger Vaillant, Roger Gilbert-Lecomte, Antonin Artaud, Henri Michaux ou Jean Cocteau entreprennent sérieusement le grand voyage psychédélique et géographique. Fruit de l'expérience déstructurante de l'opium ou de la mescaline, leurs témoignages, bien que précieux, demeurent brouillons et furent même contre-productifs, continuant à colporter l'idée que les enthéogènes sont des drogues dangereuses, incompréhensibles, que l'on associe à des personnages marginaux à la santé mentale douteuse.

Avec les terribles méfaits de l'éther et de l'opium, qui accompagnèrent la Révolution industrielle, le mythe moderne de la drogue était né : tout ce qui émanait d'un culte exogène primitif et qui pouvait causer un changement d'état des perceptions, devait être considéré par la culture populaire comme mauvais, dangereux et mortel.

Cependant, n'en déplaise aux prohibitionnistes et aux moralisateurs, même si la nature de la substance varie grandement en fonction de son écosystème, la prise d'enthéogène est un phénomène universel. De la même manière que les rythmes d'un tambour, qu'il soit sibérien, tibétain ou péruvien, peuvent aux quatre coins du monde faciliter la transe tout en faisant entendre un rythme différent, les enthéogènes, bien que très différents dans leurs effets propres, contribuent tous au même objectif : permettre le voyage « chamanique » de celui qui les ingère.

Les partisans de cet universalisme sont légion : Roger Gilbert-Lecomte (1907-1943), fer de lance de la revue Le Grand Jeu, et fervent partisan de la décriminalisation des drogues, en est certain :

« Au plan supérieur, c'est l'universalité de l'expérience mystique. Ce que voient les Voyants est toujours identique. Ils ont un univers en commun qui ne se dévoile que sous le signe de l'extase. Les prophètes et les inspirés de tous les temps et de tous les pays ont toujours proféré la même révélation. Seules, diffèrent les interprétations individuelles. » (« L'horrible révélation... la seule », revue Grand Jeu, v. 1930).

Dans un autre article au titre équivoque, Monsieur Morphée empoisonneur public, le même avance que...

« Ce qui différencie le mieux l'homme de l'animal c'est la pipe. [...] par pipe j'entends tous les produits qui servent, plus ou moins, à provoquer artificiellement la rêverie. [...] tous les hommes de tous les temps historiques ou préhistoriques, quels que soient leur morale, leur religion ou leur degré de civilisation ont toujours usé de ces produits que la pharmacologie nomme toxiques ; depuis les philtres des magiciens antiques et des medecine-men de toutes les tribus primitives, les herbes saintes des Incas, la coca et le peyotl du Mexique, le bétel à mâcher des Océaniens, l'opium chinois et hindou, le haschisch et toutes les variétés de chanvres asiatiques et africains jusqu'aux poisons modernes de l'Europe : éther, tabac, morphine, héroïne, cocaïne, et au plus universel : l'alcool sous toutes ses formes métropolitaines et coloniales. » (Bifur, Numéro 4, 1930)

 

 

Auteur anglais parmi les plus pertinents de sa génération, Aldous Huxley publie au milieu des années 1950 Les portes de la perception, le premier ouvrage destiné au grand public comprenant des analyses et des commentaires structurés sur l'usage de la mescaline et d'autres drogues psychédéliques tels que la psilocybine. « L'emploi de substances toxiques à des fins religieuses est extraordinairement répandu, écrit-il. Les pratiques étudiées peuvent s'observer dans toutes les régions de la terre, chez les primitifs non moins que chez ceux qui sont parvenus à un haut degré de civilisation. Nous ne traitons donc pas de faits exceptionnels, qu'on serait fondé à négliger, mais d'un phénomène général et humain au sens le plus large du mot, d'un genre de phénomène qui ne saurait être négligé par quiconque essaye de découvrir ce qu'est la religion, et quels sont les besoins profonds auxquels elle doit satisfaire. » Plus loin, Huxley reprend un terme baudelairien et ajoute :

« Que l'humanité en général puisse jamais se passer de Paradis artificiels, cela semble fort peu probable. La plupart des hommes et des femmes mènent une vie si douloureuse dans le cas le plus défavorable, si monotone, pauvre, et bornée dans le cas le meilleur, que le besoin de s'évader, le désir de se transcender eux-mêmes, ne fût-ce que pour quelques instants, est et a toujours été l'un des principaux appétits de l'âme. L'art et la religion, les carnavals et les saturnales, la danse et l'audition des prouesses oratoires tout cela a servi, pour employer la formule de H. G. Wells, de « Portes dans le Mur »... Et pour l'usage privé et quotidien, il y a toujours eu des excitants chimiques. Tous les sédatifs et les narcotiques végétaux, tous les euphoriques qui poussent sur les arbres, les hallucinogènes qui mûrissent dans les baies ou qu'on peut extraire, par pression, des racines, — tous, sans exception, sont connus et ont été utilisés systématiquement par les êtres humains depuis les temps immémoriaux. Et à ces modificateurs naturels de la conscience, la science moderne a ajouté son contingent de produits synthétiques [...] Le besoin de transcender la suffisance du moi est l'un des principaux appétits de l'âme. »

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