14 Janvier 2022
Quelques concepts typiquement jaïns
« L’univers, c’est-à-dire l’ensemble des mondes et tout ce qu’ils renferment, est incréé et éternel. Il est constitué par deux sortes de substances : d’une part jiva, le principe vivant, l’âme ; d’autre part l’ajiva, qui se subdivise en cinq espèces :
1° Le dharma, la loi religieuse, le mérite, la droite conduite ;
2° L’adharma, ou principe contraire au précédent, soit le démérite, le péché ;
3° Le temps, kala, qui se déroule suivant deux modes : l’utsarpini ou période de croissance et de développement progressif, et l'avasarpini ou période de décroissance ;
4° L’espace
5° La matière : Les atomes matériels, en s’unissant, forment quatre éléments : la terre, le feu, l’eau et le vent. De la combinaison des éléments résultent enfin les corps et les êtres qui se classent selon les catégories suivantes : particules élémentaires de terre, de feu, d’eau et de vent ; plantes, habitants des enfers, animaux inférieurs, animaux supérieurs, hommes et dieux.
Le principe vivant a pour attribut caractéristique la connaissance, jnana. Il est répandu dans tout l’univers. Chaque être, chaque objet, chaque particule, si infime soit-elle, possède une âme. Ces âmes sont indépendantes les unes des autres. Dans les corps et objets inférieurs, elles sont inintelligentes, inconscientes ; leur attribut, la connaissance, est comme voilé ; il n’existe qu’à l’état de puissance. Chez les êtres supérieurs, au contraire, elles parviennent à la conscience. » Guérinot, Essai de bibliographie jaïna.
Les trois joyaux du jaïnisme sont la foi authentique, la connaissance véritable et la morale juste.
« 1, La foi. : Le Jaïnisme est une religion athée. Un jaïn ne croit pas à un dieu suprême et personnel. Il accorde sa foi à un jina [être éveillé = tirthankara]. Le jina seul a trouvé et réalisé la voie de la Délivrance. C’est en lui qu’il faut chercher refuge et salut. Qu’est-ce donc qu’un Jina ? À l’origine ce fut un homme en proie comme les autres aux misères et à la douleur de ce monde. Mais de ses propres efforts, par sa volonté constante, il s’est affranchi des liens du karman ; il a découvert et enseigné le chemin de l’émancipation. [...]
2, La connaissance : [la vraie connaissance comporte cinq degrés :]
1° La perception directe. C’est la connaissance que nous obtenons à l’aide de nos sens et qui nous renseigne sur les propriétés des choses, les couleurs, les odeurs, les sons, etc.
2° De ces données sensibles nous pouvons tirer, par inférence, d’autres éléments de connaissance : c’est la connaissance claire, dite sruta.
3° L’avadhi, ou connaissance déterminative, constitue un degré déjà supérieur. Les sens n’y jouent aucun rôle. L’âme seule, de son propre pouvoir et sans aucun intermédiaire, connaît des objets qui occupent une situation définie dans le temps et dans l’espace. C’est grâce à l’avadhi, par exemple, que les sages savent ce qui s’accomplit en des lieux éloignés, ont la notion d’événements futurs, etc.
4° La connaissance du quatrième degré est d’un genre analogue. C’est le manaḥparyaya, qui permet de saisir la pensée d’autrui.
5° Enfin le degré suprême est l’omniscience, kevala. C’est la connaissance absolue et parfaite, sans limitation, à laquelle n’échappent ni le présent, ni le passé aussi reculé qu’il puisse être, ni l’avenir le plus lointain. Cette science est celle que possèdent les jinas.
[3, La morale et les vœux.] » Guérinot, op. cit.
Anekantavada, la réalité relative
« En ce qui concerne la métaphysique de la connaissance, les Jaïns ont élaboré un système d’une très vive originalité [...] C’est la doctrine du « peut-être », qui s’oppose au dogmatisme absolu du Brahmanisme, comme à la théorie du vide ou du néant (sunyata) des Bouddhistes. D’après cette doctrine, tout prédicat n’est que l’expression d’une simple possibilité. Il est donc permis, à un seul et même moment, d’affirmer ou de nier le prédicat par rapport au sujet. Aussi sept modes d’assertion sont-ils légitimes.
Nous pouvons en effet :
1° Affirmer l’existence d’une chose à un point de vue.
2° Ou bien la nier à un autre point de vue.
3° Affirmer et nier à la fois l’existence d’une chose relativement à des époques différentes.
4° S’agirait-il d’affirmer à la fois l’existence et la non-existence d’une chose sous le même rapport et au même moment, alors on ne saurait parler de cette chose. De même on ne saurait, dans certaines circonstances, dire d’une chose :
5° Ou qu’elle existe,
6° Ou qu’elle n’existe pas,
7° Ou enfin qu’elle existe ou n’existe pas tout à la fois » Guérinot, op. cit.
La fable des aveugles et de l'éléphant
La fable des aveugles et de l’éléphant illustre parfaitement l'Anekantavada :
« Six Indiens, très enclins à parfaire leurs connaissances, allèrent voir un éléphant, bien que tous fussent aveugles, afin que chacun, en l'observant, puisse satisfaire sa curiosité.
Le premier s'approcha de l'éléphant et perdant pied, alla buter contre son flanc large et robuste. Il s'exclama aussitôt :
« Mon Dieu ! Mais l'éléphant ressemble beaucoup à un mur ! »
Le second, palpant une défense, s'écria :
« Oh ! qu'est-ce que cet objet si rond, si lisse et si pointu ? Il ne fait aucun doute que cet éléphant extraordinaire ressemble beaucoup à une lance ! »
Le troisième s'avança vers l'éléphant et, saisissant par inadvertance la trompe qui se tortillait, s'écria sans hésitation :
« Je vois que l'éléphant ressemble beaucoup à un serpent ! »
Le quatrième, de sa main fébrile, se mit à palper le genou. « De toute évidence, dit-il, cet animal fabuleux ressemble à un arbre ! »
Le cinquième toucha par hasard l'oreille et dit :
« Même le plus aveugle des hommes peut dire à quoi ressemble le plus l'éléphant ; nul ne peut me prouver le contraire : ce magnifique éléphant ressemble à un éventail ! »
Le sixième commençait tout juste à tâter l'animal, lorsque la queue qui se balançait lui tomba dans la main.
« Je vois, dit-il, que l'éléphant ressemble beaucoup à une corde ! »
Ainsi, ces Indiens discutèrent longuement, chacun faisant valoir son opinion avec force et fermeté. Même si chacun avait partiellement raison, tous étaient dans l'erreur. » John Godfrey Saxe. La fable des aveugles et de l’éléphant, fable inspirée du Tattvartha Sutra (100 à 500 apr. J.-C.)
Douze réflexions
« Douze pensées intérieures [du jaïnisme] sont exprimées dans les lignes suivantes. Cependant, si l'approche traditionnelle de ces réflexions nous les présente plutôt comme sombres et tristes, le maître spirituel Chitrabhanu [1922-2019] nous les a présentées sous une forme plus positive. Pour le texte qui va suivre, les deux approches seront donc mélangées (voir Mardia K.V. 2002.)
1/ L'impermanence : tout est impermanence, tout ce qui nous entoure est impermanent. Cependant, à l'intérieur d'un corps soumis au changement, il existe une âme qui ne change pas.
2/ L'impuissance : nous sommes impuissants face à la mort, mais la force intérieure invisible ne cesse jamais de vivre.
3/ Le cycle de la renaissance : la libération du cycle de la naissance et de la mort est possible.
4/ La solitude : alors qu'il traverse ce cycle, chaque individu est absolument seul. Ainsi, il ne doit compter que sur lui-même.
5/ Au-delà du corps : l'âme et le corps sont séparés et nous sommes bien plus que notre simple enveloppe corporelle. Nous devons chercher la véritable nature de l'existence en prenant en compte l'existence de l'âme.
6/ Même le plus séduisant des corps contient des impuretés.
7/ Le karma : il faut comprendre comment se déclenchent les influx karmiques, de même qu'il faut savoir s'en tenir à l'écart et les observer [passivement].
8/ Le bouclier karmique : il faut comprendre comment se déplace le flux karmique afin de fermer la fenêtre à temps quand s'approche l'orage, lequel se présente sous la forme des Quatre Passions.
9/ Il faut savoir comment retrancher de l'âme sa matière karmique pour la purifier et lui permettre ainsi de continuer son voyage vers la réalité permanente.
10/ L'Univers est éternel et incréé. Chaque personne est donc responsable de son propre salut, car il n'existe aucun dieu qui puisse intervenir [dans son existence].
11/ La vérité intérieure est rare et rarement atteinte, car son enveloppe corporelle et ses attributs, empêchent l'homme d'atteindre le rare privilège qui est de connaître la mokia [sanskrit : moksha, illumination].
12/ La pertinence de la voie jaïne : la vérité qui est délivrée par l'enseignement des Tirthankaras mène à l'objectif ultime, qui est la paix éternelle à travers la compréhension de notre véritable nature. » Texte distribué aux pèlerins et aux visiteurs du temple de Shri Digambar Jain Shreyansnath (Sarnath, Uttar Pradesh), 2014.
Les Quatre Passions dont fait mention ce texte, sont appelées dans la tradition jaïne les Kashayas, ce sont les obstacles à l'épanouissement de l'âme. « Il s'agit de krodha (la colère), mana (l'ego), maya (la tromperie), lobha (l’avidité). Ces quatre catégories peuvent être elles-mêmes divisées en deux sous-catégories : 1) rag (l'attachement) et 2) dwesh (la haine). Rag est formé de maya et lobha, et dwesh est formé de Krodha et Mana » (Premchand B. Gada pour l'Université du Michigan).
L'ascétisme jaïn
« La morale jaïna est tout entière contenue dans les cinq vœux suivants : 1, Ne rien mettre à mort de ce qui vit. C’est le célèbre vœu de l’ahimsa ; 2, Ne pas mentir ; 3, Ne rien prendre qui ne soit donné ; 4, S’abstenir de relations sexuelles ; 5, Renoncer à toute chose et ne rien considérer comme sa propriété. La pratique de ces cinq grands vœux est facile en apparence ; mais dans le fait elle correspond à un ascétisme si sévère, qu’on en chercherait en vain l’équivalent dans une autre religion.
Le moine jaïn, dans une formule solennelle, a juré le quintuple serment exigé de lui. Il est devenu membre de la Communauté. Alors une condition nouvelle commence pour lui. Il devient indifférent à la joie comme à la peine, à la vie comme à la mort. Il se défait de son bien. Il abandonne son foyer, sa famille, sa patrie. Couvert d’un manteau sordide, le vase à aumônes à la main, il s’en va en des lieux étrangers mendier sa subsistance quotidienne. Sauf en des cas de nécessité majeure, il ne doit jamais s’attarder plus d’une nuit au même endroit. Un voile sur la bouche le protège contre le meurtre éventuel des infimes animaux. Pour la même raison il filtre l’eau dont il s’abreuve et balaye la place où il se repose. Il s’abstient de bains et de toute toilette. Il apporte la plus grande attention à ses mouvements. Il surveille ses paroles et maîtrise les sentiments qui pourraient provoquer chez lui ou chez ceux qui l’approchent des actes meurtriers. Doux envers les animaux, il respecte les plantes et même les particules matérielles : elles contiennent une âme et sont pour lui sacrées.
Mais c’est surtout pendant la saison des pluies que le moine jaïn s’abandonne aux pratiques à la fois intérieures et extérieures de l’ascétisme le plus rigoureux. Alors il s’impose une discipline constante. Il purifie son corps et son esprit. Humble et dévoué à l’égard du maître qu’il a choisi, il étudie avec lui les traités canoniques, la parole des prophètes. Il relit la légende des tirthankaras. Il médite sur la tristesse et la misère du monde. Il soumet sa conscience à l’examen le plus attentif. A-t-il commis une faute légère, il s’en confesse et manifeste un repentir sincère. Il s’impose un jeûne de longue durée, s’inflige des peines souvent cruelles, se mutile parfois et s’astreint à des exercices violents et incommodes. Enfin le sage en possession de la vraie connaissance sait qu’il a le droit de hâter son affranchissement en se laissant mourir de faim. Le suicide par inanition est, par excellence, la mort des saints.
Un tel ascétisme exige des hommes d’une volonté peu commune. Une pareille morale n’est applicable qu’au petit nombre. Aussi les cinq grands vœux restent-ils étrangers aux adeptes laïques de la religion jaïna. Ceux-ci sont soumis à des prescriptions plus humaines et d’un accomplissement plus facile. [...] En somme, pour les adeptes laïques, la morale jaïna descend au niveau de la vie ordinaire, de la vie de tous et de chaque jour. Elle n’en garde pas moins un caractère d’austère grandeur, en exigeant de l’individu tout ce qui rend l’âme forte, compatissante et résignée. » A. Guérinot, op. cit.
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